La Science du Langage

La bibliothèque libre.
La Science du Langage
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 67 (p. 274-306).
LA
SCIENCE DU LANGAGE

Lectures on the Science of Language delivered at the Royal Institution of Great-Britain, by Max Müller; 2 vol. in-8o. London 1861-1864.

L’ouvrage dont nous entretiendrons aujourd’hui les lecteurs de la Revue se compose de deux parties publiées à trois années d’intervalle. Les deux volumes qu’il comprend traitent de deux sujets assez différens pour qu’il soit difficile d’en rendre compte en une seule fois. La valeur scientifique en est aussi très différente. Tandis que le premier est un exposé de la science considérée dans son histoire, dans sa méthode et dans ses principaux résultats, l’autre cherche d’abord à élucider les conditions physiologiques de la parole et présente ensuite quelques applications souvent contestables des lois démontrées dans le premier traité. Au reste, c’est ce dernier qui a le plus contribué à populariser en Europe le nom de M. Müller; il date de l’année 1861. Depuis cette époque, il a eu plusieurs éditions et il a été traduit en plusieurs langues. Il est donc connu de beaucoup de lecteurs, et nous pouvons dire qu’il mérite de l’être non-seulement à cause du savoir de l’auteur, mais aussi parce qu’il contient le premier exposé systématique d’une science nouvelle dont l’avenir est certainement incalculable. M. Müller a partagé son premier volume en neuf leçons, qui rappellent les séances publiques qu’il a données il y a cinq ans à l’Institution royale de Londres. La masse énorme de faits qu’il y a rassemblés en rend la lecture souvent pénible aux personnes qui n’ont pas l’habitude des spéculations grammaticales ou philologiques, et qui n’ont point étudié dans ses détails la géographie ou l’histoire des peuples barbares. On désirerait souvent aussi plus de clarté dans l’exposition, plus de suite dans le développement des doctrines, en un mot plus d’ordre dans la composition du livre et de proportion entre les parties; mais ces qualités sont trop exclusivement françaises pour que nous soyons en droit de les exiger d’un Allemand, et encore d’un Allemand qui écrit dans une langue étrangère et qui professe pour des étrangers. Le manque de netteté dans la forme a l’inconvénient de faire paraître hasardées, même aux yeux des personnes compétentes, beaucoup d’assertions qui sont cependant fondées sur un grand nombre de faits et sur un emploi très sûr de la méthode. Enfin, si nous ne connaissions par d’autres écrits la hardiesse d’esprit de M. Müller et la solidité de son savoir, plusieurs parties de son livre, notamment celle où il est traité de l’origine du langage, pourraient à nos yeux porter quelques traces de timidité et d’hésitation. Nous croyons que ces défauts, signalés par plus d’un lecteur, n’existent pas en réalité, et que, si les conclusions du livre paraissent incertaines, cela tient surtout à ce que les connaissances psychologiques et les principes métaphysiques de M. Müller ne sont ni assez clairs ni assez solides. L’analyse des faits, en général la méthode naturelle appliquée à l’étude du langage, méthode qu’il possède aussi bien qu’aucun homme de l’Europe, l’a porté jusqu’à un point au-delà duquel elle ne suffit plus et où l’on ne peut demander de nouvelles lumières qu’à la philosophie. Il eût été plus prudent de marquer la limite où s’arrête la science du langage et de laisser le reste aux inductions d’une autre science; mais l’homme que l’étude générale de la chimie et de la physique a conduit jusqu’à la théorie des équivalens, telle qu’elle a été plusieurs fois et récemment encore exposée dans la Revue, peut difficilement s’arrêter en face du dernier problème dont la solution lui donnera la clé de tous les autres. Quand une analyse bien faite nous a montré qu’à une certaine époque de l’humanité on a parlé en monosyllabes, et que c’est de ces élémens simples que toutes nos langues sont sorties, il est difficile de ne pas se demander à soi-même d’où sont venus ces premiers élémens et comment l’homme a pu les inventer ou les recevoir. Toutefois, de même que la théorie de l’unité des formes primordiales de la matière ne peut pas s’établir par la seule observation et n’est pas du domaine de la physique, de même la question de l’origine du langage ne peut pas être résolue par les seuls principes de la grammaire comparée. Ces problèmes et tous ceux du même genre appartiennent à la métaphysique. Seulement, pour les résoudre avec certitude, les sciences d’observation sont d’un puissant secours, parce que les faits scientifiquement analysés offrent une base solide à toute l’argumentation. La physique mathématique vient après la physique expérimentale, mais sans les expériences la physique mathématique serait une science vide, un échafaudage léger construit sur un terrain mouvant et que le moindre vent pourrait abattre. C’est ce qu’a parfaitement compris M. Müller, et si son livre ne donne point la solution complète du grand problème, il a du moins l’avantage de poser le fondement solide sur lequel cette solution peut être appuyée. Nous allons essayer, sans nous astreindre rigoureusement à l’ordre de l’auteur, de résumer les grands faits scientifiques que renferment ses premières leçons et d’en faire saisir l’importance.


I.

Nous n’examinerons pas si l’histoire de la science du langage, telle que M. Müller l’a présentée, est assez exacte et assez complète; il suffit qu’elle soit véridique et impartiale. Cette science ne date pas d’hier, comme on se plaît à le répéter de notre temps, elle est au contraire une des plus vieilles sciences d’observation, et ne remonte pas moins haut dans le passé que l’étude des phénomènes naturels et les premières tentatives d’analyse chimique. Seulement elle a eu le même sort que plusieurs autres sciences de même nature, particulièrement la chimie : après avoir longtemps cherché sa voie et ses instrumens d’analyse, elle a fini par les trouver, et à partir de ce jour elle a marché avec une rapidité extrême. Nous datons la chimie de Lavoisier, c’est-à-dire de la révolution française, parce que c’est à cette époque que, sûre de sa méthode, elle s’est trouvée en possession de la balance, au moyen de laquelle elle a donné à ses analyses une précision qu’elles n’avaient point eue auparavant. La même époque a vu entrer l’étude du langage dans sa période scientifique, parce qu’alors la conquête lui a apporté de l’Inde l’instrument d’analyse qui lui avait manqué jusque-là : le sanscrit a été pour les philologues ce que la balance a été pour les chimistes. Aujourd’hui ces deux sciences ne sont pas moins avancées l’une que l’autre, et je crois même qu’à certains égards la science du langage est plus avancée que la chimie, parce qu’elle est plus près de résoudre ses problèmes fondamentaux et de passer à cet état de science déductive où est depuis longtemps parvenue l’astronomie; mais une science ne vient pas subitement au jour sans préparation et sans cause. Elle est, comme tout phénomène naturel, préparée par une longue et souvent pénible élaboration, à laquelle des siècles entiers et de nombreuses générations de savans ont participé.

Les préliminaires du, drame scientifique qui se dénoue sous nos yeux se sont accomplis sur deux points principaux du globe, chez les Grecs et chez les Indiens. A quel moment l’étude analytique du langage a-t-elle commencé chez les Grecs? Je l’ignore, et il ne paraît pas qu’on puisse le savoir; car si le premier grammairien qui a laissé un nom appartient à la période alexandrine, d’un autre côté Aristote et même Platon possédaient des notions grammaticales déjà si avancées, qu’il est difficile de les en croire les premiers inventeurs. De plus, si la grammaire, c’est-à-dire l’étude pratique d’une langue, est la première étape de la science du langage, elle n’apparaît pas non plus subitement au milieu d’un peuple. On peut penser qu’elle s’y montre aussitôt qu’il existe une littérature classique et une langue qui cherche à se fixer; c’est ce qui est arrivé dès le temps d’Eschyle, comme le témoigne Aristophane. L’enseignement des pédagogues avait certainement dès cette époque une couleur grammaticale, comme celui des sophistes et des rhéteurs avait une couleur littéraire. Au siècle suivant, Platon posait les grands problèmes du langage presque dans les termes où nous les posons aujourd’hui, et, sans pouvoir s’appuyer sur les faits innombrables dont nous disposons, proposait par une sorte d’intuition du génie les solutions que nous proposons nous-mêmes. Nous ne pouvons pas citer ici ses paroles, mais nous renvoyons le lecteur curieux au dialogue intitulé Cratyle.

C’est peut-être aussi s’avancer beaucoup que de représenter les anciens Grecs comme indifférens à l’étude des langues étrangères. Bien des choses au contraire les y conviaient : leur commerce, leur politique, leurs colonies, leurs voyages, leur curiosité d’historiens si vivement excitée depuis le temps d’Hérodote, le renom de sagesse, c’est-à-dire de science, dont jouissaient chez eux les peuples de l’Orient, enfin, depuis l’époque de Socrate, cet immense besoin de savoir d’où sont sorties presque toutes les sciences que nous cultivons de nos jours. On se persuade que les études grammaticales n’échappèrent point à cet élan général des esprits, quand on en trouve des traces considérables dans Aristote, et que peu d’années après on les voit florissantes dans Alexandrie. Le bouleversement du monde grec qui suivit la conquête macédonienne et l’expédition d’Alexandre le Grand, loin de ralentir ce mouvement, le précipita et le concentra dans certaines villes, telles qu’Alexandrie, Pergame, Antioche et Rhodes. Dans l’espace de temps compris entre Alexandre et la conquête romaine, les études grammaticales prirent un grand accroissement. Deux causes surtout y contribuèrent, les progrès des sciences d’observation et en général de l’esprit scientifique chez les Grecs, le rapprochement de beaucoup de peuples et de langues à la suite de la conquête macédonienne. L’esprit scientifique durant cette période ne s’appliqua pas seulement à la recherche et à la classification des phénomènes naturels, il s’appliqua aussi aux choses de la pensée et aux œuvres de la littérature et des arts. C’est le temps où furent composés sur les poèmes d’Homère et d’Hésiode ces grands travaux de critique dont les textes que nous possédons ont été le résultat. Cette œuvre de la critique fut certainement littéraire, mais elle fut principalement grammaticale. C’était, il est vrai, de la grammaire appliquée, mais enfin elle prouve que l’on avait alors des connaissances et des règles grammaticales établies. Quant à l’autre cause que nous avons signalée, le rapprochement des peuples et des langues, elle agit avec une extrême énergie pendant plusieurs siècles; c’est la période des traductions et de l’enseignement public, période à beaucoup d’égards comparable à celle où nous vivons. La fondation du Musée d’Alexandrie, centre d’études comme il n’en a plus été créé depuis lors, remonte à cette époque. C’était un établissement hellénique, où l’on professait en langue grecque et pour des Grecs; mais le prodigieux développement du commerce international amenait au Musée et dans les grandes villes centrales nommées plus haut des hommes de toutes les nations de l’Orient, avec leurs costumes, leurs mœurs, leurs idées, leurs religions et enfin leurs langues. Ces langues, on les apprenait, comme eux-mêmes apprenaient le grec, et s’il y avait chez eux quelque livre dont la connaissance parût avoir une importance majeure, on le faisait passer de leur langue en langue hellénique. Ainsi furent composées la traduction grecque de la Bible dite des Septante, traduction qui nous est restée, et celle de l’Avesta de Zoroastre, qui est probablement à jamais perdue pour nous.

