La Science étymologique et la Langue française

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La science étymologique
et
la langue française


L’enfant aime à jouer, mais il n’aime pas moins à casser son jouet pour voir ce qu’il y a dedans. L’homme fait tient beaucoup de l’enfant, et ce qu’il en garde n’est pas ce qu’il a de pire. Le plaisir de posséder, de jouir, ne le satisfait pas s’il ne se double du plaisir de savoir. Le langage, une fois constitué dans ses élémens essentiels, ne pouvait manquer d’exciter la curiosité de ceux qui en jouissaient comme d’un patrimoine héréditaire qu’ils ne se faisaient pas faute de mettre en valeur, mais qu’ils n’avaient pas l’illusion d’avoir créé. On ne saura jamais, sans doute, si l’homme parlait déjà dans les cavernes de la période quaternaire ; mais on peut être assuré qu’aussitôt qu’il parla couramment, il se demanda ce qu’il y avait dans sa parole. Cela dut arriver bien avant le temps des Sages de la Grèce ou des Brahmanes de l’Inde, et peut être dès la génération, d’auguste mémoire, qui creusa le fossé entre la bête et l’homme en assurant à ce dernier l’indestructible privilège du langage. Il n’était pas possible de parler longtemps sans s’apercevoir que l’effort de la pensée, à peine échappée de ses langes, faisait parfois craquer le vêtement neuf, si chatoyant mais si étriqué, dont on l’avait revêtue. La linguistique naquit d’un regard coulé à travers les déchirures.

De toutes les études dont le langage peut être l’objet, l’étymologie est celle dont le nom remonte le plus haut. Ce nom, chacun le sait, n’a pas été fabriqué de nos jours, comme tant d’autres termes scientifiques de même désinence que nous voyons s’étaler en grosses lettres, plus nombreux d’année en année, sur les murs de nos édifices universitaires, lorsque la chute des feuilles donne le signal de la reprise des cours : biologie, bactériologie, gynécologie, histologie, parasitologie… j’en passe, et des pires. Nous l’avons trouvé dans l’héritage des Romains, qui le tenaient des Grecs. Mais il faut dire que nous ne l’entendons pas tout à fait comme eux.

Pour les Anciens, l’étymologie était essentiellement une spéculation a priori sur le sens vrai ἔτυμος (etumos) des mots : en les décomposant arbitrairement, ils se figuraient pouvoir résoudre le problème du rapport des noms et des choses. Pour nous, à qui tant de systèmes philosophiques écroulés ont appris la modestie, il en va autrement. Quand nous recherchons l’étymologie d’un mot, nous nous contentons de viser le sens primitif. En revanche, nous assignons à notre recherche une carrière beaucoup plus large. Le mot n’est pas pour nous une sorte d’entité indépendante du temps et de l’espace ; nous prétendons embrasser les formes successives ou coexistantes, sous lesquelles il se présente à toutes les époques et dans toutes les variétés régionales de la langue à laquelle il appartient ; nous nous efforçons en outre et surtout de ramener cette diversité à l’unité, et nous n’avons pas de cesse que nous n’ayons retrouvé dans une autre langue, antérieure ou voisine, le point d’attache de la forme primordiale. Une fois parvenus à ce résultat, nous pouvons faire halte, si bon nous semble ; mais il est clair que la recherche doit se poursuivre sur le terrain de la nouvelle langue qui se trouve mise en cause. Le repos final ne sera gagné que quand nous aurons remonté de proche en proche jusqu’aux dernières limites de la connaissance. L’étymologie est comme une tranchée large et profonde que nous creusons dans l’histoire de l’humanité à perte de vue, c’est-à-dire tant que nous trouvons devant nous des hommes, et qui ont parlé.

À envisager ainsi les choses, on peut dire que les Grecs et les Romains, à qui nous devons tant dans le domaine de l’art, de la philosophie ou même des sciences naturelles, ne nous ont rien laissé de solide sous le nom d’étymologie. Leurs travaux ne sont que jeux d’enfans s’amusant à labourer le sable de à grève de sillons capricieux que la prochaine marée nivellera impitoyablement. Le premier venu de nos lycéens, qui aurait absorbé docilement et digéré convenablement les quelques notions qui émaillent nos programmes d’enseignement secondaire, devrait être plus fort en étymologie française que le sage Platon ne l’était en étymologie grecque ou le docte Varron en étymologie latine.


I

Ce n’est en effet qu’au XVIIIe siècle que l’étymologie a été scientifiquement constituée. Pourtant il ne faut pas se montrer sévère jusqu’à l’injustice pour ce qui a été tenté auparavant, surtout dans le domaine français. Un coup d’œil rétrospectif n’est pas ici sans intérêt.

Le moyen âge lui-même a droit à quelques égards. On n’apprendra peut-être pas sans un certain étonnement que le mot étymologie est familier à nos trouvères du XIIe siècle. Ils l’entendent parfois de travers, j’en demeure d’accord ; mais il leur arrive aussi de voir juste et de pratiquer heureusement la chose, ce qui est plus méritoire que de bien entendre le mot. Maître Wace, chanoine de Bayeux, protégé et pensionné par le roi d’Angleterre Henri II (un Plantegenêt d’Anjou, comme on sait) a célébré les exploits des Normands dans un long poème connu sous le nom de Roman de Rou. Or maître Wace a tenu à nous expliquer l’origine du mot Normand, et il l’a fait en philologue consommé :


Justez ensemble north et man
Et ensemble dites northman :
Ceo est « huem de north » en romanz ;
De ceo vint li nuns as Normanz.


Il continue en nous apprenant que c’est à cause des Normands que le pays appelé autrefois Neustrie a pris le nom de Normandie. Personne ne songerait aujourd’hui à lui en donner le démenti ; mais le bon chanoine ne nous cache pas que les Français, — un Normand d’alors ne se considérait pas comme Français, — ne voulaient pas accepter cette étymologie :


Franceis dient que Normendie
Ceo est la gent de north mendie :
Normant — ceo dient en gabant —
Sunt venu del north mendiant
Pur ceo qu’il vindrent d’altre terre
Pur mielz aveir e pur mielz querre.

On voit qu’on avait déjà de l’esprit en France au XIIe siècle. Et c’est bien là le malheur, et qui explique que nous ne tenions pas le premier rang en philologie : un bon étymologiste ne doit pas avoir d’esprit.

La Renaissance a fait un peu de bien et beaucoup de mal à l’étude de notre langue. Il faut lui savoir gré d’avoir secoué la torpeur du moyen âge et éveillé, dans ce domaine comme dans tant d’autres, l’activité de l’esprit humain. En restaurant l’étude du grec, négligée depuis la chute de l’Empire romain, elle a fait rentrer dans le domaine commun la pleine intelligence du vocabulaire savant que le français avait emprunté à la scolastique et que la scolastique avait fini par ne plus comprendre.

