La Seconde Lutte de Frédéric II et de Marie-Thérèse/10

La bibliothèque libre.
La Seconde Lutte de Frédéric II et de Marie-Thérèse
Revue des Deux Mondes3e période, tome 84 (p. 505-533).
◄  09
ETUDES DIPLOMATIQUES

LA SECONDE LUTTE DE FREDERIC II ET DE MARIE-THERESE D'APRES DES DOCUMENS INEDITS

X.[1]
DERNIERS INCIDENS ET FIN DE LA LUTTE.

La population saxonne, abandonnée par son souverain, et à la veille d’avoir, ou à affronter une lutte sanglante, ou à subir les douleurs de l’invasion, restait naturellement dans une grande angoisse. Mais de tous les habitans de Dresde, le plus en peine peut-être était encore le ministre de France, le marquis de Vaulgrenant, qui, en face des événemens dont la rapide succession se déroulait sous ses yeux, ne savait véritablement plus quelle contenance tenir. Brühl n’avait pas manqué de lui faire savoir qu’un grand personnage de la cour d’Autriche allait venir de Vienne, chargé de la mission expresse d’engager avec lui, sur nouveaux frais, une négociation tout à fait sérieuse. Lui-même avait, on l’a vu, des pouvoirs en poche, avec l’ordre d’en faire usage, positivement donné, bien que parfois singulièrement commenté par d’Argenson. Mais il semblait qu’une lenteur désespérante fut l’attribut de tout ce qui tenait à l’Autriche, généraux ou diplomates : le comte d’Harrach, aussi difficile à remuer que le prince de Lorraine, bien qu’annoncé de jour en jour depuis un mois, n’arrivait pas. M. d’Arneth nous apprend qu’il avait cru devoir passer au camp autrichien en Bohême, et qu’il s’y attardait, occupé qu’il était à apaiser le cri de mécontentement qui s’élevait dans toute l’armée contre son général. Mais en attendant, ce délai laissait Vaulgrenant en quelque sorte sur des épines. Encore officiellement allié de Frédéric, mais secrètement en intelligence avec Auguste, quel parti devait-il prendre, quel langage tenir en présence du conflit aigu dont il était témoin ? Fallait-il applaudir au succès des armes prussiennes, ou compatir aux embarras du ministre saxon ? Que dire et même que penser, quels vœux former au fond de l’âme ? Où était l’intérêt de la France et de son roi ? où le devoir de leur représentant[2] ?

Et ce n’était pas de Versailles qu’il pouvait attendre la lumière. Les instructions de d’Argenson, de plus en plus obscures et contradictoires, se ressentaient à la fois et du trouble auquel le ministre lui-même était en proie et des divisions qui partageaient le cabinet dont il faisait partie. Là, la confusion était au comble. La reprise imprévue des hostilités par l’Autriche, le revirement qui s’en était suivi dans l’attitude de Frédéric, les instances nouvelles et presque suppliantes de son envoyé, avaient porté les dissidences intérieures du ministère français au dernier degré de la vivacité et de l’aigreur. Si d’Argenson n’eût suivi que l’impulsion de ses instincts, au moindre signe de repentir venu de Berlin, il eût tendu les bras tout ouverts à l’enfant prodigue. Loin de fermer l’oreille aux prières de Chambrier, il se laissait presque convaincre par lui que la convention de. Hanovre, dictée par les meilleures intentions, n’avait fait que poser des bases très acceptables pour une paix européenne. Il en venait à penser que le seul tort de Frédéric était d’avoir manqué de confiance et agi sans le prévenir. — « Pourquoi ne m’avoir rien dit ? s’écriait-il ; il savait pourtant bien que Je suis Prussien de la tête aux pieds, parce que Je suis bon Français. » — Mais ses collègues n’étaient pas si faciles à attendrir ni si prompts à passer l’éponge sur un grief dont au fond ils s’applaudissaient d’être en mesure de profiter. Orry déclarait plus haut que jamais que sa bourse était vide, et qu’il n’en tirerait pas un écu pour venir en aide, non aux embarras supposés du roi de Prusse, mais à son avidité insatiable. Quant à Tencin, les succès inespérés de son royal client écossais ; l’avaient littéralement enivré. Voyant déjà un prince catholique sur le trône de la Grande-Bretagne, il se souvenait, pour la première fois peut-être de sa vie, qu’il était cardinal, et demandait si c’était le moment de courir après une alliance protestante qui donnait tant d’embarras et rapportait si peu de profit. Que pourrait-on souhaiter de plus que l’avènement d’un souverain ami à Londres et une paix glorieuse avec l’Autriche ? Le seul argent utilement dépensé était donc celui qui allait servir à assurer le succès de Charles-Edouard par l’envoi d’un corps de débarquement. Maurepas et Noailles, peut-être moins animés, faisaient écho dans ce même sens. C’était à chaque séance du conseil un de ces débats si bruyans que (suivant une expression de d’Argenson que j’ai déjà rapportée) on n’aurait pas entendu Dieu tonner. Quant au roi, il laissait parler et crier, flottent entre sa déplaisance pour le nouvel empereur et le ressentiment qu’il éprouvait des procédés blessans et des moqueries de Frédéric. N’avait-on pas en soin de lui faire savoir que cet incorrigible railleur plaisantait tout haut de l’empressement que le vainqueur de Fontenoy avait mis à quitter son armée pour venir porter ses lauriers aux pieds de la marquise de Pompadour[3] ?

En sortant de ces séances orageuses, d’Argenson, forcé de se conformer aux vœux de la majorité, devait se faire l’exécuteur du plan de conduite qu’il venait de combattre, mais il s’acquittait de cette tâche ingrate avec une mauvaise grâce qu’il ne prenait plus la peine de cacher. On eût dit, en vérité, qu’il n’épargnait rien pour intimider et décourager son propre agent. Avant tout, disaient les instructions ministérielles, il faut être constamment sur vos gardes et bien vous assurer que les avances qu’on vous fait ne couvrent pas un piège pour alarmer l’Angleterre et obtenir d’elle des modifications avantageuses à la convention de Hanovre. En ce cas, ajoutait d’Argenson (faisant reparaître discrètement son idée favorite), il y aurait une manière de se tirer d’affaire sans tout briser : ce serait de proposer la convocation d’un congrès général. A d’autres momens, il semblait prendre plaisir à transmettre les résolutions du conseil sous une forme compliquée qui les rendait à peu près inapplicables, et il faut dire qu’il n’avait pas beaucoup de peine à y réussir, car le concert était loin d’être parfait, même entre les partisans de la négociation autrichienne. D’accord sur le but, ils différaient sur la voie à suivre pour l’atteindre. Plusieurs se méfiant, non sans raison, du désintéressement et de la loyauté du comte de Brühl, auraient voulu que Vaulgrenant se ménageât, à l’insu du ministre saxon, quelques entretiens directs et en tête-à-tête avec le plénipotentiaire autrichien. D’autres, craignant de déplaire à Philippe y et surtout à l’ardente Farnèse, désiraient que le comte de Bêne, ministre d’Espagne à Munich, fût admis en tiers dans les pourparlers, sans pourtant qu’il fût trop encouragé à mettre en avant des exigences exagérées. D’Argenson faisait passer à Vaulgrenant ces recommandations diverses, sans se mettre en peine de les concilier. — « De la sorte, dit-il dans une note écrite de sa main, il y aura trois négociations : la première vraie avec l’Autriche en particulier ; la deuxième fausse en participation avec Brühl ; la troisième illusoire et complètement fausse avec Brühl et Bêne. Je conviens que ce sera fort difficile : M. de Vaulgrenant s’en tirera comme il pourra ; mais tel est le système du conseil et les embarras où ceci nous jette : de gros risques pour peu d’espérance. » — Enfin, comme s’il eût juré de faire perdre l’esprit à son correspondant, il ne manquait jamais de lui rappeler, en terminant toutes ses lettres, qu’à aucun prix le roi ne voulait rien faire qui tendit à dépouiller le roi de Prusse d’aucune de ses possessions. « Plus la reine de Hongrie, répétait-il, témoigne de vouloir s’attacher, préférablement à toutes choses, à recouvrer une province aussi riche et aussi à sa convenance que la Silésie, plus nous devons avoir à cœur que la Prusse la conserve. »