Nous savons que les études grammaticales se développèrent rapidement dans la période alexandrine; mais nous savons aussi qu’elles avaient suivi une marche progressive, et que ni les règles ni les termes de la grammaire ne furent créés d’un seul jet. Si l’imprimerie n’existait pas et que dans deux mille ans il ne restât de nos soixante dernières années que le traité de chimie de M. Thénard ou celui de M. Berzélius, on pourrait croire alors qu’ils ont d’un seul coup créé la chimie et la nomenclature chimique, tandis que l’une et l’autre sont dues aux travaux successifs d’un grand nombre de savans. Sans attribuer à Zénodote, premier bibliothécaire d’Alexandrie, ni à Aristote, qui l’avait précédé de cent ans, la création de telle règle ou de telle expression grammaticale, nous pouvons affirmer que la grammaire prit une forme définitive dans la période alexandrine. Nous possédons en effet de cette époque un véritable traité de grammaire, composé par un certain Denys le Thrace, qui fut un élève du célèbre critique d’Homère, Aristarque.

A partir de cette époque, on peut suivre à travers l’histoire la destinée des études grammaticales. Ce fut, dit-on, ce même Denys qui les transporta dans Rome au temps de Pompée, et qui composa pour les jeunes Romains la première grammaire pratique de la langue grecque. Nous pensons néanmoins que les études du même genre étaient cultivées dans Rome, quoique avec moins de méthode, longtemps avant Pompée, car il y eut des hommes célèbres qui, bien que Romains, parlèrent avec pureté la langue des Hellènes, au point de pouvoir haranguer en grec les Grecs eux-mêmes : tels furent Tibérius Gracchus et le consul Flamininus. On sait aussi que la première histoire romaine fut écrite en grec par Fabius Pictor deux siècles avant Jésus-Christ, et que ce besoin d’apprendre et d’employer la langue des Hellènes devint général dans l’aristocratie romaine depuis le temps des Scipions. Dès que les Romains furent en possession d’une véritable grammaire grecque, l’enseignement des langues fut donné chez eux à peu près comme il se donne aujourd’hui chez nous. On traduisit littéralement en latin les termes inventés par les érudits d’Alexandrie : ainsi l’on vit apparaître les noms des cas, des genres, des personnes, les mots déclinaison et conjugaison, et une foule d’autres dont la signification latine ne s’explique souvent que par la langue grecque, d’où ils ont été traduits. C’est ainsi que l’étude empirique des langues fut constituée.

La grammaire de Denys le Thrace fut complétée par ses successeurs grecs et latins; mais le fond resta le même pendant toute la durée du moyen âge et des temps modernes : non-seulement les deux empires de Rome et de Constantinople n’ajoutèrent presque rien à l’œuvre des anciens grammairiens; mais, ce qui est bien digne de remarque, la scolastique du moyen âge, qui aurait dû être si intéressée à conserver la pureté de la langue latine et à en développer l’étude scientifique, ne fit pas faire un seul pas à la science du langage. Le contact des missionnaires et des prêcheurs de la foi chrétienne avec tant de peuples étrangers, parlant les idiomes les plus divers, se prolongea pendant plus de dix siècles sans qu’aucun d’eux conçût la pensée que les vieilles grammaires latines ne représentaient pas la grammaire en général et n’étaient que des rudimens enfantins. On considérait la langue de l’église comme la seule qui fût digne de ce nom ; la langue grecque elle-même avait le défaut d’être l’idiome des schismatiques, et l’hébreu n’avait que le mérite d’être la langue des Écritures et de passer pour avoir été enseigné à Adam par Dieu lui-même. Ainsi donc un concours durable de circonstances empêcha que l’on vît dans les idiomes étrangers ou modernes autre chose que des productions barbares et de simples instrumens nécessaires à la propagation de la foi. Quant à l’enseignement des laïques, d’abord, avant la réforme en Allemagne, avant la révolution chez nous, il n’était guère donné que par des prêtres et des religieux; ensuite il ne portait guère que sur les langues anciennes, le grec et le latin, et les vieilles grammaires y pouvaient suffire. Aujourd’hui, quand nous jetons un coup d’œil sur ce passé, nous voyons s’allonger devant nous une série non interrompue de grammaires toutes copiées les unes sur les autres, même les meilleures, série qui part du commencement de notre siècle et remonte d’année en année jusqu’à Denys le Thrace, embrassant une période de deux mille ans. C’est la période empirique dans laquelle les formes des mots sont classées dans un ordre commode pour l’enseignement, mais sans qu’aucune d’entre elles soit scientifiquement expliquée.

Pendant que les peuples gréco-latins construisaient et se transmettaient le système grammatical un peu artificiel qui s’enseigne encore dans les écoles, les Indiens construisaient le leur dans des conditions analogues et aboutissaient à des résultats semblables. L’étude de leur langue commença chez eux peu de temps après la période du Véda, dont on peut fixer le centre vers le XVIe siècle avant Jésus-Christ au plus tard. Nous avons reçu de ces époques reculées un certain nombre d’ouvrages d’une grande valeur, où sont contenues, sans beaucoup d’ordre il est vrai, de très profondes observations faites par les brahmanes et adoptées par les savans de nos jours. A partir de ce moment, les études grammaticales n’ont plus cessé un seul instant chez les Indiens, parce qu’elles ont eu pour objet non-seulement de conserver intacts les textes des hymnes qui sont les monumens sacrés du brahmanisme et d’en perpétuer l’intelligence, mais aussi d’épurer la langue commune, d’en éliminer les formes inutiles ou dénaturées par l’usage populaire, en un mot de constituer cette langue savante et correcte à laquelle on donna dès lors le nom de langue sanscrite, c’est-à-dire parfaite. Comme le sanscrit procède directement de l’idiome des Védas, qui est une sorte de sanscrit ancien, les études grammaticales faites en langue védique servirent de base aux grammairiens des temps postérieurs. La science des premiers alla s’étendant et se complétant par l’examen des formes de mots employées dans les poésies classiques. Il arriva un temps où l’examen fut complet, et ne laissa plus hors du cercle grammatical une seule forme irrégulière qui ne fut interprétée et ramenée à la régularité. Cet immense travail des brahmanes était fini plusieurs siècles avant Jésus-Christ, dans un temps où l’on songeait à peine chez les Grecs à s’occuper de grammaire. Il fut réuni à cette époque dans un livre d’une étonnante érudition. Ce livre, transmis de siècle en siècle depuis plus de deux mille ans avec d’abondans commentaires, nous le possédons, c’est la grammaire de Pânini. On peut dire qu’elle représente la science empirique dans son plus grand développement, qu’il n’y a chez aucune nation ancienne ou moderne aucune grammaire qui puisse rivaliser de valeur avec celle du savant indien, en un mot que la grammaire de Pânini est la perfection du genre. M. Müller a raison d’ajouter néanmoins que, sur la nature, sur l’origine, sur les lois naturelles de la formation du langage, cette grammaire ne nous apprend absolument rien. Si nous réunissions dans un seul livre les procédés employés par toutes les nations de la terre dans le travail des métaux, même dans celui de toutes les substances minérales ou végétales dont se servent leurs industries, nous posséderions une sorte d’encyclopédie des arts utiles; mais nous n’aurions pas pour cela la moindre notion de la chimie, ni l’idée qu’une science de ce nom pût exister.

La science du langage est née en Europe, et elle est toute moderne. L’idée qu’il est possible d’appliquer à cette étude les méthodes scientifiques ne date que de cent soixante ans environ. Elle appartient à Leibniz, ou du moins c’est dans une lettre de Leibniz au tsar Pierre le Grand qu’elle apparaît pour la première fois dans l’histoire. Le grand philosophe de Leipzig, dont l’esprit curieux et fécond se porta sur tant de sujets et sut créer ou transformer plusieurs sciences, rompit ouvertement avec la vieille routine empirique et proposa de former des dictionnaires d’un grand nombre de langues, afin que l’on pût les comparer mot par mot les uns aux autres, analyser les mots, les classer, et par ce moyen en connaître avec certitude les origines, ainsi que celles des nations qui les ont employés. Leibniz comprenait dans une même pensée deux sciences qui n’existaient point encore et qui ont pris de nos jours une grande importance, la philologie et l’ethnographie. Je ne vois pas la nécessité de faire honneur, comme le veut M. Max Müller, de l’une ou de l’autre au christianisme, et de dater la science du langage du jour de la Pentecôte à cause des langues de feu qui se tinrent sur la tête des apôtres. Le savant professeur doit savoir ce que c’était que ces langues, lui qui a publié le Véda avec son commentaire, et qui peut connaître mieux que personne la théorie du feu sacré. L’idée de la commune origine des hommes n’est pas plus chrétienne qu’elle n’est grecque, juive ou bouddhique, et ce n’est pas d’elle qu’est issue la philologie comparée. Celle-ci est née des mêmes sources que toutes les sciences modernes; elle a été créée par l’esprit scientifique de nos jours, qui n’a rien à démêler avec la foi. Si ce besoin de tout analyser, de tout classer, de n’avancer dans la science qu’avec méthode, afin de pouvoir atteindre sûrement la solution des derniers problèmes, n’avait pas animé nos générations, ni la science des langues ni les autres sciences d’observation ne seraient venues au jour, et les missionnaires depuis cent cinquante années n’auraient pas plus contribué à la rénovation des études linguistiques qu’ils n’y avaient contribué auparavant, il est pourtant vrai de dire qu’animés, eux aussi, de l’esprit du temps, ils ont aidé au progrès de la science en recueillant bien ou mal dans beaucoup de contrées lointaines des matériaux dont les savans de l’Europe ont su profiter.

La pensée de Leibniz ne tomba point sur un sol infécond. Pendant tout le XVIIIe siècle, on rassembla des faits et l’on tenta des solutions; mais alors régnait encore une idée juive exprimée au premier chapitre de la Genèse et malheureusement prise à la lettre par beaucoup de chrétiens. La Bible dit qu’Adam apprit de Dieu même les noms des objets, et d’après cela, comme ces noms sont hébraïques, l’hébreu était tenu pour la langue primordiale de la- quelle toutes les autres avaient dû sortir. Si l’on y avait regardé d’un peu plus près, on aurait vu dans le même livre ce Dieu se promenant dans le jardin de délices, sur l’heure de midi, quand souffle une brise légère, comme un prince ârya de Babylone dans son paradis; on l’aurait vu se repentant, se vengeant, se reposant, ignorant les orgies de Sodome et descendant pour reconnaître le bruit qui s’y faisait; on aurait alors compris que le livre mosaïque, ne pouvant pas être pris à la lettre, devait laisser les érudits dans une parfaite liberté d’esprit en matière de linguistique. Quoi qu’il en soit, on posa mal le problème, et les partisans de l’hébreu retardèrent de plusieurs années la marche de la science. Elle avançait cependant de deux manières, et le travail d’analyse qui s’opérait ne portait point à faux pour les langues qui se rattachent en réalité à l’hébreu. Dès le milieu du siècle dernier, la famille des langues sémitiques était reconnue; l’erreur commise venait non de la méthode employée, mais de la doctrine exclusive à l’établissement de laquelle on la faisait servir. D’autre part, les philosophes abordaient les grands problèmes. Condillac traitait de la nature et de l’origine du langage dans ses rapports avec les idées, l’école écossaise présentait aussi des solutions à sa manière, toute l’école de Voltaire en était préoccupée. Les temps étaient donc prêts pour qu’une révolution radicale s’opérât dans l’étude des langues, et les voies scientifiques s’ouvraient devant elle. La découverte du sanscrit fit cette révolution.