C’est déjà l’aurore de la Renaissance qui point sous Charles le Sage avec Nicole Oresme, protégé de la Cour et traducteur officiel d’Aristote. Le bon Oresme met Aristote en français d’après des traductions latines et non d’après le texte original, mais peu nous importe. Il n’ignore pas que les termes scientifiques qu’il francise viennent du grec ; il a même pris soin de rédiger pour ses lecteurs deux vocabulaires spéciaux où ces termes sont expliqués, généralement assez bien. Et le voilà qui s’engage déjà dans la voie de perdition où les hellénistes du XVIe siècle rouleront à qui mieux mieux : il croit découvrir, une fois par hasard, quelque conformité entre le vocabulaire des deux langues. Ayant fabriqué le mot eutrapèle pour rendre le grec εὐτράπελος (eutrapelos). « celui qui scet bien tourner à point les fais et les paroles à gieu et à esbatement, » il lui monte au cerveau une bouffée étymologique, dont il nous fait part en ces termes : « Par aventure de ce vint ce que l’on dit en françois d’un homme qu’il est bon trupelin. « Nous ne connaissons ce mot trupelin que par le témoignage de Nicole Oresme ; nous ne savons pas d’où il vient, mais nous croyons pouvoir affirmer qu’il ne vient pas du grec C’est tout le progrès que nous avons fait depuis le XIVe siècle ; c’est peu, hélas ! mais ce peu est pourtant quelque chose.

Ils sont légion au XVIe siècle — et, malheureusement, leur lignée n’est pas encore éteinte[1] — ceux qui veulent expliquer le français par le grec. Leur chef de file est le premier professeur royal du Collège de France, le célèbre Guillaume Budé, qui a, heureusement pour sa mémoire, des titres plus sérieux auprès de la postérité. Et comme l’erreur engendre l’erreur, on voit se ranger en face d’eux les partisans systématiques de l’hébreu, du celtique, du germanique. À quoi bon les citer nominativement ?


Non ragioniam di lor, ma guarda e passa.


Mieux vaut rappeler les noms des savans qui, malgré bien des erreurs de détail, peuvent passer pour orthodoxes, puisqu’ils croient fermement que le fond essentiel de notre langue est d’origine latine : Du Bois, Bourgoing, Nicot, Fauchet, J.-J. Scaliger, Pasquier, et, au siècle suivant, Casseneuve et Ménage.

Ménage a éclipsé tous ses émules : c’est le seul étymologiste des siècles passés dont le grand public ait retenu le nom. Malheureusement, on a peine à prendre au sérieux celui que Molière a si comiquement mis à la scène, et la cause de l’étymologie a souffert des ridicules de Vadius. Il faut d’ailleurs avouer que la lecture du Dictionnaire étymologique met à une rude épreuve la patience et la crédulité de l’esprit le moins prévenu. Ménage jongle non seulement avec des mots, mais avec des ombres de mots qu’il évoque au gré de sa fantaisie. Ses tours de passe-passe peuvent amuser un instant ; mais comment ne pas crier holà ! quand on le voit se persuader que le public est toujours sa dupe et prendre les épigrammes pour des complimens ! On a cité bien souvent le quatrain du chevalier d’Aceilly (Jacques de Cailly) sur l’étymologie d’alfana, mot italien et espagnol qui signifie « jument »


Alfana vient d’equus, sans doute,
Mais il faut avouer aussi
Qu’en venant de là jusqu’ici
Il a bien changé sur la route.


Le piquant, c’est que Ménage, sans y entendre malice, a publié lui-même, à la fin de son article haquenée, les vers de d’Aceilly : « Il me reste à faire part à mes lecteurs de cette belle épigramme.. » Ô candeur de la vanité !

Plus charitable pour la victime de Molière que ne le furent ses belles amies, Mmes de Sévigné et de La Fayette, une jeune Roumaine, Mlle Elvire Samfiresco, vient de lui élever un monument de respect et d’admiration[2]. Elle y déclare tout net que ceux qui médisent de Ménage étymologiste ne l’ont pas lu. C’est aller trop loin. J’accorde qu’il y a beaucoup de bonnes choses dans son œuvre ; mais il est notoire qu’il y en a de moins bonnes et même, pour trancher le mot, de détestables : ceci fait tort à cela. Où il est mauvais, il va bien au-delà du pire, comme quand il veut nous persuader que blanc et blond viennent tous deux, par des chemins différens, du latin albus. Le moins qu’on puisse faire c’est de rire : tant pis pour Ménage.

Je ne vois guère à signaler, au XVIIIe siècle, qu’un long article de l’Encyclopédie où l’on distingue dans l’étymologie l’art de former les conjectures, ou invention, et l’art de les vérifier, ou critique. L’article passe pour être de Turgot, et lui fait honneur. Mais, avec son caractère purement théorique, l’aspect scolastique de ses nombreuses divisions et subdivisions, le souci constant qu’affecte l’auteur de raisonner toujours in abstracto, sans jamais se résoudre à prendre des exemples concrets, cet article ne pouvait guère exercer d’influence. D’ailleurs les préoccupations du siècle sont d’un autre ordre et l’étymologie n’y trouve pas un bon terrain : Voltaire a trop d’esprit et Rousseau est trop ignorant.

Enfin le XIXe siècle est venu. Si, chez nous, Raynouard a fait fausse route, l’Allemagne nous a donné Friedrich Diez, Diez que nos maîtres actuels se plaisent à reconnaître pour leur maître et qu’ils nous ont appris à révérer comme un aïeul, Diez dont le génie, fait surtout de patience et de probité, a enfin assis l’étymologie des langues romanes sur des bases solides. Sans doute il a largement profité de ce qui avait été tenté avant lui. Un de ses compatriotes, M. Grober, professeur à l’Université de Strasbourg, a comparé mot par mot l’œuvre de Diez et celle de Ménage pour les deux premières lettres de l’alphabet et il a constaté que le savant allemand avait suivi le savant français 72 fois sur 100. Ce témoignage non suspect est à l’honneur de notre pays ; mais il ne faut pas lui attribuer trop d’importance, ni être dupe de la statistique. La gloire de Diez, c’est d’avoir tué le dilettantisme en formulant un corps de doctrine et en en poursuivant rigoureusement l’application : or, il faut plus de science pour se garder d’une mauvaise étymologie que pour en trouver dix bonnes. S’il a laissé beaucoup à faire à ses successeurs, il leur a montré la voie à suivre et indiqué les moyens d’y marcher d’un pas assuré. On peut dès maintenant entrevoir le jour où le vocabulaire français aura livré tous ses secrets. Ce jour-là, la science aura remporté une belle victoire. Je ne doute pas que Diez en reste, aux yeux de la postérité, l’immortel organisateur[3].