Cette reprise de la Silésie étant le but unique que poursuivait Marie-Thérèse en se rapprochant de la France, recommandera Vaulgrenant de n’y pas concourir, au moins indirectement, c’était lui enjoindre de conclure un contrat annulé d’avance, comme disent les juristes, pour défaut de cause. Dans ces conditions, il était superflu d’ajouter, comme d’Argenson le fit pourtant une fois en termes exprès, que la négociation était entreprise plutôt pour n’avoir rien à se reprocher que dans l’espoir de la conduire à bonne fin. L’aveu était inutile : la chose se comprenait de reste[4]. »

Comment Vaulgrenant s’y serait-il pris pour passer entre tant d’écueils et ménager tant de points délicats ? C’est ce qu’il est difficile de dire, car le jour où le comte d’Harrach était enfin décidément attendu, ses courriers déjà arrivés et ses logemens tout préparés, fut celui même où, la nouvelle de la capitulation de Leipzig parvenant à Dresde, le roi et toute sa famille se décidaient à quitter la ville. Averti à temps, l’envoyé autrichien rétrograda naturellement et vint retrouver à Prague le cortège royal. De là, à la vérité, Brühl fit savoir tout de suite à Vaulgrenant qu’il ne tenait qu’à lui de profiter aussi du voisinage, et qu’il trouverait à Prague, s’il y venait sans retard, l’envoyé autrichien dans les dispositions les plus conciliantes et même les plus empressées. Mais Vaulgrenant répondit très sensément que, la France étant encore en guerre ouverte avec l’Autriche, la présence de son représentant sur une terre ennemie ferait un éclat qui révélerait le secret de la négociation avant même qu’elle fût entamée. Rien de plus naturel, au contraire, que d’Harrach vint à Dresde s’entendre avec la régence qui gouvernait, au nom du roi, dans un moment où les plus graves intérêts de sa souveraine étaient en jeu sur ce théâtre même. Ce sera une manière, écrivait Vaulgrenant à d’Argenson, en lui envoyant sa réponse, de voir si on y va de franc jeu avec nous, ou si on veut seulement nous amuser. Il dut bientôt être convaincu que les intentions étaient sérieuses, car d’Harrach, se rendant à son invitation, fit annoncer qu’il allait venir[5].

Mais, pendant que ces correspondances étaient rapidement échangées entre les capitales si rapprochées de la Saxe et de la Bohême, les mauvaises nouvelles se succédaient à Vienne : d’abord la retraite ignominieuse du prince de Lorraine, puis l’entrée victorieuse de l’armée prussienne en Saxe, enfin la fuite du roi de Pologne, dont l’effet était bien d’éviter de sa part une soumission immédiate, mais qui n’attestait pourtant pas une résolution de résistance à toute épreuve. Ces échecs n’ébranlaient pas le courage de l’impératrice, qui ne perdit pas un instant pour envoyer au prince de Lorraine l’instruction de se mettre immédiatement en marche et de tendre vers Dresde par la voie la plus directe, afin de couvrir à tout prix cette capitale. Elle préparait en même temps tous les ordres nécessaires pour faire revenir vers le nord tout ce qui restait de soldats autrichiens stationnant sur le Rhin, dès le lendemain du jour où, la paix avec la France étant conclue, aucune précaution, ne serait plus à prendre de ce côté. Mais ses conseillers étaient plus émus. Qu’allait-il arriver, se demandaient-ils avec effroi, si on était de nouveau abandonné par la fortune, puis délaissé par un allié timide, n’ayant pu réussir à conclure avec la France et n’étant plus à temps de profiter de la médiation de l’Angleterre, en un mot, suivant l’expression que M. d’Arneth emprunte à un document qu’il cite : entre deux chaises assis par terre. On insista donc auprès de Marie-Thérèse, et on finit par obtenir d’elle, non de révoquer les pouvoirs donnés au comte d’Harrach, mais d’en joindre de nouveaux destinés à lui servir, au pis-aller, dans un cas d’extrême nécessité. Si le malheur s’attachait encore une fois aux armes de l’Autriche, — si l’alliance avec la France était reconnue impraticable, — alors, mais alors seulement, le plus tard possible, et quand tout autre moyen de salut aurait échoué, d’Harrach fut autorisé à apposer sa signature à la convention de Hanovre, à côté de celle du roi d’Angleterre ; et ce fut muni de cette double instruction, qui allait le rendre pour un jour, arbitre de la destinée de son pays, que le plénipotentiaire autrichien arriva à Dresde le 15 décembre. Il y entra au bruit du canon d’une bataille vivement engagée, au même moment, à peu de distance de la ville[6].

C’était le prince d’Anhalt qui, suivant le plan dicté par Frédéric, se présentait devant la capitale de la Saxe pour en enlever de force l’entrée. Il avait tardé un peu plus que ses instructions le lui prescrivaient, d’abord dans l’espérance que, par suite de la demi-soumission et de la fuite du roi de Pologne, les portes de la ville s’ouvriraient d’elles-mêmes devant lui ; puis il avait tenu à se rendre maître, à Torgau et à Meissen, des ponts qui faisaient communiquer les deux rives de l’Elbe ; afin d’assurer un passage au gros de l’armée prussienne, qui, n’ayant rien à faire en Lusace, devait tendre à se rapproches du nouveau théâtre de la guerre. Ce délai, qui lui faisait perdre quelques jours, et que Frédéric blâma sévèrement, aurait pu sauver la cause des alliés ; car le général saxon Rustowski en avait profité pour réunir toutes les troupes, de l’électorat autour de Dresde, et le prince de Lorraine, remis en campagne par les ordres pressans de Marie-Thérèse, y arrivait lui-même à-grandes journées par la route de Leimeritz et de Freyberg. Le 13 au soir, il y était déjà de sa personne et tenait conseil avec Rustowaki sur les moyens de résister à l’attaque qui se préparait. Nul doute que, par une rapide concentration de toutes les forces saxonnes et autrichiennes, la ville, au moins ce jour-là, eût été préservée. Tout manqua encore une fois ; faute d’énergie et de concert ; mais dans cette occurrence, au moins, l’Autrichien ne fut pas le plus coupable. Le prince de Lorraine était prêt et offrait d’amener tout son monde. Ce fut Rustowski qui se persuada qu’il était en état, avec ses bataillons saxons, d’arrêter, peut-être de repousser, le prince d’Anhalt. Il engagea le prince à ménager ses troupes, afin de les tenir en réserve pour le cas très probable où le roi de Prusse, dont la marche vers Dresde était déjà annoncée, viendrait en aide à son lieutenant intimidé ou vaincu.

Ce n’était pas là, nous apprend Frédéric dans son Histoire, le seul motif qui décidait le général saxon à refuser un secours d’où pouvait dépendre le sort de la journée. La vérité est qu’il croyait avoir fait choix, pour attendre les Prussiens, d’une position qu’il regardait comme inexpugnable, et qu’il voulait garder pour lui-même tout l’honneur du plan qu’il avait forme. L’idée dont il tenait ainsi à se réserver le mérite n’était autre chose, nous dit encore Frédéric, que la reproduction à peu près exacte des dispositions prises par le maréchal de Saxe à Fontenoy. Il avait remarqué une certaine ressemblance entre la plaine qui s’étend de Dresde au petit village de Kesselsdorf (et que d’Anhalt devait traverser) et celle qui longeait l’Escaut devant Tournay. Là régnait aussi un ravin profond, pareil à celui qui, placé sous le feu du bois de Barry, avait joué un si grand rôle dans la journée du 11 mai. C’était en profitant de cette fortification naturelle et en la complétant par des retranchemens garnis d’artillerie que Rustowski, à l’exemple de Maurice, croyait pouvoir attendre en sûreté l’attaque de l’ennemi.