La première grammaire sanscrite publiée en Europe fut l’œuvre d’un carmélite allemand, Paulin de Saint-Barthélémy; elle fut imprimée à Rome en 1790. Six ans auparavant, les Anglais avaient fondé la Société asiatique de Calcutta. Dès lors on voit paraître tour à tour ou à la fois les travaux de William Jones, de Wilkins, de Carey, de Colebrooke. L’émotion produite par l’apparition d’une langue aussi ancienne que l’hébreu, autour de laquelle allaient se grouper celles dont l’hébreu ne pouvait rendre raison, fut si grande parmi les savans que plusieurs refusèrent d’en admettre l’authenticité, et que le célèbre philosophe écossais Dugald Steward alla jusqu’à en nier l’existence. Il fit un écrit pour prouver que cette langue et cette littérature avaient été fabriquées sur le modèle du latin et du grec par des brahmanes pleins de fourberie. Bientôt la vérité prit le dessus, et l’on vit briller tour à tour aux sommets de la science les noms de Fr. Schlegel en Allemagne et de Chézy[1] en France, puis ceux de W. Schlegel, qui fut en quelque sorte l’agitateur du sanscritisme, des deux Humboldt, de Grimm, de Wilson, de Bopp, qui par ses travaux d’analyse est devenu le maître auquel tous les nouveaux érudits devront longtemps encore demander les premières leçons. La génération née avec ce siècle a eu pour mission de compléter l’œuvre commencée par les hommes dont je viens de citer les noms. Elle l’a fait par deux découvertes presque simultanées, celle de la langue du Véda, qui donne le inscrit sous sa forme la plus antique, et celle de la langue appelée zende, dans laquelle sont écrits les livres sacrés de la Perse. Ce ne fut qu’en 1833 que l’on vit quelque chose des textes des hymnes védiques par le spécimen en vingt-sept pages qu’en publia Rosen[2]. La même année parut le grand ouvrage d’Eugène Burnouf sur un des livres de Zoroastre; ce commentaire eut pour résultat non-seulement de rendre au jour une des langues les plus importantes de l’antiquité, mais de prouver par un exemple la certitude des lois et des principes déjà posés par la philologie comparée, car la traduction et la reconstruction grammaticale du zend y étaient obtenues par l’application de ces lois à un idiome presque inconnu jusque-là. Il fut possible dès ce jour de reconnaître les époques relatives de la plupart des langues de l’Europe et de l’Asie, d’en démontrer la commune origine, de les comprendre sous des dénominations générales, enfin d’établir qu’elles sont indépendantes entre elles et par rapport aux langues sémitiques.

La plupart des noms que j’ai cités dominent de très haut tous ceux de la période où nous sommes; mais celle-ci compte de son côté des hommes qui ont contribué ou qui contribuent encore à la construction du grand édifice. La liste en est longue à l’heure présente. Pour faire comprendre l’immensité et l’énergie du travail qui s’accomplit depuis quarante ans dans la philologie, il suffira de dire que le réseau de langues et de dialectes qui enveloppe notre globe est dénoué maille par maille, qu’il n’en reste presque plus sur lesquels on ne possède des données suffisantes, que l’étude embrasse non pas seulement les dialectes vivans, mais encore ceux qui ont disparu et dont il nous reste quelque débris, que dans ces idiomes polis ou barbares un nombre incalculable de mots a été analysé, que ces analyses ont été rapprochées les unes des autres, et qu’à peu d’exceptions près la classification naturelle des langues est aujourd’hui terminée. Il est possible au moment où nous sommes d’envisager ce vaste tableau dans son ensemble et dans ses parties, de suivre pas à pas la formation du langage depuis ses premiers bégaiemens jusqu’à nos jours. Dans cette œuvre immense de notre siècle, les premiers pas ont été faits par l’Angleterre; la France a fourni un ou deux hommes supérieurs, l’Allemagne, — et surtout la Prusse, — a fait presque tout le reste. M. Müller est lui-même un Allemand qui vint en France il y a longtemps déjà, que la France ne sut pas retenir, et auquel l’Angleterre a donné à la fois la parole et la plus généreuse hospitalité. Je ne puis voir sans tristesse combien notre pays fait peu de chose pour une science dont on sentira dans un instant la valeur, pour une étude qui devrait tenir la première place dans notre enseignement supérieur, auquel elle rendrait la vie, et qui semble au contraire en être bannie pour jamais. En cela aussi, sommes-nous donc, comme quelques-uns le prétendent, le premier des peuples du passé?


II.

Après les deux ou trois mille années d’élaboration dont nous avons indiqué les principales époques, l’étude du langage est enfin passée à l’état de science. Au point où elle est parvenue, c’est une science inductive au même titre que la physique et la physiologie, et elle rentre comme ces dernières dans la classe nombreuse des sciences d’observation. Elle n’est plus simplement la grammaire, c’est-à-dire, comme on nous l’enseignait dans notre enfance, l’art de parler et d’écrire correctement; c’est une étude théorique. Entre elle et la grammaire, il y a autant de différence qu’entre la médecine, qui guérit, et la physiologie, qui étudie les lois de la vie dans les corps vivans. J’insiste, afin qu’il n’y ait point d’illusion à cet égard. Il y a des personnes qui s’imaginent que la philologie comparée, comprenant dans son domaine un grand nombre de langues, doit donner un moyen prompt et facile de les apprendre toutes. Il n’en est rien : la chimie donne-t-elle la connaissance immédiate d’un corps nouveau qui se présente ? Non; mais elle offre les moyens de l’analyser avec certitude, d’en reconnaître les élémens, de le classer dans une certaine catégorie et souvent de le reproduire à volonté. On peut ensuite tirer de ces connaissances théoriques, dont l’acquisition exige toujours du travail, des procédés économiques et sûrs pour faire servir ce corps aux usages de la vie. Il en est de même de la science du langage : elle n’a point pour but de faciliter l’étude de quelque langue que ce soit à celui qui a besoin de l’apprendre pour s’en servir; mais la connaissance analytique du langage et des lois qui ont présidé à la formation des langues permet le plus souvent d’analyser un mot dans une langue donnée, de le rapporter à son origine, et de reconnaître la manière dont il s’est formé. Celui qui possède ces connaissances peut bien ensuite apprendre avec plus de facilité une langue qu’il ne connaît pas, et même restituer leur sens à des idiomes perdus dont on n’aurait que les monumens écrits; mais ce ne sont là que des applications de la science, ce n’est pas la science elle-même. Exiger d’elle autre chose que ce qu’elle se propose, faire de la philologie comparée une grammaire pratique universelle, c’est non-seulement ne pas en comprendre la nature et la portée, mais encore la déprécier en exposant à des mécomptes inévitables ceux qui ne la cultiveraient qu’en vue d’études d’un autre ordre. La science pure est supérieure aux applications. Celles-ci ont pour objet de ménager notre temps et de faciliter pour nous le travail de la vie; mais comme tout ce travail, aux yeux d’un homme réfléchi, ne doit lui-même avoir pour terme suprême que le progrès de l’intelligence, on voit que les applications de la science retournent en définitive à la science elle-même, et que le plus court est de marcher à elle directement avec la pensée que rien au monde n’a une valeur comparable à la sienne.

Comment donc la science du langage est-elle constituée? quel en est l’objet, quelle en est la méthode? L’objet, nous l’avons dit, ce sont les mots dont se composent toutes les langues, comme l’objet de la minéralogie n’est autre que les pierres et les terrains dont se compose le globe de la terre. La méthode est celle de toutes les sciences d’observation; elle réunit les quatre séries d’opérations que l’on trouve dans chacune d’elles, l’analyse, la comparaison, la classification et l’induction. L’analyse porte sur chacun des mots de chacun des idiomes vivans ou morts; s’il était nécessaire de la faire complète, elle se répéterait autant de fois qu’il y a aujourd’hui et qu’il y a eu autrefois de mots prononcés par une bouche humaine. Il faudrait donc dresser un dictionnaire aussi complet que possible de chacune de ces langues, qui, avec leurs dialectes, sont au nombre de plusieurs centaines, et dans chacun de ces vocabulaires appliquer l’analyse aux mots qui y seraient énumérés, depuis le premier jusqu’au dernier. A chaque mot répondrait un article plus ou moins étendu dans lequel le lecteur verrait séparées les unes des autres les parties dont il serait composé, avec la signification de chacune d’elles. Ce travail de décomposition devrait être poussé jusqu’à ses dernières limites. Ainsi, en présence d’un morceau de craie ou de pierre à bâtir, le chimiste n’aurait pas satisfait notre curiosité, s’il se contentait de séparer l’acide carbonique de la chaux et de nous montrer ces deux composans dans deux vases séparés. Nous lui demanderions encore ce que sont ce gaz carbonique et cette chaux dont la réunion compose la craie. Il faudra donc qu’à sa première analyse en succèdent deux autres, et le travail ne devra s’arrêter que quand on aura la certitude d’avoir atteint les élémens simples et indivisibles de l’objet que l’on décompose. On voit que cette méthode, appliquée aux termes du langage, pourra conduire d’autant plus loin que la langue dont il s’agira sera composée de termes plus complexes. Soit par exemple le mot français constitutionnel. On établira d’abord qu’il renferme la forme d’adjectif el avec n redoublée et le mot constitution, une seconde analyse séparera la terminaison tion au moyen de laquelle nous formons des mots abstraits ; mais le verbe constituer n’est pas plus simple que ce mot, car il ne fait que présenter à la suite de constitu un autre élément qui caractérise l’infinitif de certains verbes. Seulement ce verbe a l’avantage de nous permettre de pousser l’analyse un degré plus loin et de retrancher la première syllabe, dont la présence indique que l’objet que l’on constitue renferme plusieurs parties mises ensemble en vue d’un résultat commun. Cette troisième analyse nous conduit aux mots statuer, station, état, au-delà desquels il faut recourir au latin, langue mère du français. Statuer, état, viennent en effet de status, qui signifie la situation d’une chose ou d’une personne qui se tient debout, et dans lequel l’analyse sépare aisément les deux syllabes; la seconde est une forme de substantif ou de participe, la première est une racine au-delà de laquelle il n’y a pas à remonter. Nous pouvons considérer l’analyse comme terminée, car si l’on ôtait de sta une de ses deux consonnes, on obtiendrait d’autres racines, sa et ta, dont la signification est absolument différente, et si l’on ôtait la voyelle, il ne resterait rien du tout, puisque la voyelle est absolument indispensable pour qu’une émission de voix puisse se produire. On voit par cet exemple comment procède l’analyse appliquée aux langues, comment elle sépare les parties des mots, et aboutit finalement à des élémens monosyllabiques.