Donc, aujourd’hui, l’étymologie est une science, et non plus, comme autrefois, une manière de divination. Le public n’est pas surpris que deux étymologistes puissent se regarder sans rire. Mais peut-être lui fait-on trop de mystère des principes qui les guident, ce qui mêle quelque défiance au respect qu’il consent à leur témoigner. L’extraordinaire fortune qu’ont eue de nos jours les sciences de la nature, les découvertes retentissantes qui se sont produites dans leur domaine et qui sont entrées, du jour au lendemain, dans le réseau de notre vie sociale pour en renouveler toute l’économie, ne pouvaient manquer de rejeter dans l’ombre les autres objets auxquels l’homme s’était plu dès longtemps à appliquer son intelligence, et en particulier l’étude du langage. Certains philologues, et non des moindres, n’ont pas vu sans quelque dépit la faveur publique prendre cette direction, et, pour chercher à la capter, ils ont insisté plus que de raison sur les rapports qui unissent le langage aux phénomènes naturels. L’illustre Max Muller a écrit : « Les rapports intimes qui existent entre l’histoire du langage et l’histoire de l’homme ne suffisent pas pour exclure notre science du cercle des sciences naturelles. Si on la définit rigoureusement, la science du langage peut se proclamer complètement indépendante de l’histoire. » Des livres ont paru depuis, dont les titres, entendus à la lettre, pourraient faire croire que le langage a une vie propre, analogue à celle des plantes, et tout à fait indépendante des facultés intellectuelles de l’homme. Il est inutile de réfuter ici de pareilles idées, contre lesquelles se sont élevées des voix autorisées, notamment celles de M. Michel Bréal et Gaston Paris. Mais il faut affirmer bien haut que l’étude du langage, si on la considère du point de vue étymologique, ne peut à aucun titre être rattachée aux sciences de la nature. L’étymologie n’est qu’une branche de la philologie ; c’est une science essentiellement historique, et la seule méthode qui lui convienne est la méthode historique. Quel que soit le domaine linguistique où elle s’exerce, elle ne pourra arriver à se constituer qu’en étudiant comparativement et contradictoirement la succession historique des faits, des sons, des idées. Toutes ses données se ramènent facilement et clairement à l’une de ces trois divisions. Je voudrais montrer, — sans sortir du cadre du vocabulaire français, — comment l’étymologiste doit se comporter vis-à-vis de chacune d’elles.


II

Par les faits j’entends l’histoire proprement dite sous ses multiples aspects. Max Müller, tout porté qu’il était à inscrire l’étude du langage dans le cercle des sciences naturelles, est bien obligé de convenir que « si nous parlons du langage de l’Angleterre, une certaine connaissance de l’histoire politique des Iles Britanniques nous est nécessaire. » Ce n’est pas assez dire. L’histoire de France doit être le bréviaire de quiconque aborde l’étude étymologique du français. C’est elle qui lui apprendra à connaître les peuples divers qui se sont côtoyés, fondus ou remplacés sur le sol de notre patrie : les figures, qui s’étendaient à l’origine tout le long de la Méditerranée ; les Aquitains ou Ibères, cantonnés du temps de César entre l’Océan et la Garonne ; les Grecs, fondateurs de Marseille et d’autres villes maritimes, qui rejetèrent peu à peu les figures loin de la côte ; les Gaulois, qui ont occupé dès l’origine des temps historiques la plus grande partie du territoire qui a porté si longtemps, en souvenir d’eux, le nom de Gaule ; les Romains, qui conquirent la Gaule et en firent pendant des siècles une chose à eux ; les Germains qui, sous différens noms (Francs, Wisigoths, Burgundions), s’y établirent à jamais et transformèrent avec le temps la terre des Gaulois (Gallia) en terre des Francs ou France (Francia) ; les Bretons, venus d’outre-Manche pour coloniser l’Armorique, à laquelle ils finirent par imposer le nom de Bretagne ; les Arabes, que le marteau de Charles brisa à Poitiers, mais qui entretinrent assez longtemps des garnisons ou des camps volans en Provence ; les Scandinaves, qui se taillèrent une nouvelle patrie sur les côtes de la Manche, la « terre des gens du Nord » ou Normandie. C’est elle encore qui lui fera comprendre comment, de ces élémens si divers s’est dégagée peu à peu la nationalité française, et qui lui tracera le tableau des relations que les Français ont entretenues soit avec leurs voisins immédiats (Anglais, Allemands, Italiens, Espagnols, etc.), soit avec d’autres nations européennes, soit, à l’époque des Croisades et surtout depuis la découverte du Nouveau Monde, avec les différens groupes humains répandus sur toute l’étendue du globe terrestre. C’est à elle enfin qu’il ira demander ces mille détails, épars dans les chroniques, dans les mémoires, dans les livres de raison, dans les chartes, dans les inscriptions, à l’aide desquels il pourra se représenter au vif les mœurs et, pour ainsi dire, la physionomie intime des sociétés disparues.

Ayant le vaste champ de l’histoire de France devant elle, l’étymologie s’y est plus d’une fois égarée, parce qu’elle n’a pas su dégager le point essentiel des accidens de toute sorte qui l’entourent. Ce point essentiel, véritable pivot de notre histoire, c’est la conquête de la Gaule par les Romains, et par suite l’identité foncière de la langue des Romains et de la langue des Français. Ceux qui prétendent, au nom de l’histoire, expliquer le tréfonds de notre langue par le gaulois ou par le grec, ne comprennent pas les leçons de l’histoire. Ils ferment les yeux de parti pris : ce sont des hallucinés avec lesquels on ne saurait discuter.

