La Science des mœurs remplacera-t-elle la morale ?

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La Science des mœurs remplacera-t-elle la morale ?
Revue des Deux Mondes5e période, tome 29 (p. 519-550).
LA SCIENCE DES MŒURS
REMPLACERA-T-ELLE LA MORALE ?

Comme il y a un « matérialisme économique et historique, » au sens de Marx, de même il y a ce qu’on pourrait appeler un matérialisme éthique, pour lequel la « matière » extérieure de la morale est tout, sous la forme des faits sociaux donnés : mœurs, croyances, coutumes, institutions, lois, sanctions légales, etc. Ce système n’est autre chose, dans le fond, que la suppression même de la science morale au profit de la sociologie théorique et appliquée. Une telle suppression est-elle possible ? La morale doit-elle céder progressivement la place à la physique sociale des mœurs ? C’est ce que soutiennent, dans de récens travaux, MM. Durkheim, Lévy-Bruhl et Albert Bayet en France[1] ; c’est aussi ce qu’a soutenu M. Simmel, après Nietzsche, en Allemagne.

Nul n’estime plus haut que moi les savans travaux de M. Durkheim et de ses collaborateurs de l’Année sociologique, précieux recueil où vient se résumer un énorme travail de lectures et de recherches. Nul n’apprécie plus que moi le dernier livre de M. Lévy-Bruhl, où il adopte, après un consciencieux examen, les idées et la méthode de M. Durkheim. Mais ce qui est en question ici, ce n’est pas la science sociale, où excellent MM. Durkheim, Lévy-Bruhl et Simmel ; c’est la science morale, que la sociologie purement descriptive et explicative des mœurs prétend supprimer ou remplacer. Les sociologues ont-ils prouvé : 1° Que la conscience morale, en son origine, soit tout entière l’effet de ce que M. Durkheim appelle « la pression sociale, » sans qu’il y ait besoin d’invoquer aucune action propre de l’individu pensant ? 2° Que la moralité, en son essence, s’épuise tout entière dans les relations sociales, sans qu’il s’y mêle aucune idée, soit de la valeur de l’individu en lui-même et pour lui-même, soit de la valeur de l’humanité et du monde entier, soit enfin du but que peut s’attribuer l’humanité ? Il suffit de poser ces questions pour en faire sentir l’importance.


I

Examinons d’abord la question d’origine. La morale, selon MM. Durkheim, Lévy-Bruhl et Simmel, ne se développe que dans l’histoire des sociétés, sous l’empire de lois historiques. Si elle est telle ou telle à un moment donné, c’est en vertu du principe des « conditions d’existence » que le savant substitue partout au principe des causes finales : les conditions dans lesquelles vivent les hommes ne permettent pas que la morale soit autrement qu’elle n’est. La preuve, dit M. Durkheim, c’est qu’elle change quand ces conditions changent « et seulement dans ce cas. » Ce seulement, selon nous, n’est ni vérifié ni vérifiable ; d’un trait de plume, il exclut de l’histoire toute action individuelle et ne laisse subsister qu’une inexplicable action collective.

Ce qui est aujourd’hui commandé ou interdit au nom du devoir, du bien, d’un idéal quelconque de l’intelligence, les sociologues croient en découvrir l’explication, seule scientifique selon eux, dans l’histoire d’une période antérieure où la vraie raison de ces devoirs se cache. Et cette raison consiste, soit dans des conditions de « forme » et de « structure » sociales, « quantité, volume, densité, » etc., soit dans des « croyances collectives, » soit enfin dans des motifs d’intérêt collectif. Selon M. Durkheim, les considérations d’intérêt seraient secondaires ; les formes sociales et les croyances religieuses auraient joué le rôle prédominant[2]. Selon M. Lévy-Bruhl, les croyances morales ont toute sorte d’origines qui nous échappent. « Pourquoi, dit-il, notre conscience loue-t-elle une action et en blâme-t-elle une autre ? Presque toujours pour des raisons que nous sommes incapables de donner ou pour d’autres raisons que celles que nous donnons : l’étude comparée des religions, des croyances et des mœurs en différens temps et en différens pays pourrait seule en rendre compte[3]. » « Si l’on considère les ordres et les interdictions de la conscience comme un objet de science, nous ne pouvons pas plus nous en rendre compte que des lois civiles sans une longue étude préalable… Il faut que la science établisse peu à peu que, si nous regardons telle façon d’agir comme obligatoire et telle autre comme criminelle, c’est le plus souvent en vertu de croyances dont nous avons perdu jusqu’au souvenir, et qui subsistent sous la forme de traditions impérieuses et de sentimens collectifs énergiques[4]. » Ainsi nous ne savons pas pourquoi nous ne devons pas tuer, voler, rendre le mal pour le bien, fuir à la moindre alerte quand nous avons promis de garder un poste. Il faut pour cela de longues études d’histoire, de jurisprudence comparée, de religion comparée, etc. « Notre conscience morale, si nous la considérons objectivement, dit M. Lévy-Bruhl, est pour nous un mystère, ou plutôt un ensemble de mystères actuellement indéchiffrables. » Cette conscience nous offre comme obligatoires ou comme interdites des manières d’agir dont les raisons, croyances disparues depuis de longs siècles, sont « presque aussi insaisissables pour nous que les globules du sang du mammouth dont on retrouve aujourd’hui le squelette. » On serait heureux de savoir quelles sont ces obligations si profondément inexplicables (et pour lesquelles, de son côté, M. Albert Bayet montre le plus grand dédain), restes d’institutions disparues, de préjugés évanouis, aussi lointains que les globules du sang des monstres antédiluviens. Est-ce le culte d’une mère ou d’un père, l’affection fraternelle, le respect des enfans et de leur pudeur, la fidélité à accomplir une promesse, l’honneur rendu au courage, à la prudence, à la sagesse ? Est-ce la sympathie et la pitié, honnies de Nietzsche ? Est-ce l’horreur de la trahison et de l’assassinat ? Est-ce la naïve persuasion que, jusqu’au moment où les collectivistes établiront la propriété commune, — s’ils s’établissent, — il convient de ne pas voler, de ne pas faire de faux en écriture, de ne pas fuir en emportant la caisse, de ne pas condamner du coup au désespoir et peut-être au suicide des hommes qui vous ont confié leurs économies ? Je le répète, on serait heureux de savoir ce qu’il y a de si antédiluvien dans notre morale, et comment tous les « devoirs » qu’elle prescrit restent inexplicables jusqu’au moment où les folkloristes, les philologues, les archéologues, les sociologues et toutes les variétés de logues, — sauf les psychologues, que l’on écarte, — nous auront, à grand renfort d’érudition historique, rendu compte de ces étonnantes pressions sociales dont la conscience individuelle ignore les motifs. Un enfant, il est vrai, croirait trouver ces motifs sans trop de peine ; à plus forte raison ces « idéologues » qu’on nomme les philosophes et psychologues ; mais il faut se délier des raisons simples. Gardons-nous de croire, par exemple, que, si on bâtit des maisons avec des portes à serrure dont la loi défend la violation, c’est pour n’être pas injustement assassiné et dépouillé de ce qu’on a eu grand’peine à acquérir par son travail ; que, si on punit ceux qui ne respectent pas une enfant de dix ou onze ans, c’est pur un sentiment des intérêts de l’enfance, des intérêts de la race entière, peut-être même par un respect (plus ou moins superstitieux aux yeux des sociologues) de la personnalité humaine dans l’enfant, de la mère future dans la petite fille. Et certes, nous convenons que tous ces sentimens ont bien une histoire, une histoire empirique, sociologique même ; est-ce une raison pour conclure qu’ils sont d’insondables mystères psychologiques et moraux ? « Les Chinois, nous dit-on encore, savent dans le plus petit détail ce que le culte des ancêtres exige d’eux dans chaque circonstance de la vie, mais ils n’en ont pas la science, et cette science qui leur manque, un savant européen nous la donne. » M. Lévy-Bruhl veut dire que le savant européen explique historiquement par quels degrés le culte des ancêtres en est venu à telles ou telles pratiques religieuses dont, au premier aspect, on ne saurait comprendre la raison. Mais, répondrons-nous, ce détail des pratiques religieuses n’est nullement ce qui importe. Le Chinois comprend fort bien sans cela qu’on doit aimer ses parens : les parens morts, d’après la croyance traditionnelle en Chine, persécutent avec justice les vivans ingrats qui ne leur rendent pas le culte obligé.

