La Seconde Lutte de Frédéric II et de Marie-Thérèse/07

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La Seconde Lutte de Frédéric II et de Marie-Thérèse
Revue des Deux Mondes3e période, tome 83 (p. 5-29).
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ETUDES DIPLOMATIQUES

LA SECONDE LUTTE DE FREDERIC II ET DE MARIE-THERESE D'APRES DES DOCUMENS INEDITS

VII.[1]
FRÉDÉRIC II TRAITE AVEC L’ANGLETERRE SANS LE CONCOURS DE LA FRANCE.

Le prince de Conti vient de jouer les Gille sur les bords du Rhin : il y a une complication de procédés honteux dans sa conduite qui le perdra de réputation. »

C’est en ces termes, exprimant plus d’irritation encore que de surprise, que Frédéric, apprenant la retraite de Conti au-delà du Rhin, annonça à son ministre Podewils sa résolution, cette fois arrêtée, de ne plus rien attendre ni des généraux ni des ministres français, et de se retirer d’un jeu où, laissé seul par son partenaire, il se repentait amèrement de s’être engagé. Mais la conclusion de la lettre n’était pas celle que le timide Podewils eût présumée, car, en lui donnant les instructions nécessaires pour renouer et hâter les négociations toujours ouvertes à Hanovre, il lui envoyait en même temps un mémoire raisonné résumant les griefs qu’il avait à reprocher à son voisin Auguste ; et il lui annonçait l’intention, aussitôt cette déclaration publiée, d’entrer en armes au premier jour sur le territoire saxon.

Podewils resta consterné : cette fois, comme dans tant d’occasions précédentes, il ne comprenait rien aux brusques résolutions de son maître. Entrer en Saxe, n’était-ce pas tourner le dos à toutes les espérances de paix ? n’était-ce pas déchaîner la Russie dont la garantie protectrice était toujours promise à Auguste ? n’était-ce pas mettre plus que jamais ce prince lui-même sous la dépendance de l’Autriche et assurer son vote encore douteux à l’élection du grand-duc ? En un mot, en jetant dans le brasier déjà enflammé un surcroît de matières combustibles, n’allait-on pas rouvrir une nouvelle série d’agitations en Allemagne ? « Vous n’y entendez rien, répondit Frédéric sans s’émouvoir à ces observations ; vous êtes, comme toujours, une poule mouillée : rien de si mou et de si flasque que vous. Voulez-vous donc que je me livre pieds et poings liés âmes ennemis ? Si le roi d’Angleterre et son ministre se prêtent à une négociation, pensez-vous que ce soit par prédilection pour nous ? Point du tout ; c’est qu’ils croiront avoir besoin du roi de Prusse. Plus nous donnerons de marques de vigueur, plus on sentira à Hanovre le besoin indispensable qu’ils ont de moi, et leur liaison avec les Saxons les obligera à faire tous les efforts imaginables pour moyenner la paix… Joignez les clameurs des Saxons quand nous entrerons chez eux, et vous verrez que ce sera un motif de plus pour faire la paix. J’ai bien prévu que vous feriez mouvoir votre épouvantait de la Moscovie ; mais la Saxe sera sûrement cuite lorsqu’on apprendra à Saint-Pétersbourg que les hostilités ont commencé… Soyez persuadé que ce coup-là va nous donner la paix. »

C’est ainsi qu’une fois sa résolution prise, ce merveilleux génie retrouvait le calme et la perspicacité qui paraissaient lui manquer souvent dans le trouble de ses délibérations. C’était le coup d’œil et le sang-froid du grand capitaine qui, l’instant d’agir venu, ne fait jamais défaut, qu’il s’agisse de livrer bataille ou de faire retraite. Du moment qu’il avait compris la nécessité de céder, même à tout prix, il sentait aussi qu’il fallait plus que jamais payer d’audace pour qu’on n’abusât pas tout de suite contre lui de cet aveu d’impuissance, et que menacer tout le monde d’un coup de tête, c’était encore le seul moyen de ne pas payer trop chèrement sa soumission. En un mot, pour obtenir la paix à des conditions tolérables, il fallait, non la demander, mais l’exiger, et se donner même l’air de l’imposer. Dans cette pensée, il n’hésita pas à proposer à l’Angleterre, comme les seules conditions de paix qu’il pût écouter, un programme trop élevé pour qu’il espérât lui-même, au fond de l’âme, le faire admettre. Il demandait qu’on lui assurât la conservation de la Silésie, sous la triple garantie de l’Angleterre, des Provinces-Unies et de l’empire, et l’extension de cette conquête par l’annexion de trois forteresses prises en Bohême. Si cet accroissement paraissait impossible à obtenir, il se contenterait du paiement d’un millier de livres sterling pour l’indemniser de ses frais de guerre. Et, en attendant que cet ultimatum fût accepté, son premier lieutenant, le prince d’Anhalt, commandant le corps d’armée qui campait aux portes de la Saxe, restait le bras levé (comme ii dit lui-même dans son histoire) et prêt à frapper le coup décisif. — « Je croyais meilleur, répondit humblement Podewils en recevant ces instructions, de ne rien livrer au hasard. C’est mon système : Votre Majesté trouve le sien préférable, cela suffit : vogue la galère[2] ! »

Je n’oserais pourtant répondre de l’accueil qu’auraient reçu à Hanovre ces propositions à la fois hautaines et comminatoires, si elles ne s’étaient trouvées appuyées par un concours de circonstances qui donnèrent à réfléchir au roi d’Angleterre et le contraignirent enfin, bon gré malgré, de faire trêve à ses ressentimens de famille et à ses sympathies germaniques. George, d’ailleurs, était loin d’être, on le sait, comme Frédéric et Louis XV, un souverain à peu près absolu, maître de diriger comme il l’entendait la politique de son royaume. Il avait à compter avec des ministres dont le choix lui était souvent imposé par les majorités parlementaires, et qui restaient exposés eux-mêmes aux critiques d’une opposition hostile et d’une presse ardente et libre. Un coup d’œil rapidement jeté sur l’état de l’opinion en Angleterre, et sur l’impression que produisaient à l’intérieur les événemens du dehors, ne sera donc pas inutile pour bien apprécier les causes diverses qui aidèrent à ce moment Frédéric à triompher des répugnances de son oncle.


I

La première de ces causes et la principale, ce fut l’effet produit par la continuité des succès du maréchal de Saxe en Flandre, dont le retentissement, presque nul en Allemagne, comme on vient de le voir, était au contraire très grand à Londres et commençait à y causer une émotion avec laquelle il fallait bien que le roi lui-même se décidât à compter. La conquête des Pays-Bas par la France touchait au vif l’orgueil anglais : c’était tout le fruit perdu des succès de Guillaume d’Orange et de Marlborough. Devant cette perspective redoutable et déjà presque réalisée, les ministres de George durent lui représenter et finirent par lui faire comprendre que le seul moyen de reprendre le terrain déjà perdu et d’éviter un succès plus complet était d’affaiblir ou au moins d’inquiéter Louis XV dans le cours de ses triomphes, en détachant de lui un de ses alliés, et d’obtenir de Marie-Thérèse qu’en pacifiant l’Allemagne elle consacrât toutes ses forces à la défense de ses possessions flamandes : un intérêt national de premier ordre ne souffrait donc pas qu’on fermât plus longtemps l’oreille aux ouvertures du roi de Prusse. Ainsi c’étaient les victoires de la France qui allaient plaider en faveur de Frédéric, et le maréchal de Saxe qui devenait, sans le savoir, son meilleur avocat.

Le fin politique avait-il lui-même prévu et calculé, en haussant subitement le ton de sa négociation, l’effet de cette coïncidence ? C’est possible et même probable, quoi qu’il se soit toujours bien gardé, et pour cause, d’en convenir, car c’eût été reconnaître que ces victoires des armes françaises, — dont il parlait si dédaigneusement, et dont le bruit semblait importuner ses oreilles, — si elles ne venaient pas directement en aide à ses opérations militaires, lui rendaient au moins quelque service en préparant en sa faveur, sur le terrain diplomatique, une diversion utile ; et il eût en mauvaise grâce à constater qu’il comptait profiter des avantages remportés par la France pour obtenir, en se séparant d’elle, de meilleures conditions de ses ennemis.