Il faut s’entendre, cependant. Nous ne prétendons pas que le latin implanté en Gaule y soit demeuré absolument intangible, soit de la part des idiomes préexistans, soit de la part de ceux qui vinrent plus tard le battre en brèche. Du moment qu’on lui reconnaîtra dans la formation du français le rôle incontestable d’élément constitutif, on aura ses coudées franches pour rechercher la part qu’il convient de faire aux élémens accessoires, parmi lesquels le gaulois et le germanique occuperont toujours une place d’honneur. L’importance de l’élément germanique a toujours été reconnue et il est inutile de la faire ressortir ici. L’influence du gaulois est plus difficile à mesurer exactement. À ne tenir compte que du vocabulaire de la langue commune, elle paraît se réduire à bien peu de chose : c’est à peine si une cinquantaine de mots français peuvent être rattachés directement au gaulois[4]. Mais est-il juste de faire abstraction de notre vocabulaire géographique, où, malgré les alluvions, il émerge encore tant de témoins des couches linguistiques primitives ? N’est-ce pas là mutiler de nos propres mains notre langue et notre histoire ? Ou voudrait-on soutenir que nous ne parlons pas français quand nous avons sur les lèvres les noms de nos cours d’eau, de nos montagnes, de nos forêts, de nos pays, de nos villes et de nos hameaux, comme Loire, Cévennes, Ardennes, Morvan, Laon, Condé ou Charenton, et tant d’autres vocables usuels, sur lesquels deux mille ans ont passé sans leur apporter d’autre modification qu’un allégement phonétique qui est moins un dommage qu’une toilette destinée à les faire paraître toujours jeunes ? Les études de toponymie, malgré les beaux travaux de M. d’Arbois de Jubainville et Longnon, professeurs au Collège de France, ne jouissent peut-être pas encore chez nous de la faveur qu’elles méritent, parce qu’elles ont été pendant longtemps livrées à la fantaisie. Il est temps de proclamer qu’elles font partie intégrante de la philologie française. M. Camille Jullian, professeur à l’Université de Bordeaux, après avoir exposé éloquemment les services que ces études peuvent rendre, vient d’inviter l’association internationale des Académies à s’occuper sans retard de la publication d’un corpus toponymique du monde ancien[5]. Nous faisons des vœux pour que cette excellente idée soit prochainement réalisée.

Mais arrachons-nous au charme que présente l’étude des origines. Quand une langue a duré pendant plus d’un millier d’années, il y a quelque puérilité à demeurer toujours penché sur son berceau pour écouter ses premiers vagissemens. Il faut la suivre à travers les siècles jusqu’à nos jours et s’efforcer de déchiffrer l’empreinte que chacun d’eux y a laissée. La tâche est attrayante, mais difficile. Le plus souvent, ce n’est qu’à l’aide de la loupe qu’on arrive à discerner dans le langage le contrecoup des événemens historiques les plus considérables. Arrêtons-nous à examiner attentivement notre mot empereur, autrefois emperedre au cas sujet, emperedor au cas régime. Pourquoi l’ancien français, qui a laissé tomber l’e protonique du verbe latin temperare et en a fait temprer (aujourd’hui tremper, par suite d’une métathèse), nous a-t-il transmis religieusement l’e du substantif imperator ? C’est que temperare n’a jamais cessé de résonner sur les lèvres du peuple depuis que les Romains ont apporté le latin en Gaule, tandis qu’imperator a sombré avec l’Empire romain lui-même et n’a reparu dans l’usage que depuis la restauration mémorable qui a marqué la dernière année du VIIIe siècle. Ainsi, aux yeux de l’étymologiste, l’examen d’un seul mot, d’une seule lettre suffit pour évoquer l’image du pape Léon III plaçant la couronne impériale sur le front de Charlemagne.

Il est rare, avouons-le, que le langage nous offre sur le passé des échappées aussi grandioses. La langue de l’homme est le témoin de son histoire, mais, si ce témoin a tout vu, il n’a pas tout retenu. Les faits qui y laissent des traces durables ne sont pas toujours ceux qui arrêtent l’historien et qui importent à la destinée des peuples Qui oserait mettre sur le même plan les traités de Westphalie et les amours juvéniles de Louis XIV ? Et pourtant, depuis 1618, Westphalie est resté, comme auparavant, un simple nom propre, celui d’une province d’Allemagne, tandis que le nom de Mlle de Fontanges a fait brèche dans notre vocabulaire courant et que plusieurs générations ont appelé fontange une parure de tête que la favorite avait mise à la mode. Si l’étymologiste doit tout connaître de l’histoire, il n’en utilise souvent que la menue monnaie. Mais que de variété, d’imprévu, de piquant dans la collection de ces noms propres de personnes, de peuples ou de pays, qui se sont successivement incorporés dans le langage commun ! Esclave est le même mot que Slave, et il nous rappelle les expéditions des Vénitiens contre les Slaves du Sud ou Esclavons, dont la reine de l’Adriatique faisait ouvertement la traite au temps des Croisades. Les Hongrois nous ont appris à hongrer les chevaux et à hongroyer le cuir ; le XVIIe siècle a même connu la mode d’un justaucorps à grandes basques qu’il appelait une hongreline. Aux Croates nous devons la cravate, qui apparaît chez nous à l’époque de la guerre de Trente ans. Des substantifs comme baïonnette, berline, biscaïen, calicot, épagneul, faïence, maroquin, persienne, éveillent facilement le souvenir des villes de Bayonne, Berlin, Calicut, Faenza et des pays de Biscaye, d’Espagne, de Maroc, de Perse. Mais souvent l’altération phonétique nous dissimule l’origine du terme dont nous nous servons. Qui pense au cuir de Cordoue quand il prononce le nom de métier cordonnier, autrefois cordouanier, ou les noms de famille Corvoisier et Corvisart ? Comment se douter que le nom d’une ville de Syrie se cache dans notre mot échalotte, autrefois eschalogne, du latin Ascalonia, herbe d’Ascalon ?

Altérés ou non, les mots de la langue commune qui sont issus de noms propres demandent toujours leur passeport à l’histoire. Tout Français qui se pique d’avoir du monde sait aujourd’hui ce qu’on désigne sous le nom de sandwich. Je rappelle cependant pour les quelques millions de nos concitoyens qui l’ignorent, — et dont la plupart ne me liront pas, — qu’on nomme ainsi un mets composé d’une tranche de viande froide placée entre deux tranches de pain, ordinairement beurrées. En dehors de ce mets, quelle idée éveille ce mot dans l’esprit de ceux qui l’emploient ? Probablement celle d’un archipel situé tout là-bas, au fond de la Polynésie, dont la capitale est Honolulu, et qui a été annexé aux États-Unis d’Amérique depuis peu. Les répertoires courans d’histoire et de géographie nous apprendront en outre que Sandwich est un bourg d’Angleterre érigé en comté par Charles II, en faveur d’Edward Montague ; que le quatrième titulaire de ce comté fut le protecteur du célèbre navigateur Cook ; et que si un archipel de la Polynésie porte ce nom, c’est que Cook lui a donné celui de son protecteur. Mais ils s’en tiennent là, oubliant ce qui est pour nous l’essentiel, à savoir que John Montague, quatrième comte de Sandwich, lord de l’Amirauté et protecteur de Cook, était un joueur effréné : comme il lui était fort pénible de quitter la table de jeu pour passer à la salle à manger aux heures ordinaires des repas, son cuisinier imagina, pour le soutenir discrètement sans interrompre sa partie, le genre de mets auquel s’est attaché, chez nos voisins d’outre-Manche d’abord, puis chez nous, le nom du noble lord.