Supposons qu’un travail de cette nature, poussé aussi avant qu’il est possible, ait été exécuté pour chaque mot d’une langue ancienne ou moderne. On possédera alors un immense tableau d’ana- lyses jetées pêle-mêle ou disposées, pour faciliter les recherches, dans un ordre quelconque arbitrairement choisi, par exemple dans l’ordre alphabétique. Un coup d’œil jeté sur les mots encore entiers fera reconnaître ces ressemblances extérieures que les grammairiens ont signalées dès l’origine, et on pourra les répartir entre les dix parties du discours; mais si, au lieu de s’en tenir à ces analogies superficielles, on compare entre eux terme à terme les élémens mis au jour par l’analyse, on verra ressortir des identités ou des analogies plus profondes. Ainsi l’on s’aperçoit très vite que les syllabes comme el, tion, dont nous avons parlé, se trouvent dans un très grand nombre de mots français, y jouent toujours le même rôle, et classent ces mots dans certaines catégories logiques. Cette simple remarque abrège beaucoup le travail de l’analyse. Une fois que l’on a isolé les élémens simples qui se reproduisent continuellement dans la langue que l’on étudie, et qu’on en a dressé la liste, il ne reste plus qu’à les reconnaître dans les mots non encore analysés où on les rencontre. Or ces élémens, auxquels les philologues ont donné le nom de suffixes et préfixes, sont toujours très peu nombreux et peuvent tenir dans deux ou trois pages d’écriture. Quant aux monosyllabes qui, comme sta, dans le mot analysé plus haut, donnent aux mots entiers la signification fondamentale, ils sont au contraire fort nombreux dans chaque langue, et peuvent s’y élever à plusieurs milliers. De plus chacun d’eux ne se trouve jamais que dans un nombre assez restreint de mots reposant tous sur l’idée fondamentale qu’il exprime.

On voit que le classement des mots dans une langue donnée peut s’opérer de deux façons. Si l’on prend pour base la racine, on réunira dans un même groupe tous les mots où elle se rencontrera : ainsi état, station, statuer, constituer, substituer, restituer et plusieurs autres formeront un groupe naturel reposant sur l’idée exprimée par la racine sta. On pourrait au contraire grouper les mots d’après les terminaisons comme dans les dictionnaires de rimes et mettre ensemble tous ceux qui finissent par tion, par ment, par ant, et ainsi des autres; on obtiendrait par là des familles artificielles, analogues à celles de Linné dans la botanique. La bonne classification se fait par la comparaison de tous les élémens des mots : les groupes les plus élevés reposent sur l’élément fondamental, qui est la racine; les groupes secondaires sur les autres élémens, utilisés pour le classement d’après l’importance relative de chacun d’eux. On forme ainsi des divisions naturelles où sous chaque racine sont rangés toujours dans le même ordre les mots qui la renferment, et qu’à cause de cela on appelle ses dérivés.

Nous supposons maintenant que l’œuvre de la répartition des mots en familles, genres et espèces naturelles est terminée pour un grand nombre de langues, pour toutes, s’il est possible. Il reste encore à faire le travail d’ensemble et à comparer les langues entre elles. On comprend que cette comparaison ne doit pas être vague, mais qu’elle doit s’appuyer toujours sur les analyses et ne les pas perdre de vue un seul instant. Elle mettra donc en regard non-seulement les mots entiers d’une langue avec ceux d’une autre langue, ce qui bien souvent conduirait à de grossières erreurs, mais les élémens des mots tels que ces deux langues les présentent après que l’analyse les a séparés. Ainsi les racines des mots français seront mises en regard des racines des mots latins, et les terminaisons françaises en regard des terminaisons latines. De semblables parallèles se répétant pour toutes les langues et se croisant dans toutes les directions, on parviendra à rapprocher les langues entre elles et à en former des groupes naturels comme on avait groupé les mots en famille dans chacune des langues prises à part. J’appelle l’attention sur ce point capital, qui soulève, comme on le voit, une question de méthode, car je ne puis être ici entièrement d’accord avec M. Müller. L’auteur anglais pense que les familles de langues doivent être formées uniquement d’après les parties mobiles des mots, c’est-à-dire d’après les terminaisons, auxquelles les savans donnent le nom de flexions grammaticales, et il ne tient presque point compte des racines. Il veut donc que l’on réunisse en une même famille les langues qui présentent les mêmes flexions, et que l’on sépare celles dont les flexions sont différentes. Je crois que le principe n’est pas absolument vrai et que l’auteur l’applique d’une façon trop exclusive. L’expérience prouve en effet que les racines étrangères ne s’introduisent jamais qu’en petit nombre dans quelque langue que ce soit, qu’elles y restent à peu près isolées et n’y forment point de familles de mots. Ces mots solitaires ont presque toujours leur histoire, et il est souvent possible de déterminer l’époque où ils se sont introduits. Si un peuple conserve en général sa grammaire, il conserve aussi ses racines, il n’en perd et n’en reçoit du dehors qu’un nombre borné. Les racines sont même l’élément le plus stable des langues, car ce sont elles que nous voyons passer, le plus souvent sans déformation, d’une langue ancienne à une langue moderne, tandis que les flexions subissent dans ce passage les plus profondes altérations. Nous croyons donc utile dans la classification générale des langues de considérer les racines non moins que les élémens grammaticaux et d’employer concurremment les uns et les autres dans la détermination des familles naturelles. Il ne sert à rien de dire qu’une langue pourrait changer toutes ses racines et rester dans la même famille, pourvu qu’elle conservât intactes ses déclinaisons et ses conjugaisons, car la science du langage n’a pas besoin de ces hypothèses exagérées que les faits ne confirment point. En réalité, quand deux langues ont la même grammaire, elles ont aussi les mêmes racines : tels sont par exemple le français, l’italien, l’espagnol, entre lesquels cette double analogie se remarque, et qui tous trois aussi présentent à la fois des divergences dans les racines et dans les terminaisons des mots.

La comparaison portant sur ces deux élémens conduit à la formation des familles naturelles de langues. Ces familles sont elles-mêmes de plusieurs degrés, comme les espèces et les genres dans l’histoire naturelle. Ainsi le français, l’espagnol, l’italien, le roumain, langues vivantes, composent un groupe naturel qui, dans son ensemble, se rapporte au latin. Pareillement les idiomes vivans de l’Angleterre, de l’Allemagne, de la Suède, de la Norvège et plusieurs autres se rangent côte à côte dans un même groupe sous le nom général de langues teutoniques. Il en est de même pour les idiomes modernes dérivés du celte, du grec, de l’ancien perse et du sanscrit ; mais, comparés entre eux, le celte, l’ancien allemand, le latin, le grec, le perse et le sanscrit, à cause des ressemblances qu’ont entre elles les grammaires et surtout les racines, se classent tous ensemble dans un groupe supérieur auquel on a donné le nom général de famille aryenne. Tout cet ensemble systématique repose sur le principe solide des ressemblances et des différences reconnues par des analyses scientifiques. Le même principe qui conduit à former des familles naturelles conduit également à les séparer. En effet, quand deux langues ne présentent entre elles aucune analogie ni dans les racines ni dans les formes grammaticales, elles demeurent nécessairement séparées dans l’ensemble de la classification. Elles doivent dès lors être considérées comme irréductibles l’une à l’autre. M. Müller croit que cette séparation ne doit pas être considérée comme absolue, parce que les langues, dit-il, sont soumises à des altérations qui ont pu avec le temps faire disparaître entre elles toute ressemblance. Il faut observer cependant que, si ce doute était admis dans la science, il serait le renversement absolu de la méthode, car il reviendrait à dire que les langues doivent être rapprochées d’après les ressemblances et séparées d’après les dissemblances qu’elles présentent, mais que ces dissemblances après tout peuvent bien n’être qu’une illusion et un effet du temps. Il faut pourtant suivre une méthode et y être fidèle, quand on sait qu’elle est bonne. Nous devons donc maintenir que deux langues ou deux familles de langues qui n’ont entre elles aucun élément commun sont irréductibles l’une à l’autre. Il faut même aller plus loin et dire que la présence de part et d’autre de quelques racines semblables ne porte pas atteinte à cette indépendance réciproque, car le nombre des monosyllabes possibles est loin d’être infini ; les idées primordiales qu’ils expriment sont en nombre très borné et il est presque inadmissible que de telles rencontres ne se soient pas produites. Enfin nous savons que quelques racines, quelques mots tout faits peuvent passer d’un peuple chez un autre et y acquérir le droit de nationalité. On peut donc admettre sans hésiter que, quand deux langues ne présentent réciproquement dans les racines et dans les autres élémens des mots que des caractères qui s’excluent, ces deux langues ne peuvent être ramenées l’une à l’autre ni comprises dans une unité supérieure. C’est là le principe de toutes les classifications.

Le classement des langues en familles naturelles est indépendant de l’histoire. La science traite les langues mortes comme si elles étaient vivantes, et les vivantes comme si elles étaient mortes. Les unes et les autres sont des faits qu’elle analyse, qu’elle compare et qu’elle groupe en séries juxtaposées ou superposées. Elle suit en cela la marche de la zoologie et de la botanique, dont la plus grande partie comprend les plantes et les animaux de la période présente, mais qui font aussi rentrer les espèces et les genres fossiles dans l’ensemble de leurs classifications. Ces espèces disparues n’ont pas seulement une valeur propre, elles forment souvent la transition entre deux espèces existantes et contribuent à l’unité de la science. Ainsi fait la philologie comparée, et par cette application de la méthode elle aboutit à ce que M. Müller appelle la classification morphologique des langues. Ce mot exprime assez bien l’opération et le principe d’où elle procède ; il faut seulement faire ici la réserve que nous faisions tout à l’heure relativement à l’emploi des racines comme moyen de classification, et de plus il faut observer que plusieurs langues, telles que le chinois, sont entièrement dépourvues de formes grammaticales, et composent par conséquent une classe à part dans la morphologie linguistique.