Mais deux situations peuvent être analogues sans se ressembler complètement. La position prise par Rustowski était plus forte peut-être sur sa droite que celle de Fontenoy, puisque le ravin, dont le fond était hérissé de rochers et de grands arbres, aboutissait à l’Elbe, et que, de ce côté, le passage était entièrement fermé. En revanche, sur la gauche, le village de Kesselsdorf restait absolument découvert, et ce fut de ce côté que le prince d’Anhalt, jugeant tout de suite où était le point faible, porta toute la vigueur de son attaque. Telle était pourtant l’excellence du modèle suivi par Rustowski que, malgré cette imperfection, la copie, pendant les premières heures, se comporta comme l’original. Deux tentatives des Prussiens, dirigées contre le village de Kesselsdorf, furent repoussées successivement, comme l’avaient été à Fontenoy celle de Cumberland, par le feu très bien nourri des batteries saxonnes. D’Anhalt songeait déjà à la retraite, quand les Saxons, exaltés par leur succès et voulant y mettre le comble, firent la faute capitale de sortir de leurs retranchemens pour suivre l’ennemi qui s’éloignait. Par suite de cette fausse manœuvre, ils se trouvèrent placés eux-mêmes devant leurs batteries qui durent cesser de tirer ; d’Anhalt, qui vit l’imprudence, se retourna vivement pour fondre, avec sa cavalerie, sur les bataillons qui s’étaient mis en prise, et, les contraignant à reculer à leur tour, pénétra à leur suite dans le village et se trouva ainsi avoir pris à revers toute la ligne des retranchemens.

Tout n’était pas dit pourtant, car les Prussiens allaient à l’autre extrémité de la même ligne commettre un écart de conduite analogue : le jeune prince Maurice d’Anhalt, second fils du général, placé, avec la gauche de l’armée prussienne, en face du sommet du ravin, voulant avoir sa part de la victoire du jour, se mit, sans en avoir reçu l’ordre, en tête d’emporter sur ce point le passage de haute lutte, malgré les difficultés du terrain. Les hommes éprouvèrent la plus grande peine à gravir les rochers couverts de neige et de glace, et n’auraient pu s’y maintenir si les Saxons eussent fait le moindre mouvement pour les en déloger. Rien n’eût été plus aisé que de les précipiter dans la fondrière, et si, à ce moment d’incertitude, le prince de Lorraine, qui s’était retiré à peu de distance en arrière du champ de bataille, eût été appelé ou fût accouru d’instinct au bruit du canon qu’il devait entendre, la fortune pouvait encore changer d’aspect. Mais, ou le prince ne s’informa de rien, ou on ne lui fit rien savoir, et il resta immobile toute la journée pendant que ses alliés périssaient. Personne ne venant en aide ni aux soldats découragés, ni au chef décontenancé, la déroute devint complète : armée et général, dit Frédéric, rentrèrent à Dresde en pleine course. Le conseil de régence se réunit à l’instant, et nulle défense n’étant plus possible, le commandant de la garnison dut aller porter au général prussien la soumission de la ville.

La nuit cependant était venue, nuit d’alarmes et d’angoisses dont l’ombre et le trouble dérobèrent aux regards l’arrivée silencieuse du comte d’Harrach. Ce fut en traversant des rues encombrées de blessés et de fuyards que le plénipotentiaire autrichien se rendit, sans être reconnu, chez le ministre de France. Le lieu, l’heure, la gravité des circonstances, tout rendait étrangement solennel cette entrevue mystérieuse qui pouvait changer la face de l’Europe, et dont le secret a été religieusement gardé jusqu’à nos jours pour la postérité.

L’entretien s’engagea immédiatement sur les conditions de la paix, mais tout de suite la différence de l’attitude des deux négociateurs, telle que la révèle le ton de leurs dépêches, fut très significative. D’Harrach était pressant, ardent, animé du feu de toutes les passions de sa souveraine et de ses ressentimens personnels. Il parlait haut et ferme sans crainte de s’avancer, de se découvrir. Il ne dissimulait pas d’ailleurs que c’était à prendre ou à laisser, et que, si la France ne se décidait pas, l’Autriche, abandonnée de tous ses alliés, serait contrainte de céder à la Prusse. En face de lui, Vaulgrenant, réservé, inquiet, regardant à toutes ses paroles, semblait n’avoir d’autre souci que de ne pas dépasser d’une ligne ni d’un mot la lettre de ses instructions, pour n’encourir, en aucun cas, de l’autorité indécise et partagée dont il dépendait, ni désaveu ni reproche. La France reproduisait les mêmes exigences qu’à Francfort, mais Marie-Thérèse s’était beaucoup relâchée de la rigueur de ses premiers refus. En Flandre, elle cédait Ypres, Furne et Beaumont, ne résistait plus que pour garder Tournay et Nieuport. En Italie, elle accordait à l’infant d’Espagne Parme, Plaisance, Pavie même au besoin ; mais d’Alexandrie et de Tortone, possessions du roi de Sardaigne, que réclamait également la France en faveur de son client espagnol, elle ne voulait pas qu’il fût question. La distinction était naturelle. En Lombardie et dans le Parmesan, c’étaient des droits personnels ou des revendications à elle propres, auxquels elle renonçait ; mais en Piémont, rien ne lui appartenait : elle croyait ne pas pouvoir sans déshonneur faire des concessions aux dépens d’un allié qu’elle n’avait ni prévenu ni consulté. Aussi, dans le cours de la conversation, fut-il évident (Vaulgrenant en convient) que l’ultimatum était moins net, moins positif en ce qui touchait la Flandre qu’en ce qui regardait l’Italie. Vaulgrenant, au contraire, fut intraitable sur le moindre comme sur le plus important des articles. Il était autorisé sur certains points à faire de légères concessions : il ne les proposa pas et ne les laissa, il le dit lui-même, entrevoir que faiblement. A l’aube du jour, on se sépara sans avoir pu rien conclure[7].

Ainsi, on a tout ensemble la surprise et le regret de le constater, la France pouvait, ce jour-là, assurer à la fois l’extension et la sécurité de sa frontière ; non-seulement cet avantage lui était offert, mais on lui tenait en quelque sorte la main pour la forcer d’y souscrire. Elle renonça (non sans quelque effort pour se dérober à ces instances) au prix si noblement acheté par les victoires de Maurice de Saxe, uniquement afin de réserver à un infant d’Espagne la chance plus que douteuse d’acquérir la possession de deux citadelles qui n’avaient jamais relevé de la couronne des rois catholiques et qui, en définitive, ne devaient jamais lui revenir. Le fait, en lui-même assez étrange, paraît encore plus incroyable quand on songe que le ministre qui imposait cette abnégation à son envoyé, non-seulement ne professait aucune prédilection pour l’alliance espagnole, mais se plaignait hautement, dans toutes ses dépêches, du joug que faisaient peser sur la France les obligations contractées envers le couple royal qui trônait à Madrid. N’allait-on pas le voir quelques jours après lui-même (j’aurai peut-être à le raconter) offrir au roi de Sardaigne des conditions de paix qui devaient exciter, non-seulement le déplaisir, mais le courroux, presque la fureur d’Elisabeth Farnèse ? Ce n’était donc pas l’Espagne, mais bien la Prusse, qui tenait au cœur du ministre français. Si ses instructions commandaient de briser, sur un si faible prétexte, un simulacre de négociation qu’il n’avait jamais voulu prendre au sérieux, ce n’était pas même pour ménager les espérances chimériques d’un petit-fils de Louis XIV et du gendre de Louis XV ; mais c’était le conquérant de la Silésie qu’il ne voulait pas laisser troubler dans la jouissance de sa possession. Comment alors ne pas s’affliger en pensant que l’occasion manquée ne devait pas se retrouver, et que, trois ans plus tard, après une nouvelle série de luttes et de triomphes, la France, lassée de vaincre, devait accepter, presque avec reconnaissance, une paix qui, restituant l’intégrité des Pays-Bas à l’héritière de Charles-Quint, n’accrut pas d’une ligne le sol français ?