C’était le fait cependant ; et ce n’est pas le résultat le moins étrange de la différence croissante que j’ai signalée et qui se prononçait chaque jour davantage entre la brillante situation conquise par la France sur l’un des deux théâtres où elle soutenait la lutte, et le rôle ingrat et humilié que sur l’autre elle se résignait à jouer. Contraste, en effet, le plus singulier peut-être qu’ait jamais présenté l’histoire militaire d’un peuple et d’une époque. Ici c’était la déroute et presque la honte, là la gloire dans tout son éclat : tandis que l’une des armées françaises se laissait chasser d’Allemagne, en Hollande, celle que commandait Louis XV s’avançait plus loin que n’avait jamais pénétré, aux jours de sa plus grande prospérité, son glorieux bisaïeul. Il semblait qu’à chaque marche en arrière du prince de Conti sur le Rhin correspondit jour pour jour une marche en avant du maréchal de Saxe sur l’Escaut et sur la Meuse. Devant le vainqueur de Fontenoy, les cités les plus fortes tombaient comme par enchantement et le roi y entrait en triomphe, reçu souvent avec acclamation par la population assez mécontente de la manière dont les Autrichiens l’avaient défendue ou plutôt abandonnée, et il y tenait sa cour comme à Versailles. Après Tournay, c’était Bruges que Lowendal enlevait de nuit par une surprise qui rappelait la prouesse de Maurice lui-même devant Prague. Après Gand, Oudenarde et Dendermonde. Puis c’était le tour d’Ostende, qui opposait un peu plus de résistance, mais dont le sort n’était plus douteux. Nieuport ne devait pas tarder à suivre, et à chaque fois c’était un combat heureux contre les débris de l’armée anglaise. — « Les Anglais ont encore en cette fois du pire, écrivait, après l’un de ces engagemens, Maurice, guéri et presque ressuscite par cette série de triomphes : ils ont perdu 15,000 hommes, qui est plus de la moitié de leurs troupes ; ils ne répareront pas aisément leurs pertes. M. le prince de Conti, qui ne besogne pas de même sur le Rhin, en est, je crois, un peu jaloux. » — Comme il était bien pour quelque chose dans l’impuissance à laquelle Conti s’était trouvé réduit, il y avait dans cette comparaison plus de malice que de générosité[3].

La perte d’Ostende et de Nieuport, déjà presque consommée, menaçait l’Angleterre de conséquences d’une extrême gravité, car ces deux villes maritimes étaient les seuls points par lesquels une escadre britannique pût se maintenir en rapport avec les troupes détachées sur les territoires des Pays-Bas, et une fois ces deux voies fermées, il ne restait plus à un Anglais quelconque, roi, ministre ou général, de relations régulières et promptes avec le continent qu’en empruntant le territoire de la Hollande. Mais la Hollande elle-même, combien de temps resterait-elle ouverte ? Si l’émoi, en effet, était grand à Londres, qu’était-ce à Amsterdam ou à La Haye, où on entendait en quelque sorte le canon français frapper aux portes ? Là, chaque courrier de Flandre était attendu avec angoisse et reçu avec effroi ; et comme dans tous les pays où l’élément populaire domine, c’étaient des alternatives d’abattement, d’effroi et d’irritation qui rendaient toute politique suivie et toute prévision du lendemain impossible : d’autant plus que, comme je l’ai déjà rappelé, au trouble apporté par les bruits du dehors, se mêlaient les orages causés par les luttes intérieures des partis. Tandis que les partisans de la maison de Nassau, maîtres de la populace des grandes cités, prêchaient toujours la résistance à outrance et demandaient, pour la mieux soutenir, la concentration de tous les pouvoirs militaires et civils entre les mains d’un prince et d’un général, les républicains, au contraire, étaient presque aussi effrayés de cette perspective que de celle de la conquête. Ils soupiraient tout bas après une paix qui les délivrerait de ces deux fantômes, et ouvraient parfois discrètement l’oreille aux exhortations de philosophie morale que d’Argenson ne cessait de leur faire parvenir, dans un langage plein d’onction, par de longues dépêches écrites de sa main. Ces jours-là, ils trouvaient, suivant l’expression du bon Van Hoey, que le mariage avec l’Angleterre faisait une vie de ménage bien difficile, et que le proverbe a raison de dire que qui a compagnon a maître. Que ces inspirations pacifiques vinssent à prévaloir, qu’à la suite d’une émeute comprimée ou d’une panique causée par une marche en avant de Maurice de Saxe, on vit ces timides bourgeois pressés de se jeter aux pieds de Louis XV, en faussant compagnie à leurs alliés, qu’adviendrait-il alors des restes de l’armée anglaise enfermée et comme bloquée sur une terre ennemie ? Quel serait le sort du roi lui-même, qui s’obstinait, malgré les avis répétés de ses ministres, à prolonger son séjour à Hanovre, quand il ne pourrait plus communiquer avec son royaume qu’à travers les parages orageux de la Mer du Nord[4] ?

Ces alarmes, au fond assez fondées et exploitées chaque jour à Londres par la pressentaient grossies encore par des rumeurs dont le sujet semble plus chimérique, mais qui n’en étaient peut-être que plus facilement accueillies. On répandait le bruit qu’une flotte française était déjà réunie entre Brest et Rochefort, prête à embarquer un corps d’armée qui viendrait prendre terre au premier jour sur le sol de l’Angleterre. On sait avec quelle vivacité s’empare, à certains momens, des imaginations de nos voisins, cette crainte de l’invasion française, contre laquelle il semble pourtant que la nature les ait suffisamment garantis, et bien qu’une expérience séculaire doive les rassurer. Il semble même qu’ils venaient d’éprouver combien ce péril était peu à craindre, puisque une idée de ce genre, un instant accueillie l’année précédente par le gouvernement français, avait été découragée par la seule présence de quelques bâtimens anglais devant Dunkerque. Mais ce sont comme des accès de fièvre intermittente, qui, coupés une fois, n’en reviennent qu’avec plus de force après quelque intervalle, et, quand l’alarme est donnée, elle devient d’autant plus aisément générale qu’en temps ordinaire la sécurité étant plus grande, nulle précaution suffisante n’est prise d’avance contre une éventualité si peu probable. Le vaste territoire de la Grande-Bretagne apparaît alors comme un grand corps désarmé prêt à être percé de part en part. Dans le cas présent, on comptait avec effroi les vides faits dans les rangs de la petite armée royale par les détachemens envoyés en Flandre et par l’absence de ses meilleurs officiers ; on regardait avec inquiétude les ouvrages défensifs des côtes dégarnis et presque démantelés par l’effet du temps et de la négligence ; on s’indignait de l’éloignement et de l’indifférence apparente du roi, et on voyait déjà la capitale plus facilement emportée encore que Prague ou que Gand par une surprise nocturne ou un coup de main.

La mer même, disait-on, était ouverte à l’envahisseur, la plus forte des escadres britanniques étant occupée à poursuivre la marine française dans l’Atlantique. Il est vrai qu’elle venait d’y remporter un brillant succès en se rendant maîtresse de l’île du cap Breton et de la ville de Louisbdurg, qui défendaient l’entrée du Canada et en menaçant ainsi la plus belle de nos possessions du Nouveau-Monde. Le ministère faisait grand bruit de ce fait d’armes, bien fait, pensait-il, pour consoler les vaincus de Fontenoy, que Neptune (suivant un mot de d’Argenson lui-même) semblait vouloir venger de Jupiter. Mais à quoi bon, répondait l’opposition, cette gloire lointaine et stérile, si la France, légèrement blessée à l’une de ses extrémités, n’en gardait pas moins les bras libres pour porter le 1er et le feu au cœur de son ennemie[5] ?

Quand les imaginations populaires sont en mouvement, il n’y a point de fait si insignifiant en apparence qui ne donne lieu à des commentaires inattendus. L’opinion une fois accréditée que le ministère de Louis XV préparait un coup d’audace, des gens se disant bien informés assurèrent qu’on n’attendait pour l’exécuter que le retour en France d’un personnage illustre, à qui six mois de séjour forcé en Angleterre avaient permis d’étudier l’état intérieur du pays, de se rendre compte par là même de ses faiblesses, et qui en partait au même moment pour y reparaître bientôt, muni de ces renseignemens précieux, à la tête de l’armée conquérante. Cet hôte dangereux, prêt à devenir un revenant redoutable, n’était autre (on l’aura déjà nommé) que le maréchal de Belle-Isle, à qui, après de longues contestations, il fallait bien rendre sa liberté.