Quand on fait entrer dans l’étude comparée des langues l’élément historique, le classement n’est pas notablement modifié. Seulement, au lieu de former des espèces, des genres, des familles et des classes comme celles de la zoologie, c’est-à-dire des cadres abstraits d’où la réalité disparaît d’autant plus qu’ils sont plus étendus, les langues vivantes ou récentes réunies dans un même groupe ont avec celle qui les a précédées et qui leur donne leur nom général un rapport de filiation. Ainsi le latin n’est pas seulement un nom générique, c’est la langue mère de laquelle sont dérivées les langues novo-latines de l’Europe moderne. Il en est de même du sanscrit par rapport à plusieurs dialectes de l’Inde et à celui de ces bohémiens voyageurs répandus sur tous les chemins de l’Europe et de l’Asie. Il n’est point de dialecte sur la terre qui ne puisse être envisagé dans ses relations généalogiques avec quelque langue antérieure. M. Müller fait observer avec raison que la généalogie des langues n’est pas nécessairement la même que celle des peuples qui les parlent. Il peut arriver, et il arrive quelquefois, qu’un peuple abandonne sa langue et adopte un idiome étranger ; plusieurs nations germaniques de la grande invasion se sont accoutumées à parler latin lorsqu’elles ont été fixées dans les contrées sud-ouest de l’Europe, et ce fait s’est produit à plusieurs reprises dans la suite des temps. Les familles humaines ne sont donc pas identiques aux familles de langues, l’ethnologie ne peut pas avoir pour base unique la philologie. Cependant il ne faut peut-être pas donner à ce principe le caractère absolu que lui prête M. Müller. Une langue ne se substitue pas subitement à une autre, le passage s’opère petit à petit, et dans cette transition insensible la langue conquérante reçoit de l’idiome vaincu des modifications que la science constate et dont elle peut formuler les lois. Il en résulte qu’une philologie vague ou trop générale ne saurait en effet servir de guide à l’étude des races humaines, mais qu’une philologie profonde et précise peut reconnaître dans une langue dérivée les influences ethnologiques qui ont concouru à la former. J’ajoute que l’idiome du peuple conquis ne disparaît jamais entièrement : ainsi la langue française ne trouve pas toute son explication dans le latin, elle renferme un assez grand nombre de mots germaniques et même celtiques auxquels le latin ne s’est pas substitué. Cette double persistance de l’élément primitif dans les formes et dans le fond d’une langue dérivée s’explique aisément par la constitution organique du peuple vaincu, c’est-à-dire par sa manière de prononcer, qu’il tient à la fois de la nature et de l’habitude, et par l’état de sa civilisation au moment où s’est faite la substitution d’une langue à l’autre. Ce peuple en effet avait nécessairement certaines idées et certains usages, possédait des instrumens de paix et de guerre et des institutions durables que la langue étrangère n’avait pas de mots pour exprimer : les termes nationaux étaient alors conservés. Ainsi à mesure que l’on approfondit les analyses et les comparaisons, on voit se dégager l’élément ethnologique, et il s’affirme d’autant plus que l’on remonte davantage vers le passé, parce que les mélanges des races ont été se multipliant. C’est du reste ce que prouve la pratique de la science du langage : les langues anciennes sont moins mélangées que les langues modernes, et lorsque par le classement morphologique on a atteint ces langues primordiales que nous avons appelées irréductibles, on s’aperçoit que les peuples qui les parlaient offraient entre eux des différences physiques fondamentales et formaient, eux aussi, des espèces humaines irréductibles. Il n’y a donc pas de divergences sérieuses entre la science des langues et l’ethnologie. Ce n’est pas dans le passé, c’est dans l’avenir qu’il faut chercher l’unité des races et des langues humaines, et cette unité pourra être obtenue par le mélange de plus en plus homogène d’élémens primitivement séparés.

Nous venons de laisser entrevoir que la dernière partie de la science du langage consiste dans des inductions. C’est le terme et le but légitime de toutes les sciences naturelles. Ces inductions reposent sur les faits observés, analysés, comparés, classés, et ne laissent par conséquent que fort peu de place au doute ou à l’erreur. A mesure que l’on avance dans l’étude, on se convainc que la parole humaine est soumise dans sa marche à des lois constantes, analogues aux autres lois naturelles, et qu’il est possible de dégager. Ces lois sont les mêmes pour toutes les langues; elles ne varient ni en elles-mêmes ni dans les applications : ce qui diffère d’une langue à l’autre, c’est la matière à laquelle elles s’appliquent, matière plus ou moins simple, plus ou moins élaborée durant le cours des temps. Une fois en possession de ces lois, on peut se diriger dans l’étude des transformations successives des langues, en suivre d’un côté la décadence et la disparition, et.de l’autre, remontant de forme en forme, les voir se séparer les unes après les autres de la souche d’où chaque famille est issue; on peut pénétrer dans le passé des langues mères, enfin se rendre compte de leur naissance et de leurs premiers essais. C’est alors que s’élève pour le philologue, comme il s’était élevé pour le philosophe, le problème général de l’origine du langage; mais il se présente maintenant dans des conditions toutes nouvelles. Les philosophes n’avaient pour le résoudre que les lois générales de l’esprit qui ne supposent pas nécessairement l’existence du langage, et quelques hypothèses sur lesquelles il était impossible, ridicule ou inhumain de tenter des expériences. La science du langage offre aujourd’hui pour base solide plusieurs milliers d’expériences où les faits ont été analysés et coordonnés, et un ensemble de lois parfaitement établies dont l’application résout déjà presque à elle seule le grand problème.


III.

Ce sont ces lois et ces résultats généraux de la science que nous allons maintenant exposer. Les deux ou trois exemples que nous avons cités, et auxquels il est aisé d’en ajouter d’autres par centaines et par milliers, font distinguer dans les langues telles que la nôtre deux sortes d’élémens. L’un est en quelque sorte matériel, à peine variable, monosyllabique; c’est la racine. Il a une signification par lui-même, c’est lui qui rattache à une même famille tous les mots dont il forme la base et qui exprime l’idée fondamentale contenue dans chacun d’eux; c’est par exemple sta dans les mots stare, status, station, et dans tous ceux qui en dérivent. L’autre élément des mots s’ajoute à la racine, il varie selon l’idée accessoire ou la modification que l’on veut ajouter à la notion fondamentale; il renferme une ou plusieurs syllabes, constitue la terminaison des mots, et subit tous les changemens exigés par la déclinaison pour les noms et par la conjugaison pour les verbes. Il est mobile, et comme c’est lui qui donne aux mots leur forme grammaticale, on peut dire qu’il en est l’élément formel. Ce sont par exemple les désinences e, es, e, ons, ez, ent, dans le présent du verbe j’aime. L’analyse a prouvé que, quel que soit le mot que l’on envisage dans une langue donnée, les élémens qui le constituent rentrent dans l’une ou l’autre de ces deux catégories; mais quand on en est venu à comparer de ce seul point de vue les langues entre elles et à les classer d’après le rôle qu’y jouent ces deux élémens constitutifs, on a reconnu qu’elles se divisent en deux grandes classes profondément différentes l’une de l’autre. Dans les langues telles que le latin, l’hébreu, le sanscrit, la partie formelle est unie de la manière la plus étroite au monosyllabe radical, et forme avec lui un tout organique, une sorte d’unité vivante et individuelle. Cette union est si complète que souvent les élémens juxtaposés sont au premier abord indiscernables, et pour peu qu’il s’agisse d’un idiome moderne dérivé d’une langue ancienne, l’un et l’autre semblent quelquefois avoir entièrement disparu : tels sont par exemple les mots français fée, porche, mieux, qui viennent de fatum, porticus, melius. Les changemens que subissent les terminaisons quand on passe d’un cas à un autre, ou quand on change la personne, le nombre, le temps, le mode ou la voix dans un verbe, ont fait donner aux langues de cette catégorie le nom de langues à flexions. Cette première classe comprend toutes les langues de la famille aryenne et celles de la famille sémitique dont les principales sont l’hébreu, l’arabe et le chaldéen. A. mesure que l’on remonte d’une langue plus moderne vers une langue plus ancienne, on voit les élémens qui s’étaient confondus reparaître avec leur forme complète, et il devient dès lors possible de les analyser. La seconde catégorie se compose principalement des langues appelées touraniennes; les peuples qui les parlent occupent une grande partie de l’ancien continent, soit au nord soit au sud, depuis le Japon jusqu’en Hongrie et depuis les îles du Pacifique jusqu’au pays des Lapons. Les dialectes qu’elles comprennent sont en très grand nombre et varient d’une peuplade à l’autre; souvent chacun d’eux n’est compris que de quelques milliers d’hommes; quelques-uns seulement sont parlés par de nombreuses populations. Tels sont par exemple le hongrois, le turc, le tamoul, le tibétain, le chinois. Ce qui caractérise tous ces idiomes, c’est l’invariabilité des élémens des mots et l’absence de flexions grammaticales; mais si l’on considère les deux langues qui forment pour ainsi dire les deux termes extrêmes de cette longue série, le turc et le chinois, on voit ressortir entre elles une différence profonde. Dans le turc, l’élément radical et l’élément formel sont nettement distincts l’un de l’autre, ne se mêlent pas, et sont toujours immédiatement séparables; de plus, dans la partie formelle d’un mot chaque syllabe a sa valeur constante et se compose de lettres dont la voyelle seule peut être modifiée par la réaction des syllabes voisines. On peut donc composer le dictionnaire de la langue turque de deux parties : l’une, qui serait la plus longue, offrirait les racines qui donnent aux mots leur valeur attributive; l’autre serait une simple liste des élémens formels et donnerait l’emploi de chacun d’eux dans la formation grammaticale des mots. Pour faire ces derniers, il suffirait de prendre la racine exprimant l’idée et de placer à côté d’elle les syllabes formatrices dont on aurait besoin. Ces syllabes se placent les unes près des autres comme des pièces de marqueterie ou des pions sur un damier, et composent des figures dont l’unité provient uniquement de la juxtaposition et de l’ordre des parties composantes. Soit par exemple la racine sev, qui exprime la notion vague d’aimer : avec er, on forme sever, qui veut dire aimant; avec im, on forme severim, qui veut dire je (suis) aimant, j’aime; avec mek, on forme l’infinitif sevmek, aimer; en intercalant ish, on forme sevishmek, s’aimer l’un l’autre; avec dir, sevischdirmek ; les faire s’aimer l’un l’autre, et ainsi de suite à l’infini. En changeant sev et en lui substituant une autre racine, on obtiendrait des mots ayant les mêmes formes extérieures, mais une autre signification. Or, dans tous ces mots turcs, les syllabes formelles n’ont en général qu’un rôle purement grammatical, et n’ont en elles-mêmes aucune valeur attributive, aucune signification; elles sont comme ais dans j’aimais, bam dans amabam, ta dans le sanscrit amvita, ambroisie. Entre ces langues et les langues à flexions, il y a donc cette analogie, que les mots y sont formés de deux élémens dont un seul a par lui-même une signification; mais il y a cette différence, que dans les idiomes tels que le turc ces élémens sont juxtaposés et ne subissent point d’altération.