Faut-il encore un exemple ? En voici un.

Il y avait une fois un amiral qui fut rayé des cadres pour s’être montré trop sévère vis-à-vis de ses subordonnés et pour avoir manqué d’égards vis-à-vis de son ministre : il n’appartenait pas à la marine française, et il y a près d’un siècle et demi qu’il est mort. Son nom était Edward Vernon ; mais comme il portait ordinairement des culottes faites d’une étoffe que les Anglais appellent grogram, et familièrement grog, ses matelots l’avaient surnommé Old Grog, le vieux Grog. Si j’ajoute que parmi les « misères » que le terrible amiral faisait à ses équipages, figurait l’obligation de ne plus boire le rhum tout pur, mais d’y mettre de l’eau, chacun comprendra pourquoi nous appelons grog une boisson bien connue, dont l’usage nous est venu récemment d’Angleterre. Je remarquerai en passant que le grogram de nos voisins n’est qu’une altération du français gros grain, qui désignait autrefois chez nous une espèce particulière d’étoffe « à gros grain : » d’où il suit qu’en leur empruntant grog nous n’avons fait que reprendre notre bien[6].

On voit que c’est toute une histoire que l’étymologie de sandwich ou de grog et en même temps que c’est tout de l’histoire. Mais ici nous touchons à un point délicat. De même que les ciceroni font volontiers appel à leur imagination pour expliquer aux voyageurs l’origine des monumens qu’ils leur montrent, certains étymologistes n’hésiteraient pas à « inventer » pour donner du crédit à des étymologies de pure fantaisie. Qu’y faire ? se tenir sur ses gardes et ne jamais accepter leurs dires qu’après les avoir vérifiés d’après les règles ordinaires de la critique historique. D’ailleurs il y a toujours profit à ne pas perdre de vue les données générales de l’histoire, quand il s’agit d’étymologie. Il peut même arriver que l’histoire nous sauve des illusions de la phonétique : j’en veux citer un exemple curieux, où le flair de Ménage a été plus heureux que la science de Diez.

Un ancien terme militaire assez connu est chamade. Les bateleurs de la foire battent encore la chamade sur leur tambour pour rassembler les badauds autour de leurs tréteaux. Autrefois la chamade était le signal par lequel une place assiégée demandait à parlementer, et Le Sage a fait, dans Gil Blas, un emploi figuré fort galant de cette vieille expression. On la retrouve dans les autres langues romanes ; l’italien dit chiamata, l’espagnol llamada, le portugais chamada. Diez, suivi par Littré, pense que le français chamade vient du portugais chamada, ce dernier se rattachant naturellement, comme l’italien et l’espagnol, au participe passé du verbe latin clamare « appeler. » La phonétique semble donner raison à Diez. Le portugais n’est-il pas la seule langue romane qui rende régulièrement le son latin cl, en position initiale, par le son ch, prononcé comme le ch français ? Mais consultons l’histoire. Que nous apprend-elle ? Que notre mot chamade date du XVIe siècle, car D’Aubigné l’emploie et Cotgrave l’enregistre dans son dictionnaire, paru en 1611. Or, avons-nous eu, au XVIe siècle, des relations militaires avec le Portugal assez prolongées pour rendre vraisemblable un emprunt à la langue portugaise ? En aucune façon. Chamade forme bloc avec tant d’autres termes militaires qui nous sont venus d’Italie à la même époque, et Ménage a raison de le tirer de l’italien. La première génération française qui a employé ce mot l’a écrit d’abord chiamade et l’a prononcé à l’italienne en faisant sonner chi comme le français qui ; puis il y a eu une réaction de l’orthographe sur la prononciation, et nous avons dit chamade, comme nous disons niche, nocher et supercherie, bien que ces trois derniers mots aient un chi en italien.


III

L’étude des sons ou phonétique a beaucoup préoccupé nos premiers étymologistes. Du Bois, Meurier, Nicot, Ménage nous ont laissé des ébauches de traités sur la matière ; mais leurs travaux n’ont plus pour nous qu’un intérêt de curiosité. Il n’en est pas de même de l’œuvre de Diez, que l’on consultera toujours avec fruit. Pourtant il faut reconnaître que des progrès considérables ont été faits dans la seconde moitié du XIXe siècle. La phonétique historique a été renouvelée par l’enseignement et par les livres d’une élite de maîtres français et étrangers, parmi lesquels M. Gaston Paris et Paul Meyer, et le regretté Arsène Darmesteter ont droit à une place d’honneur. La phonétique expérimentale, poussée à un rare degré de précision par M. l’abbé Rousselot et ses disciples, est venue nous faire toucher du doigt, pour ainsi dire, les causes de la plupart des phénomènes dont l’observation nous avait révélé les effets. Ce dernier ordre de recherches, il est vrai, ne nous intéresse pas directement. Au point de vue du progrès étymologique, il y a plus à attendre de la publication des anciens textes, de la rédaction de bons dictionnaires patois, locaux ou provinciaux, et de l’achèvement du monumental Atlas linguistique de la France entrepris si vaillamment par M. Gilliéron et Edmont[7], que de l’exploration des palais, des larynx et des fosses nasales.

La phonétique historique est peut-être l’auxiliaire le plus précieux de l’étymologiste. Elle a un domaine nettement limité et régi par des lois minutieusement élaborées. Ces lois sont fondées sur l’observation des faits ; leur ensemble forme comme un filet dont la science a su tellement resserrer les mailles qu’aucun fait ne peut passer au travers. C’est en ce sens qu’il faut entendre le « principe » autour duquel il s’est fait beaucoup de bruit dans ces dernières années ; les lois phonétiques sont sans exceptions. Il n’y a pas d’exceptions, parce que tous les faits particuliers ont leur place marquée d’avance dans une loi phonétique bien faite. Si l’on vient à découvrir un fait nouveau en contradiction avec la loi, il y a lieu à révision : démaillant par ici, remmaillant par là, nous réparons notre filet, c’est-à-dire que nous sacrifions la loi pour la remplacer par une loi nouvelle. C’est ainsi qu’on sauve les principes.

Sans nous attarder plus longtemps à discuter l’essence des lois phonétiques, montrons-en l’application. L’application des lois phonétiques produit juste l’effet contraire de l’application des rayons X : grâce à ceux-ci, nous pouvons dépouiller le corps humain de son enveloppe charnelle et le contempler dans la nudité intime de sa charpente squelettique ; grâce à celles-là, nous pouvons remettre, pour ainsi dire, de la chair et des muscles sur les vocables que l’usage a rongés jusqu’aux os et les faire réapparaître dans toute l’opulence et l’éclat de leurs formes.