Vaulgrenant sortait cependant la conscience tranquille, presque soulagée, de la conférence, car, en rendant compte du résultat, il se montrait bien plus satisfait de n’avoir rien compromis que contrarié de n’avoir rien obtenu : — « Je me suis tenu ferme, disait-il, sur mes propositions ; j’ai parlé avec simplicité, sans marquer ni trop de désir ni trop d’éloignement, et par la façon dont je me suis expliqué, je crois n’avoir rien dit ni de trop ni de trop peu. » — Tout autre était le langage du comte d’Harrach, véritable cri d’impatience et de désespoir : — « Vous verrez, écrivait-il, par ma relation ci-jointe, que je n’ai pu faire que de l’eau claire avec Vaulgrenant. avec lequel j’aurais mieux aimé finir en lui accordant tout ce qu’il a demandé que de signer la paix de Breslau, auquel cas j’aurais proposé pour fonds toutes les argenteries des églises, la vaisselle et diamans de la noblesse, qui les aurait donnés volontiers contre le roi de Prusse. Je voudrais m’arracher les yeux de me voir à la veille d’être celui qui devra forger moi-même les chaînes et l’esclavage perpétuel de notre auguste impératrice et de toute sa postérité. »

Puis, profitant de ce que sa présence à Dresde n’était pas connue pour ne prendre encore aucun parti décisif, il se retirait à Pirna, dans le camp du prince de Lorraine : et de là, entouré d’une armée qui frémissait en se voyant contrainte de céder sans avoir même combattu, et d’accord avec le général qui sentait, bien que trop tard, toute l’humiliation de son attitude, il envoyait à Vienne de nouveaux plans de campagne, engageant l’impératrice à tenir ferme, dans l’espoir qu’on pourrait faire patienter aussi le roi de Pologne jusqu’à l’arrivée des Russes, et faire encore à tourner la tête au Tamerlan que nous avons à combattre[8]. »

Mais rien ne peut arrêter le cours une fois précipité des événemens, surtout quand une main habile ne les laisse pas dévier du sens où les a une fois portés la fortune. Dès le 18, Frédéric, déjà en marche le jour du combat, arrivait devant Dresde pour y recueillir les fruits d’une victoire qui était son œuvre au moins autant que celle du général qui avait livré la bataille. Il y était attendu par des populations tremblantes, qui ne savaient quel sort leur réservait un vainqueur dont l’humeur intraitable était redoutée même de ses propres serviteurs, et dont le portrait leur avait été tracé sous les couleurs les plus noires. Il parut tout de suite n’avoir d’autre souci que de les rassurer. Le roi de Pologne, ne pouvant se faire suivre de toute sa famille, avait laissé à Dresde ses plus jeunes enfans. La première visite de Frédéric fut pour eux, et, en les comblant d’amitiés et de caresses, il exprima, avec une sensibilité assez bien jouée pour sembler sincère, le regret qu’Auguste et la reine eussent paru craindre, en fuyant devant lui, d’être inquiétés dans leurs personnes. Par son ordre, la discipline la plus sévère fut imposée aux troupes d’occupation, afin de ne donner lieu à aucune plainte d’exaction et de violence. Étalant la confiance pour mieux l’inspirer, il se montra à plusieurs reprises sur la promenade sans gardes et sans suite. L’Opéra, très bien pourvu, par Auguste, de chanteuses et d’artistes italiens, était le divertissement favori de la ville, et la pièce en cours de représentation se trouvait être un drame lyrique dont le héros était Arminius, le défenseur de l’indépendance germanique ; on l’avait composé tout exprès en l’honneur d’Auguste et de Marie-Thérèse et pour célébrer leur union contre l’invasion française. Non-seulement Frédéric ne demanda pas qu’on fermât le théâtre, ou qu’on changeât de sujet, mais il commanda une solennité de gala pour s’y faire voir, et laissa chanter, sans paraître s’en émouvoir, des couplets dirigés contre les traîtres à la patrie et les amis de l’étranger. Sur sa demande, la princesse Lubomirska, chez qui il était logé, convia à plusieurs réceptions brillantes les seigneurs, les dames de distinction, les lettrés, les artistes ; il prit plaisir à les éblouir par la variété de ses connaissances et toutes les grâces d’une conversation piquante. Il rappelait aimablement qu’il était venu à Dresde dix-sept ans auparavant, amené, encore tout jeune, par son père, auprès du vieil Auguste, et faisait à ceux qui lui avaient été alors présentés la politesse de les reconnaître. A la belle comtesse Fleming, la reine de la beauté et de l’élégance, il demandait si elle se souvenait que, encore enfans l’un et l’autre, ils avaient fait des parties de musique, et qu’elle lui avait fait don de sa première flûte. On sortait enchanté de ces entretiens : les dames surtout étaient ravies. — « Attendait-on, disaient-elles, ce terrible Mars sous les traits de cet aimable Apollon ? » — Dans une seule circonstance, Frédéric ne put retenir sa langue ni mettre un frein à la causticité habituelle de son humeur. Ce fut dans une visite qu’il fit à la somptueuse demeure du comte de Brühl. On l’introduisit dans un cabinet où était renfermé un assortiment complet de chevelures postiches : — « Que de perruques, dit-il, pour un homme sans tête ! » — Mais le comte de Brühl comptait beaucoup d’ennemis à Dresde, qui ne furent pas fâchés de se divertir à ses dépens. Enfin, le comble fut mis à la joyeuse surprise du public quand on vit le roi, à la tête de ses généraux, célébrer un Te Deum dans la cathédrale, en actions de grâces de sa victoire, et édifier l’assistance par la convenance de son attitude. — « On ne s’attendait a rien de pareil, nous dit Droysen, d’un prince à qui on avait déjà fait une réputation d’irréligion. » — A partir de ce moment, il fut convenu que c’étaient les intrigues du jésuite confesseur du roi de Pologne qui avaient répandu des calomnies sans fondement contre un des vrais soutiens de la religion protestante.

Les conditions de la paix imposées au roi de Pologne se ressentirent du désir qu’éprouvait son vainqueur de reconquérir la faveur populaire de l’Allemagne. Malgré les conseils de plusieurs de ses ministres et des généraux qui auraient voulu qu’on tirât meilleur parti de la victoire, rien ne fut changé aux termes de la convention de Hanovre, sauf l’addition de 1 million d’écus de contributions de guerre. Auguste n’était plus ni en mesure ni en humeur de refuser le salut et le trône offerts à si bon compte. Son consentement ne se fit pas attendre[9].