Enfin, dans la langue chinoise, il n’y a plus de différence entre les élémens des mots : ils sont tous égaux entre eux, monosyllabiques et doués d’une signification complète. Il n’y a donc plus là que des élémens matériels, invariables, d’une inflexibilité absolue, et dont chacun est un mot de la langue ayant sa place dans le vocabulaire. Pour énoncer une idée complexe, une relation de temps, de lieu, de personnes, d’action, il faut recourir à deux ou à plusieurs de ces mots et les rapprocher les uns des autres dans un ordre qui varie selon l’idée que l’on veut exprimer. Du reste le nombre de ces racines qui n’ont que deux ou trois lettres est très petit et ne dépasse guère quatre cent cinquante; seulement, comme les langues de l’extrême Asie sont chantantes, la variété de l’intonation change la signification de ces racines et en porte en réalité le nombre à plus de douze cents. Avec ces douze cents mots primitifs, les Chinois ont formé des groupes que l’on ne saurait appeler des mots composés, et dont le nombre s’élève à près de cinquante mille. Il est évident que dans une telle langue le nombre des mots est réellement illimité, puisque l’on peut toujours ajouter à un groupe un élément de plus qui en change la valeur, et même créer des groupes entièrement nouveaux; mais, quel que soit ce mot, il n’a par le fait aucune forme grammaticale, et l’esprit en aperçoit de prime abord tous les élémens sans qu’il soit besoin d’aucun effort d’analyse pour les séparer.

Ces trois grands faits une fois acquis, un jour immense va en rejaillir sur l’histoire des langues et nous conduire à la découverte de la loi qui en règle la formation. L’analyse qui nous a permis d’établir les généalogies des divers idiomes nous a montré dans le plus compliqué l’élément flexible se modifiant avec le temps au point de devenir méconnaissable; puis elle nous a fait voir qu’en remontant d’anneau en anneau la chaîne des langues dérivées les unes des autres, on retrouve ces formes de plus en plus complètes et de plus en plus séparables. Ainsi dans mais il est impossible de séparer la racine de la flexion; mais cette séparation peut avoir lieu dans le latin magis, d’où le français mais a été tiré, et l’on distingue déjà clairement la racine mag, qui est dans magnus, et la flexion is. Entre le latin et le turc, la différence est beaucoup moins grande qu’entre cette dernière langue et le français. Le sanscrit, qui n’est peut-être pas plus ancien que le latin, mais qui s’est moins altéré que lui, laisse apercevoir beaucoup mieux encore ses élémens, car d’un côté chacun d’eux s’y trouve dans un état plus complet, et de l’autre, comme les lois euphoniques de cette langue sont parfaitement définies, il est souvent possible de rendre à un élément transformé sa forme pure et originale. Or dans cette langue on ne tarde pas à reconnaître deux faits importans. Les élémens formels des mots ont tous été primitivement monosyllabiques aussi bien que les racines, et on peut, dans un grand nombre, apercevoir clairement d’anciennes racines dont plusieurs sont encore employées dans le discours. Ainsi, dans la conjugaison des verbes, l’analyse, en séparant les terminaisons des personnes (mi, si, ti, mas, etc.), découvre en elles les pronoms personnels. Il résulte de ces deux faits, dont l’analyse nous montre de plus en plus la généralité, que les langues à flexions ont été primitivement des langues monosyllabiques composées comme le chinois de racines attributives. On constate aisément le même fait pour des langues de la catégorie du turc; on est donc en droit de conclure que ces langues aussi ont été dans l’origine composées de monosyllabes.

Ainsi les familles se transforment en périodes. Revenant alors sur tout l’ensemble des langues humaines, on s’aperçoit qu’à l’heure présente il y a sur la terre des représentans de toutes les périodes de formation. Si l’ancien chinois représente cet état primitif que M. Müller appelle la période des racines, il y a déjà un commencement de soudure dans plusieurs mots du chinois moderne. Entre cet état et celui où est actuellement la langue turque, les dialectes touraniens nous offrent tous les états intermédiaires, et le turc à son tour subit de plus en plus la loi qui fait passer une langue de son espèce à l’état de langue à flexions. Enfin toutes les langues à flexions ne sont point parvenues au même degré de transformation : le sanscrit est plus près de l’état ancien que les dialectes populaires qu’il a engendrés, le pâli, l’indoustani et plusieurs autres; l’italien est plus près du latin que le français. Les trois grandes périodes signalées par la philologie ne sont donc point isolées les unes des autres; il y a de l’une à l’autre des transitions nombreuses; il les faut admettre moins comme des périodes que comme des points de repère dont la science une fois faite peut se passer. Les langues humaines nous offrent alors un tableau qui n’est pas sans analogie avec celui du ciel étoile. Ici le télescope, aidé du calcul, nous fait voir des mondes à tous les degrés de formation, depuis la nébuleuse irréductible et la comète, où la matière cosmique présente une masse homogène d’élémens subtils et égaux entre eux, jusqu’à ces terres refroidies et à ces Müllers de petits corps planétaires qui parcourent l’espace et se précipitent enfin sur les plus grands. Entre ces deux extrêmes sont les nébuleuses annulaires ou résolubles, dont quelques-unes sont déjà brisées et montrent des centres d’attraction vers lesquels les matériaux qui les composent sont en marche pour se réunir, puis les soleils radieux avec leurs planètes où coulent les fleuves, où circulent les vents, où fleurit la vie, enfin les systèmes planétaires emportant dans l’espace autour des soleils leurs satellites glacés et leurs anneaux. Il n’est pas un astronome aujourd’hui qui n’admette que ces satellites, ces terres, ces soleils et tout ce qu’ils renferment ont commencé par être des nébuleuses irrésolubles et des amas de matière sidérale jetée pêle-mêle comme une poussière et comme un chaos.

Comment les langues ont-elles passé de la période des racines à celle des flexions? M. Müller développe ici la théorie déjà ancienne de l’altération phonétique et celle du renouvellement dialectal. Nous pensons qu’il y faut ajouter l’élimination, dont l’auteur ne fait point sentir assez l’importance. Il est en effet parfaitement sûr que chaque langue en vieillissant a perdu beaucoup de racines. Ainsi la langue du Véda en renferme qui n’existent plus dans le sanscrit ; le latin, le grec, le haut et le bas allemand en ont qui leur appartiennent en propre et qui ont été utiles pour la restitution de la langue zende, preuve qu’elles sont aryennes. Si cette perte des racines durait encore lorsque ces langues se sont séparées du tronc qui les a produites, on en peut certainement induire que ce phénomène existait auparavant et se produisait avec plus d’intensité. Chaque peuplade apportant ses mots particuliers au trésor commun, beaucoup de ces mots faisaient double emploi, et l’un de ces doubles était pour cela même abandonné. C’est ce que nous voyons se produire dans notre propre langue : la lecture des anciens auteurs français nous révèle une foule de mots tombés en désuétude et remplacés par d’autres qui souvent n’étaient pas moins anciens, mais qui se sont trouvés mieux en harmonie avec l’esprit général de notre langue. Beaucoup de ces mots oubliés sont encore usités dans nos provinces, où ils n’ont pas eu à lutter contre les mots venus d’ailleurs[3]. Les dialectes grecs ont subi la même loi : ils ne sont pas nés de la langue commune, c’est eux au contraire qui en se rapprochant ont formé cette belle langue que nous admirons dans Thucydide, Platon et Démosthène. Dans ce rapprochement, beaucoup de termes appartenant aux dialectes n’ont pu passer dans la langue commune, parce qu’ils y faisaient double emploi ; mais ils sont restés longtemps dans leurs provinces respectives, où quelques-uns se retrouvent encore. On peut donc constater clairement dans la formation des langues la grande loi que M. Darwin a, moins sûrement peut-être, reconnue dans celle des espèces vivantes : les mots luttent pour la vie comme les animaux et les plantes ; ce n’est pas toujours le plus fort qui l’emporte, c’est celui dont la constitution est le mieux en harmonie avec le milieu où il est engagé.

La seconde loi est celle de l’altération phonétique ; un exemple la fera comprendre. Le latin disait amare, amant, amabam ; le français dit aimer, ils aiment, j’aimais. Ainsi un changement s’est fait dans la racine am, dont le son s’est affaibli, et dans l’élément formel, dont les parties fondues ensemble ou amoindries sont devenues er, ent, ais. Ce phénomène a quelquefois été excessif : ce n’est pas seulement le français qui offre des mots tels que coing, venant de codogno, forme romane du grec kydônion ; je trouve dans le dialecte piémontais de Gênes et d’Alexandrie des mots tels que majo pour marito, aoava pour adorava, où les consonnes qui forment le corps solide des mots ont presque entièrement disparu. Mais ce qui donne à la loi de l’altération une importance majeure, c’est qu’il faut attribuer à elle seule la perte du sens attributif dans les élémens formels du langage et leur passage de l’état de racines à l’état de terminaisons. Les langues aryennes en fournissent des preuves sans nombre; en voici un exemple en français : notre futur j’aimerai, tu aimeras, est de formation nouvelle et n’existait pas dans le latin; or les anciens auteurs nous en montrent les élémens séparés dans des phrases comme celle-ci : amer vos ai, j’ai à vous aimer; le peuple dit même encore ons, « j’ons un curé patriote, » et montre la forme altérée de avons contenue dans nous aimerons. Plus on remonte vers le passé d’une famille de langues, plus on se rapproche des formes non altérées, et on y reconnaît peu à peu les racines primordiales qui ont subi ces altérations. Chez les peuples dont la langue n’est pas fixée par l’écriture ou par quelque autre cause, les mots s’altèrent avec une extrême rapidité : on cite des missionnaires et des voyageurs qui sont allés deux fois à vingt ans d’intervalle chez une même peuplade barbare, qui la première fois avaient étudié sa langue et qui au second voyage ne reconnaissaient presque rien de ce qu’ils avaient appris. Il est donc probable que dans les temps anciens de nos langues il se produisit de nombreuses altérations des mots, et l’on peut considérer comme un fait acquis à la science que le passage de la période des racines à celle des flexions s’est opéré en vertu de cette loi. On demandera peut-être quelles causes ont contribué à ralentir l’altération des mots. Quoique la question ne touche que par un côté à l’étude des langues, on peut dire cependant que l’écriture a été un des moyens de fixation les plus énergiques, et qu’elle a acquis une force conservatrice beaucoup plus grande encore par l’invention de l’imprimerie; mais à côté de cette cause matérielle il faut placer les causes morales, la religion, la constitution de la famille, de la société, de l’état, l’invention des métiers, des industries et des arts, la création des sciences. Chacune de ces institutions a eu son vocabulaire particulier où les modifications n’ont pu dès lors se produire qu’avec lenteur. Il est remarquable, en effet, que les grandes altérations historiques des langues répondent toujours à un grand mouvement dans les institutions publiques, que les langues durent autant que les civilisations, naissent, périssent et se renouvellent avec elles.