Soit le mot français malade, dont on demande l’étymologie. Au XVIe siècle, on le faisait venir du grec μαλαϰός (malakos) « mou, » en admettant le changement de k en d. La phonétique nous apprend que le passage de k à d est sans exemple et elle nous débarrasse du premier coup de cette hypothèse, que l’on ne rendrait pas meilleure en faisant remarquer que les Romains avaient latinisé μαλαϰός (malakos) sous la forme malacus, fréquemment employée par Plaute. Au XVIIe, Saumaise supposa que le latin populaire avait formé un adjectif malatus « qui a du mal » sur le modèle de fortunatus « qui a de la fortune » et il tira le français malade de ce latin hypothétique malatus. Ménage se tint d’abord sur la réserve en faisant remarquer que de malatus le français aurait fait malé comme de fortunatus il a fait fortuné ; mais il finit par se convertir à l’idée de Saumaise. Or un fait ignoré des étymologistes antérieurs au XIXe siècle nous oblige à rejeter malatus aussi délibérément que malacus : en effet, dans le célèbre manuscrit de la bibliothèque de Clermont-Ferrand qui nous a conservé le poème de la Passion, du Xe siècle, notre mot est écrit malabde, et l’étymologie doit rendre compte de la présence de ce b, qui a disparu dans la prononciation des siècles postérieurs. Diez a cru résoudre le problème en proposant le latin male aptus « mal disposé, » et Littré, Scheler et Brachet se sont ralliés à sa manière de voir. Mais cette hypothèse se heurte à deux lois phonétiques solidement établies : dans le groupe latin pt le p ne s’affaiblit jamais en b et le t ne s’affaiblit jamais en d. De même que septem est devenu en ancien français set (écrit plus récemment sept par une restauration savante de l’orthographe latine), aptus aurait donné at et le composé latin male aptus aurait abouti à malat, et non à malabde. La véritable étymologie n’a été trouvée qu’en 1874 par M. Cornu, aujourd’hui professeur à l’université de Graz : c’est male habitus. Le participe habitus est devenu successivement abde, ade, comme le substantif cubitus est devenu cobde, code, eoude. Nous sommes enfin arrivés à la conquête de la vérité par une connaissance de plus en plus exacte des lois phonétiques.

Mais le progrès n’est pas toujours l’œuvre du temps et la vérité subit parfois des éclipses par suite de l’infirmité de l’esprit humain. Dans son Traité du Franc-Alleu, paru en 1641, Caseneuve avait rattaché notre verbe acheter au substantif latin caput « tête, chef » par l’intermédiaire d’un verbe qui aurait été en latin vulgaire accapitare. Diez est d’un autre avis : pour lui, acheter représente un type latin accaptare, composé de la préposition ad et du latin captare « chercher à prendre. » La phonétique historique et comparée donne absolument raison à Case-neuve. L’ancien français dit ordinairement achater, ce qui laisse la question indécise ; mais le provençal dit toujours acaptar, ce qui montre qu’une voyelle a dû disparaître entre le p et le t, comme dans reptar « accuser », qui vient de reputare ; et l’ancien espagnol acabdar, où le p et le t primitifs n’ont pu s’affaiblir en b et en d que parce qu’ils étaient originairement séparés par une voyelle, n’est pas moins net à affirmer l’existence d’une forme primordiale accapitare. Donc la question est jugée sans appel : quand nous achetons quelque chose, nous ne voulons pas, étymologiquement parlant, chercher à le prendre (captare), mais l’ajouter à ce que nous avons déjà, à notre capital (caput) : c’est beaucoup plus moral.

Il serait fastidieux d’accumuler les exemples des services rendus à l’étymologie par la phonétique. Personne, d’ailleurs, ne songe sérieusement à les méconnaître. Max Müller a écrit, il est vrai : « la vraie étymologie n’a rien à faire avec le son. » Mais il voulait simplement nous mettre en garde contre ces rapprochemens superficiels qui ne reposent que sur des apparences phonétiques. Perfide comme l’onde, dit un vieil adage : l’onde sonore ne l’est pas moins que l’onde liquide. N’oublions pas le quatrième des points fondamentaux que le même Max Müller a assignés à la science étymologique : « Des mots différens peuvent prendre la même forme dans la même langue. » Le français a subi, depuis ses origines, une dégradation phonétique si violente que les mots les plus divers s’y sont confondus dans le même son. C’est là un terrible écueil pour l’étymologiste, et aussi, — à quelque chose malheur est bon, — une mine inépuisable pour l’innocent jeu de société qui s’appelle le jeu des homonymes. L’orthographe maintient par-ci par-là quelques étais protecteurs dans l’édifice vermoulu de notre phonétique : mais bien souvent elle est impuissante elle-même. Considérons par exemple le groupe de lettres somme. Si nous laissons de côté la première personne plurielle du présent de l’indicatif du verbe être qui a toujours une s finale, il nous reste encore trois substantifs, de sens très différens, que nous écrivons et que nous prononçons de la même manière. L’étymologiste nous dira que le substantif masculin somme vient du latin somnus ; que le substantif féminin somme, « ensemble, » vient du latin summa ; enfin que quand nous disons « une bête de somme, » nous avons affaire à un troisième mot qui est de la même famille que sommier. En ce sens, somme signifie proprement « charge, bât ; » il remonte, par l’intermédiaire du latin de la décadence sagma, au grec σάγμα (sagma), qui était neutre et se déclinait σάγμα, σάγματος (sagma, sagmatos). Le genre neutre ayant disparu, le latin sagma a été pris pour un féminin, comme beaucoup de mots analogues. L’empereur Sigismond, prononçant un discours latin devant les Pères du concile de Constance, s’écriait : Videte, Patres, ut eradicetis schismam Hussitarum ! — « Pardon, Sire, » interrompit un auditeur peu respectueux de la majesté impériale, « schisma est du neutre. » — « Qui dit cela ? » fit l’empereur très mortifié. — « Un Français nommé Alexandre, » répliqua l’interrupteur, voulant parler d’Alexandre de Villedieu, grammairien célèbre, depuis le XIIIe siècle, dans l’Université de Paris. — Et qui est cet Alexandre ? — Un moine, Sire. — Eh bien ! conclut Sigismond, je suis empereur et je pense que ma parole vaut celle d’un moine. » Les empereurs d’Allemagne tranchent volontiers du souverain dans les questions qui n’ont rien à voir avec leur couronne. Mais si le Père du concile de Constance avait raison, Sigismond n’avait pas tout à fait tort. Il était l’interprète du sentiment instinctif qui avait depuis des siècles transformé les neutres en féminin, et la grande voix du peuple parlait par la bouche de cet empereur, opposant un dogme nouveau au dogme ancien, c’est-à-dire proclamant, sans en avoir conscience, le grand principe de révolution qui domine l’histoire de l’homme.