Que ce soit en Chine ou en Europe, si un fils, en un moment d’irritation, frappe ou tue la mère qui lui a prodigué ses soins, l’intelligence individuelle est, à en croire les sociologues, incapable de voir là un renversement de rapports normaux, un manque de reconnaissance et d’affection, une brutalité dont les « brutes » mêmes ne donnent guère l’exemple. Si on demande pourquoi un tel acte nous indigne, les sociologues déclarent qu’on n’en peut trouver que des raisons « sociologiques : » il faut remonter d’âge en âge jusqu’à l’organisation de la famille primitive et du clan primitif. Ainsi donc, un être capable de saisir un lien logique entre deux et deux pour les égaler à quatre, est incapable de percevoir le moindre lien intelligible entre tous les dévouemens d’une mère et l’affection de son enfant. Ce n’est pas trop de toute la mythologie, de toute la linguistique, de toute la philologie, de toute la sémantique, de toute l’histoire du droit et des coutumes, de toute l’histoire en général et de toute la sociologie en général, pour expliquer l’amour maternel et l’amour filial, ainsi que leur relation prétendue « naturelle. » Il n’y a pas de « morale naturelle, » ou du moins toutes les morales le sont également ; il n’y a que des morales sociales résultant de coutumes, parfois de conventions tacites ou formelles. Pour que l’homme s’élève à un sentiment filial qui existe partout, même chez les singes, les tigres et les lions, il faut qu’il subisse la « pression » mécanique des coutumes sociales, des traditions, des tabous, des sanctions de toutes sortes. Pareillement pour les rapports de propriété. Un chien s’empare d’une proie, en mange une partie, enfouit le reste ; pendant un moment d’absence, un autre chien découvre la cachette et dévore le bon morceau. Survienne le propriétaire légitime, vous verrez quelle correction il administrera au voleur, qui souvent, fût-il le plus fort, la subira tête basse, avec la conscience qu’il l’a méritée. C’est une scène dont j’ai été vingt fois témoin. L’homme des sociologues, lui, est au-dessous du chien : il est incapable individuellement de comprendre que, si quelqu’un a fabriqué ou transformé un objet pour son usage et qu’un camarade le lui vole, il y a là un renversement de rapports naturels, quelque chose même d’illogique, un manquement aux « définitions » du tien et du mien, comme aurait dit le bon Socrate. Là encore, il faut que l’homme invoque les coutumes ancestrales et le poids des sanctions établies pour expliquer que chacun tienne au produit de son propre travail.

Les sociologues s’appuient volontiers sur le mot de George Eliot : « Nous naissons tous dans un état de stupidité morale. » Est-ce bien sûr ? Je crois que, seul, « l’homme » des sociologues est assez « stupide » pour ne pas saisir les règles les plus élémentaires du juste, du tien et du mien, des conventions, des bienfaits et de la reconnaissance, du courage, des vertus publiques et même privées. Seul il a besoin, pour lui ouvrir l’intelligence, de tout l’appareil des législations ou contraintes légales, de tout l’amas des sciences sociales, y compris l’histoire de la propriété et de ses formes, l’histoire de la famille et de ses formes, l’histoire des contrats et de leurs formes, etc., etc.

Pour opposer la genèse sociologique de la morale à la genèse psychologique, on fait observer que, si les anciens Romains n’ont pas eu cette large conception que nous avons aujourd’hui de l’humanité, c’est que « de pareilles idées étaient incompatibles avec la nature de la cité romaine. » Notre cosmopolitisme, ajoute M. Durkheim, ne pouvait pas plus y apparaître qu’une plante ne peut germer sur un sol incapable de la nourrir. — Soit. Encore faut-il que la graine de la plante existe, et ce ne sont pas les conditions du sol, fussent-elles sine qua non, qui produisent cette graine. Condition nécessaire n’est pas cause. De même, est-il certain que ce soit uniquement l’état social de la cité romaine qui, à une époque déterminée, a produit l’idée d’humanité, d’homme en général, doué de « raison ? » Le développement de la philosophie chez les anciens sages n’y fut-il pour rien ? Platoniciens et stoïciens ne faisaient-ils que traduire en formules la vie athénienne quand ils attribuaient à l’homme une « raison, » une « participation aux vérités universelles, » une sorte de vie universelle elle-même ? — Si l’amour de l’humanité, réplique-t-on, a fait son apparition, ce n’est pas à la suite de découvertes philosophiques ; ce n’est pas que nos esprits se soient ouverts à des vérités auparavant méconnues : c’est, dit M. Durkheim, que « des changemens se sont produits dans la structure des sociétés qui ont rendu nécessaire ce changement des mœurs. » Ainsi, d’un nouveau trait de plume, se trouvent rayées de l’histoire, comme des « épiphénomènes » sans influence, la philosophie grecque ou latine et, qui est plus est, la religion chrétienne. Jésus n’a-t-il donc eu personnellement aucune part dans l’idée, vraie ou fausse, d’une humanité composée de frères, fils d’un père commun, ayant même origine et même destinée ? Au lieu de se borner à ériger en théorie la pratique donnée, le christianisme l’a contredite. Le Sermon sur la Montagne constituait une doctrine nouvelle du devoir et des vertus, de la vie présente et de la vie à venir, des rapports de l’homme avec ses semblables, avec un principe suprême de la justice et surtout de la charité. On doit sans doute expliquer en partie la formation de cette doctrine nouvelle par les germes déjà existans chez les Esséniens, chez Hillel et d’autres ; il y a aussi des élémens qui venaient du progrès général des idées et des sentimens dans le milieu hébraïque. Il n’en est pas moins vrai que, sans le génie moral des chrétiens, les tendances nouvelles seraient restées diffuses et confuses. Elles furent réduites en système, complétées, portées à leur plus haut point de perfection interne et de fécondité expansive par le cerveau et le cœur d’une personnalité sublime, ainsi que par l’action de cette personnalité sur son entourage, puis, de proche en proche, sur un milieu plus vaste. M. Durkheim soutient qu’il n’y a pas de théories morales qui aient jamais produit des révolutions mentales analogues à celle qui est résultée de l’enseignement de Galilée, par exemple[5]. N’est-ce point faire encore trop bon marché des doctrines morales de Jésus et de ses disciples ? De même, réduire les idées morales de l’Evangile à de simples reflets de la pratique existante, c’est méconnaître cette loi historique que l’humanité avance par l’action des individus et des génies, non pas seulement par celle des masses. Si un Christ fut nécessaire à la fondation du christianisme, un Luther et un Calvin furent également nécessaires à la Réforme, quoique la Réforme fût alors un besoin généralement senti. De même, l’action des philosophes libres penseurs fut nécessaire à la Révolution française. Il y a eu dans l’histoire des inventions morales, comme il y a eu des inventions religieuses en fait de dogme et de culte, des inventions en fait d’art, en fait de science, etc. Et toutes ces inventions se sont formées dans des esprits individuels. Une sociologie exclusive a donc tort de méconnaître les individualités, les centres de puissance, les « ponctuations de puissance, » comme disait Nietzsche ; c’est là une doctrine unilatérale, qui sacrifie le côté intérieur, — le plus important, — au côté extérieur ; c’est une matérialisation de la moralité humaine qui n’offre aucune exactitude scientifique.

M. Bougie a essayé d’appliquer à la genèse des idées égalitaires la même méthode générale que M. Durkheim avait déjà employée pour l’idée du cosmopolitisme et pour d’autres conceptions semblables[6]. M. Bougie est, lui aussi, de ces savans sociologues qui appellent du nom quelque peu dédaigneux d’« idéologie » l’explication des croyances et des idées nouvelles par les croyances et idées précédentes auxquelles elles sont plus ou moins rationnellement liées, par l’effort individuel des penseurs qui ont ajouté leurs conceptions propres aux anciennes. Pourtant, demanderons-nous, quoi de plus naturel et de plus scientifique que d’expliquer des idées par d’autres idées, sans exclure d’ailleurs pour cela les autres facteurs ? Quoi de plus naturel que de chercher la principale origine du centième théorème de la géométrie dans les quatre-vingt-dix-neuf précédens et dans l’intelligence du géomètre qui a su en déduire un nouveau théorème ? Pour faire l’histoire des idées égalitaires, on ne saurait se contenter de décrire l’état d’Athènes au temps de Platon, de Rome au temps de Sénèque, de la Judée au temps de saint Paul, de la France au temps de Rousseau. Des philosophes et des réformateurs religieux M. Bougie ne dit mot dans son beau livre sur les Idées égalitaires. Il semble qu’ils n’aient été pour rien dans la conception de l’égalité ou dans son expansion par le monde. Pourtant, les caractères mêmes que M. Bougie attribue aux idées égalitaires impliquent des doctrines philosophiques, dont la conception n’est pas un simple reflet de l’ordre social et économique existant. Tandis que les choses échangées n’ont de prix que pour ceux qui les échangent, les hommes associés ont, nous dit M. Bougie, « un prix en eux-mêmes et pour eux-mêmes. » Centres d’action et de passion, ajoute-t-il, « mesures de toutes valeurs et valeurs elles-mêmes absolues, nous posons les personnes humaines comme seules véritables causes et fins ; à elles seules, par suite, les notions de devoir et de droit nous paraissent pouvoir s’appliquer. » C’est pourquoi, dit-il encore, nous déclarons que les choses sont utilisables, mais que les personnes sont respectables ; la notion de la valeur des choses n’entraîne que l’idée de nos « prétentions et pouvoirs sur elle ; » la notion de la valeur des personnes entraîne l’idée « de nos devoirs envers elles. » C’est dire, conclut M. Bougie, que les idées égalitaires, « parce qu’elles affirment la valeur des hommes, sont, parmi les idées pratiques, des idées proprement morales. » Rien de plus juste ; mais cette analyse si exacte ne prouve-t-elle pas que les idées morales et les sentimens corrélatifs ont un rôle dans l’histoire ? Bien plus, en lisant la belle page qui précède, ce sont des noms d’hommes qui viennent tout de suite à l’esprit : Platon, Zénon, saint Paul, Kant. L’idée de la valeur attribuée à la personne humaine, valeur « infinie, » sans commune mesure avec les valeurs matérielles, valeur sans « prix, » est une idée stoïcienne et chrétienne, devenue ensuite kantienne. Le « volume » et la « densité » des sociétés n’y sont pour rien, ou pour peu de chose. Le cadre n’est pas le tableau. L’origine historique des idées morales, à elle seule, ne révèle pas et ne remplace pas pour la science leur origine psychologique.