On peut se rappeler qu’à peine arrivé en Angleterre, Belle-Isle avait réclamé sa délivrance en vertu d’un cartel d’échange dont les puissances belligérantes étaient convenues depuis le commencement de la guerre, et qui permettait à tout officier prisonnier de se libérer moyennant le paiement d’une rançon dont la quotité devait être fixée en proportion de son grade. On avait (je l’ai dit encore) refusé de faire droit à sa revendication, sous prétexte que, n’ayant pas été fait captif les armes à la main, il n’était pas proprement prisonnier de guerre. Le roi de France tenant à ne pas perdre les services d’un homme comme Belle-Isle, autant que le roi d’Angleterre s’applaudissait de l’en avoir privé, de longs mémoires furent échangés entre les deux cours ennemies, et la question, portée successivement devant un conseil de guerre et devant les juristes, avocats de la couronne britannique, n’eût peut-être jamais été résolue si la victoire du maréchal de Saxe n’eût fourni un moyen sommaire de la trancher. La France déclara nettement qu’elle n’appliquerait la faveur du cartel d’échange à aucun des nombreux prisonniers faits sur le champ de bataille de Fontenoy, si on continuait à refuser d’en laisser bénéficier Belle-Isle. Force fut bien alors de s’exécuter, pour ne pas laisser trop de familles anglaises privées de leur chef ou de leurs membres les plus chers. Mais un peu honteux de paraître avoir cherché une mauvaise chicane et de ne s’en départir que par contrainte, le cabinet anglais déclara à son tour qu’il rendrait l’illustre captif à sa patrie par égard pour son rang élevé, et parce que l’Angleterre ne craignait aucun de ses ennemis, sans recevoir de lui aucune rançon : générosité qu’à son tour le cabinet français se refusa à accepter.

Les ministres anglais, d’ailleurs, le duc de Newcastle et son frère Pelham, le duc de Grafton, le comte d’Harrington, étaient tous des seigneurs ou des gentilshommes appartenant à la confraternité aristocratique qui régnait alors d’un bout de l’Europe à l’autre. La guerre elle-même n’interrompait pas dans ce monde d’élite les bonnes relations héréditaires d’amitié et même de famille. Il leur en avait coûté d’avoir à se montrer si maussade pour un homme de si bel air et de si grand monde que Belle-Isle ; aussi, pour effacer cette impression fâcheuse, se mirent-ils en devoir avant son départ de le combler de politesses. On le pressa de venir de Windsor à Londres, où il n’avait pas eu permission de mettre le pied tant qu’il était en surveillance ; il y fut invité, choyé dans les meilleures maisons de la cour et de la cité. Ce fut pendant quelques jours la personne à la mode que tout le monde voulait voir, et, comme on disait déjà alors, le lion de la saison. — « Nous sommes venus diner à Pultney, écrivait-il à la maréchale sa femme (avec qui on ne l’avait guère jusque-là laissé correspondre), où l’on m’a donné une fête complète. La maison est située sur le bord de la Tamise ; M. Vaneck. (c’était le nom du propriétaire), qui est extrêmement considéré, dans la cité de Londres, avait engagé, avec la permission de la régence, les aldermen d’envoyer leurs trois plus magnifiques barques, remplies deux de tous les principaux habitants de la cité et l’autre de dames, avec tous leurs pavillons et quantité d’instrumens, qui vinrent passer et repasser sous la terrasse où j’étais, et s’y arrêtèrent ensuite pour faire toute sorte de politesses. Je fis donner magnifiquement, comme il convenait, pourboire à tous les matelots. Il y en avait plus de soixante en uniforme avec leurs officiers, ce qui fut suivi de plusieurs acclamations réitérées à la manière anglaise… Aujourd’hui, j’ai été voir une belle maison de la duchesse de Marlborough, et, de là, le parc et le jardin de Richemont, maison royale. On m’y a donné une fête. J’ai trouvé en chemin M. le duc de Newcastle, qui venait à cheval au grand galop m’embrasser et me dire adieu. Il a descendu de cheval et moi de carrosse, et nous nous sommes fait toute sorte d’amitiés. C’est réellement l’homme le plus poli et le plus obligeant que je connaisse. »

Grâce à cet aimable accueil, Belle-Isle put visiter à son aise tous les monuments de Londres, se montrant, en homme de goût, sensible surtout à la beauté des magnifiques villas des environs, si différentes, par les agrémens du site et des jardins et la commodité des aménagemens intérieurs, des froides et fastueuses demeures de la noblesse française. En revanche, on ne se lassait pas d’admirer ses manières aussi aisées que nobles et son grand air d’élégance. Partout où il passait, on accourait comme au spectacle ; les dames surtout étaient véritablement éprises de ce beau cavalier, qui, de son côté (dit quelque part le secrétaire qui tenait son journal), les gracieusait fort. Cette bienveillance générale fut entretenue jusqu’à la fin de son séjour, qui dura toute une semaine, par de grandes largesses que Belle-Isle, tout en gémissant de la cherté de toutes les denrées à Londres et se plaignant d’être écorché partout, prodigua sans compter. Il avait à cœur, dit-il, de faire honneur au nom français et aussi de réparer (on me laissera bien mentionner ce petit trait de caractère qui fait sourire) le tort que lui avaient causé d’anciens ambassadeurs, et en particulier son vieil ennemi le défunt maréchal de Broglie, qui, ayant résidé à Londres vingt ans auparavant en cette qualité, ne passait pas pour avoir fait assez grandement les choses[6].

Il venait à peine de partir pourtant, voiture sur la route de Douvres avec une suite nombreuse, dans deux carrosses à six chevaux, et arrêté dans chaque bourgade par une foule curieuse de le contempler, qu’à la réflexion l’impression changea : des critiques s’avisèrent qu’on s’était montré peut-être trop prodigue envers lui de confidences compromettantes. On lui avait tout expliqué, tout raconté, tout laissé voir : quelle idée emportait-il et allait-il donner chez lui de la force de résistance de l’Angleterre ? — « Quelle est notre situation ? écrivait Horace Walpole (le témoin est un peu suspect, j’en conviens, en raison de son hostilité contre ceux qui avaient déplacé son père, mais il vivait cependant dans un monde politique assez élevé pour ne pas ajouter foi à de trop grossiers commérages). Jugez-en par la conversation du maréchal de Belle-Isle : il a dit, il y a peu de jours, qu’il nous croyait si peu en état de nous défendre, qu’avec cinq mille goujats de l’armée française, il se ferait fort de conquérir l’Angleterre, et c’est le moment qu’on choisit pour le relâcher… Ne dirait-on, pas ajoute-t-il, qu’il est venu à Londres marquer d’un fil écarlate les fenêtres de ses amis, afin de les reconnaître quand les Français viendront prendre possession du pays ? .. En vérité, je crois que, quand dix mille Français seront à une marche de Londres, on louera des fenêtres à Cheapside et Charingcross pour les voir passer[7]. »

Rien dans la correspondance de Belle-Isle, très sobre de détails (peut-être par délicatesse) sur l’état politique de l’Angleterre, ne confirme les propos que Walpole lui prête. Rien, non plus, n’autorise à croire que l’idée de conquérir l’Angleterre se soit jamais substituée, même pendant les loisirs de sa captivité, aux autres rêves d’ambition et de gloire dont son imagination était toujours possédée. Aussi les soupçons dont il était l’objet seraient-ils bientôt tombés, si les craintes d’invasion qui les avaient fait naître n’avaient reçu d’une coïncidence inattendue une confirmation qui parut sans réplique. Belle-Isle n’était pas encore embarqué à Douvres qu’on apprenait que le jeune Stuart, fils du prétendant, dont l’arrivée avait été annoncée à plus d’une reprise l’année précédente, était bien réellement cette fois débarqué dans un petit port obscur de la côte d’Ecosse. Il arrivait seul, à la vérité, n’ayant trouvé pour franchir le détroit, lui et huit gentilshommes de sa suite, qu’un navire de commerce français armé en course. Mais personne ne put croire qu’il eût hasardé un pareil coup de tête, s’il n’eût été sûr qu’une escadre française arrivait derrière lui pour le rejoindre et tenter une diversion formidable sur quelque autre point du territoire britannique. S’il présentait avec cette témérité sa tête aux balles de la première sentinelle anglaise qu’il rencontrerait, c’est qu’il espérait bien ne pas paraître devant Edimbourg avant que Londres eût capitulé.