IV

Le langage est essentiellement le signe de l’idée. En face de la phonétique, qui étudie le son, c’est-à-dire le signe, vient se placer la sémantique, qui étudie le sens, c’est-à-dire l’idée. C’est à M. Michel Bréal que nous devons ce terme de sémantique, plus court et plus élégant que celui de sémasiologie, qui a d’abord eu cours en Allemagne[8]. La sémantique a la même méthode que la phonétique : elle s’appuie sur l’observation et s’efforce d’établir une classification. Mais l’objet de son étude est si différent qu’elle ne peut se flatter d’arriver à des résultats aussi précis. Si vous donnez à un phonétiste un mot latin et si vous lui demandez sous quelle forme le mot survivra en français, il vous répondra avec autant de précision que pourra en apporter un chimiste à vous prédire ce que deviendra un morceau de sucre placé dans un verre d’eau. Ne posez pas une question de ce genre au sémantiste ; vous le mettriez dans un cruel embarras. Il peut vous faire comprendre, à force de comparaisons, comment un mot arrive à prendre un sens fort éloigné de celui qu’il avait à l’origine, il ne peut vous marquer d’avance le terme nécessaire de cette évolution ; il peut expliquer, il ne peut pas prévoir. Il y a des lois en phonétique, et c’est pour cela que la phonétique doit être considérée comme une science ; au sens rigoureux du mot. Il n’y a pas de lois en sémantique, et l’on conçoit difficilement qu’il puisse jamais y en avoir. Mais si la sémantique n’est pas, à proprement parler, une science ; c’est une spéculation sans laquelle la science demeurerait incomplète. Quelques exemples suffiront à faire comprendre le genre de services que l’étymologiste doit lui demander.

Nous appelons belette l’animal que les Romains appelaient mustela et que beaucoup de nos patois, fidèles à la tradition latine, appellent encore aujourd’hui moustèlo, moutèle ou moutoile. D’où vient ce nom de belette ? On a supposé que belette était un diminutif de notre adjectif beau et que le nom de l’animal signifiait étymologiquement « la petite belle. » C’est une hypothèse que suggère la phonétique ; mais pour que cette hypothèse devienne une certitude, il faut que la sémantique nous fournisse des indications qui soient d’accord avec cette hypothèse. Interrogeons-la. Elle nous apprendra que la belette s’appelle poulido, c’est-à-dire « jolie, » en Rouergue ; bellora, où il est facile de reconnaître le diminutif latin bellula, en milanais ; kjœnne, c’est-à-dire « belle, » en Danemark ; schœntierlein, c’est-à-dire « jolie petite bête, » en Bavière ; coantig, c’est-à-dire « jolie, » en Bretagne, etc., etc. Grâce à la sémantique, nous avons ville gagnée, et l’étymologie du mot français belette ne fait plus question pour nous.

Nos serruriers appellent penture une bande plate de fer fixée transversalement sur une fenêtre ou sur une porte et dont l’extrémité est formée par un œil ou anneau qui reçoit le mamelon du gond. Littré est muet sur l’étymologie de penture ; Scheler le rattache au verbe latin pandere, « ouvrir, » parce que, dit-il, « la penture sert à ouvrir et à fermer la porte ou la fenêtre. » Si nous remarquons que l’anglais hinge, qui sert à désigner à la fois le gond et la penture, est tiré du verbe to hang « pendre, » nous aurons la véritable étymologie, et nous admettrons sans difficulté que penture est au verbe pendre dans le même rapport que tenture au verbe tendre.

D’où vient notre substantif boucher, qui désigne l’homme qui tue les animaux destinés à la consommation ou qui en détaille la chair ? Bouvelles, Turnèbe, Ménage et Caseneuve le rattachent à bouche. Pour Henri de Valois, au contraire, le boucher était primitivement celui qui débitait la chair du bouc. Tout récemment, à la Société de linguistique, un assaut a été livré à l’étymologie d’Henri de Valois, aujourd’hui généralement acceptée : on a cherché à en déloger le bouc au profit de la génisse, en latin bucula. Mais la place est inexpugnable, et, sans faire appel à la phonétique qui ne consentirait pas sans peine à l’ouvrir à la génisse, il suffit de la mettre sous la sauvegarde de la sémantique. Ce n’est pas par hasard que boucher et bouc ont un air de famille, puisque l’italien, qui appelle le bouc becco, appelle le boucher beccajo.

Dans ces exemples, et dans beaucoup d’autres qu’on pourrait citer, la sémantique nous apparaît comme l’aide de la phonétique. Presque toujours il convient que la phonétique passe devant et prépare l’ouvrage auquel la sémantique viendra, pour ainsi dire, donner le dernier coup de pouce. Pourtant celle-ci est autre chose qu’une finisseuse. Il y a en particulier un vaste domaine où le langage semble se jouer des lois de la phonétique ; c’est celui de l’analogie, qu’on peut se représenter comme une sorte de Cour des Miracles. C’est là qu’on voit des mots qui ont perdu leur tête ou leur queue s’emparer sans vergogne de celle du voisin pour faire figure dans le monde et se livrer à quantité d’autres tours de passe-passe dont le spectacle est fait pour déconcerter notre raison. La sémantique a l’œil ouvert sur eux et, mieux que la phonétique, elle peut nous livrer le secret de leurs faits et gestes et les déférer aux tribunaux dont ils ressortissent.

Instruisons rapidement trois affaires de ce genre.

Les Allemands appellent sauerkraut un mets qui se compose essentiellement de choux aigris dans la saumure. Le mot est très clairement formé en allemand, où kraut veut dire « chou » et sauer « aigre. » Nous avons emprunté ce mets à nos voisins. À la fin du XVIIIe siècle nous l’appelions sourcroute, transcription assez exacte du mot allemand. Une loi phonétique connue, la loi de dissimilation, nous explique que la première r soit vite tombée et que sourcroute ait été prononcé plus récemment soucroute. Mais pourquoi sommes-nous arrivés à la forme aujourd’hui universellement employée, choucroute ? La phonétique n’en peut mais. C’est l’idée, c’est-à-dire l’esprit qui a fait des siennes : comme il y avait des choux dans le plat, on en a mis ostensiblement dans le mot et l’on a dit choucroute, au lieu de soucroute. Décidément l’esprit gâte tout en France.