II

Examinons maintenant la moralité non plus seulement dans ses causes, mais en son essence propre. Les sociologues exclusifs prétendent substituer à ce qu’on nomme la morale une autre conception qu’ils déclarent seule claire et positive. Cette conception consiste « à considérer les règles morales, obligations, droits, et, en général, le contenu de la conscience morale, comme une réalité donnée, comme un ensemble de faits, en un mot comme un objet de science qu’il faut étudier dans le même esprit et par la même méthode que le reste des faits sociaux[7]. » Les notions religieuses, dit M. Durkheim, parce qu’elles sont crues, sont. Elles existent objectivement comme faits sociaux. Le même raisonnement s’applique aux notions morales. « La morale, dit aussi M. Lévy-Bruhl, si l’on entend par là l’ensemble des devoirs qui s’imposent à la conscience, ne dépend nullement, pour exister, d’un ensemble de principes spéculatifs qui la fonderaient, ni de la science que nous pouvons avoir de cet ensemble. Elle existe vi propria, à l’état de réalité sociale, et elle s’impose au sujet individuel avec la même objectivité que le reste du réel[8]. » Une telle conception, selon nous, n’est ni claire, ni « positive. » Elle n’est pas claire, car elle profite de l’ambiguïté des mots règle morale et réalité donnée, — qui sont au fond incompatibles, puisque les règles morales concernent ce qui n’est pas encore « donné, » ce qu’il dépend de nous de donner ou de ne pas donner. Elle n’est pas non plus positive, car elle méconnaît une différence essentielle : la nature physique est fondée indépendamment des individus humains, tandis que c’est nous qui, individuellement ou collectivement, admettons et établissons un ordre moral quelconque, lequel n’existerait pas sans nos consciences et nos volontés. Assimiler ce dont l’homme n’est pas condition à ce qu’il conditionne par ses pensées et sentimens, par ses idées-forces, voilà qui est inexact au point de vue de la science psychologique comme au point de vue de la science sociale elle-même.

— La morale, répond-on, n’a pas plus besoin d’être fondée rationnellement que la nature « au sens physique du mot ; » toutes les deux ont « une existence de fait » qui « s’impose à chaque sujet individuel, et qui ne lui permet pas de douter de leur objectivité. » A un « individu normal, » vivant dans une société quelle qu’elle soit, la nôtre, par exemple, « une réalité sociale s’impose, qui lui préexistait et qui lui survivra. » Il n’en connaît « ni l’origine, ni la structure. » Obligations, interdictions, mœurs, lois, usages, convenances, « il lui faut se conformer à toutes ces prescriptions, sous peine de sanctions diverses, tantôt extérieures, tantôt intimes, plus ou moins déterminées, plus ou moins diffuses, mais qui se font sentir de la façon la plus incontestable par les effets qu’elles produisent et par l’intimidation qu’elles exercent[9]. » Selon nous, il y a dans cette théorie une inconsciente pétition de principe. Les sociologues exclusifs profitent de ce que, en fait, les hommes croient à l’existence d’une morale qui n’est pas seulement la physique sociale des mœurs, pour dire : — La morale est donnée, nous la prenons comme donnée. — Mais elle n’est précisément donnée, répliquerons-nous, que parce que l’humanité, jusqu’à présent, n’a pas admis avec vous qu’il n’existe rien de moral ou d’immoral, sinon par « institution sociale, » par « pression sociale, » par « sanction sociale, » par « simple influence des mœurs et coutumes, » etc. Le jour où votre système serait universellement admis, la fameuse donnée vous serait retirée.

Selon les positivistes sociologues, il faut « nous déprendre de ce qui nous intéresse subjectivement dans les faits moraux. » Il faut regarder les sciences sociales, comme toutes les autres, bien que l’objet de ces sciences soit en quelque façon nous-mêmes, « du même œil que s’il s’agissait de sels ou de cristaux. » N’a-t-on pas, ajoutent les positivistes, séparé la physiologie humaine de la thérapeutique et de la médecine ? Il faut transporter à la morale la même méthode, il faut la faire rentrer dans la science des faits ; refusons-lui de poser des fins, des doit-être, même des idéaux proprement dits, pour la réduire à une science de réalités toutes faites, — Mais, demanderons-nous, est-il certain qu’il y ait des « faits moraux, » analogues aux autres faits, c’est-à-dire produits et donnés objectivement, indépendamment de nous ? Les positivistes ne s’aperçoivent pas que la notion même d’où ils partent est impossible. Il n’y a de faits moraux que les actions d’une volonté qui agit sous un idéal moral, et cet idéal lui apparaît comme non donné en fait, comme ne pouvant être donné que par la « bonne volonté. » Assimiler cette situation a celle du cristallographe ou du chimiste étudiant les s. els, c’est négliger des oppositions qui sont fondamentales pour la science même. La volonté humaine ne se « cristallise » que sous l’influence d’idées-forces par lesquelles elle conçoit et désire sa forme idéale.

— Le physicien, disent encore les positivistes, n’a jamais eu l’idée de rechercher quelles devraient être les lois de la nature, mais « il se demande tout uniment quelles elles sont ; » cette même méthode s’applique à la morale. « On ne fait pas la morale d’un peuple ou d’une civilisation, par la raison qu’elle est déjà toute faite[10]. » — Nous retrouvons ici l’assimilation inexacte de ce qui dépend de nous, au moins partiellement, avec ce qui ne dépend pas de nous. La nature physique ne dépend pas de nous, la nature des sociétés passées et présentes, la nature sociale ne dépend pas de nous ; mais notre propre moralité, ou, si l’on veut, notre nature à venir, et même celle de la société à venir, dépendent en partie de nous. Un Epictète n’aurait pas tort de dire que, s’il est vrai qu’il existe actuellement une morale collective, indépendante de notre volonté, encore est-il que l’individu doit la faire sienne en l’adoptant, ou s’en construire une autre en ne l’adoptant pas. Si social que soit le « matériel » de la morale, il faut qu’il devienne personnel et individuel par l’intention de la volonté, qui, seule, peut s’y soumettre et, pour sa part, lui donner ou lui refuser la vraie existence de fait.

« Il ne faut pas dire, soutient M. Durkheim, qu’un acte froisse la conscience commune parce qu’il est criminel, mais qu’il est criminel parce qu’il froisse la conscience commune. » Ce renversement de l’ordre habituel est le pendant un paradoxe psychologique de M. William James : « Nous ne pleurons pas parce que nous sommes tristes, mais nous sommes tristes parce que nous pleurons. » Nous avons changé tout cela. — Reste à savoir pourquoi un acte « froisse » la conscience commune, si la conscience de chacun n’y voit absolument rien qui soit incompatible et avec les conditions les plus essentielles de la société, et avec les conditions les plus essentielles de la personnalité, c’est-à-dire de l’humanité dans l’individu.


III

Nous pouvons maintenant répondre aux objections que les positivistes sociologues dirigent contre la morale théorique. « Construire ou déduire logiquement la morale, disent-ils, est une entreprise aussi hors de propos que si l’on s’avisait de construire ou de déduire logiquement la religion, le langage, le droit. En un mot, les morales sont des données. C’est un fait que, pour toutes les consciences moyennes de notre civilisation, par exemple, certaines manières d’agir apparaissent comme obligatoires, d’autres sont interdites, d’autres enfin sont comme indifférentes. Il n’y a pas lieu d’édicter, au nom d’une théorie, les règles de la morale pratique. Ces règles ont la même sorte de réalité que les autres faits sociaux, réalité qui ne se laisse pas, impunément méconnaître[11]. » On voit comment les sociologues induisent pêle-mêle de la religion, du langage, du droit à la morale, comme si tout était identique en ces diverses choses. Cette confusion n’est pas « scientifique. » — Une religion, disent-ils, est une donnée ; donc la morale est aussi une donnée. — Mais une religion positive se présente comme une révélation surnaturelle, qui s’impose manifestement du dehors à l’individu. La conscience individuelle de l’enfant n’aurait jamais deviné les faits « révélés d’en haut : » la religion positive lui est alors transmise sous forme d’une « donnée. » En est-il de même pour la morale ? Assimiler celle-ci à la religion, c’est oublier que celle-ci est un ensemble de croyances et de rites que l’individu n’a pas faits. Encore faut-il que l’individu accepte la tradition religieuse, et, s’il l’accepte, c’est qu’elle répond à des besoins qu’il éprouve personnellement : besoin d’un réconfort devant l’inconnu dont il a peur, besoin de se mettre à l’abri de puissances extérieures dont il ne comprend ni la nature ni l’origine. Un brahmane donne à un Hindou une amulette ; un prêtre persan dit : « Incline-toi devant le soleil, » ou : « Danse devant la lune ; on a toujours fait cela et le moyen est infaillible pour n’être pas victime de la colère des esprits. » L’Oriental se conformera tout naturellement à la tradition religieuse. Les positivistes insinuent que le Dieu même de Socrate et de Platon est uniquement explicable par l’histoire des fétiches et des tabous. Est-ce bien certain ? N’y a-t-il dans la constitution psychologique de l’esprit humain, indépendamment des folklores et de l’histoire des religions, absolument rien qui engendre l’idée, légitime ou non, d’une cause inconditionnelle, d’un principe quelconque des choses, d’une raison de ce qui est ? Tout n’est-il, dans les théodicées, fût-ce celle d’un Leibnitz, que folie et terreur puérile ? Il est permis de croire que l’idée d’infini et celle de parfait, quelque objectivité qu’on leur accorde ou leur refuse, sont autre chose que la peur nerveuse du sauvage devant le tonnerre ou le culte intéressé de l’Annamite pour Monseigneur le tigre. De même pour l’idée du bien moral. « La science des mœurs » prétend expliquer par une série de superstitions anciennes la croyance à une moralité et à une raison quelconque ; pour notre part, nous pensons que la psychologie actuelle suffit déjà pour nous faire comprendre qu’un être intelligent, auquel son intelligence permet de se mettre à la place des autres êtres, se considère naturellement comme supérieur à la brute, comme supérieur à tout être inintelligent et insociable. D’autre part, la sociologie la plus élémentaire nous montre qu’il y a des conditions de vie en commun et de solidarité, conditions tellement évidentes que tout individu vivant avec d’autres les comprend sans avoir besoin d’être initié aux arcanes de l’histoire des mœurs. Les animaux eux-mêmes sentent certains intérêts collectifs et même certaines obligations collectives ; comment l’homme ne les sentirait-il pas ?