Ces altérations précipitées ont pour conséquence le renouvellement dialectal, qui s’opère presque toujours par fractionnement. Quand une civilisation est usée et que les causes intérieures de destruction l’emportent sur les causes d’existence, les provinces, les métiers, les sociétés de tout genre, souvent aussi les peuples du dehors apportent leur contingent d’idées nouvelles, de besoins non satisfaits, et des mots se forment pour les exprimer. Dans la fusion générale qui s’opère alors, les anciens mots de la langue commune s’altèrent au point de devenir méconnaissables, et quand la société se reconstitue sur des bases nouvelles, on voit par degrés apparaître un idiome construit dans des conditions renouvelées. C’est ainsi que du grand mouvement social qui accompagna et qui suivit l’invasion barbare naquirent les idiomes gallo-romains de la langue d’oil et de langue d’oc, l’espagnol, le portugais, l’italien et tous les dialectes intermédiaires. Le même phénomène se produit lorsque d’une contrée circonscrite une population exubérante est forcée d’émigrer et de chercher fortune ailleurs, car elle ne peut partir tout organisée : au contraire ce qu’elle emporte de la mère-patrie se détruit ou se dénature chemin faisant, et quand elle est enfin dans la contrée où elle doit se fixer, elle y trouve des conditions d’existence physique et morale souvent tout autres que celles qu’elle a quittées. Ainsi s’explique par la loi du fractionnement la naissance successive du celte, des langues germaniques, du latin, du grec, du zend et du sanscrit, tous également issus d’une langue-mère primitivement parlée dans les hautes vallées de l’Oxus. Il dut en être de même pour l’hébreu, l’arabe, le chaldéen et les autres dialectes sémitiques, dont les ressemblances et les différences ne peuvent guère s’interpréter autrement.

Si maintenant nous suivons dans leur marche les trois lois que nous venons d’esquisser, l’élimination, l’altération et le fractionnement dialectal, nous nous apercevons qu’elles agissent simultanément et d’une manière continue, quelles que soient les causes qui en ralentissent l’action ; mais, comme les langues aryennes et sémitiques ont seules parcouru les trois phases de leur développement, c’est dans l’étude de ces langues qu’on saisit toute la portée des lois en question. Les idiomes de la période moyenne, comme le turc, le finnois, le basque, n’ont subi leur action que dans une mesure beaucoup plus restreinte. Enfin les langues monosyllabiques telles que le chinois en sont encore à la première période ; elles ont évidemment subi dans de vastes proportions les effets de l’élimination des racines superflues, puisque le chinois n’en a conservé que quatre cent cinquante ; mais elles n’ont été que peu altérées et n’ont donné naissance qu’à fort peu de dialectes. Encore ces dialectes peuvent-ils être envisagés comme produits indépendamment les uns des autres au milieu d’une masse homogène qui s’est centralisée sur divers points, comme la matière sidérale de Jupiter ou de Saturne, en se condensant autour de certains points d’attraction, a produit les satellites qui circulent autour de ces planètes. Quoi qu’il en soit, le mouvement qui s’opère encore sous nos yeux dans les langues aryennes, mouvement dont nous pouvons remonter le cours pendant plusieurs milliers d’années, s’est accompli dès le début en vertu des trois lois que nous venons d’exposer; et comme les lois du monde sont invariables, nous nous croyons autorisés à en suivre l’application même dans les temps où l’observation directe ne peut atteindre. La science admet donc que les langues aryennes et les langues sémitiques ont passé par les trois périodes déformation, que les langues touraniennes en général n’en ont eu que deux et ont été fixées durant la seconde, enfin que le chinois n’avait pas encore dépassé la première lors de sa fixation et qu’il s’y trouve encore. De plus, comme tous les mots de cette dernière langue sont des racines attributives exprimant une idée, l’écriture chinoise a dû avoir elle-même une valeur idéologique indépendamment du langage, et ressembler à l’écriture de l’arithmétique où les signes 1, 2, 3, etc., peuvent se lire en français, en allemand, en grec et dans quelque langue que ce puisse être.

Quand les langues aryennes se sont, par la voie du fractionnement, séparées de la langue centrale d’où elles sont issues, celle-ci était déjà parvenue à sa troisième période. Les anciennes traditions gréco-latines remontent au moins à vingt siècles avant Jésus-Christ; plusieurs hymnes du Véda et les plus anciennes parties du livre de Zoroastre ne sont guère postérieures à cette époque, et l’ont peut-être précédée. Ce n’est pas là une très haute antiquité; mais il faut bien admettre que ces chants n’ont pas été composés au moment même où la langue iranienne et la langue védique venaient de se former. On recule donc vers un passé plus lointain, et l’on n’atteint encore que le moment où ces langues se sont séparées de la langue centrale, qui était évidemment plus ancienne. Or c’est cette langue qui déjà en était à sa troisième période. Les deux autres périodes avaient sans doute demandé un temps assez long pour se produire ; il n’en reste rien, et il n’en a pu rien rester, car si des institutions morales ou des inventions matérielles avaient existé chez les Aryas durant ces périodes primitives et qu’elles eussent eu une force conservatrice pareille à celle qui a fixé le chinois, jamais les langues à flexions n’auraient pu se produire, ou du moins ce n’est pas quatre ou cinq mille ans qui eussent suffi pour les faire naître ; le chinois prouve qu’il eût fallu un temps beaucoup plus long. Les inductions les plus fortement appuyées nous conduisent donc à penser que durant ces deux périodes primitives de telles institutions n’ont pas existé chez les Aryas nos aïeux, et qu’elles ne sont nées que dans la troisième période de leur langue. Elles sont toutes exprimées par des noms dérivés, où l’élément formel joue souvent le rôle le plus important. Enfin un phénomène tout semblable s’est produit dans les langues sémitiques et dans l’idiome central qui leur a donné naissance.


IV.

Le lecteur qui a bien voulu nous suivre doit pressentir en ce moment la gravité des conséquences à tirer des découvertes de la science du langage. Ces conséquences paraîtront beaucoup plus importantes encore, si l’on aborde les deux derniers problèmes qu’elle est appelée à résoudre, celui de la commune origine des langues et celui de l’origine première du langage.

L’unité primitive des langues humaines est une question de généalogie et dans une certaine mesure une question d’ethnologie. Les rapports généalogiques des langues s’établissent par la comparaison des formes grammaticales pour toutes celles qui appartiennent à la seconde et à la troisième période, par la comparaison des racines pour toutes en général. Il est en effet constant qu’un peuple ne change pas de grammaire pendant toute la durée de son existence, et qu’au temps où il périt en vertu de quelque transformation sociale, politique ou religieuse, les élémens formels de sa langue engendrent par voie d’altération phonétique une ou plusieurs autres grammaires fondées sur la sienne. Ainsi les formes des mots français, italiens, espagnols, s’expliquent par les formes correspondantes des mots latins ; les exceptions sont toujours très rares. Il est donc possible d’établir par une analyse scientifique la généalogie de ces langues et de les ramener à l’unité d’où elles sont sorties. De même les langues plus ou moins anciennes que nous nommons celtique, germanique, latine, grecque, iranienne et sanscrite, sont sûrement ramenées à l’unité d’une langue aryenne qui les a précédées et d’où le fractionnement dialectal les a fait naître tour à tour. La seule comparaison des grammaires suffit pour établir cette généalogie et pour séparer les langues à flexions en un très petit nombre de familles. En réalité, ces langues n’en forment que deux, l’aryen et le sémite primitifs, dont les grammaires sont irréductibles l’une à l’autre.

Les langues de la seconde période appartiennent presque toutes à des peuples dont la civilisation est très peu avancée, qui sont de race inférieure, et qui, après avoir couvert une grande partie du globe, sont aujourd’hui dispersés à tous les coins de l’horizon. Il est très difficile dans l’état actuel de la science d’établir entre la plupart de leurs dialectes des rapports généalogiques ; mais en considérant les racines des mots on trouve qu’elles ont en général fort peu d’analogie entre elles, et qu’il est à peu près impossible de les ramener à l’unité. Les différences sont bien plus grandes encore quand on compare ces dialectes aux langues de la troisième période, car le manque d’analogie se transforme alors en un véritable contraste. Ces dialectes que la science nomme touraniens, et qui comprennent le finnois, le turc, le mongol et le tartare (mandchou), s’acheminent dans cet ordre même vers l’état de langues à flexions, de sorte que le finnois touche à la troisième période et que le tartare se rapproche beaucoup du chinois; mais ni les élémens formels des mots ni les racines ne sont les mêmes dans ces différens idiomes. De plus le tartare, quoique coexistant avec le chinois sur le sol même de la Chine depuis que cet empire est gouverné par une dynastie tartare, ne s’est presque pas mêlé avec la langue du pays et ne lui a presque rien emprunté.

En résumé, ni les parties formelles ni les racines attributives des mots considérées dans toutes les langues n’autorisent à établir entre elles un lien généalogique. On ne voit de dérivation certaine que dans les deux familles de la troisième période, lesquelles restent d’ailleurs isolées l’une de l’autre. Un petit nombre seulement de dialectes appartenant à la période moyenne peuvent être ramenés à l’unité et former des familles moins étendues que les deux précédentes, familles qui elles-mêmes restent indépendantes entre elles. Vient enfin le chinois, qui n’a de points communs ni avec les langues aryennes ou sémitiques, ni avec celles de la deuxième période. Tel est l’état actuel de la science des langues. Si donc on nous demande : « Les hommes ont-ils tous primitivement parlé la même langue, et cette langue a-t-elle engendré toutes les autres? » nous répondrons : Aucun fait scientifiquement analysé ne prouve que les hommes aient eu d’abord une même langue; des milliers de faits indiquent qu’il s’est formé à la surface de la terre, soit en Asie, soit en Europe, soit ailleurs, certains centres de langage probablement assez nombreux, desquels ont rayonné, suivant les lois exposées plus haut, les langues et les dialectes des temps postérieurs.

