La Sculpture dans les cimetières de Paris/Au lecteur

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La Sculpture dans les cimetières de Paris
Nouvelles archives de l’art français3e série, tome 13 (p. 97-102).


AU LECTEUR


L’art est l’interprétation de la nature, mais il s’en faut que l’artiste dispose de ressources équivalentes pour atteindre à l’illusion de la vie selon qu’il est peintre ou sculpteur. Les deux arts diffèrent essentiellement. Au peintre, les scènes historiques, le portrait, l’anecdote, l’arbre, la plante, la fleur, l’oiseau, la mer, les montagnes, le désert, l’aurore et le crépuscule. Au sculpteur, l’homme et l’animal, observés dans leur type bien plus que dans leur individualité ; l’homme et l’animal isolés ou groupés avec parcimonie. Une bataille, une chasse sont intraduisibles en sculpture. Plus étrangère encore au ciseau du statuaire est la représentation des sites, de la fleur ou de l’oiseau. Les sites ne séduisent que par l’ampleur du cadre, l’indécision des détails, la poésie de l’horizon. Le marbre et le bronze n’autorisent pas des proportions trop grandes ; le marbre et le bronze sont tangibles, par conséquent rien de vague, d’indécis dans l’œuvre sculptée. La fleur et l’oiseau ne séduisent pas par leur forme. C’est la couleur qui attire vers eux. J’excepte toutefois l’aigle ou le vautour dont les grandes proportions prêtent à la sculpture. Mais on ne conçoit guère un rouge-gorge en marbre ou une mésange en bronze.

Sans doute la sculpture polychrome permet à l’artiste d’étendre quelque peu les frontières du relief. Mais notre œil n’est pas familiarisé avec ce genre d’interprétation. C’est le marbre, le bois ou le bronze qu’il faut prévoir comme parure dernière de l’œuvre modelée. D’ailleurs, n’est-ce pas l’argile que travaille le sculpteur lorsqu’il cherche l’expression de sa pensée ? L’argile est monochrome. Les couleurs, si l’artiste en poursuit l’effet, ne peuvent être appliquées que tardivement sur son œuvre initiale ; elles seront en quelque sorte surajoutées au relief. De là, une cause d’infériorité. Le sculpteur a d’abord cherché la forme ; c’est à travers les pleins, les saillies, les dépressions méplates, les contours qu’il a vu sa pensée traduite ; la couleur ne sera donc guère qu’un vêtement d occasion pour son œuvre. L’observateur ne s’y trompera pas. Le peintre au contraire a vu dès le premier instant les jeux de lumière, les gradations de tons, la gamme retentissante ou discrète qui convenaient à l’expression du sujet dont il est hanté.

La sculpture, dans ses manifestations les plus célèbres, les plus admirées, depuis les marbres du Parthénon jusqu’à ceux de San-Lorenzo de Florence, est monochrome.

Il s’ensuit que l’art du relief est plus conventionnel encore que l’art du peintre. Il exige, pour être saisi et goûté, une complicité de l’œil et de l’esprit que ne réclame pas la peinture. Celle-ci reproduit la couleur des chairs ; la sculpture n’atteint que la forme d’une tête ou d’une main, et, par surcroît, elle simplifie, elle idéalise, elle tend à l’impersonnel lorsqu’elle a devant elle la personne. Un buste, une statue sont-ils jamais ressemblants, d’une manière absolue si on les compare au modèle vivant ? Oui, pour le spectateur qui sait lire la langue des formes, et qui, par conséquent, sait à quelles lois précises, inéluctables, est soumise cette langue essentiellement simple et sévère. Non, pour celui dont l’œil sans expérience, sans initiation préalable se reporte avec exigeance sur le modèle pour s’enquérir de la vérité de l’image. La sculpture n’a pas pour mission de reproduire textuellement les traits, la carnation de la tête humaine, elle évoque, elle rappelle l’impression que la vue de l’homme de pensée, de la femme, de la jeune fille provoquait par l’ascendant irrésistible du génie ou de la beauté. C’est un poète du marbre qui a dit : « La sculpture ne peut jamais prétendre à nous rendre l’illusion complète de la vie. Elle est l’apparition de l’âme ; c’est à l’âme qu’elle doit s’attacher, car il n’y a que l’âme qui soit immortelle. Le corps, avec ses imperfections maladives, doit rentrer dans la terre ; l’âme, au contraire, doit se refléter sur la terre par une statue. » La sculpture est au premier chef un art fait de synthèse. Elle exprime, elle ne doit pas traduire. Or, le langage sommaire qui lui est propre est en harmonie avec le souvenir qui survit en nous à l’éloignement ou à la mort. L’être disparu ne tarde pas à nous apparaître dans ses lignes essentielles, dégagé de toute trace de caducité, de toute lacune physique, comme aussi de toute défectuosité morale. La mort embellit ceux qu’elle arrache à notre amour. Nous les voyons irréprochables, idéalisés, même dans ce qu’ils ont eu de plus fragile au temps de leur pèlerinage terrestre, je veux dire l’enveloppe humaine. Cette tendance généreuse de notre nature désignait le sculpteur pour être l’artisan des tombeaux. Entre tous, d’ailleurs, n’a-t-il pas coutume de travailler la matière durable ? N’est-il pas un tailleur de marbre, un « pétrisseur de bronze »? — Le mot n’est pas de nous, il est de Victor Hugo. — Et la douleur, qui se juge éternelle, ambitionne des manifestations impérissables. C’est ce qui explique encore pourquoi dans les temples où la peinture est cependant à l’abri de l’outrage du temps, on ne conçoit guère le mausolée décoré par le peintre. Le statuaire que nous citions plus haut a dit aussi avec beaucoup de justesse : « La sculpture, plus durable et plus grave sous sa teinte monochrome que la peinture, parut aux Grecs un moyen de rendre avec moins de lacunes la majesté des dieux et des héros, le marbre étant de nature à faire naître dans la pensée une vague sensation d’éternité glorieuse. » C’est le sculpteur, l’homme du marbre et de la pierre, que l’on choisit pour honorer ses morts.