Tout comme ils invoquent les religions, les sociologues exclusifs mettent en avant le langage et son origine sociale, extérieure à la conscience individuelle. Et nous convenons que l’enfant ne trouvera pas dans sa conscience les raisons pour lesquelles le mot pain a fini par être en usage plutôt que bread ou brod : c’est là vraiment une donnée de fait. On conçoit que, si on veut se l’expliquer, il faille recourir aux philologues, comme on devra, pour s’expliquer la croyance à Brahma plutôt qu’à Jupiter, avoir recours aux historiens. Mais, quand on passe au droit, et encore plus à la morale, il y a un changement notable. Sans doute, dans le droit, une grande part revient encore à la coutume, aux mœurs, aux traditions diverses : l’individu d’un peuple donné ne peut pas se rendre compte de tous les détails d’une législation indépendamment de l’histoire et de la sociologie. Cependant, toute loi est le produit d’un sentiment généralement répandu, qui enveloppe lui-même des idées communes ou croyances plus ou moins confuses relativement aux rapports des hommes entre eux. L’homme du peuple le plus ignorant en histoire du droit et en sociologie juridique ne sera peut-être pas fort surpris si, ayant détroussé quelqu’un, il est saisi et emprisonné. Il ne sera pas davantage surpris si, ayant en outre tué celui qu’il avait volé, il est puni plus sévèrement. Il sera encore moins surpris si, convaincu d’avoir longtemps prémédité son mauvais coup, il est frappé avec plus de rigueur encore.

Les positivistes sociologues font ordinairement le plus profond silence sur la logique, où il est facile de reconnaître ce qu’ils déclarent impossible : une science « à la fois théorique et régulatrice. » Pourquoi donc ne transportent-ils pas à la logique ce qu’ils affirment si hardiment de l’éthique ? La logique ne se développant jusqu’au bout que dans la société, on pourrait soutenir et nous avons nous-même soutenu ailleurs[12] qu’elle est, au moins en grande partie, une science sociale ou, si l’on veut, une « réalité sociale, » comme « le langage, » « le droit, » « la religion, » la morale même. On pourrait partir de là pour prétendre que l’étude de la logique est une science « vide ; » que, au lieu de rechercher les règles qui découlent directement de la nature de la déduction ou de l’induction, il faut rechercher comment, en fait, les Fuégiens ou les Papous raisonnaient et raisonnent encore, comment les Egyptiens, les Babyloniens, les Grecs pratiquaient l’induction et la déduction ; comment les méthodes se sont peu à peu modifiées, non par l’effet des réflexions personnelles d’un Aristote ou d’un Archimède (comme tout le monde le croit), mais (comme le croit Marx) par les progrès de la « technique » sociale dans l’industrie, du « moulin à vent » et du « moulin à vapeur, » puis, plus tard, de la technique militaire, etc. On pourrait transporter la même méthode historique et sociologique à l’arpentage, au lieu de le considérer comme une application concrète des théories abstraites de la géométrie.

Pourtant les sociologues n’ont pas suivi cette voie. Ils sont bien obligés de reconnaître qu’il y a des notions géométriques et surtout des notions logiques qui sont communes à toutes les intelligences normales, quelles que soient les époques où on les considère, malgré les divergences de détail, malgré les erreurs nombreuses et les sophismes qui ont pu avoir cours. Les « dans » les plus barbares ont admis que quatre et un font cinq, du moins quand ils étaient capables de compter jusqu’à cinq, et que six et quatre font dix, quand ils étaient capables de compter leurs dix doigts et de compter sur leurs dix doigts. Les sociologues en conviendront aussi, les derniers des sauvages ont admis que tous les corps durs qui frappent la tête font mal et que, tel caillou lancé étant un corps dur, il serait absurde de conclure que ce caillou ne fera aucun mal. D’innombrables paralogismes remplissent sans doute la logique sauvage — cum hoc, ergo propter hoc, post hoc, ergo propter hoc, énumération incomplète, passage du sens divisé au sens composé, etc. ; — mais les lois logiques de l’induction ou de la déduction ne dépendent pas de la manière maladroite dont les hommes des bois ou des cavernes les appliquèrent. Les sociologues reconnaîtront même que, dans le fond, les sauvages bien dirigés et placés dans des circonstances favorables auraient raisonné, au moins pour l’essentiel, d’après les mêmes principes logiques que nos bacheliers. En tout cas, on ne fait pas dépendre aujourd’hui la science du raisonnement de la façon dont les Algonquins ont pu raisonner il y a dix siècles ; on ne considère pas la logique comme une « donnée de fait » qui n’aurait besoin ni d’être fondée, ni d’être justifiée, et qui ne pourrait être « une science à la fois théorique et normative. » En revanche, dès qu’il s’agit de morale, les positivistes de l’école sociologique ne veulent plus admettre que les intelligences humaines aient été capables des raisonnemens les plus simples, les plus propres à justifier immédiatement certains modes de conduite : ils croient qu’il faut en tout faire appel, comme Jeannot Lapin, à la coutume et à l’usage.

Que de fois on a cité, pour prouver la relativité et la variabilité de toute morale, ce fait que, chez les Égyptiens, le meurtre d’un chat était un crime ! Les actions réputées jadis les plus criminelles, — sacrilèges, profanations, incrédulité religieuse, etc., — ne sont même plus aujourd’hui des délits. — Mais toutes ces prétendues preuves de variabilité sont des preuves d’invariabilité. En effet, le principe d’appréciation d’où part la conscience est toujours identique ; c’est toujours la même majeure de raisonnement : l’individu doit être dévoué à la communauté ; or, — c’est ici que les mineures changent selon les croyances du temps, — le meurtre d’un animal sacré attire la colère céleste sur toute la communauté ; la profanation des objets du culte d’Osiris attire la ruine de la cité ; l’incrédulité religieuse d’Alcibiade ou de ses pareils tend à dissoudre, avec la morale, le lien social et à compromettre la vitalité de la nation athénienne ; donc, etc.

Je lisais récemment, dans une revue pédagogique, des pages intéressantes où l’on se plaignait de ce que nos instituteurs n’insistent pas assez, dans les écoles, sur la variabilité des idées morales, ne donnent pas assez aux enfans le sens du relatif. Ainsi on trouve notre morale trop assise, trop ferme, trop rigide ! Et pour montrer à quel point les notions du bien et du mal ont changé depuis les temps anciens, on cite l’un des plus vieux monumens de la morale égyptienne, ce fameux Livre des morts où, prête à comparaître devant Osiris, au seuil de l’Amenta, une âme séparée du corps fait sa propre confession. Écoutons donc ces paroles qui, dit-on, vont nous faire mesurer l’infinie distance entre la vieille morale et la nouvelle. « Je n’ai commis aucune faute : je n’ai pas tourmenté la veuve ; je n’ai jamais menti au tribunal ; » voilà les exactions et le parjure condamnés ; « je n’ai pas forcé le travailleur à faire chaque jour des travaux excessifs ; » voilà l’exploitation du travailleur condamnée, avec le sweating System ; « je n’ai pas accusé l’esclave auprès de son maître ; » voilà la délation condamnée, même à l’égard d’une caste jugée alors inférieure : ces Orientaux étaient-ils donc plus délicats que certains grands dignitaires ? « Je n’ai fait pleurer personne ; je n’ai pas affamé ; je n’ai pas tué, je n’ai pas dépouillé les morts de leurs bandelettes ; je n’ai pas altéré la mesure des grains ; je n’ai pas enlevé le lait de la bouche des nourrissons ; je n’ai pas chassé les bestiaux sacrés sur leurs herbages ; je n’ai pas capté l’eau sur son passage : je suis pur. » Saisissez-vous l’étonnante « évolution » de la morale ? Ne faire pleurer personne ! ne pas affamer ! ne pas tuer ! ne pas dénoncer ! ne pas mentir !… Il y a, il est vrai, les bestiaux sacrés, qui indiquent des croyances religieuses aujourd’hui disparues. Et c’est pourquoi on veut nous persuader que le fond même de la conscience est en perpétuel devenir. Mais les idées religieuses, quelque influence qu’elles exercent, ne sont pas la moralité même, l’intention de bien faire et de faire du bien aux autres. On s’extasie devant la variabilité de la morale ; pour moi, je trouve que c’est toujours la même chose, je veux dire le même sentiment fondamental ; seules les applications changent avec « le progrès des lumières. » Il est clair que, les animaux ayant perdu le caractère sacré qu’on leur attribuait jadis, le meurtre d’un chat ne saurait être jugé en France comme dans l’ancienne Égypte ; mais c’est précisément en vertu du même principe. Pareillement, nos sociologues ont beau jeu, comme M. Durkheim, à étudier « l’inceste » et à nous montrer combien les idées ont varié à ce sujet. Dans les rapports des sexes, il y a certainement une foule de prescriptions qui tiennent à un développement familial ou social en tel ou tel sens, à telles idées religieuses, à telles croyances relatives à l’intérêt social, à telles coutumes, à telles mœurs, etc. Mais, pour passer à un ordre d’idées voisin, que, dans notre société actuelle, un homme séduise une fille pauvre, la rende mère, puis l’abandonne sans le moindre souci d’un enfant qu’il sait ne pouvoir être que le sien, d’une femme qu’il sait n’avoir appartenu qu’à lui ; aura-t-on encore besoin d’invoquer la sociologie et l’histoire des institutions matrimoniales pour saisir en cet acte une irrationalité intrinsèque, une injustice immanente, consistant à nier et à rejeter lâchement les conséquences naturelles de ce qui est précisément un fait ? — Vous répondrez de nouveau que jadis hommes et femmes ont vécu dans la promiscuité. — Peut-être ; cependant, comme la famille existe chez beaucoup d’animaux, il n’est pas démontré qu’elle n’ait existé à aucun degré chez les premiers hommes[13]. Peu importe d’ailleurs : les moralistes d’aujourd’hui ne font pas une morale pour les sauvages ; ils la font pour les civilisés, et ils soutiennent que ce n’est pas seulement la pression sociale, mais une certaine valeur intrinsèque qui commande philosophiquement et scientifiquement certains actes.