Il resterait à résoudre le dernier problème, celui de l’origine du langage. On n’est point satisfait du chapitre consacré par M. Müller dans ses premières leçons à cet important sujet : non-seulement il ne résout pas la question, mais il l’obscurcit, faute d’une bonne théorie philosophique. La base fournie par la philologie comparée est tellement solide qu’on peut élever sur elle autre chose que des hypothèses et des doctrines vagues et flottantes. Il fallait d’abord écarter de la question tout dogme ecclésiastique, parce que l’intervention de la religion dans la science est la destruction de la science. Il fallait ensuite montrer que les philosophes des siècles précédens, même ceux du dernier siècle, ont été hors d’état de résoudre le problème parce que les termes n’en avaient point été analysés, et que ceux de nos jours qui l’abordent sans philologie se placent dans les mêmes conditions que ceux des siècles précédens. Il ne s’agit plus en effet de savoir si un enfant inhumainement séquestré inventera de lui-même un mot hébreu, sanscrit, grec ou latin : c’est comme si après avoir labouré un coin de terre on se demandait s’il en sortira une poire, une grappe de raisin ou une citrouille. Pour que ces fruits naissent, il faut d’abord que la plante se produise avec ses branches, ses feuilles et ses fleurs, et elle ne peut naître, si une semence n’a été confiée à la terre. Les semences de toutes les langues sont ou ont été des monosyllabes, exprimant chacun son idée sans le secours d’aucun accessoire. M. Müller fait observer avec raison que la plupart des racines ne sont même pas primitives, mais qu’elles dérivent les uns des autres. J’ai moi-même opéré cette réduction sur les racines sanscrites; j’en ai ramené à cinq cent trente-six le nombre, porté ordinairement à plus de trois mille, et je suis persuadé que la réduction pourrait être poussée encore plus avant. Le nombre des racines primitives d’une langue donnée est donc fort petit, et c’est sur ces monosyllabes que porte désormais la question de l’origine du langage. Elle se présente sous deux aspects, l’un historique, l’autre théorique. En effet, si d’une part on envisage la loi d’élimination, il est très probable que les hommes dispersés sur une grande étendue de pays ont, en se réunissant, apporté au fonds commun un très grand nombre de monosyllabes qui ont fait double emploi, et dont beaucoup ont été abandonnés comme superflus. Il resterait donc à savoir quelle est la nature de ces monosyllabes et comment ils ont pu venir au jour. Or il est démontré pour toutes les langues sans exception que toutes les racines ont une signification générale et ne désignent jamais un objet particulier ou individuel. De plus cette idée générale se rapporte toujours à quelque chose de physique et ne prend une valeur psychologique ou rationnelle que par l’effet de la dérivation et par un détournement du sens primitif des mots.

Mais les caractères généraux des choses matérielles ne sont que des abstractions de l’esprit; ce qui existe réellement, ce sont les choses individuelles avec leurs qualités propres et leurs attributs particuliers : c’est cela seulement qui tombe sous les sens et qui peut être montré à un homme par un autre homme lorsqu’ils sont tous deux en présence de l’objet. Supposer qu’une racine a eu dès le premier instant de son existence une valeur générale pour celui qui l’a prononcée et que cette valeur a été comprise par celui qui l’a entendue, c’est supposer un double miracle, c’est-à-dire une chose qui n’a aucun caractère scientifique. Il faut donc admettre qu’en face d’un objet, un ou plusieurs hommes étant présens, l’un d’eux a émis un monosyllabe dont le son, retenu par eux, est devenu pour eux le signe de cet objet. Or la formation des idées générales s’opère, comme on le sait, avec une rapidité extrême : il a suffi qu’un objet de même apparence que le premier s’offrît à quelqu’un de ces hommes pour que le signe adopté par lui prît à l’instant même une valeur générale. Et ce qui se passait pour un homme et pour un signe se passait nécessairement pour les autres hommes et pour les autres signes. L’étude des langues nous prouve aussi que les mots ont revêtu de très bonne heure le sens général, car ils désignaient toujours les objets par leur caractère le plus frappant et par celui qui se reproduisait dans le plus grand nombre de cas; de plus, comme ces objets étaient physiques et qu’il n’y a pour ainsi dire pas de choses naturelles qui ne soient plusieurs de la même espèce, le monosyllabe qui a primitivement désigné l’un d’eux a désigné presque aussitôt tous ceux du même genre.

Quant à la possibilité d’unir un son à une idée, de sorte que ce son représente cette idée, c’est là un fait qui est du domaine de la psychologie et qui n’intéresse qu’accidentellement la science de langage. Pour en rendre compte, il n’est point nécessaire de savoir si les bêtes ont des idées générales et un langage intelligible; c’est là, dans le livre de M. Müller, une digression absolument superflue. La psychologie a depuis longtemps élucidé ce fait important, qui découle de la loi de l’association des idées. Il n’importe nullement de savoir si une racine primordiale a été une onomatopée, comme l’a cru Herder, c’est-à-dire un son de la voix reproduisant le son entendu par l’oreille, ou si elle a été interjective, comme le croyait Condillac. Ce n’est là qu’un très petit côté de la question, puisque les onomatopées et les interjections n’ont elles-mêmes de valeur que par leur association avec les idées qu’elles expriment. Quant au fait général d’un son associé à une idée, il est le même que celui d’une image, d’un contact, d’une odeur ou d’une saveur associés à des idées. La cause qui transforme en idée une impression organique quelconque fait que cette idée se reproduit chaque fois que la même impression recommence. L’étude de cette cause nous transporte aussitôt du domaine de la psychologie dans celui de la métaphysique, et ce nouveau problème est une partie du problème plus général de l’union de l’âme et du corps ou pour mieux dire des rapports de l’organisme avec la pensée. La solution de ce problème dépend à son tour de l’idée qu’on se fait de l’âme et du corps, et elle partage la majorité des hommes entre deux grandes théories, le panthéisme et le système de la création : l’une admet que les choses procèdent par transformations lentes s’opérant sur un fonds invariable et éternel sans qu’aucune puissance extérieure et arbitraire intervienne dans le développement spontané des lois; l’autre place au commencement des choses un miracle et se trouve dans la nécessité d’avoir recours au surnaturel toutes les fois que l’explication des choses vient à lui manquer.

La science du langage résout donc la question de l’origine des langues, et n’a point à se préoccuper des problèmes ultérieurs qui appartiennent à d’autres sciences. Jusqu’au point où finit son domaine, elle demeure dans l’ordre naturel, toutes ses solutions s’appuient sur des faits, sur des procédés scientifiques et sur une méthode parfaitement connue. Elle n’a pas non plus à répondre à ceux qui demandent l’époque où a paru le langage, ou bien elle répondra en énonçant la loi de formation des langues. En dehors de cette science positive, on peut dire que le langage a dû apparaître sur la terre en même temps que l’homme, et qu’il n’a point été précédé d’un long silence ; car la raison qui aurait produit ce silence l’eût nécessairement fait durer, et il eût fallu un miracle pour y mettre un terme. La question revient à savoir si l’homme s’est formé peu à peu, selon la pensée profonde de M. Darwin, ou s’il s’est montré tout à coup sûr l’horizon de l’Asie comme une apparition magique. Tout ce que la science peut dire, c’est que les langues sont soumises à des lois parfaitement définies et qui n’ont point varié depuis les époques les plus reculées. Ces lois nous les montrent se transformant avec une extrême lenteur, non tout à coup, mais par périodes. Dans leur état le plus avancé, elles sont, comme le français, composées d’élémens presque tous abstraits, et leurs mots ont une signification idéale. Ce n’est pas là, selon moi, une maladie, c’est au contraire un perfectionnement, puisque c’est à cette condition qu’une langue peut rendre toutes les idées qu’engendre le progrès des civilisations, ou bien il faudrait dire que l’œil de l’homme est le résultat d’une maladie parce qu’il n’a pas les mille facettes de celui de la mouche, et son oreille aussi parce qu’elle n’a pas la longueur de celle de l’âne. Au contraire, en remontant vers le passé, on voit les langues sortir peu à peu d’un état plus simple, moins spirituel en quelque sorte, — et l’on atteint une époque où elles n’étaient aptes à exprimer que les phénomènes de la sensation plus ou moins généralisés. Les monosyllabes qui les composaient alors n’étaient que la matière dont les langues plus parfaites se sont formées ; mais cette matière avait elle-même subi une première élaboration et s’était déjà rassemblée autour de certains centres pour y subir la loi de l’élimination des élémens superflus. Si l’induction veut remonter plus haut encore, on n’aperçoit plus qu’une poussière incohérente de racines très simples, dispersée sur la surface de la terre, s’y agitant comme dans une sorte de chaos et cherchant ses voies pour arriver à la vie organique. Ces embryons de mots, qui ont été les rudimens du langage, ont pu naître spontanément par les seules forces productives de l’homme physique et moral, c’est ce qui ressort très clairement du second volume de M. Müller; mais ils n’ont pu paraître tous à la fois, parce que les perceptions des objets qu’ils désignaient ont été nécessairement successives. Ici donc encore nous voyons agir cette loi universelle du monde que je signalais récemment à nos lecteurs sous le nom de loi des périodes, en vertu de laquelle tout phénomène est insaisissable dans ses commencemens et n’apparaît que quand il a déjà acquis une certaine intensité. Par conséquent il n’y a pas plus de raisons de vouloir saisir l’origine absolue du langage que d’en vouloir deviner la fin. Le zéro qui est au commencement et à la fin de chaque chose n’est point absolu, et ne représente en dernière analyse que le point idéal où se fait le passage d’un état à un autre et où l’équilibre se brise au détriment d’un ancien phénomène et au profit d’un nouveau.

Je viens de rendre compte à nos lecteurs d’une science nouvelle brillamment inaugurée en Angleterre, très populaire en Prusse et malheureusement encore peu cultivée en France. Le public studieux ou curieux doit certainement des louanges à M. Müller, qui dans une série de leçons savamment rédigées en a exposé les principes et les plus importans résultats. Son ouvrage est le fruit d’études longues et pénibles; il y montre une érudition aussi solide qu’étendue et rend populaire un nom que des travaux plus restreints et par cela même plus approfondis avaient déjà rendu si estimable aux yeux des savans. Les critiques que nous lui avons adressées ne portent que sur des points secondaires, et n’ôtent rien à la valeur du livre ni à la bonne opinion qu’on s’en est formée dès qu’il a paru. Aussi devons-nous également de justes éloges à MM. Perrot et Harris qui ont pris la peine de le traduire en français et d’ouvrir ainsi les voies de la science à ceux de nos compatriotes qui ne la peuvent aller chercher ni dans l’anglais ni dans l’allemand. Plût au ciel que l’exemple de ces deux habiles traducteurs fût suivi par d’autres! L’Allemagne nous a beaucoup devancés depuis vingt ans; elle est pleine de livres, de brochures et d’articles savans dont les Français n’ont qu’une très faible idée. Persuadons-nous bien que ce domaine de la science germanique est déjà si étendu qu’il ne nous est pas aisé d’en reconnaître toutes les parties : il importerait que ces travaux fussent traduits sans délai dans notre langue; sinon, le temps marche, et l’avance que l’Allemagne prend sur nous ira en croissant d’année en année. Toute traduction de ce genre est une bonne œuvre; en servant le public, elle fait honneur à ceux qui l’entreprennent et qui la terminent.


EMILE BURNOUF.

  1. M. Müller a omis dans son ouvrage le nom de Chézy, pour qui fut fondée la chaire du Collège de France, et dont les leçons n’ont point été inutiles aux érudits allemands.
  2. La publication du texte complet du Rig-Véda fut faite plus tard par M. Max Müller, et la traduction française par M. Langlois, de l’Institut.
  3. Ainsi l’on dit en Normandie une reine (rana) pour une grenouille (ranuncula), clos l’us (claude ostium) pour ferme la porte, un picot (pea-cock) pour un dindon, etc.