Nous venons de parler des temples. Leur caractère sacré sied aux sépultures. De tous temps, les personnages illustres ont eu leurs tombeaux dans les églises. Florence a Santa-Croce, Venise a la chapelle des Frari, Londres a Westminster, Paris a eu d’innombrables mausolées dans ses églises paroissiales ou conventuelles. Cette tradition que la Révolution a rompue en France revêt à l’étranger un charme particulièrement attachant. Il semble que le silence et la gravité des temples ajoutent au respect que commande par elle-même la mémoire des hommes éminents ensevelis sous les dalles. Je ne sais pourquoi les monuments de Canova, de Titien à Venise, de Vasari, de Galilée à Florence, de Chaucer, de Milton à Westminster ont réveillé en moi des souvenirs d’une intensité que je ne ressens pas dans les cimetières de Paris. Sans nul doute, la sélection des tombes dans un temple, le choix des personnages, leur passé, leur valeur entrent pour une large part dans l’émotion dont je parle, mais le silence, l’obscurité du temple aident aussi aux vibrations de la pensée en face des sépultures qu’il abrite sous ses voûtes. Combien de visiteurs se rendent de nos jours auprès des tombeaux de Racine et de Pascal à Saint-Étienne-du-Mont, de Colbert à Saint-Eustache, de Napoléon aux Invalides, de Victor Hugo au Panthéon, et de quels pèlerinages perpétuels la basilique de Saint-Denis, notre Westminster, n’est-elle pas honorée ? Mais c’est au Louvre que depuis un siècle il nous faut chercher les monuments fragmentés des Poncher, des Chabot, des Birague, de Mazarin et mainte œuvre rare sortie de la main de Pilon, de Prieur, de Guillain, de Richier, de Sarazin, qui jadis étaient la parure de chapelles conventuelles aujourd’hui disparues.

Avec le xixe siècle, les monuments funéraires n’ont plus leur place dans les temples. C’est à peine si les évêques ont conservé le droit d’être inhumés dans leurs cathédrales. Grands ou petits, illustres ou inconnus, à de rares exceptions, sont appelés à dormir leur dernier sommeil dans la terre commune du cimetière. Seule, la superficie de la concession distinguera le riche d’avec le pauvre. Sur le terrain concédé, beaucoup feront construire des chapelles minuscules, ornées souvent avec goût ; d’autres érigeront de superbes effigies, statues pédestres ou même équestres, bas-reliefs, bustes, médaillons. Mais de quelque mérite que soient ces ouvrages, ils se trouvent dispersés, perdus au milieu de tombes modestes et sans caractère. Supposez un instant une vaste basilique construite sur la crête du Père-Lachaise et toutes les sépultures magnifiques que renferme la nécropole groupées avec goût dans le temple dont elles seraient l’ornement, quel ensemble grandiose de compositions achevées qui, du moins, seraient ainsi préservées, alors qu’actuellement les marbres les plus remarquables, sculptés depuis un demi-siècle, s’effritent sous l’action de la pluie et du soleil !