— Les psychologues, dit-on, « en restituant l’élément de conscience parmi les explications des faits moraux et sociaux, introduisent presque toujours une erreur ; car ils restituent non pas l’état de conscience qui fut vraiment celui des acteurs et de leurs contemporains, mais « un autre état qui nous est propre[14]. » — Autant dire qu’il n’y a plus d’histoire possible, ou du moins plus d’explication historique, et que nous ne pouvons parler ni de l’ambition de César, ni du désintéressement d’Aristide, sous prétexte que l’ambition de César et le désintéressement d’Aristide avaient leurs « nuances propres, » qui ne sont pas celles de notre ambition à nous, de notre désintéressement à nous. Si l’on refuse ainsi au psychologue tout droit de raisonner par analogie et tout droit d’interpréter les « faits » bruts, on ne pourra même plus trouver de mots pour décrire les mœurs, coutumes, croyances. A vrai dire, les prétendus faits, données de l’histoire sociologique, ne sont pas plus des faits ni des données que tout le reste, à moins de s’en tenir aux constatations matérielles les plus grossières et de dire : on épousait ou on n’épousait pas sa sœur, on vivait ou on ne vivait pas en promiscuité, etc. Dès que vous voulez préciser, décrire et interpréter, vous raisonnez par analogie, qu’il s’agisse de mœurs sociales aussi bien que de mœurs individuelles.

Il n’est donc pas vrai que la méthode scientifique consiste uniquement, « quand il s’agit de croyances, de sentimens, de pratiques, de rites fort éloignés de nous, » à en chercher le sens et l’origine « dans une étude objective de leurs circonstances et de leurs conditions. » Si éloigné que soit de nous le sauvage qui frappe son fétiche pour le punir de ne pas l’avoir protégé, nous comprenons beaucoup mieux ce fait en nous mettant, par la pensée, dans un état de crainte superstitieuse et d’enfantine ignorance des lois naturelles, qu’en spéculant sur la prétendue histoire des fétiches, des amulettes, des totems et des tabous. Les Napolitains d’aujourd’hui, eux aussi, battent leur saint quand ce dernier ne leur envoie pas la pluie demandée, ou quand il n’a pas bien dirigé le coup de couteau qui devait tuer un ennemi par derrière. Il n’y a pas besoin d’être si grand clerc pour redevenir, par la pensée, enfant ou même sauvage : qui peut le plus peut le moins. Je concède qu’un Papou ne comprendra pas un Renan ; mais je crois que Renan comprendra suffisamment le Papou, et que, d’ailleurs, le moraliste français du XXe siècle peut se passer de le comprendre.

Loin d’être « scientifique, » la proscription de la psychologie du nombre des origines de la morale est un système préconçu, aussi arbitraire que les métaphysiques les plus incriminées. L’histoire qu’on nous propose d’une prétendue « réalité sociale » dont tous les ressorts psychologiques seraient exclus ressemble à une histoire des guerres napoléoniennes qui décrirait les mouvemens extérieurs de Napoléon, de ses généraux et de ses armées, en s’interdisant de parler, à titre de causes explicatives, des projets utopiques de Napoléon, de ses mobiles ambitieux, de son caractère insatiable, de son tempérament actif et énergique, de l’enthousiasme qu’il excitait autour de lui, bref, de toute la psychologie napoléonienne ou circa-napoléonienne.

Cette proscription de la psychologie est d’autant plus étonnante que, à vrai dire, la morale roule tout entière sur les intentions psychologiques. Ne pas s’occuper de ces intentions, c’est-à-dire des idées que nous concevons de certains faits ou de certaines règles, ainsi que des sentimens attachés à ces idées, n’admettre comme causes des actes que les mœurs et données sociales, c’est de l’aveuglement volontaire. Nous ne trouvons, pour notre part, rien de « scientifique, » à tout considérer dans une montre excepté les ressorts qui la meuvent, à tout considérer dans la morale excepté les mobiles et la classification ou évaluation que subissent les idées-forces dans la pensée d’un être intelligent. Va pour une « psychologie sans âme, » mais qu’est-ce qu’une morale sans motifs et mobiles psychologiques ? Ne vouloir accepter ces derniers qu’à l’état de « cristallisation sociale » de mœurs, de croyances collectives, etc., c’est vraiment ne vouloir étudier les choses que « par masses et en gros, » non dans leurs élémens ni dans leurs origines. On peut discuter pour savoir si la sociologie est, comme le prétendait Gabriel Tarde, une « interpsychologie, » mais la morale sociale, à coup sûr, est bien une interpsychologie en action, et la morale privée est une psychologie en action, sans compter tous les autres élémens, — logiques, esthétiques, métaphysiques, — qui viennent s’ajouter à la psychologie.

Les positivistes considèrent comme un « anthropocentrisme » spirituel la croyance que la raison humaine est « le centre du monde, » que l’homme est le « centre moral de l’univers. » L’expression de cet anthropocentrisme est, selon eux, « la prétendue morale naturelle, » ou, mieux encore, la prétendue morale rationnelle, au sens large du mot, c’est-à-dire la morale fondée sur la nature foncière de l’intelligence. Ces accusations, au premier abord, peuvent offrir un caractère spécieux ; à la réflexion, elles apparaissent comme superficielles. Le véritable anthropocentrisme était d’ordre scientifique, ou, si vous voulez, antiscientifique, en ce sens qu’il imposait à la science de ce qui est, à l’expérience de la nature telle qu’elle est donnée dans le temps et l’espace, des fins tout humaines, une centralisation autour de l’homme et de son séjour. Mais, quand il s’agit de la pratique, nous sommes obligés de considérer non plus seulement ce qui est donné dans l’espace et le temps, mais ce que nous pouvons donner par notre volonté intelligente, ce qu’il est désirable ou nécessaire de donner, de quelque nature qu’on se représente cette nécessité. Bref, nous sommes bien obligés de nous proposer un but et de prendre pour but ce qui nous paraît le plus ultime, autant du moins que nous, hommes, nous en pouvons juger. Par là, ce n’est pas un centre humain que nous posons, mais une fin, et nous essayons de la poser comme n’étant pas seulement animale et humaine. Nous essayons donc de dépasser le point de vue étroit de l’humanité proprement dite, ou, tout au moins, d’y trouver un point de coïncidence avec tous et avec tout ; c’est cette déshumanisation, c’est cette décentralisation, c’est cette universalisation, que l’on traite de centralisation autour de l’homme ou d’anthropocentrisme ! La logique, dont nous parlions tout à l’heure, est-elle aussi un anthropocentrisme ? Sans doute elle contient elle-même des élémens humains et subjectifs ; mais, étant donnée notre intelligence, la logique n’en est pas moins l’effort le plus grand que nous puissions faire pour régler notre pensée sur des lois qui soient celles de tous les sujets pensans et de tous les objets pensables. Nous demander davantage, c’est nous demander de sauter par-dessus notre tête. S’il y a des réalités illogiques ou antilogiques, qu’on nous en donne la preuve : ce n’est pas aux logiciens qu’incombe cette preuve. De même, en morale, nous essayons de nous placer au point de vue le plus universel possible, qui est celui qu’on est convenu d’appeler rationnel ; nous ne faisons nullement pour cela de la « raison humaine » le centre du monde : nous en faisons notre centre à nous et nous cherchons à nous identifier, selon nos forces, avec le grand Tout. Les adversaires de ce point de vue désintéressé et universel sont les vrais anthropocentristes ; seulement, ils prennent pour centre, eux, le matériel de l’homme, au lieu du mental, ainsi que les sociétés humaines matériellement considérées. Ils veulent que nous nous arrêtions au point de vue social comme ultime et ils le prétendent seul objectif ; c’est là, pour faire un barbarisme nouveau, du « sociocentrisme » et, conséquemment, un véritable anthropocentrisme.