Restait à savoir quel parti l’Autriche allait prendre, et si, maîtresse encore d’une armée qui n’avait pas été mise à l’épreuve, elle imiterait sans plus de résistance la soumission de son allié. Plusieurs jours se passèrent dans l’incertitude à cet égard, d’Harrach restant à Pirna, dans l’espoir de recevoir de nouveaux ordres, sans se décider à faire usage et sans même parler à personne des pouvoirs qu’il avait en main. Mais Frédéric ne parut mettre aucun empressement à s’enquérir d’un résultat qu’il regardait désormais comme inévitable. Il laissa même voir qu’il préférait conclure avec le roi de Pologne un acte séparé, pensant bien que, quand on serait décidément convaincu à Vienne qu’on n’avait plus à compter sur aucun auxiliaire, force serait de s’exécuter. Il ne se trompait pas : à l’annonce de la soumission d’Auguste, puis de l’échec de la négociation française, un douloureux conseil fut tenu devant Marie-Thérèse. Comment résister, quand on n’avait plus à attendre aucun secours d’aucun côté de l’horizon, ni de l’Angleterre irritée, ni de la Saxe écrasée, ni de la France insensible aux offres qui auraient dû la séduire ? Comment engager le combat, surtout avec un général aussi malheureux (pour ne rien dire de plus) que Charles de Lorraine, sur un territoire où Frédéric régnait et parlait désormais en maître, au milieu de populations empressées de se jeter dans ses bras ? Le cas d’extrémité prévu était arrivé, et l’ordre fut envoyé à d’Harrach de céder à la nécessité ; mais l’impératrice ne voulut pas l’écrire elle-même : ce fut Bartenstein qui le rédigea dans des termes laconiques où le regret était aussi visible que le dépit. Puis le courrier était à peine parti qu’un autre était expédié à sa suite. La princesse, craignant que, dans un accès de découragement, son envoyé ne dépassât ses instructions, lui rappelait que les stipulations de la convention de Hanovre étaient l’extrême limite de ses concessions, et que, si on lui demandait d’y ajouter même une ligne, il devait rompre à l’instant l’entretien et ordonner la reprise des hostilités ; puis, faisant revenir Vaulgrenant sur-le-champ, en passer sans discussion par toutes les exigences de la France. D’Harrach, très contrarié du premier ordre, un peu consolé par le second, se rendit enfin à Dresde, le 22 décembre, espérant au fond de l’âme que le vainqueur, exalté par son succès, se laisserait aller à former quelque prétention nouvelle, ce qui permettrait de tout remettre en question.

Mais ce fut un plaisir que Frédéric n’eut garde de lui faire ; au contraire, dès que l’envoyé autrichien fut annoncé, il se vit accueilli à bras ouverts ; et le point principal, l’abandon de la Silésie une fois concédé, tout ce qu’il put demander, — reconnaissance immédiate de François Ier comme empereur, — garantie réciproque des états allemands des deux couronnes, — maintien de toutes les limites posées par le traité de Breslau : Frédéric accorda tout, allant même au-devant avec une grâce protectrice et une coquetterie ironique. D’Harrach, sentant la malice (d’autant plus qu’il était, à ce qu’il parait, grand railleur lui-même de son naturel), ne pouvait cacher son dépit d’être si bien reçu : — « J’ai passé une heure et demie, écrivait-il, avec le roi de Prusse dans son cabinet ; il m’a presque toujours adressé la parole, et comme c’est un esprit caustique, j’ai eu toutes les peines du monde à retenir le péché originel dans mes répliques. Peste soit de toutes les négociations ! Celle que j’avais le plus à cœur n’a en aucun succès,.. celle que je déteste avance avec un succès incroyable ! » — Et, en sortant de l’audience, il montrait aux amis que l’Autriche avait encore à Dresde (ils étaient nombreux) les termes qui lui étaient proposés ; il leur demandait si on pouvait s’expliquer qu’ils ne fussent pas plus sévères, et si tant de modération ne cachait pas quelque piège[10].

Le 23, au matin, cependant, tout était réglé, et l’acte définitif allait être rédigé dans la journée, quand on vint annoncer à Frédéric l’arrivée d’un messager de l’ambassade de France à Berlin, porteur d’une lettre de Louis XV. La communication ne pouvait arriver plus à point pour compléter son triomphe.

Ce n’était pas l’ambassadeur lui-même qui apportait la missive royale, comme il semble que c’eût été le devoir de son poste : Valori confesse dans ses Mémoires qu’il n’avait pas osé se risquer à mêler sa personne, si récemment maltraitée, au chœur d’ovations enthousiastes qui devait entourer le vainqueur. Il venait, en effet, d’avoir un avant-goût des rebuts qu’il aurait eu à souffrir dans une compagnie où il n’était pas appelé. Étant venu à la cour pour apporter comme tout le monde ses félicitations, il y avait rencontré l’aide-de-camp que Frédéric envoyait aux deux reines, sa femme et sa mère, pour leur annoncer la nouvelle de l’heureuse issue de la crise. L’officier l’aborda et le prit à partie pour lui dire à haute voix : « Le roi me charge, monsieur, de vous faire savoir qu’il sait triompher de ses ennemis sans le secours de ses alliés. »

« L’apostrophe, dit Valori, m’embarrassa un peu : » on le conçoit sans peine. Dès lors, pourquoi aller chercher à Dresde de nouvelles avanies ? Il y tomberait au milieu de conférences ouvertes entre la Saxe, l’Angleterre et l’Autriche, où on ne lui ferait sûrement pas la grâce de l’admettre, et où, tout le monde ayant la parole, excepté la France, il resterait à la porte dans une sotte attitude. Il se décida donc à charger de l’envoi son secrétaire d’Arget, le même qui avait témoigné tant de courage et de présence d’esprit dans le guet-apens de Jacomirs, et qui, délivré moyennant rançon, était venu rendre compte à Frédéric lui-même de tout ce qu’il avait observé pendant sa détention dans le camp autrichien. Le roi avait été frappé de son intelligence, et témoignait le désir de l’attacher à sa personne. C’était donc un visage agréable qu’on envoyait à Frédéric pour s’acquitter d’une commission qui courait le risque de ne pas l’être. Valori affirme (j’ai peine à le croire) qu’il ne connaissait pas le contenu de la lettre qu’il confiait à son secrétaire ; s’il l’eût connu, il eût éprouvé bien plus de répugnance encore à en, faire la remise lui-même, car c’était la réponse de Louis XV à la demande de secours et de conseils que Frédéric lui avait adressée dans un jour d’extrême péril. Elle s’était fait attendre six semaines, et voici dans quels termes elle était conçue :

« Monsieur mon frère, Votre Majesté me confirme dans sa lettre du 15 novembre ce que je savais déjà de la convention de Hanovre du 26 août. J’ai dû être surpris d’un traité négocié, conclu, signé et ratifié avec un prince mon ennemi, sans m’en avoir donné la moindre connaissance. Je ne suis point étonné que vous ayez refusé de vous prêter à des mesures violentes et à un engagement direct contre moi ; mes ennemis doivent connaître Votre Majesté : c’est une nouvelle injure que d’avoir osé lui faire des propositions indignes d’elle. Je comptais sur votre diversion ; j’en faisais deux puissantes en Flandre et en Italie ; j’ai occupé sur le Rhin la plus grosse armée de la reine de Hongrie. Mes dépenses et mes efforts ont été couronnés du plus heureux succès. Votre Majesté en a fort exposé les suites par le traité qu’elle a conclu à mon insu. Si la reine de Hongrie y avait souscrit, toute son armée de Bohême se serait tournée subitement contre moi. Ce ne sont pas là des moyens de paix… Je n’en ressens pas moins l’horreur des périls que vous courez ; rien n’égale l’impatience que j’ai de vous savoir en sûreté, et votre tranquillité sera la mienne. Votre Majesté est en force ; Elle est la terreur de ses ennemis ; Elle a remporté sur notre ennemi commun des avantages considérables et glorieux ; l’hiver qui suspend les opérations militaires avec cela suffirait pour la défendre. Qui est plus capable que Votre Majesté de se donner des bons conseils à Elle-même ? Elle n’a qu’à suivre son expérience, et par-dessus tout son honneur. Quant aux secours, ils ne peuvent consister qu’en subsides et en diversions. J’ai offert des subsides à Votre Majesté ; j’ai fait toutes les diversions qui m’ont été possibles, et je continuerai par les moyens qui assurant le mieux le succès… J’augmente mes troupes, je ne néglige rien, je presse tout ce qui pourra pousser la campagne prochaine avec la plus grande vigueur. Si Votre Majesté a des vues capables de fortifier mes entreprises, je la prie de me les communiquer ; je ne doute pas des lumières qu’elles en peuvent tirer, et je me concerterai toujours avec grand plaisir avec Elle. — Comme je finissais ma lettre, j’apprends les heureux succès des armes de Votre Majesté et la fuite de ses ennemis devant sa personne ; c’est de tout mon cœur que je lui en fais mes complimens, et je suis, monsieur mon frère, etc.. » Si la lettre eût été expédiée quinze jours plus tôt, au moment où Frédéric se voyait contraint de réclamer des secours qu’on était en droit de lui refuser, et si elle eût été destinée à préparer le coup de théâtre d’un changement de politique, — si c’eût été, en un mot, un congé donné en termes polis à l’alliance prussienne, — le fond et la forme n’eussent manqué ni de dignité ni d’adresse. Les griefs qui justifiaient de notre part de légitimes représailles s’y trouvaient accusés dans des termes dont la modération même accroissait la sévérité ; la demande de conseil, qui dissimulait mal, de la part de Frédéric, une pétition d’une autre nature, était repoussée avec une ironie assez fine qui n’eût pas mis les rieurs du côté du solliciteur ; enfin les victoires des armes françaises, fièrement rappelées, pouvaient paraître une réponse méritée à d’indécentes railleries. Mais arrivant à contretemps, au moment où l’allié infidèle avait su se passer de la France et où la France avait manqué l’occasion de se passer de lui, terminée par un post-scriptum complimenteur et suivie d’une dépêche où d’Argenson se montrait transporté de joie des succès prussiens, une pareille épître n’était plus qu’une boutade d’humeur impuissante. Il ne sied pas à la majesté royale de se plaindre d’une injure, quand le châtiment immédiat ne doit pas suivie, et il n’est jamais utile d’offenser ni un ami douteux avec qui on ne veut pas rompre, ni un ennemi caché qu’on n’espère pas intimider.