L’ordre de choses actuel est-il un progrès sur l’ordre ancien ? Nous ne le pensons pas. En effet, les tombes, dans le temple, étaient l’élite ; dans la nécropole, elles sont la foule. Le désordre, le caprice, l’incohérence, le tumulte sont inséparables de l’entassement funèbre des cimetières. On dirait au premier aspect qu’il y a eu précipitation de la part des vivants à se débarrasser des dépouilles de leurs morts. Elles semblent déposées ici et là au hasard de la fantaisie ou de l’emplacement disponible. Les tombes obscures, sans ornements font obstacle à l’attrait des grandes sépultures. Elles en masquent la perspective, elles en détruisent l’effet. L’encombrement exclut l’harmonie ; il est la négation de toute ordonnance.

Il y a plus. Le temple attire ; la nécropole repousse. L’église est un lieu de prière et d’espérance ; le cimetière évoque les larmes ou l’angoisse. Le silence gardé dans le temple est commandé par la majesté de l’édifice. Les visiteurs aphones de nos nécropoles cèdent sans y songer aux tortures d’un regret ou d’un pressentiment. Là, tout était lumière, apaisement, orgueil ; ici tout est ténèbres, inquiétude, humiliation. C’est malgré nous que nous franchissons la barrière des nécropoles modernes, conduits dans le « champ funèbre » par nos deuils personnels, et, aussi souvent que nous nous sentirons sollicités de revoir les superbes monuments de Jean Reynaud, de Couture, de Foy, de Vivant Denon, de Pradier, une sorte de malaise intérieur nous empêchera de donner libre cours à notre impulsion. Quelque souvenir amer se dressera devant notre désir d’admirer de belles œuvres,


On diffère, et la vie à différer se passe !


Conclusion : les tombeaux sans cesse visités dans les temples sont à peine connus depuis qu’on les a relégués dans les cimetières.

Il résulte de ce fait une situation mauvaise pour le renom de notre école, une déperdition de gloire pour les maîtres du marbre. Car, ne craignons pas de l’affirmer, en réalité, le vrai musée de la sculpture française en ce siècle ce sont les cimetières de Paris. C’est là qu’il faut chercher les plus belles œuvres des Bosio, des Cartellier, des David, des Duret, des Pradier, des Rude, des Chapu. Il n’est donc pas permis d’écrire sur ces maîtres sans s’être imposé la tâche de revoir et d’étudier les monuments de haut style, signés par eux, que renferment les trois grands cimetières de Paris. Rechercher ces sculptures, en marquer la place, les grouper sous le nom de leur auteur, les mesurer, les décrire, en retracer brièvement l’histoire ne laissaient pas d’être chose laborieuse. Aussi me suis-je associé dans l’exécution de ce travail aride un ami de longue date, M. Chauvat, mon collaborateur discret et dévoué en mainte occasion, et que j’ai nommé déjà dans l’introduction de divers ouvrages. Nous avons donc fait ensemble le récolement des sculptures de mérite conservées dans les cimetières de l’Est, du Nord et du Sud, c’est-à-dire au Père-Lachaise, à Montmartre et à Montparnasse. Hâtons-nous de dire qu’un très grand nombre d’œuvres ne portent pas de signature, et notre tâche devenait irréalisable si MM. les Conservateurs des trois grandes nécropoles de Paris n’avaient mis à nous seconder la plus entière obligeance. C’est grâce à leur entremise, aux indications sans nombre qu’ils nous ont libéralement fournies, non sans un véritable travail de leur part, qu’il nous a été possible de faire la lumière sur les points obscurs. M. Welsch, receveur au bureau du Cimetière de l’Est, a également droit à l’expression de notre vive gratitude pour l’empressement et l’infatigable bonne grâce avec lesquels il n’a cessé de nous venir en aide. Ce relevé ne constitue pas un livre : c’est un document. Mais plus d’un historien, plus d’un critique verront sans doute leur travail facilité, leurs heures épargnées par la publication, nécessairement monotone, que nous mettons au jour. C’est notre espoir. Et lorsque tant de fureteurs de ce temps s’inquiètent avant tout du profit monnayé de leurs moindres découvertes, il ne nous déplaît pas de mettre à la portée de tous, avec un entier désintéressement, des notes nombreuses, aussi précises qu’il nous a été permis de les faire, et que nous n’avons pas recueillies, on vient de le voir, sans quelque peine.