Les objections des positivistes à la morale comme « science de ce qui doit être, » comme « science de l’idéal individuel et collectif, » n’ont donc pas de portée décisive et constituent elles-mêmes une vaste pétition de principe en faveur de la non-existence d’une morale

L’entière substitution de la science des mœurs à la morale implique théoriquement et ne peut pas ne pas produire pratiquement le scepticisme moral. On répond : Rien ne ressemble moins au scepticisme que de croire à la possibilité de modifier scientifiquement les effets par les causes. Mais cette réponse déplace la question. Sans doute, rien ne ressemble moins au scepticisme sociologique ; il n’en est pas moins vrai que la négation de toute moralité intrinsèque et rationnelle au profit des mœurs réelles constitue un scepticisme moral, en même temps qu’un dogmatisme sociologique qui, nous l’avons vu, est outré et intempérant.

— Les philosophes, réplique-t-on encore, ne fondent pas la morale, et les savans ne peuvent pas non plus la détruire. « Ce n’est pas d’une conception théorique ni d’un système d’idées que la prescription morale tire son autorité ; c’est de la pression sociale. » Cette autorité pourra donc subsister par sa force propre, au moins fort longtemps, « quelles que soient les méthodes employées par la science pour étudier les morales ; » de même que la science des religions, jusqu’à présent, ne semble pas avoir amené de changement marqué dans l’état des croyances religieuses. « Le danger dont on était si ému est donc tout à fait imaginaire[15]. » — Nous ne saurions partager cette confiance des sociologues exclusifs. L’histoire même des croyances religieuses se retourne contre ceux qui l’invoquent. Au pays de Voltaire, il est manifeste que ces croyances ont diminué dans la nation, presque disparu chez les ouvriers comme chez les intellectuels, notablement baissé chez les paysans et, en général, dans la partie masculine. Le sentiment religieux subsiste encore chez beaucoup, grâce surtout à son alliance avec le sentiment moral ; mais, que la critique parvienne à dissoudre les idées morales comme les idées religieuses, les sentimens moraux eux-mêmes finiront par s’atrophier. Les sociologues raisonnent comme quelqu’un qui dirait : — J’ai beau frapper au cœur tel animal, il cesse, il est vrai, de bouger, de se mouvoir, de sentir ; mais tout ne meurt pas à la fois dans son organisme : les ongles vont continuer de croître, et aussi les cheveux, et certaines autres parties qui vivront encore quelque temps. Rassurez-vous donc.

— La morale d’une société donnée, nous dit-on, a beau être toujours relative et provisoire, « elle n’est pas sentie comme telle. Au contraire, elle s’impose avec un caractère absolu qui ne tolère ni la désobéissance, ni l’indifférence, ni même la réflexion critique. Son autorité est donc toujours assurée tant qu’elle est réelle[16]. » — Que voulez-vous dire ? Entendez-vous que l’autorité sera assurée par une soumission de fait ? Je réponds que, en fait, il y a des hommes qui violent la morale prétendue donnée. Entendez-vous leur acceptation intellectuelle ? Mais vous êtes vous-même en train de « critiquer » et de détruire les motifs de cette acceptation, de cette autorité. Elle ne sera donc absolue, pour moi et pour les autres, qu’autant que votre doctrine ne m’aura pas convaincu et n’aura pas convaincu les autres. Si l’idée d’obligation n’est, comme vous le dites, qu’un sentiment de pression sociale, survivance d’un instinct plus ou moins primitif, elle devra s’évanouir dans l’espèce humaine après un temps suffisant. Dès aujourd’hui, elle peut s’évanouir chez celui qui a ou croit avoir la claire conception de sa nature. C’est la loi posée naguère par Guyau et excellemment développée par lui. Cette loi montre la force de l’idée pour la dissolution ou pour la consolidation de l’instinct, selon que l’idée, prenant conscience de soi par la réflexion, est défavorable ou favorable à l’instinct même.

En vain répond-on que « le caractère impératif de la morale aujourd’hui pratiquée, ne venant pas de la réflexion, n’est guère affaibli non plus par elle. » La réponse est contraire aux faits. Si l’individu mis au courant de la théorie positiviste se reconnaît vraiment pressé et opprimé par la force sociale au profit de la société, ne pourra-t-il jamais, par la réflexion, secouer pour un moment le poids qui écrase ses propres intérêts ou ses propres passions ? Nous revenons toujours à la loi que Guyau dirigeait contre l’école anglaise : la réflexion dissoudra l’instinct ; elle se délivrera non seulement de la pression sociale, mais de la pression intérieure des sentimens moraux, dès qu’elle découvrira que ces sentimens sont des moyens de ployer la machine individuelle au profit de la grande machine sociale. — En fait, direz-vous, la réflexion critique n’a jamais eu la force de détruire la morale. — Sans doute, mais c’est qu’il y a au fond de la morale bien comprise une indestructibilité rationnelle.

Tout en niant l’existence intrinsèque et la valeur objective de la moralité, ses négateurs veulent en conserver les avantages sociaux. Malgré les plus beaux raisonnemens, disent-ils, nous sentirons toujours le blâme de notre propre conscience. « Nous n’avons d’autre moyen d’échapper à ce blâme que par un endurcissement moral, qui nous paraît une déchéance pire que tout le reste. » Ainsi les sociologues, dans le même moment qu’ils nient la valeur rationnelle de la morale, sont obligés de la reconnaître ; aux sanctions extérieures dont ils nous menacent ils ajoutent le « blâme » intérieur, la crainte de l’ « endurcissement moral » et de la « déchéance. » Tous ces sentimens, il est vrai, ne leur paraissent que des importations de la société dans la conscience individuelle, une série d’envahissemens de chacun par tous ; mais ils oublient les révoltes possibles de l’individu auquel ils auront révélé ce secret. S’il est incontestable que, dans les temps modernes, le sentiment social va croissant, le sens de l’individualité peut aussi aller croissant pour l’individu même ; par conséquent, l’individu pourra dresser son moi devant la société, si la société ne lui apparaît que comme un mécanisme naturel, toujours relatif et provisoire, tantôt commode et tantôt incommode, dont on peut tourner à son profit les rouages quand on en sait les moyens. En vain M. Albert Bayet compte sur ce qu’il appelle un peu crûment la « réclame » sociale, comme moyen de « propagande » pour les vertus utiles à la société ; les intelligences affranchies n’y croiront pas plus qu’aux réclames commerciales et aux pastilles Géraudel.

Les positivistes, pour sauvegarder la pratique morale, se fient à l’horreur du nouveau et à la tyrannie des coutumes régnantes. « Rien de plus exigeant, disent-ils, que le conformisme de la conscience morale moyenne… Le misonéisme moral est encore aujourd’hui un fait universel[17]. » — Le misonéisme, répondrons-nous, est une base peu solide pour la pratique des bonnes mœurs. Vous croyez l’homme incapable de secouer le conformisme social, mais voyez les anarchistes et les individualistes effrénés de l’école des Stirner ou des Nietzsche. Ne prêchent-ils pas le mépris des conventions sociales, des préjugés de troupeau, le retour de l’individu à la pleine maîtrise de soi, à l’indépendance sans loi et sans règle, au-delà du « bien et du mal, » au-delà aussi de l’ « ordre social ? » — Ils prêchent dans le désert. — En êtes-vous sûr ? et si vous-même persuadez à l’individu qu’il n’est que l’esclave inconscient du grand troupeau humain, ne fera-t-il rien pour s’affranchir ?

Tout en comptant ainsi, pour les autres hommes, sur le « conformisme moral » et sur le « misonéisme moral, » les sociologues se plaignent volontiers de ce que ce sentiment a de peu scientifique. Cependant, ne tendent-ils pas eux-mêmes à un conformisme pire encore, le conformisme social, qui aboutit à la routine universelle ? Pour y échapper, ils font observer que la « réalité sociale » peut et doit être modifiée « par voie scientifique ; » mais, tant qu’ils ne sortent pas des considérations de pure sociologie, sans psychologie et sans philosophie générale, ils n’ont d’autre critérium du meilleur que « les conditions statiques et dynamiques de l’ordre social. » Si donc l’idée de progrès n’est pas exclue de leur conception, elle demeure subordonnée à des considérations tout extérieures de « volume, » de « densité, » de complexité et de simplicité. Le progrès serait autrement assuré si l’on faisait appel à la conscience individuelle, non pas pour lui prêcher simplement le conformisme, mais pour provoquer son initiative, pour lui demander l’acceptation et, au besoin, la modification des mœurs, coutumes, lois, sanctions et actions collectives de toutes sortes.