Rien n’était moins fondé, et c’est, au contraire, parce qu’après une année de sollicitations et d’efforts, il n’avait pu obtenir du ministère français aucun secours effectif ou même aucune promesse positive que le jeune audacieux, las d’attendre et de délibérer, se jetait en avant, à corps perdu, espérant qu’une fois engagé on ne pourrait le délaisser sans déshonneur. L’idée de tenter en Angleterre une contre-révolution dynastique, tour à tour admise, puis abandonnée pendant toute l’année 1744, avait bien été agitée de nouveau, pendant la campagne actuelle, dans le conseil de Louis XV, mais sans y avoir jamais prévalu ; le projet, toujours chaudement appuyé par le cardinal de Tencin (protecteur né de la cause des Stuarts dont il avait représenté à Rome les intérêts), rencontrait dans d’Argenson un contradicteur. Deux raisons d’un grand poids à ses yeux décidaient ce ministre à s’y opposer. D’une part, il craignait de mécontenter Frédéric, intéressé par ses alliances de famille et par les sympathies de ses coreligionnaires en Allemagne au maintien de la succession protestante en Angleterre, à laquelle il pouvait même, le cas échéant, être appelé lui-même. De l’autre, ayant peut-être un instinct plus juste que ses collègues des idées de droit politique qui commençaient à se répandre en Europe, l’homme d’État philosophe doutait qu’il fût possible et même légitime d’imposer par la force à une nation un gouvernement qu’elle répugnait à accepter. A aucun prix, il ne voulait consentir à appuyer les prétentions de l’héritier des Stuarts avant que les espérances dont ses partisans le flattaient eussent reçu des faits et du mouvement spontané des populations au moins un commencement de confirmation. Tout au plus consentait-il jusque-là à quelque envoi secret d’argent et d’armes. — « Mais les troupes, répétait-il avec constance aux émissaires qui venaient le trouver, on n’en aura que quand la révolution sera commencée ; les donner avant, c’est ce que le roi regarde comme absolument contraire à ses principes ; cette révolution doit se faire par elle-même : de semblables événemens ne réussissent que par la volonté des peuples, et leurs voisins en guerre avec eux y nuiraient au lieu d’y servir. » — Et le père de Charles-Edouard, le prétendant lui-même, celui qui s’intitulait roi d’Angleterre, ayant écrit de Rome au roi pour le presser de venir en aide à son fils, d’Argenson hésita longtemps à laisser Louis XV même lui accuser réception de sa lettre. « — Croyez-vous, disait-il à son commis Ledran, qu’il convienne que le roi réponde ou ne réponde rien au pauvre roi Jacques ? Un mot de consolation serait digne du bon cœur du roi. »

Désespérant d’entraîner son collègue, Tencin finit, avec cette hardiesse qui appartient souvent à ceux qui n’ont pas l’expérience du péril, par engager le jeune prince à courir tout seul l’aventure. — « Partez, lui dit-il, votre seule présence pourra vous former un parti et une armée, et alors il faudra bien que la France vous soutienne. » — Le conseil était de ceux qu’un jeune homme goûte facilement : Charles-Edouard se décida donc à le suivre et à se mettre en route tout seul, non cependant sans avoir, une dernière fois, essayé d’émouvoir le roi par de nobles paroles. — « Je pars, Sire, lui écrivait-il, dans le désir de me faire connaître par mes actes ; je vais combattre mes ennemis, qui sont les vôtres et tenter ma destinée, qui, après Dieu, est entre les mains de Votre Majesté. »

A son arrivée en Écosse, quand les seigneurs et les chefs des principaux dans qui l’avaient appelé surent qu’il était venu seul, sans aucun des appuis qui leur avaient été promis, aucun d’eux ne voulait plus se compromettre dans une entreprise qui paraissait désespérée, et ils le pressaient de se rembarquer avant que l’alarme fût donnée à la police anglaise. Vainement essayait-il de les entraîner par les élans d’une éloquence juvénile ; ce furent les populations des bourgades voisines qui, averties de sa présence et transportées de joie de saluer l’héritier de leurs rois, se levèrent spontanément et firent taire toutes les résistances. Le nombre de ses adhérens était pourtant encore très faible, et quand le prince se décida à arborer l’étendard royal, fait d’un morceau de taffetas qu’un homme de sa suite avait apporté, il ne se trouva pas plus de 1,200 hommes autour de lui pour saluer[8].

Avec de si faibles commencemens, il semble qu’il eût suffi d’un peu de sang-froid aux ministres anglais qui, en l’absence du roi, formaient un conseil de régence, pour mettre le pied sur l’étincelle avant que l’incendie fût allumé. Mais, ils étaient si convaincus que la petite escorte du prince était l’avant-garde d’une armée française et que Charles-Edouard n’était que l’avant-coureur du maréchal de Belle-Isle ou du maréchal de Saxe, que ce furent eux-mêmes qui grossirent le péril en l’exagérant. Leurs alarmes, trop manifestes, encouragèrent les défections en laissant voir qu’ils doutaient de la solidité de l’établissement qu’ils avaient à défendre. D’ailleurs, ils avaient à se préserver personnellement de tous les soupçons, car le public se méfiait d’eux et ils se méfiaient les uns des autres, le dernier remaniement ministériel ayant fait entrer dans le cabinet des jacobites récemment ralliés dont la fidélité était douteuse. Les mesures prises à la hâte se ressentirent de cet état d’agitation. — « La régence tout entière est revenue à Londres, écrit Horace Walpole, pour prévenir l’invasion. » — On publia sur-le-champ une proclamation qui promettait une récompense de 30,000 livres sterling à celui qui mettrait la main sur le prince. On rappela 10,000 hommes de l’armée de Flandre, qui n’en avait jamais compté plus de 20,000, et que les combats et la maladie avaient déjà fort réduite. Enfin, on supplia le roi, on lui enjoignit presque de revenir sans délai au milieu de ses sujets. Pour l’y décider, il devait suffire de lui faire lire le manifeste rédigé par Charles-Edouard et que ses partisans répandaient déjà en Écosse ; car le grief principal allégué par le représentant de la vieille dynastie contre la nouvelle était la prédilection des princes allemands pour leur terre natale. — « Vous savez, y était-il dit, que l’électeur de Hanovre a toujours vécu en Angleterre comme dans un pays de conquête, toujours prêt à lui échapper. Les richesses des Indes et du Nouveau-Monde ne font que passer par vos mains pour tomber dans les siennes et couler dans son électorat. Il ne vous laisse que des pierres, généreux Anglais, tandis qu’on bâtit Hanovre d’or et de diamant, et la Tamise est tributaire de la Leine. »

La nouvelle de l’invasion prochaine de l’Angleterre suivit ainsi de près à Hanovre celle de la conquête de la Flandre, et en les recevant coup sur coup, suivies d’un appel auquel il lui répugnait plus que jamais de se rendre, George en éprouva un dépit qu’il ne put contenir. On le vit, dit-on, arracher sa perruque pour la fouler aux pieds et déchirer avec ses dents la dentelle de ses manchettes. Coûte que coûte pourtant, il fallait bien se résigner et regagner cette terre d’Angleterre où ne l’attendaient que des soucis. Par suite, l’accommodement avec la Prusse devenait nécessaire : c’était le préliminaire obligé de ce départ. Quand ce n’eût été que pour soustraire aux chances de la guerre l’électorat désormais sans défense, on ne pouvait laisser aux portes du Hanovre dégarni un voisin hostile et armé. George dut céder et accepter de mauvaise grâce la main que, sans plus de cordialité, lui tendait son neveu.


II

Mais s’accommoder avec la Prusse, c’était bientôt dit ; pour qu’un tel arrangement fût utile et efficace, il ne suffisait pas que Londres et Berlin s’entendissent, il fallait que Vienne aussi se mît de la partie ; rien n’était fait pour la pacification de l’Allemagne, rien non plus pour la défense de la Flandre, si Marie-Thérèse ne consentait pas, en rentrant dans les conditions du traité de Breslau, à laisser Frédéric en paix en Silésie. C’est à ce prix seulement que, n’étant plus elle-même inquiétée en Bohême, elle pourrait porter le gros de ses forces dans ses possessions des Pays-Bas, pour remplacer les troupes anglaises forcées de quitter le continent. L’ambassadeur anglais à Vienne, sir Thomas Robinson, reçut donc l’instruction de représenter à la reine la nécessité absolue de ce sacrifice, et de la menacer même d’un abandon complet si elle hésitait à s’y résoudre, de lui tenir, en un mot, un langage assez ferme pour l’y déterminer. Robinson n’aborda la reine qu’en tremblant. Si nos lecteurs n’ont point oublié le nom et le caractère de ce brave diplomate, ils doivent se rappeler aussi quels étaient son pieux dévoûment, son admiration même un peu naïve pour la princesse, dont la beauté et le génie avaient toujours exercé sur lui un véritable charme. C’était bien lui dont les instances l’avaient décidée, trois ans auparavant, à mettre sa signature au bas de ce même traité qui avait si peu duré et qu’on le chargeait de faire revivre. Mais qu’il en avait coûté de discussions orageuses entrecoupées de larmes et d’éclats de passion ! Le souvenir même l’en faisait frémir. De quel air venir refaire à la reine aujourd’hui la même demande quand l’événement avait si bien justifié sa résistance ? A quelles scènes ne fallait-il pas s’attendre ? Que lui répondre quand elle démontrerait sans peine que ce malencontreux traité, violé presque aussitôt que conclu, n’avait servi qu’à laisser Frédéric reprendre haleine, rassembler ses forces afin de fondre de nouveau sur elle, et se préparer en silence un poste avancé d’où il avait pu commodément, à son heure, envahir la Bohême ? Quelle duperie donc de signer des conventions avec un homme sans foi, qui n’attendait pas même, pour les déchirer, que l’encre fût séchée ! Robinson augurait d’autant plus tristement du débat qu’on le chargeait de soutenir, qu’il apercevait moins que jamais, chez la reine, de tendance à une disposition conciliante ; chez cette âme intraitable, nul indice d’ébranlement. Si la défaite de son armée en Silésie l’avait peu troublée, les fâcheuses nouvelles de Flandre la laissaient plus froide encore. Elle avait même montré si peu d’émotion de la prise de Gand que personne (écrivait Robinson lui-même) n’avait osé lui en parler et lui demander ce qu’il y avait à faire (what is to be done ? ). Surpris, choqué même un peu de tant d’indifférence, l’Anglais en venait parfois à se demander si des deux ennemis qu’elle avait à combattre, le plus voisin n’était pas, au fond de l’âme, celui qu’elle détestait le plus, et si, forcée de choisir, elle n’aimerait pas mieux laisser faire Louis XV en Flandre pour rester plus libre d’écraser Frédéric en Allemagne. Le soupçon, on le verra, n’était pas sans fondement, et la question valait la peine d’être posée[9].