Une peuplade gauloise, fixée sur les bords de la Sarthe, portait le nom de Cenomanni, qui finit par s’appliquer à sa capitale, comme il arrive ordinairement en pareil cas. Le nom de la ville de Cenomannis est devenu régulièrement, à l’époque où le français s’est dégagé du latin, Celmans. Mais voilà qu’on s’est avisé de l’existence, dans la langue commune, d’un adjectif démonstratif cel, qui, ayant une parenté étymologique avec l’article défini le, pouvait facilement en remplir le rôle, et bientôt on a trouvé « spirituel » de dire Le Mans, remplaçant ainsi par une tête postiche le premier élément de Cenomannis, de respectable mémoire.

Nous avons dans notre nomenclature géographique une série de noms composés du type Nogent-le-Rotrou ou Villeneuve-la-Guiard. Ce sont de véritables joyaux linguistiques, où se trouvent pour ainsi dire incrustés deux des traits les plus archaïques de notre syntaxe médiévale, l’emploi de l’article avec la valeur d’un démonstratif et celui d’un nom de personne en fonction de génitif sans l’aide d’aucune préposition : ce Nogent, c’est celui de Rotrou, cette Villeneuve, c’est celle de Guiard. Or, il y a, près de Pithiviers, une petite ville du nom de Beaune, dont le seigneur s’appelait autrefois Roland : c’est là que s’est livré, le 28 novembre 1870, un des rares combats de la guerre franco-allemande où la fortune ait souri à nos armes, comme si le nom de Roland nous avait porté bonheur. Or ce nom, nous n’avons pas su le conserver intact : nous ne disons plus, comme nos ancêtres, Beaune-la-Roland, mais Beaune-la-Rolande, tombant naïvement dans les filets du féminisme et ravalant ce beau vocable au niveau de Brive-la-Gaillarde.


V

Je n’ai pu contenir, en terminant ce rapide exposé des conditions dans lesquelles s’effectue aujourd’hui la recherche scientifique de l’étymologie, un mouvement d’humeur contre les ravages de l’analogie. N’ai-je pas eu tort ? Le savant ne doit-il pas s’incliner avec le même respect devant toutes les manifestations de la vie du langage ? Grave question, qui ne se peut traiter au pied levé, et sur laquelle l’accord se fera difficilement, parce qu’elle touche plus peut-être au sentiment qu’à la raison. Dans un éloquent article sur les déformations de la langue française, publié il y a quelques années dans la Revue de Paris, M. Émile Deschanel se plaignait amèrement de l’attitude des philologues en présence de la corruption grandissante de la langue. « Ils acceptent tout sans protester, disait-il. Ils sont comme les naturalistes aux yeux de qui les produits hybrides ont leur intérêt aussi bien que les formations régulières. Ou bien, de même que certaines plaies, atroces pour le patient, ne manquent pas d’attrait pour le chirurgien, certains cas de difformité linguistique, monstrueux aux yeux des profanes, n’émeuvent pas autrement ces savans maîtres. » Pour un peu, comme on le voit, l’aimable professeur du Collège de France nous accuserait d’inoculer les maladies les plus honteuses au langage de nos contemporains, à seule fin de pouvoir faire des expériences in anima vili. J’avoue que, pour ma part, je ne saurais pousser la sérénité scientifique jusqu’à un pareil degré. Bien que les ressorts de mon esprit se tendent comme d’eux-mêmes pour chercher à saisir les causes multiples qui transforment le langage, ce n’est pas sans un certain sentiment de tristesse que j’assiste à l’évolution qui se poursuit sous nos yeux. Quelle que soit la satisfaction intellectuelle que nous procure l’étude « désintéressée, » elle n’empêche pas la mélancolie de nous envahir lorsque nous sentons qu’un peu de nous meurt chaque jour et que ce qui vient le remplacer, même sorti de nous et créé selon le goût de notre fantaisie momentanée, ne nous rend pas le charme intime et la douce accoutumance de ce que nous perdons. L’étymologie est une science, non un art ; nul ne le conteste. Ce n’est pas à elle qu’il appartient de régenter la langue. Mais si l’on a le droit de considérer la langue elle-même comme une œuvre d’art, l’étymologie, qui nous fait connaître les conditions dans lesquelles cette œuvre est née et les efforts successifs au prix desquels elle s’est plus ou moins pleinement réalisée, ne peut-elle nous procurer à son tour de délicates sensations d’art, et ne doit-elle pas nous préserver instinctivement des excès de tout genre qui peuvent compromettre l’harmonie générale de l’œuvre et en précipiter la ruine ?

Antoine Thomas
  1. C’est à elle qu’appartient, par exemple, l’abbé J. Espagnolle qui a publié, de 1886 à 1889, un ouvrage en trois volumes intitulé : l’Origine du français (Paris, Delagrave).
  2. Ménage polémiste, philologue, poète, thèse pour le doctorat d’université présentée à la Faculté des lettres de l’Université de Paris (Paris, 1902).
  3. La première édition du Dictionnaire étymologique des langues romanes (en allemand) de Diez est de 1853 ; la cinquième et dernière, publiée onze ans après la mort de l’auteur par Auguste Scheler, est de 1887. On trouvera dans le Dictionnaire latin-romain (en allemand) de M. G. Körting (2e édition, 1901) un résumé commode de l’œuvre de Diez, augmenté des nouvelles découvertes faites récemment dans ce domaine. Les auteurs qui, dans la seconde moitié du XIXe siècle, ont écrit des livres qui comptent sur l’étymologie relèvent tous de Diez. Il suffit de citer Scheler, Littré, Brachet et Arsène Darmesteter, en renvoyant à ce qu’en a dit ici même le juge le plus compétent en la matière, M. Gaston Paris (Revue des Deux Mondes, 15 octobre 1901). Il est bon de remarquer que le Dictionnaire étymologique et explicatif de la langue française de M. Charles Toubin, paru en 1886, est une œuvre de protestation qui, heureusement, n’a pas été prise au sérieux.
  4. On en trouvera la liste dans le Traité de la formation de la langue française qui sert d’introduction au Dictionnaire général d’Hatzfeld et Darmesteter. Ce traité, œuvre personnelle de Darmesteter, a été révisé et publié par M. Léopold Sudre, professeur au collège Stanislas.
  5. Beitræge zur alten Geschichte, t. II, 1re livraison.
  6. A côté de grogram, l’anglais offre une forme grogoran'' qui nous est revenue elle aussi et dont nous avons fait gourgouran : nos dictionnaires définissent gourgouran par « étoffe de soie, originaire de l’Inde, » et ils déclarent en ignorer l’étymologie. Il est heureux qu’ils n’aient pas été la demander au sanscrit.
  7. Paris, 1902, Champion ; les deux premières livraisons, contenant 100 cartes, ont seules paru.
  8. Essai de sémantique (science des significations). Paris, Hachette, 1897.