Avec une admirable sincérité, M. Lévy-Bruhl finit par se dire : « Il y a pourtant des questions de conscience : au nom de ‘quel principe les résoudre[18] ? » Et il répond : « Notre embarras est souvent la conséquence inévitable de l’évolution relativement rapide de notre société et du développement de l’esprit scientifique et critique. » — Sans doute ; mais encore, demanderons-nous à notre tour, que faut-il faire ? — « Se contenter de solutions approximatives et provisoires, à défaut d’autres[19]. » — Mais quand je suis placé entre la mort et ce qu’on est convenu d’appeler un devoir, il ne s’agit plus d’une solution « approximative. » Je ne puis vivre approximativement et si je meurs, ce n’est pas provisoirement. Si donc je ne conçois, dans mes rapports avec autrui, rien qui me paraisse d’une valeur autre que provisoire et approximative, la vraie pratique positive sera de dire : — Provisoirement, je choisis de vivre ; tant pis pour ceux qui seront victimes de mon choix ; provisoirement, je choisis mon plaisir et mon intérêt, seuls certains et positifs ; se sacrifier serait la plus hasardeuse des spéculations, un beau risque, sans doute, mais le plus fou des risques.

Descartes, lui, ne prétendait pas se contenter d’une « morale de provision ; » l’humanité ne s’en contentera jamais. Non pas que l’homme exige une certitude sur les résultats de ses vouloirs, mais il demande au moins que son idéal humain offre à son intelligence et à son cœur d’homme une valeur certaine, reposant elle-même sur une supériorité des qualités humaines par rapport à la nature purement matérielle ou purement animale.


V

Une dernière considération rend légitime et nécessaire le maintien du point de vue individuel et psychologique en face du point de vue collectif et sociologique. C’est que la société de fait, la société humaine ne réalise pas elle-même le véritable idéal social, ni par conséquent l’idéal individuel. L’individu n’a pas d’action directe sur l’Humanité, adorée d’Auguste Comte, et il n’en subit l’action qu’à travers sa propre patrie ; en conséquence, la patrie devient pour lui une fin, mais elle n’est cependant pas un but ultime et absolu. Une telle fin n’est sacrée que tant qu’elle est identique à la fin de l’humanité, elle-même identique à la fin de la société universelle. Celle-ci, à son tour, est l’idéale unité de la fin de chacun avec la fin de tous. L’humanitarisme est un patriotisme élargi, un nationalisme dilaté dans le temps et dans l’espace ; ce n’en est pas moins encore un sentiment à objet borné, où la pensée et le cœur ne trouvent pas leur entière satisfaction. Quoi qu’en disent Comte et les adeptes de sa sociologie, l’humanité n’est pas le Grand Être, elle n’est que le substitut pratique de la société universelle. Le tout social, dans sa réalité présente, n’est donc pas immédiatement identique au tout moral. La vraie moralité est la réalisation d’une vie idéale qui dépasse la distinction réelle du moi et des autres, considérés comme centres de désirs particuliers et d’intérêts particuliers. Dans une telle vie idéale, la vérité, par exemple, aura une valeur autre que celle qui lui vient de son utilité ou personnelle ou même sociale.

« Il n’existe qu’une vertu, » prétend Fichte (et Auguste Comte aurait parlé semblablement) : « s’oublier soi-même comme individu ; il n’existe qu’un vice : penser à soi ; quiconque dans les moindres choses pense à soi comme individu, quiconque désire la vie, l’existence, une jouissance quelconque, excepté dans la race et pour la race, celui-là, en dépit de tous ses efforts pour cacher sa difformité morale sous l’apparence des bonnes actions, n’est qu’un médiocre, un répréhensible et un misérable. » Voilà le sociologisme absolu en morale. Fichte par le comme si vouloir du bien à soi-même était nécessairement vouloir du mal aux autres. En outre, pourquoi le bien des autres, et même celui de la race, — je ne dis pas seulement de la race germanique, si chère à Fichte, — mais de la race humaine, aurait-il une valeur quelconque au cas où mon bien n’en aurait aucune ? Si je ne vaux rien pour moi, comment puis-je valoir quelque chose pour vous, et invicem ? Suffit-il de déplacer un objet, de mettre à droite ce qui était à gauche, pour lui donner une valeur ? Si ma vie, que vous me défendez de désirer pour mon compte, n’est pas un bien en elle-même et un bien pour moi-même, comment devient-elle un bien pour vous, qui vous jetez à l’eau pour m’empêcher de perdre cette vie ? Avec des zéros de valeur multipliés à l’infini dans le temps et l’espace, sous le nom de race germanique ou de « race » humaine, vous ne constituerez pas une réelle valeur. Pour que je me sente obligé envers autrui, il faut qu’il y ait en autrui et en moi tout ensemble quelque chose envers quoi ou en raison de quoi je me sente obligé, quelque chose qui ait une dignité supérieure à tout le reste. Et cette chose est conçue en moi avant d’être conçue en autrui, tout au moins en même temps qu’elle est conçue chez les autres ; si je ne lui dois rien en moi-même, je ne lui dois rien en autrui. Tout devoir envers les autres est donc indivisiblement devoir envers soi-même. Je ne puis vous respecter que si je me respecte, car il faut que le moi conscient soit chose sacrée partout, et que mon moi soit respectable pour vous comme le vôtre l’est pour moi. Bien plus, je ne puis vous aimer qu’en m’aimant moi-même, qu’en aimant en moi les caractères d’amabilité que je trouve en vous dignes d’amour. Ce n’est pas par pure condescendance pour les autres que je suis bon pour eux ; ce n’est pas une grâce que je daigne leur faire : je suis obligé envers moi à être bon envers vous, à ne pas être cruel, dur, orgueilleux, arrogant, colère, envieux. Si je vous frappe brutalement, je me frappe moi-même et m’abaisse au rang de la brute ; si je vous manque de respect, je me manque de respect. Il ne s’agit pas là seulement d’un contre-coup mécanique qui finirait par faire retomber sur moi ce que j’ai fait contre vous, comme lorsque je frappe violemment une eau qui me rejaillit au visage. Non, il s’agit d’une identité foncière des vrais biens humains. Si je manque à votre dignité, encore un coup, sachez bien que je manque du même coup à la mienne ; si je rabaisse votre humanité, je rabaisse la mienne ; si je suis injuste envers vous, je le suis envers moi ; si je suis mauvais pour vous, je suis mauvais pour moi. Tout ce que je vous dois, je me le dois ; ce que je fais pour vous, je le fais aussi pour moi : ce que je fais contre vous, je le fais contre moi. Mon suprême désintéressement est mon suprême, intérêt, le parfait amour de moi-même. Moralement, les autres hommes sont mes autres moi. S’il en est ainsi, pour être socialement unis et solidaires, il faut que nous soyons moralement indépendans ; plus nous aurons d’existence individuelle, plus nous pourrons réaliser d’existence collective. Tout au contraire, plus vous appauvrirez l’individualité et plus vous la ferez rentrer sous le joug des besoins purement naturels, qui, loin d’aboutir à l’amour et à la paix, aboutiront à la haine et à la guerre.

La fin idéale proposée à l’individu dans la sociologie humanitaire n’est pas suffisante pour entraîner l’adhésion totale et sans réserve. « Le ciel, selon Fichte comme selon Comte, est sur la terre, » ou du moins c’est là qu’il doit être réalisé. Pour cela, nous devons travailler sans repos et aussi sans espérance personnelle, sans aucune idée d’une récompense ultérieure ; nous devons réaliser une fin dont nous ne verrons jamais l’accomplissement. Cette fin est l’avènement de la raison, son avènement dans le monde même. « C’est au sein du temps qu’il faut faire œuvre d’éternité. » Fichte ne se demande pas plus que Comte ce qu’il adviendra de la raison, du moins de la raison humaine, quand la terre sera détruite et que ses débris morts rouleront dans l’espace. Il reproche à Kant d’avoir mis la fin de l’homme en lui-même, non dans la société ; le triomphe de l’universel et du social sur l’individuel est, à ses yeux, « la vraie victoire de l’éternel sur le temps. » Mais en quoi l’humanité est-elle universelle et éternelle ? Le sacrifice de l’individu à l’humanité raisonnable est, pour Fichte, un « sacrifice sans compensation, » un renoncement absolu et définitif. » Point d’autre fin au-delà de cette fin. Point d’autre monde que l’ensemble des individus passés, présens ou futurs qui composent l’humanité pour nous, point d’autre forme possible de la réalisation de « l’Esprit. » — C’est faire grand honneur à l’éphémère humanité que d’y voir la seule réalisation consciente de l’Esprit, fût-ce même à notre point de vue humain. Qui empêche un être concevant l’univers, débordant ainsi l’humanité, surmontant même la nature entière par l’idée, imaginaire ou vraie, d’un principe supérieur et intérieur au monde, qui empêche un tel être, — rêve pour rêve, — de rêver un triomphe universel de la raison et non pas seulement un triomphe humain ou terrestre ? La morale de Fichte se réduit à la morale humanitaire[20].

On répète volontiers, pour montrer l’insuffisance de l’individu, le beau vers du poète :


L’homme vit seulement le temps de dire adieu[21].


— Mais, pourrait-on répondre, la vie de l’humanité elle-même n’est qu’un adieu prolongé, qui, un jour, prendra fin. Si une société humaine conforme à l’idéal peut jamais se réaliser sur terre, combien de temps durera-t-elle, et que sera ce temps dans l’histoire de notre planète ? Que sera-t-il, surtout, entre les deux éternités du passé indifférent et de l’avenir incertain ? On a beau nous dire : « L’amour est plus fort que la mort ; » la mort aura été plus forte que l’amour. Et de même, l’inconsciente nature aura été plus puissante que la conscience humaine, qu’elle finira par réduire au silence. Le roseau pensant sera plus noble que l’univers qui le tue, il n’en sera pas moins écrasé par l’univers.