Quoi qu’il en soit, rassemblant son courage, Robinson arriva à l’audience royale avec un discours en règle, divisé en plusieurs points. Il entra en matière par quelques chiffres dont la précision, la brutalité même, étaient à ses yeux le meilleur des argumens : 1,168,753 livres sont sorties, lui dit-il, de l’Angleterre en une seule année, uniquement en subsides de guerre, sans compter les trois quartiers qu’attendent encore les électeurs de Cologne et de Bavière. Cette dépense ne peut être ni continuée ni surtout accrue. L’Angleterre ne peut tenir tête à tant d’ennemis à la fois, et puisqu’on ne peut songer à détacher la France de la Prusse, c’est la Prusse qu’il faut détacher de la France. Suivait un tableau, nullement adouci, assombri plutôt, au contraire, des périls de la situation ; rien n’était dissimulé, ni la défaillance à craindre de la part de la Hollande, ni l’invasion déjà préparée du sol anglais. La guerre de Bohême ne paraissait pas, disait Robinson, se présenter avec des chances plus favorables ; mais fussent-elles les meilleures possibles, on n’aboutirait jamais qu’à l’évacuation complète de cette province par les armes prussiennes, puisque la tentative de reprendre la Silésie avait malheureusement échoué. Or c’était là un avantage qu’on pouvait espérer obtenir du roi de Prusse sans coup férir, par un traité qui assurerait en même temps l’élection du grand-duc ; et, libre de ce côté, la reine pourrait consacrer toutes ses forces à venir en aide aux puissances maritimes. C’est le service qu’elles avaient le droit d’attendre de sa reconnaissance aussi bien que de sa générosité, pour prix de tant d’efforts consacrés depuis cinq années à sa cause. Le moment, d’ailleurs, ajouta-t-il en terminant, était précieux, il fallait se hâter de le saisir ; car la France hésitait encore à donner au roi de Prusse un secours d’argent qu’il sollicitait avec instance. Si elle se décidait à l’accorder, tout serait dit : la porte, un instant ouverte, serait refermée, et l’alliance des deux cours scellée à nouveau. — On se demande comment le cabinet anglais avait connaissance de ce détail diplomatique, tout intime, des rapports de la France et de la Prusse ? Était-ce Frédéric lui-même qui avait eu le sans-gêne un peu cynique d’en faire confidence ?

À la grande surprise de l’orateur, la reine le laissa achever sa harangue sans l’interrompre. — « Je ne la vis jamais si calme, » écrivait-il. Mais c’était le calme d’une résolution arrêtée, et cette possession de soi-même qui vient, avec l’âge, de l’habitude du commandement. — Quand il eut fini : — « Rien, dit-elle, n’égale ma reconnaissance pour la nation anglaise, et je le ferai voir par tout ce qui sera en mon pouvoir. » — Elle ajouta qu’elle allait conférer dès le lendemain avec ses ministres, et que le chancelier d’état ferait connaître sa réponse. Il n’y avait qu’un point sur lequel elle aimait mieux s’expliquer tout de suite, c’est que, quelle que fût sa résolution, paix ou guerre, elle n’enlèverait jamais un seul homme du voisinage du roi de Prusse ; il y allait de la sûreté de sa personne et de sa famille : avec un homme tel que ce roi, on ne pouvait jamais prendre trop de précautions.

La conversation tourna alors à un dialogue très pressant, mais sans que la reine élevât la voix ni donnât aucun signe : d’irritation… — « Quoi ! pas un homme, dit Robinson, des soixante-dix mille qui sont opposés au roi de Prusse ? C’est lui témoigner plus de méfiance que n’en inspirait Louis XIV lui-même ! — Non, je l’ai dit, pas un homme. — Si tant de troupes sont nécessaires à la reine pour sa sécurité personnelle, elle ne sera pas surprise que l’Angleterre ait besoin de rappeler les siennes pour sa propre défense. — Mais quel mal y aurait-il donc à laisser la Hollande accepter de la France la neutralité de son territoire ? — Quel mal ! mais il n’y a pas, en ce cas, un Anglais, jusqu’au dernier, qui ne fût obligé de rendre son épée ! — Et pourquoi dites-vous qu’il est plus facile de détacher la Prusse que la France ? » — Celle étrange question venait comme un trait de lumière à l’appui de la conjecture que formait déjà tout bas Robinson, et dut lui causer une vive émotion ; aussi se hâta-t-il de répondre : — « Mais c’est qu’il est plus aisé au roi de Prusse de faire la paix en gardant ce qu’il a déjà qu’il ne le serait de faire rendre à la France ce qu’elle a pris et ce qu’elle est en si bon train de conquérir. — Mais pourquoi ne pas attendre qu’un nouveau coup soit porté au roi de Prusse ? — Êtes-vous bien sûre d’être appuyée cette fois-là encore par les Saxons ? — Qu’importe ! le prince Charles peut bien livrer la bataille à lui tout seul. — Cette bataille, Madame, si elle est gagnée, ne vous rendra pas la Silésie, et si elle est perdue, elle vous ruine dans vos propres états. — Dussé-je conclure avec ce roi demain, je lui livrerai bataille ce soir. — Quelle nécessité donc de se presser et pourquoi ne pas attendre la fin de la campagne ? En octobre, vous ferez ce que vous voudrez. — En octobre, la guerre sera finie partout, et nous n’aurons plus qu’à accepter les conditions qui nous seront faites. — Mais ce sera la même chose si mon armée se rend de la Bohême sur le Rhin et du Rhin dans les Pays-Bas : elle n’arrivera jamais à temps ; il n’y a pas un de mes généraux qui voudrait commander une armée pour une marche aussi inutile. En tout cas, ce ne seront sûrement ni le grand-duc ni le prince Charles qui s’en chargeront. Le grand-duc n’est pas si ambitieux que vous le pensez d’un vain titre d’honneur et moins encore d’en jouir sous la tutelle du roi de Prusse. Mon Dieu ! laissez-moi jusqu’au mois d’octobre et je vous aurai de meilleures conditions. »

Robinson, à bout de voie et voyant qu’il ne gagnait rien par le raisonnement, crut devoir recourir aux derniers moyens et déclarer que, quoi qu’il en pût coûter au roi d’Angleterre d’abandonner ses alliés, il n’y avait plus à espérer d’obtenir ni du parlement anglais de nouveaux subsides, ni des états-généraux de nouvelles mesures de guerre, et que c’était sa raison pour demander une réponse prompte et catégorique. — « Vous l’aurez, dit la reine ; c’est pour cela même que je vous ai reçu aujourd’hui et que je réunis mon conseil demain, quoique je sache d’avance, ajouta-t-elle, que, quelque chose qu’on y décide, on fera ailleurs ce qu’on voudra, avec ou sans moi[10]. »

La réponse annoncée fut donnée, en effet, dès le lendemain, sous la forme d’un long mémoire, dont les considérations, très développées, pouvaient se résumer pourtant en une seule pensée : refus absolu de faire avec le roi de Prusse un arrangement quelconque d’où pût résulter l’éloignement d’un seul bataillon de la frontière prussienne. — « Il y a des paix, disait le mémoire, mille fois plus funestes que la guerre même, puisqu’elles exposent des peuples à des calamités plus grandes encore, et que peu à peu elles ôtent absolument toute ressource pour se sauver. En peu d’années la reine en a fait la triste épreuve, et les pauvres peuples se ressentiront au-delà de mémoire d’homme de ce qu’il leur en a coûté… La reine pourrait-elle, sans se rendre responsable devant Dieu, la postérité et ses peuples, sur une simple lueur d’espérance et à la vue d’un ennemi si dangereux, dégarnir ses pays héréditaires des seules troupes qui lui restent pour les envoyer à cent lieues de leur frontière ? .. Que deviendrait alors la reine ? Pourrait-elle demeurera Vienne ? Où trouverait-elle un asile ? Elle est non-seulement reine, mais encore chérie de ses peuples, et ne saurait, par conséquent, sans blesser la conscience, les exposer à une perte totale et certaine après qu’ils ont prodigué leur sang et leurs biens non-seulement pour sa défense, mais pour le bien de toute l’Europe. » — D’ailleurs, la reine avait des engagemens envers le roi de Pologne en Allemagne, et le roi de Sardaigne en Italie, qui ne lui permettaient pas de traiter sans leur concours, encore moins de laisser l’un d’entre eux exposé aux ressentimens de son voisin de Prusse.