D’Arget, dès son arrivée, demanda à remettre la pièce en main propre au roi ; il n’obtint pas cette faveur sans quelque peine : le roi, lui fit-on dire, assistait à un concert et ne voulait pas se déranger. La remise une fois faite, une audience lui fut assignée pour le lendemain, à cinq heures du matin. Le roi le garda en tête-à-tête une heure et demie, lui parlant de toutes choses avec une bienveillance hautaine et un calme affecté. — « Je ne devais pas m’attendre, dit-il, au ton de la lettre du roi de France ; ce n’est qu’une ironie ; il ne me laisse rien à espérer, et me conseille de prendre le partit que je trouverai le plus sage. Eh bien ! il est pris : je fais la paix avec la Saxe et la reine de Hongrie. J’ai couru trop de périls ; je suis, las de jouer quitte ou double : mon armée et mon peuple ont besoin de repos. La constance même de la fortune m’étonne ; je craindrais de m’exposer de nouveau à ses caprices. J’ai assez de gloire, puisque j’ai obligé mes ennemis à me demander la paix dans leur capitale par l’organe du grand chancelier de Bohême. » Il ajouta qu’une fois rentré dans la neutralité, il s’emploierait de bonne grâce pour le rétablissement de la paix générale ; et, se posant déjà en arbitre, il indiqua à quelles conditions, dans sa pensée, la France avait droit de prétendre et ferait sagement de se prêter, et, la singularité, c’est que ces conditions étaient presque mot pour mot, sans qu’aucun des deux interlocuteurs pût s’en douter, celles-là mêmes que Vaulgrenant avait tenues dans sa main quarante-huit heures auparavant[11].

D’Arget, à qui Valori, sans doute, avait fait la leçon, crut le moment venu de demander au roi si, maître de la situation comme il l’était, il ne serait pas digne de lui, au lieu d’en garder seul le bénéfice, de l’étendre à ses alliés, en les faisant comprendre dans le traité qu’il allait conclure. Quel plus beau rôle que d’être le héros de l’Allemagne et le pacificateur de l’Europe ! — « J’en conviens, mon cher ami, dit le roi, mais le rôle est trop dangereux, un revers me mettrait à ma perte. À mon dernier départ de Berlin, si la fortune m’eût été contraire, je me voyais un monarque sans trône et mes sujets dans la plus cruelle oppression. Ici, c’est toujours échec au roi ; j’en appelle à vous-même ; enfin, je veux être tranquille. — Mais, reprit d’Arget, la reine de Hongrie ne renoncera jamais à la Silésie ; et, avec le temps, tôt ou tard… — Ah ! mon ami, dit le roi en l’interrompant, l’avenir est au-dessus de l’humanité ; j’ai acquis, que d’autres conservent. Je ne crains rien ni de la Saxe ni de l’Autriche pour les dix ou douze ans qui me restent à vivre : je n’attaquerai désormais pas un chat que pour me défendre, et je verrais le prince Charles à la porte de Paris sans m’en remuer. — Et nous à la porte de Vienne ? » reprit d’Arget sur le même ton d’indifférence. La vivacité hardie de la repartie ne troubla pas Frédéric. — « Oui, je vous le jure ; enfin, je veux jouir. Que sommes-nous, nous autres hommes, pour enfanter des projets qui coûtent tant de sang ! Vivons et faisons vivre ! » — Le reste de l’entretien, dit d’Arget, se passa en discours généraux sur la littérature et les spectacles[12].

Vingt-quatre heures après, la paix était signée avec l’Autriche, et Frédéric ne perdait pas un moment pour en envoyer la nouvelle à Louis XV, dans une lettre dont l’amertume trahissait bien plus d’irritation qu’il n’avait voulu en laisser voir à d’Arget. — « Monsieur mon frère, disait-il, je m’attendais à des secours réels de la part de Votre Majesté, après la lettre que je lui avais écrite en date du mois de novembre. Je n’entre point dans les raisons qu’Elle peut avoir d’abandonner ainsi ses alliés à leur propre fortune ; cela fait que je sens doublement le bonheur de m’être tiré d’un pas très scabreux par la valeur de mes troupes : si j’avais été malheureux, Votre Majesté se serait contentée de me plaindre, et j’aurais été sans ressource. Votre Majesté veut que je prenne conseil de mon esprit : je le fais, puisqu’Elle le veut, et il me dicte de mettre promptement fin à une guerre qui, n’ayant point d’objet depuis la mort du défunt empereur, ne cause qu’une effusion de sang inutile… Il me dit qu’il est temps de penser à ma propre sûreté, que la fortune est changeante, et qu’après tout, je n’ai aucun secours d’aucune espèce à attendre de mes alliés… Les Autrichiens et les Saxons ont envoyé ici des ministres pour négocier la paix, et, après la lettre de Votre Majesté, il n’y a plus qu’à signer. Après m’être acquitté de ce que je dois à l’état et à ma propre sûreté, aucun sujet ne me tiendra plus à cœur que de pouvoir être de quelque utilité à Votre Majesté. »

Un billet à l’adresse de Valori, pour le charger d’expédier cette réponse, était plus maussade encore : — « Monsieur, voici la réponse que j’ai faite au roi, votre maître, à la lettre que vous venez de m’envoyer de sa part… Si cette nouvelle ne fait pas plaisir à votre cour, elle ne peut s’en prendre qu’à elle-même, n’ayant jamais voulu m’assister ni de subsides suffisons, ni de troupes… Pour notre personnel, je crois que nous pouvons rester amis tout comme auparavant. Pour moi, je suis content d’avoir la consolation de n’avoir jamais été aux aumônes du roi de France. Je suis avec estime, monsieur, etc. » — Et, en post-scriptum : — « La paix est faite ; tu l’as voulu, tu l’as voulu, etc.[13]. »