Enfin, si tout notre devoir n’était, conformément aux idées d’Auguste Comte et des sociologues, qu’un devoir envers l’humanité en général, il resterait toujours cette dernière question : — Quel est le bien que nous devons chercher à réaliser ou à promouvoir dans l’humanité ? — Répondrez-vous que c’est la disposition purement et simplement altruiste ? — Nous voilà une fois de plus au rouet : le seul devoir de chacun sera : « développer chez un autre une disposition à développer la même disposition chez un autre, » et ainsi de suite à l’infini. Il faut bien déterminer quelque chose qui ait une valeur ultime pour nous et que nous voulions développer comme état ou acte du moi. Même quand nous songeons au moi d’autrui, ce que nous avons en vue, c’est toujours un certain bien qui est bon aussi pour le moi et, si nous sommes logiques, nous ne pouvons exclure notre propre moi de ce bien, puisque les autres auront précisément pour devoir envers nous de l’y développer. De l’altruisme pur et simple, qui serait entièrement et uniquement centrifuge, il faut toujours revenir à une certaine réalisation centripète du moi. L’altruisme absolu est une idée qui se perd dans un cercle vicieux, comme s’y perd d’ailleurs l’égoïsme absolu. Il y a une synthèse à chercher, et les élémens de cette synthèse sont à réaliser dans le moi. Rien ne peut être la fin ultime en morale excepté des états ou actes de quelque moi, des états ou actes d’une ou de plusieurs personnes. Le devoir social, en définitive, ne peut provenir que de ce principe : la vraie nature ou activité de la personne trouve sa suprême et totale expression dans la socialité. Mais la société dans et par laquelle l’homme est ainsi moralisé n’est plus seulement la société humaine ; c’est, comme le croient les philosophes idéalistes, l’idée-force de la société universelle, c’est-à-dire l’humanité et le monde vus sous un certain aspect d’éternité, sub quadam specie æternitatis.


La conclusion de cette étude, c’est qu’il n’est nullement évident que la vie morale soit uniquement sociale. Fût-elle sociale, il n’est pas évident que tout s’y réduise à la pratique considérée comme ensemble de faits donnés, indépendamment des motifs et mobiles, indépendamment des considérations d’utilité, de perfection typique, de bien, de droit, etc., sans aucun appel à la psychologie ou à la philosophie générale, sans aucun autre objet devant l’esprit que les faits bruts, mœurs, coutumes, institutions, obligations légales, punitions positives, etc. Si vous remontez assez haut, vous trouverez que la pratique même, la pratique sociale, a sa racine dans des états de conscience, dans des émotions et représentations qui ne deviennent collectives qu’en étant d’abord ou simultanément individuelles. L’homme n’est pas une pure machine sociologique : il agit sous des idées et des sentimens ; c’est la psychologie de la volonté et de la pensée qui fait le fond de la théorie morale. La morale n’est donc pas, comme MM. Durkheim et Lévy-Bruhl la définissent, la science de la pratique sociale, donnée de fait ; elle est la science des motifs, fins et règles idéales de la pratique, non seulement sociale, mais individuelle. Le contenu particulier et concret de l’idéal moral est sans doute toujours relatif à un état donné de la société ; mais l’idéal moral, par son universalité, et surtout par son caractère souverainement impératif selon Kant, souverainement persuasif selon nous, dépasse le contenu actuel de nos idées pratiques, de nos maximes sociales, de notre structure sociale.

On connaît la comparaison saisissante de Huxley : — L’homme joue aux échecs, sur l’échiquier de la Nature, avec un adversaire caché qui ne triche jamais, ne fait jamais de fautes et ne passe jamais la moindre faute ; la science consiste à apprendre les règles de ce jeu formidable, où sont engagés la vie, la fortune, le bonheur de chacun de nous et de tous ceux qui se rattachent à nous. — La comparaison est juste et belle, mais on peut la pousser plus loin. Si nous n’avions d’autres adversaires en ce jeu que la Nature, la pratique se confondrait entièrement avec la science et nous n’aurions jamais ni l’occasion de tricher, ni la possibilité de tricher, ni aucun intérêt à tricher. Mais, en fait, nous avons pour partenaires et rivaux, dans ce grand jeu, les autres hommes et l’humanité entière. Tous les enjeux de la partie ne pouvant appartenir à tous, il devient possible à chacun de tricher pour gagner certains biens, qui peuvent être la fortune ou la vie même. Le milieu social, le prétendu Grand Être d’Auguste Comte n’est pas si omnipotent, si omniprésent que l’homme ne puisse, sans être un « surhomme, » lui dérober certaines actions. Dans la partie qui se joue avec la société, l’individu peut toujours tricher sur bien des points et faire plus d’un gain illégitime, gros ou petit : le tout est d’être habile, de bien cacher son jeu et, s’il est possible, de surprendre celui des autres. Dans la sphère de la vie individuelle, la paresse, la volupté et maints autres vices sont autant de plaisirs gagnés. Par là, nous ne violons nullement les lois du jeu avec la Nature ; nous violons seulement les lois du jeu avec les autres hommes. Si l’enjeu n’en vaut pas la peine, nous risquons d’être pris en faute et chassés de la salle : nous avons mal calculé. Mais, dans les grandes circonstances, quand nous jouons le tout pour le tout, en quoi notre fraude est-elle contraire aux lois de la nature ? Elle est conforme à cette grande loi naturelle qui veut que tout être vivant tende à persévérer dans la vie. Il existe, il est vrai, une autre loi de nature qui veut que nous aimions nos semblables et la société entière ; il y a même, ajouterons-nous, une loi de nature qui veut que notre intelligence soit satisfaite par la considération du plus grand bien pour tous, non pas seulement pour nous. Le résultat final est donc un conflit entre diverses lois de nature, qui nous poussent dans des directions différentes ; mais, quoi que nous fassions, notre acte sera toujours conforme à l’une ou à l’autre des lois de la nature, à commencer par notre nature.

Tel est le grand cercle où se débat la morale exclusivement positiviste et évolutionniste, celle qui, pour établir des valeurs, ne considère que les lois de la nature objective, soit hors de nous, soit dans la société. La véritable appréciation des valeurs suppose des élémens psychologiques et philosophiques, qui permettent d’établir ces valeurs indépendamment du simple mouvement évolutif par lequel les choses de la nature et de la société vont du passé à l’avenir, du simple au complexe, de la diversité confuse à une unité liée. Évolutionnisme, comme positivisme, est un mot vague, applicable à une foule de conceptions et de doctrines ; il n’indique par lui-même qu’un développement réglé dont les formes, les lois, les effets et surtout les causes demeurent à rechercher.

« On ne détruit que ce qu’on remplace, » disait Comte avec profondeur. Le positivisme, n’ayant vraiment remplacé la morale ni par la sociologie, ni par la biologie, n’a pas détruit la morale[22].


ALFRED FOUILLEE.

  1. Voyez Durkheim, la Division du travail social, Paris, Alcan ; le Suicide, étude sociologique (id.) ; Règles de la méthode sociologique (id.) ; l’Année sociologique, années 1896 à 1905 (la dernière année vient de paraître) ; Lévy-Bruhl ; la Morale et la science des mœurs, Paris, Alcan, 1903 ; Albert Bayet, la Morale scientifique, Paris, Alcan, 1905. Cf. Bougie, les Idées égalitaires. Paris, Alcan, 1900 et René Worms, Philosophie des sciences sociales, t. I et II, Paris, Giard, 1904, 1905 ; Annales de l’Institut international de sociologie, 1903, 1904.
  2. Durkheim, la Division du travail social.
  3. Lévy-Bruhl, la Morale et la science des mœurs, p. 133.
  4. Ibid., p. 196.
  5. Année sociologique, septième année, p. 381.
  6. Bougie, les Idées égalitaires. Paris. Alcan.
  7. Lévy-Bruhl, Ibid. ; Cf. Durkheim, les Règles de la méthode sociologique.
  8. Lévy-Bruhl, la Morale et la science des mœurs, p. 131.
  9. Lévy-Bruhl, la Morale et la science des mœurs, p. 192.
  10. Lévy-Bruhl, ibid.
  11. Lévy-Bruhl, la Morale et la science des mœurs, p. 99.
  12. Psychologie des idées-forces, t. II.
  13. Voir les Notions de sociologie de M. G. Richard, Paris, Delagrave.
  14. Lévy-Bruhl, ibid., p. 119.
  15. Lévy-Bruhl, ibid., p. 140.
  16. Ibid., p. 145.
  17. Lévy-Bruhl, p. 140, 142.
  18. Lévy-Bruhl, p. 251 et ss.
  19. Ibid.
  20. Lui-même, pourtant, dans les dernières spéculations de sa métaphysique, s’élève à un point de vue supérieur, comme si, la morale restant humaine, la religion du moins était à ses yeux surhumaine. À ce point de vue, il rétablissait sans doute la possibilité, sinon pour notre individualité, du moins pour notre personnalité vraie, de se retrouver dans le grand tout spirituel et divin. Voir le beau livre de M. Xavier Léon sur la Morale de Fichte. Paris, Alcan, 1901. Mais cette prétendue religion n’est que la morale en ses bases métaphysiques.
  21. V. Hugo.
  22. Un mot à propos de l’intéressante étude où M. Georges Goyau a bien voulu prononcer mon nom (voyez la Revue du 15 septembre) : Francinet et le Tour de la France par deux enfans ont pour auteur Mme Alfred Fouillée.