Mais si la reine, ajoutait le mémoire, ne pouvait consentir, pour complaire aux puissances maritimes, à mettre en péril la sécurité de ses propres états, il y avait un autre moyen, plus efficace et moins périlleux, de leur venir en aide qu’elle mettait à leur service : c’était, aussitôt après l’élection qui allait avoir lieu à Francfort (et dont le résultat n’était plus douteux), de faire avancer sur les points menacés le corps d’armée qui stationnait aux entours de la ville impériale, sous les ordres du grand-duc lui-même, pour assurer la liberté de la diète. On le dirigerait, soit sur les Pays-Bas, soit sur le Hanovre, suivant le désir qu’exprimerait le roi d’Angleterre. Nul doute que l’empire entier se portât avec élan à la suite du chef qu’il viendrait de donner. La distance, quelle qu’elle fût, serait plus rapidement franchie que celle qui séparait l’armée de Bohême des autres théâtres de la guerre. — « Craignait-on, cependant, le retard causé par les formalités de l’élection ? En ce cas, disait le mémoire, pour prouver combien le salut des Pays-Bas et l’accomplissement des désirs de ses alliés tiennent au cœur de la reine, elle ne balance pas de déclarer et d’assurer, tant en son nom qu’au nom de son royal époux, que, supposé qu’il ne fût pas possible de concilier l’affaire de l’élection avec le dit prompt secours et diversion, Elle et son Altesse Royale sont dès à présent pleinement déterminées à post-poser le premier objet au second, et cela sans qu’on ait le moindre petit retardement à craindre pour ce dernier. La reine ne saurait donner une preuve plus éclatante et moins équivoque de son zèle pour les intérêts et même pour les désirs de ses alliés. » — Le mémoire se terminait enfin par une sorte de sursum corda où l’on reconnaissait la main de la reine elle-même, rappelant les épreuves par lesquelles avait passé tant de fois la maison d’Autriche, et celles qu’elle avait elle-même traversées… — « Les affaires ne sont pas, disait-elle, aussi désespérées qu’on les représente… La reine a fait plus pour la cause commune que ses augustes prédécesseurs n’ont jamais fait ; elle continuera à y employer les mêmes soins que par le passé. Ces efforts et les soins joints à sa constance l’ont tirée, avec l’aide de Dieu, de périls infiniment plus grands que ceux d’aujourd’hui. La pureté de ses intentions, solidement pacifiques, est parfaitement connue à ce même Dieu, qui a tant de fois frustré les conseils et les espérances de ses ennemis, lors même qu’elles paraissaient bien mieux fondées[11]. »

Le refus étant sans réplique, Robinson dut se borner à le transmettre à sa cour sans commentaire. Mais, dans l’intervalle, les événemens avaient marché, et la situation devenait à Hanovre plus pressante d’heure en heure. C’était d’abord l’Ecosse entière qui, après quelque hésitation, se ralliait au drapeau du prétendant. Le nom de Stuart y était resté très populaire et se rattachait à tous les souvenirs d’une indépendance regrettée ; aussi une vive sympathie ne tarda-t-elle pas à se manifester envers le jeune héritier de cette race chérie, dès qu’on put s’apercevoir que le ministère de George, aussi troublé qu’impuissant, lui opposait plus de bruyantes paroles que de résistance effective. Charles-Edouard put s’avancer hardiment vers Edimbourg, à la tête d’une troupe dévouée et grossie de village en village par des recrues nouvelles. S’il était une fois reçu dans la capitale, il était roi tout de bon, et toute l’Europe allait compter avec lui. D’un autre côté, le roi de Prusse faisait avancer ses troupes sur la lisière de la frontière saxonne, et le prince d’Anhalt avait l’instruction de la franchir si le contre-ordre ne lui arrivait pas avant un jour fixé ; une fois cette agression faite, toute idée de paix était éloignée, et la carrière des aventures était rouverte. Il n’était donc plus temps d’hésiter ni de délibérer, et tous les conseillers de George le pressaient de conclure et de partir. Frédéric, de son côté, n’était guère moins désireux de sortir d’incertitude, quoiqu’il mit plus d’art et de sang-froid à dissimuler son impatience ; aussi le décida-t-on sans peine à ne pas insister sur des exigences qu’il n’avait, en réalité, mises en avant que pour la forme, et à se contenter de rentrer purement et simplement dans le statu quo ante bellum. Dès lors, tout fut aplani, et par une convention signée le 26 août entre les ministres anglais et l’envoyé prussien, le traité de Breslau fut déclaré rétabli dans toutes ses clauses principales, la Silésie restant à Frédéric, comme la Bohême à Marie-Thérèse, et les deux souverains devant s’engager à se garantir réciproquement l’intégrité de leurs territoires. La même garantie était étendue à la Saxe, au Hanovre, au Palatinat et à la Hesse. Frédéric, en échange, promettait sa voix au grand-duc pour l’élection impériale. Le roi d’Angleterre dut faire partir sur-le-champ un courrier pour Vienne, afin d’exiger de Marie-Thérèse la cessation des hostilités en Allemagne, le roi de Prusse consentant, de son côté, à un armistice de six semaines, délai pendant lequel le traité serait gardé secret, et le protocole resterait ouvert pour attendre l’adhésion de l’Autriche et du roi de Pologne aux stipulations faites en leur nom.

Rien de plus irrégulier assurément que ce procédé du cabinet anglais, stipulant pour le compte d’autrui sans y être autorisé et sachant même pertinemment qu’il ne l’était pas. Mais l’étrangeté même d’une telle conduite attestait assez quelle impérieuse nécessité l’avait dictée, et manifestait avec évidence le parti-pris par toute la nation britannique et imposé par elle à son souverain d’abandonner définitivement l’Allemagne aux chances de la guerre. Cet isolement constaté de Marie-Thérèse était pour son adversaire un sérieux avantage, quand même elle s’obstinerait à continuer seule la lutte.

Tout devait être singulier, d’ailleurs, dans cet acte conclu en dehors de toutes les règles ordinaires. Si le roi d’Angleterre se croyait permis de faire parler ses alliés sans leur aveu et contre leur sentiment, Frédéric, de son côté, oubliait entièrement de parler des siens. C’était la troisième fois, de compte fait, que, parti en guerre avec la France, il la laissait à moitié route sans la prévenir ; mais il faut lui rendre, cette fois, la justice que, s’il n’y mit pas plus de façon que dans les occasions précédentes, il y apporta cependant moins de mystère. Il usa même de si peu de ménagemens pour dissimuler sa défection, que ceux-là seuls purent s’y méprendre qui fermaient à dessein leurs yeux et leurs oreilles pour ne pas voir et ne pas entendre.

En réalité, que son dessein fût dès longtemps arrêté de faire, dès que l’occasion s’en trouverait, sa paix pour son compte et à son profit sans le concours de son allié, c’est (je l’ai déjà dit) ce dont nul observateur un peu perspicace ne doutait en Europe ; c’était un secret de comédie dont tous les spectateurs avisés avaient la confidence. Mais, à partir du jour où le dernier Français eut mis le pied de l’autre côté du Rhin, loin de faire le moindre effort pour cacher son jeu. Frédéric parut tenir, au contraire, à ne plus sauver même les apparences. Rien qu’à l’entendre se plaindre tout haut et à tout venant de l’abandon où le laissait la France, il était clair qu’il se mettait en devoir d’user de représailles et voulait qu’on en fût averti. Personne ne pouvait se faire moins d’illusion à cet égard que l’envoyé de France, Valori, qui, sans cesse à ses côtés, avait appris par une expérience de longue date à lire ses sentimens sur son visage, et mesurait les changemens de son humeur comme on suit les variations de la température, par la différence de traitemens dont lui-même était l’objet. Aussi, quand le pauvre ambassadeur vit tout d’un coup succéder à des reproches, dont la vivacité familière n’était pas exempte d’une certaine bonhomie, une hauteur froide et une rudesse affectée qui le tenaient à distance, il comprit que le pas décisif était franchi et que tout était dit. Ces indices, qui n’avaient rien de nouveau pour lui, révélaient une résolution arrêtée sur laquelle le prince ne voulait pas être interrogé, ni, quand le moment de parler serait venu, admettre aucune représentation. Impossible, d’ailleurs, de l’aborder et d’obtenir un instant d’audience et d’attention, même sur les points où Valori avait le plus de droit de se faire entendre.