On s’explique difficilement le ton d’aigreur, et presque d’insulte, qui règne dans ces deux pièces. Parvenu au comble de ses vœux, jouissant à la fois du bienfait de la paix et de tout l’honneur de la victoire, Frédéric gardait un tel avantage de situation sur son royal correspondant qu’il n’avait nul besoin et qu’il n’était pas digne de son esprit politique d’en abuser à ce point. Dans la neutralité où il se félicitait de rentrer, son intérêt était de ménager les deux adversaires dont la lutte allait se continuer sous ses yeux, au besoin même d’entretenir leur conflit, non de les pousser à bout l’un et l’autre, au risque de leur faire naître la pensée de s’unir un jour contre lui. La France, d’ailleurs, avait encore un service à lui rendre : c’était d’occuper l’Autriche pour l’empêcher de reprendre haleine et de songer même à revenir sur les conditions qu’elle avait dû subir. La prudence, cette qualité qui fit rarement défaut à Frédéric, lui commandait donc d’avoir égard à l’émotion naturelle d’un allié justement froissé de son abandon, et de panser la blessure au lieu de l’envenimer. Même dans ce premier moment, l’extrême irritation du roi de Prusse n’a pas d’explication naturelle ; mais ce qu’on peut encore moins comprendre, c’est qu’il ait conservé de la lettre malencontreuse de Louis XV un tel ressentiment que, trente ans encore après, mettant la dernière main au texte définitif de ses Mémoires, il ait consacré un long développement à réfuter un document tombé dans l’oubli. Il est encore plus singulier de lui en voir travestir les termes et les pensées de manière à prêter à un souverain, dont un excès d’orgueil ne fut jamais le défaut, une outrecuidance burlesque digne d’un matamore de comédie. Bien de plus étrange assurément, et de moins digne de la royauté comme de l’histoire, qu’une controverse posthume de cette nature. En y regardant de près, cependant, le lecteur de l’Histoire de mon temps croit apercevoir quel est le sentiment qui domine dans cette tirade si étrangement passionnée. Ce qui est le plus amèrement reproché au roi de France, c’est l’allusion qu’il avait osé faire au succès de son armée dans les Pays-Bas. C’est le souvenir de Fontenoy, qui, même après un demi-siècle écoulé, semble importuner encore le vainqueur de Friedberg et de Sohr : — « J’ai fait de grandes choses, se fait-il dire par Louis XV dans le langage ridiculement hautain qu’il met dans sa bouche. On a aussi parlé de vous, » — Voilà le trait qui est gravé dans le cœur. Louis XV s’était comparé un jour à Frédéric : cette présomption, bien que rudement châtiée depuis lors, ne lui fut jamais pardonnée ; il y a des rivalités d’auteur, même sur le trône, et la grandeur du génie ne préserve pas des petitesses de la vanité.

Si ce jugement n’est pas téméraire, il dut se trouver, parmi les hommages que Frédéric reçut de toutes parts, dans ce moment si brillant de son existence, un en particulier qui, plus que tout autre, lui fut sensible, car il partait du vainqueur de Fontenoy lui-même. Au récit de la brillante expédition dont la Saxe venait d’être le théâtre, Maurice éprouva, en qualité de connaisseur et à un point de vue pour ainsi dire esthétique, une telle admiration que, malgré le chagrin que, comme enfant de la Saxe, il devait éprouver de l’humiliation de son ancienne patrie, — malgré la contrariété que la paix qui en était la suite devait causer au commandant d’une armée française, — il ne put se défendre de donner cours à ses sentimens et d’en envoyer directement l’expression au héros lui-même : — « Sire, lui écrivit-il, l’expédition que Votre Majesté vient de terminer si rapidement est si brillante que, comme militaire, je lui en dois mon compliment. Je n’ai pas pu m’empêcher, comme Saxon, de compatir aux maux qu’a éprouvés la Saxe ; mais mon admiration pour tout ce qui s’y est passé n’en est pas moins au-dessus de l’expression. Les manœuvres savantes et judicieuses de Votre Majesté présentent un canevas fort étendu à la méditation. Je ne puis assez l’admirer, et, depuis Alexandre et César, je ne crois rien de si grand et de si frappant. La conduite que Votre Majesté a tenue dans cette guerre contre les Saxons ressemble et surpasse assurément les belles, les rapides expéditions de ces deux grands hommes, qui entreprenaient des guerres et les terminaient en peu de jours. Recevez avec bonté, Sire, cet hommage, qui ne peut être soupçonné de flatterie, et que l’admiration du sublime m’arrache, malgré l’amertume qu’un si grand événement a dû naturellement répandre dans mon âme[14]. »

Frédéric voulait rentrer, avant les fêtes de la nouvelle année, dans la capitale de ses états reconquis. Il quitta donc Dresde dans les derniers jours de décembre, sans même attendre les ratifications de Vienne. Dans la foule empressée qui vint le saluer au moment de son départ, Vaulgrenant et d’Harrach, obligés l’un et l’autre, peut-être à regret, à cette politesse, durent se rencontrer et revenir encore une fois sur les détails de leur conversation nocturne. Vaulgrenant se montra tout de suite très inquiet de savoir si d’Harrach, dans son tête-à-tête avec le roi, n’avait rien laissé transpirer de la négociation clandestine. L’Autrichien se hâta de le rassurer, puis, lui montrant une bague surmontée d’un diamant de prix qu’il avait au doigt : — « Voilà, dit-il, le présent que j’ai reçu en souvenir de ce malheureux traité ; mais j’aurais mieux aimé avoir coupé le doigt qui le porte que de l’employer à cette signature. » — Il lui exprima ensuite l’espérance que leurs pourparlers ne resteraient pas complètement sans fruit et pourraient préparer dans l’avenir (à la fin des fins, dit-il) une voie plus facile à l’accommodement de leurs deux cours. — « En ce cas, ajouta-t-il, qu’elles s’entendent directement et sans recourir aux intermédiaires, qui ne font qu’embrouiller le métier. » — Et il lui indiqua le nom de deux de ses amis personnels, l’un résidant à Londres et l’autre à Bruxelles, à qui on pourrait s’adresser si on avait quelque chose à faire dire secrètement à Vienne[15].

Nulle description n’est nécessaire pour imaginer, et aucune ne serait suffisante pour bien peindre, la réception enthousiaste qui attendait Frédéric dans cette ville de Berlin qu’il avait laissée, six semaines auparavant, tremblant pour sa propre sécurité, et où il rentrait pacifique et triomphant, deux fois couronné par la victoire. « Vive Frédéric le Grand ! » Ce fut le cri qui retentit d’un bout de la cité à l’autre, et auquel la postérité a fait écho. Ce que nous savons des sentimens qui animaient Marie-Thérèse, et qu’elle avait fait partager à ses sujets, laisse aussi facilement deviner avec quel morne abattement fut reçue à Vienne la nouvelle du traité conclu à Dresde. « La plus lamentable défaite, dit l’ambassadeur vénitien Erizzo, n’aurait pas causé plus de douleur. » Rien assurément ne prouve mieux que, pour agir sur l’esprit des peuples comme pour déterminer la suite des événemens, une forte impression morale pèse souvent d’un plus grand poids que les plus importans résultats matériels ; car, après tout (M. d’Arneth le fait observer avec raison), de cette seconde lutte engagée contre l’ennemi de sa grandeur, l’Autriche sortait intacte, n’ayant perdu, cette fois, ni un pouce de son territoire ni une parcelle de sa puissance effective : tout ce qui venait d’être cédé à Dresde avait déjà été accordé à Breslau deux années auparavant ; et, dans cet intervalle, Marie-Thérèse avait acquis, sans nouveau sacrifice, l’avantage de rajeunir la tradition des Habsbourg en fixant le saint-empire dans sa nouvelle famille, et elle avait même su se délivrer, par la soumission humiliée de la Bavière, de la seule rivalité qu’eussent redoutée ses aïeux. C’était Frédéric, au contraire, qui, ne retirant aucun profit de ses nouvelles victoires, se trouvait, en définitive, avoir en pure perte versé le sang, dépensé l’argent, risqué le repos de ses sujets. Il semblait donc que, dans le partage de ses faveurs, la fortune eût donné à Marie-Thérèse la réalité dont elle ne laissait que l’ombre à Frédéric ; mais c’était une ombre entourée d’une auréole lumineuse dont le reflet éclairait les voies de l’avenir. Personne ne s’y trompa. — « Vous verrez, disait avec désespoir l’électeur de Trêves au résident de France, que ce prince va être plus redoutable que ne l’a jamais été la maison d’Autriche, et qu’il fera trembler l’Europe. »