Ainsi, Valori étant venu réclamer le concours de la chancellerie prussienne pour obtenir la restitution d’un navire français armé en course et indûment arrêté dans les eaux de la Russie, le roi s’y refusa absolument, sans le laisser aller jusqu’au bout de sa demande : — « Voulez-vous, dit-il, que je me brouille avec la Russie pour vos pirates ? D’ailleurs, l’entier abandon que le roi de France fait de mes intérêts m’autorise assez à abandonner les siens. » — Sans se laisser déconcerter par ces rebuffades, Valori, qui ne voulait pas trop tôt lâcher prise, n’en persistait pas moins à se traîner à la suite de l’état-major royal, mais c’était pour se voir relégué avec les valets qui suivaient l’armée dans des gîtes détestables, où il n’était pas même à l’abri d’une surprise de l’ennemi. Une fois, le logement qu’on lui assigna était si peu sûr et si mauvais qu’il crut pouvoir s’en plaindre. — « C’est bien, dit le roi, je vous ferai donner une sentinelle ; mais si vous vous trouvez mal ici, vous pouvez retourner à Berlin, où tous vos collègues sont restés. » — Valori ne manquait pas de rendre tristement compte à son ministre de tous ces affronts qu’il devait dévorer en silence ; il n’osait pourtant en tirer la conclusion qui s’offrait d’elle-même à l’esprit, et s’abstenait de tout commentaire, comme c’est l’habitude des agens intimidés quand ils sentent que leur chef a un thème tout fait d’avance et n’aime pas apprendre les vérités qui le contrarient[12].

Effectivement, à force de s’être souvent porté garant de la fidélité du roi de Prusse, d’Argenson s’était piqué d’honneur à n’en plus démordre, et il persistait même à cette dernière heure dans une confiance qu’il croyait pouvoir encore appuyer sur des raisons à ses yeux démonstratives. — Comment croire, s’écriait-il, que le moment choisi pour une défection et une défaillance serait celui où les deux souverains alliés, vainqueurs l’un et l’autre sur des théâtres différens, allaient recueillir les fruits de leur union par l’écrasement de leur ennemi commun ? Comment le roi de Prusse ne verrait-il pas le service que le roi de France lui rendait en abattant en Flandre ! une des têtes de l’hydre autrichienne ? et quel moment aussi pour se rapprocher d’un oncle qu’il n’avait jamais aimé que celui où une révolte triomphante allait peut-être faire tomber de la tête de George une couronne qui n’y avait jamais été solidement placée et le réduire à l’état de simple électeur de Hanovre ! Non, concluait-il, pour faire faire toutes les prévisions fâcheuses, le roi de Prusse, en grand politique qu’il est, surfait ses griefs pour qu’on lui en donne une plus large compensation. Ses plaintes sont des simagrées pour obtenir de nous les subsides qu’il sollicite. — Dans cette conviction, il crut avoir pourvu à tout et fermé la bouche aux faiseurs de mauvais présages en arrachant au contrôleur-général la permission d’offrir, pour l’entretien de l’armée prussienne, un maigre secours de 500,000 livres par mois. Cette mesquine largesse, annoncée avec triomphe à Chambrier, dut être officiellement offerte par Valori, en même temps qu’il remettrait une lettre de Louis XV où, en énumérant tous les succès qu’il avait remportés en Flandre, le roi de France invitait son allié à se féliciter avec lui des avantages qu’en devait retirer la cause commune[13].

A ne faire qu’un calcul d’arithmétique, on était loin de compte, car c’étaient 12 millions de livres à payer en deux termes que Frédéric avait demandés, et on lui en octroyait à peine la moitié répartie pour une année en douze échéances. Mais cette offre, dont l’exiguïté était offensante et presque dérisoire, eut de plus le malheur d’arriver juste au moment où, tout étant convenu avec le roi d’Angleterre, il ne restait plus qu’à envoyer au ministre prussien, à Hanovre, les pouvoirs pour signer la convention dont les articles étaient arrêtés ; aussi Frédéric, se voyant désormais sûr de son fait et heureux de pouvoir repousser avec dédain une aumône qu’il était humilié d’avoir mendiée, crut-il l’occasion bonne pour l’annoncer à Louis XV, en lui répondant que tout était fini entre eux. Dans une lettre qu’il prépara lui-même, il fit cette annonce en des termes dont la hauteur faisait de la rupture de l’alliance presque une déclaration d’hostilité. Après quelques complimens du bout des lèvres sur les victoires de Flandre : — « Je suis obligé d’informer Votre Majesté, disait-il, que les Anglais m’ont fait des ouvertures de paix, dans lesquelles il n’y a certainement aucune condition avantageuse pour moi, et qui se réduisent simplement au traité de Breslau. Mais Votre Majesté sait trop bien elle-même les raisons que je lui ai si souvent alléguées, auxquelles Elle n’a pas jugé à propos de remédier, qui m’obligent de les accepter. J’en avertis Votre Majesté d’avance, je crois qu’Elle a dû s’y attendre de longtemps, et si cela arrive, j’en atteste le ciel qu’il n’y aura pas de ma faute. Il a bien paru jusqu’à présent qu’Elle n’a pas senti l’intérêt de ses alliés en Allemagne ; aussi voit-Elle comme Elle les a perdus les uns après les autres. Je suis mortifié de ce qui va arriver, mais j’en ai l’âme bien nette, car, après tout, mon premier devoir est de veiller à la conservation de mon état. Je sens bien que Votre Majesté trouvera ces vérités dures, mais il faut les lui dire, et il faut que les princes, tels grands qu’ils soient, s’accoutument à la vérité ; il y a longtemps que je ne l’ai point déguisée, et je dois croire que les ministres de Votre Majesté l’ont veloutée de façon qu’Elle ne l’a pas vue seule[14]. »

Le secrétaire qui reçut cette pièce, avec l’ordre de la transcrire et de l’expédier, en resta si troublé, qu’il ne put se défendre de présenter timidement quelques observations et, au lieu de se mettre à l’œuvre, il crut devoir en toute hâte en envoyer la copie à Berlin. — « Je prends la liberté de vous l’envoyer, disait-il à son chef, le ministre Podewils ; le contenu en était d’une telle importance, que je la garderai un jour ou même une semaine, jusqu’à ce que je sache clairement si Sa Majesté veut bien tenir compte de mes très humbles représentations. »

Effectivement, à la réflexion, Frédéric s’avisa qu’avant de rompre tout à fait d’un côté, il serait mieux d’être absolument assuré de l’autre. Il imagina une autre manière plus originale et qui n’était guère moins significative de se passer sa fantaisie orgueilleuse et de donner cours à son humeur ; une seconde lettre fut substituée à la première, celle-là uniquement pleine de complimens railleurs et d’éloges ridiculement emphatiques : — « Monsieur mon frère, y était-il dit, les succès de Votre Majesté sont pour moi un sujet de triomphe. Elle efface pour la campagne de cette année tout ce que la guerre a produit de plus brillant sous le règne du roi son aïeul. La France doit sa gloire à la valeur prudente de son roi, ainsi que le militaire lui doit sa réputation. En même temps que Votre Majesté fait tant de grandes choses qui remplissent le monde d’admiration pour Elle, cette fortune qui l’accompagne fait bien enrager les gazetiers, organes de l’envie et de l’animosité de ses ennemis ; il n’y aura donc plus de ressource pour eux, et leur malignité dans sa stérilité ne pourra pas même avoir recours au mensonge, Votre Majesté ne laisse pas à l’erreur le temps de se répandre, et la mauvaise volonté de ses rivaux se change promptement en crainte et en docilité ! Ce que je puis apprendre à Votre Majesté de mon armée est bien peu de chose en comparaison de ce qui se fait en Flandre ; je m’en rapporte à ce que M. de Valori lui en marquera… Il est à déplorer que, dans un aussi beau tableau, il y ait une tache qui en défigure une partie. Je parle de la retraite du prince de Conti ; c’est lui qui couronne le grand-duc et qui met les alliés de Votre Majesté dans une situation violente et funeste. Pour à présent, je crois le mal sans remède, et l’élection du grand-duc sera certaine. »

L’ironie était en vérité trop visible, et d’Argenson lui-même, qui s’attendait à un remercîment, sentit la pointe cachée dans les dernières lignes sous de fausses douceurs. — « Cette lettre (dit une note mise de sa main sur la pièce elle-même), qu’on croyait devoir parler des subsides, ne contient qu’un compliment affecté et ridicule. Le roi n’y répondra sûrement pas. »

Mais un post-scriptum suivit la lettre, et, cette fois, l’affaire des subsides n’était pas passée sous silence. C’était un refus très sec, communiqué à Valori dans ces termes dédaigneux : — « Le subside qu’on m’offre peut être bon pour un landgrave de Darmstadt, mais pour mon armée, avec les prodigieuses dépenses de trois corps de troupes que j’entretiens en campagne pour refaire l’armée d’hiver, former les magasins pour le printemps, se mettre en posture d’avoir la supériorité, c’est ce que vous avez assez de bon sens pour voir qui ne se peut point exécuter avec un si faible secours. Je renonce dès ce moment à vos subsides, offerts de si mauvaise grâce et en si modique quantité. Peut-être que je trouverai des ressources en moi-même qui me tiendront lieu d’amis ingrats, et je n’aurai point à rougir d’avoir été à l’aumône d’autres princes, condition dure que la nécessité seule pouvait imposer. Voilà ce que vous pouvez mander à votre cour[15]. »

Valori aurait vu de ses yeux la signature du roi de Prusse au bas d’une convention conclue avec l’Angleterre, qu’il n’aurait pas su mieux à quoi s’en tenir sur la situation qui était faite à la France.

L’historien, qui a traité avec une juste sévérité les pratiques secrètes auxquelles Frédéric ne cessait de s’adonner à l’insu de tous ses alliés, doit donc lui accorder pour ce dernier incident des circonstances atténuantes, et l’acquitter au moins du reproche de dissimulation. Il eût été sans doute plus poli de prévenir à temps, de parler tout haut, et d’appeler la défection par son nom, mais le procédé, peut-être plus courtois, n’en aurait pas appris davantage. Il faut bien convenir aussi que ce nouveau changement de front, motivé par des griefs plus sérieux, avait des conséquences moins graves et présentait par là même un caractère moins odieux que celui qui avait été opéré deux ans auparavant, en pleine campagne, sur les champs de bataille de Bohême. Il ne s’agissait plus cette fois de laisser une armée amie, aventurée au fond de l’Allemagne, bloquée dans une citadelle, n’ayant plus que le choix entre la honte d’une capitulation et les horreurs de la famine. Aujourd’hui, des deux armées françaises qui allaient avoir à se passer du concours des troupes prussiennes, l’une n’en avait nul besoin pour marcher, sous les ordres de Maurice de Saxe, de victoire en victoire ; l’autre, celle de Conti, s’était mise d’avance en sûreté et à l’abri, dans la retraite qu’elle s’était choisie elle-même au-delà du Rhin. Enfin, sans en prendre trop à l’aise avec la foi des traités, on ne peut contester tout à fait que les alliances entre les peuples ne sont pas éternelles, et qu’elles périssent par force majeure quand cesse l’intérêt commun qui les a fait conclure.

Ne disputons donc pas aux panégyristes allemands de Frédéric le droit qu’ils réclament pour lui de répudier, à ce moment critique, une alliance qui n’avait pas tenu ce qu’il en espérait et qui devenait compromettante pour sa propre sécurité ; à une condition cependant, c’est qu’ils reconnaîtront de leur côté que la liberté qu’il revendiquait pour lui-même, il la rendait par le même fait à son allié. En rompant ses engagemens, il nous déliait aussi des nôtres, et quelque usage que nous eussions fait de cette indépendance recouvrée, quelque tort même qu’il en eût souffert, il n’aurait pas en à s’en plaindre.

Ainsi, il se séparait de nous pour sauver la Silésie, en rendant à Marie-Thérèse la facilité de venir, avec toutes ses forces, nous chercher dans les Pays-Bas. Mais si (comme Robinson en formait le soupçon) un arrangement tout opposé était plus du goût de la princesse ; si elle préférait nous donner carrière dans les Pays-Bas pour avoir ses coudées franches en Silésie, il nous eût été parfaitement loisible, et il n’était nullement déloyal, non-seulement de la suivre, mais même de la pousser dans cette voie. Du moment où l’allié de Louis XV le laissait là pour ne plus songer qu’à ses intérêts et à sa personne, la réciproque ne pouvait manquer d’être juste… — « Je conviens, disait quelque part, dans une lettre fort bien raisonnée, le prince de Conti lui-même à d’Argenson, qu’il vaut mieux, comme vous le dites, être trompé que trompeur ; mais si d’aventure le roi de Prusse vient à nous manquer, serait-ce le tromper que de nuire à sa négociation et d’en nouer une dont il fût la dupe ? » — Des documens, qui n’ont peut-être pas jusqu’ici été suffisamment mis en lumière, vont nous faire voir qu’une transaction de ce genre, si elle ne fut pas offerte en propres termes par Marie-Thérèse à Louis XV, eût du moins été facilement obtenue d’elle ; et il nous restera à apprécier par quel excès de scrupule un peu naïf, ou par quelle erreur de jugement le ministre qui parlait au nom de la France en laissa échapper l’occasion[16].


Duc DE BROGLIE.

  1. Voyez la Revue du 15 avril, des 1er et 15 mai, des 1er et 15 juin et du 1er août.
  2. Frédéric à Podewils, 20, 28 et 31 juillet, 2, 4 août ; — à Andrié. 5 août 1745 (Pol. Corr., t. IV, p. 283, 240, 214, 247, 249, 251 — Droysen, t. II, p. 524, 532.)
  3. Maurice à sa sœur, 20 juillet 1745. (Archives de Strasbourg.)
  4. Van Hoey à d’Argenson, 4 juin. — la Ville à d’Argenson, 18, 25 Juin, 16 juillet. — D’Argenson à La Ville, 15, 22 Juillet 1745. (Correspondance de Hollande. — Ministère des affaires étrangères.)
  5. Correspondance d’Horace Walpole avec Horace Mann, t. II, p. 52 ; — 26 juillet 1745.
  6. Lettres de Belle-Isle pendant sa captivité. — Journal tenu par son secrétaire. (Correspondances diverses, 1745. — Ministère de la guerre.)
  7. Horace Walpole à Horace Mann, 26 juillet, 1er août 1745.
  8. Voltaire, Siècle de Louis XV, ch. XXIV. — (Correspondance relative aux relations avec les prétendans Vol. Stuarts, juillet-août 1745. — Ministère des affaires étrangères.) — Pichot, Histoire de Charles-Edouard, t. I, p. 303, 305.
  9. Robinson à Harrington, 28-31 juillet 1745. (Correspondance de Vienne. — Record office.)
  10. Robinson à Harrington, 5 août 17(5. (Correspondance de Vienne. — Record office) — Cette conversation a-t-elle eu lieu avant que l’on fut informé à Hanovre du débarquement du prince Charles-Edouard en Écosse ? c’est ce qu’il est difficile de savoir, l’irrégularité et la lenteur des communications épistolaires étant telles à cette époque qu’il est impossible de suivre exactement le sort des correspondances. Ce mois d’août 1745 est plein d’événemens de tout genre, également importans, qui se produisent sur des théâtres différens. J’ai vainement essayé de déterminer comment ces divers incidens ont agi les uns sur les autres et sur les dispositions de ceux qui s’y trouvaient mêlés.
  11. Réponse à la proposition faite par M. le chevalier Robinson le 1er  et le 4 août 1745. (Correspondance de Vienne. — Record office.)
  12. Valori à d’Argenson, 22 juillet, 1er, 8 août, 3 septembre 1745. (Correspondance de Prusse. — Ministère des affaires étrangères.)
  13. D’Argenson à Valori, 25 juillet, 7, 30 août 1745. (Correspondance de Prusse. — Ministère des affaires étrangères.)
  14. Frédéric à Louis XV, 14 août 1745. (Pol. Corr., t. IV, p. 262.)
  15. Frédéric à Louis XV, 23 août} — à Valori, 3 septembre 1745. (Pol. Corr., t. IV, p. 264, 272.)
  16. Conti à d’Argenson, 22 Juillet 1745. (Correspondance d’Allemagne. — Ministère des affaires étrangères.)