Mais quel fut, peut-on se demander, l’effet produit en France par cette paix où nous n’étions pas compris, et qui nous laissait, pour la seconde fois, porter seuls tout le poids d’une coalition ? C’est ce dont on a, au premier moment, quelque peine à se rendre compte. Ce qu’il y a de certain, c’est que rien ne ressembla au cri d’indignation et d’angoisse qui s’était élevé, deux ans plus tôt, quand le traité de Breslau éclata comme un coup de foudre au milieu d’une confiance générale. L’événement, au contraire, fut pris avec un calme relatif, tenant à plus d’une cause qu’il est intéressant de discerner. D’abord, personne n’était surpris : une première épreuve avait préparé à la récidive ; les plus naïfs avaient cessé de croire à la fidélité prussienne. Le traité de Hanovre était ébruité, commenté depuis trois mois par tous les gazettes d’Europe ; l’effet, pour parler le mauvais langage de nos jours, en était escompté d’avance. Puis le mal était moins grand cette fois, et le danger surtout bien moins urgent. Nul rapport entre la situation de Maurice de Saxe, campé victorieusement devant Bruxelles, et celle de Broglie et de Belle-Isle enfermés, presque affamés, dans Prague. L’hiver commençait à peine ; on avait donc le temps de réfléchir : ce n’était que matière à spéculation, sur laquelle les politiques et les nouvellistes pouvaient raisonner à l’aise, chacun suivant sa propension naturelle.

Celle de d’Argenson nous est connue, et il ne paraît pas que la disposition optimiste avec laquelle il accueillait tout ce qui parlait de Berlin ait ressenti à ce moment critique même un jour d’ébranlement. D’abord, il voulut douter jusqu’à la dernière heure de la soumission de l’Autriche ; il la voyait déjà continuant la lutte sans alliés, dans des conditions qui l’auraient mise bientôt à deux doigts de sa ruine. Ce serait alors, pensait-il, le moment de reprendre avec avantage la négociation prématurément entamée par le comte d’Harrach : la paix acceptée par la Saxe n’aurait été ainsi qu’un pas fait vers une pacification générale. Puis, quand il n’y eut plus moyen d’ignorer à quel prix Marie-Thérèse avait acheté son repos en Allemagne, d’Argenson n’eut pas seulement (ce qui eût été fort sage) le bon sens de ne pas témoigner un dépit inutile et de ne pas se répandre en récriminations amères, qui n’auraient abouti, en irritant un vainqueur, qu’à faire à la France un ennemi de plus. Cette note de modération, commandée par la dignité et par la prudence, fut vite dépassée. Revenant avec une sorte d’entraînement à ses idées favorites, d’Argenson se prit à considérer qu’après tout, la Silésie restant acquise à la Prusse, le but principal de la guerre, l’affaiblissement de l’Autriche, était atteint, et qu’il s’agissait seulement de garder à tout prix ce résultat important. D’où il conclut que, pour prévenir une revanche et un retour offensif toujours possibles de l’Autriche, l’intérêt de la Prusse lui commanderait de continuer à s’appuyer sur la France, et afin de faire mieux sentir à Frédéric cette communauté d’intérêt et de le déterminer à se conduire en conséquence, il ne vit rien de mieux, au lieu de s’éloigner de lui avec froideur, que de l’attacher, au contraire, et de l’enlacer, pour ainsi dire, par de nouveaux liens d’amitié et de reconnaissance. Ce calcul, qu’il n’a pas déguisé dans ses Mémoires ni dans sa correspondance, et dont quelques-uns de ses historiens lui ont fait honneur, fut visible dès son premier entretien avec le ministre de Prusse Chambrier. Sans cette explication, — je dirais volontiers sans cette excuse, — le langage qu’il tint dans cette conversation (qui dut avoir lieu le jour même où arrivait à Versailles la lettre insolente de Frédéric) serait vraiment inexplicable de la part d’un ministre de Louis XV.

Voici comment Chambrier lui-même rend compte de sa conférence : — « Le marquis d’Argenson m’a parlé de la manière suivante sur l’accroissement de Votre Majesté. Il m’a dit : — « Vous savez, monsieur, comme je pense sur les liaisons du roi votre maître avec le mien, et qu’en vérité personne n’est plus zélé que moi pour la continuation et le resserrement, s’il est possible, de l’amitié la plus étroite entre ces deux princes, parce que ce sont leurs intérêts ; mais je vous avouerai cependant que j’aurais désiré, pour la gloire du roi de Prusse et l’avantage du roi mon maître, que la paix du roi de Prusse avec la reine de Hongrie ne se fût pas faite, ou que, si elle s’était faite, ce fût conjointement avec la France, rien n’étant plus aisé au roi de Prusse, quand il a vu que la Saxe était à ses pieds et que la reine de Hongrie souhaitait de s’accommoder avec lui, que de dire à cette princesse qu’il voulait bien faire la paix avec elle, pourvu qu’elle fût commune à la France et à ses alliés. De cette manière, le roi de Prusse faisait le coup le plus glorieux qu’il pût jamais faire, et ses liaisons avec nous n’auraient pas reçu la plus légère atteinte, au lieu que, de cette manière (sic), nous restons dans l’embarras. Il faudra bien tâcher de nous en tirer ; nous y ferons de notre mieux, en recourant aux moyens qui sont dans l’état, quoique épuisé, je l’avoue, pour soutenir une guerre qui pouvait finir tout d’un coup, si le roi de Prusse avait bien voulu un peu se souvenir de nous. » — Suivent certains détails d’un caractère confidentiel et tout à fait intime sur les mesures que la France allait prendre pour faire face à la situation nouvelle où la laissait son isolement ; puis, Chambrier reprend : « — Enfin, le marquis d’Argenson m’a dit qu’il était si convaincu de la nécessité qu’il y avait pour le bien des intérêts réciproques que Votre Majesté et le roi son maître fussent étroitement unis, qu’il était, lui, d’Argenson, du sentiment que Votre Majesté fût le centre politique de tous les intérêts de la France dans le nord et dans l’empire, et qu’il ordonnerait, de la part du roi son maître à tous les ministres de France qui sont en Allemagne et dans le nord de ne se conduire que suivant les intérêts de Votre Majesté et conformément à ce que Votre Majesté ferait insinuer par ses ministres aux ministres de France ; qu’il croyait que Votre Majesté connaissait trop ses véritables intérêts pour ne pas conserver de son côté la confiance et l’ouverture de cœur qui conviennent aux mêmes intérêts. » D’Argenson tint parole ; ordre exprès fut envoyé à tous les agens français, non-seulement de ne montrer aucune humeur, mais de parler de la paix de Dresde comme d’un événement heureux, dont la France n’avait qu’à se féliciter, et de continuer à concerter leur conduite avec les agens prussiens comme si rien n’était venu trahir leur confiance. S’adressant même en particulier à Valori, qui était naturellement le plus difficile à convertir, d’Argenson terminait son exhortation par cette assertion au moins hasardée : — « J’ai toujours été convaincu que le roi de Prusse avait fait, dans les vertus civiles, le même progrès que dans les vertus militaires. Effectivement, il s’est conduit dans tout ceci avec franchise. » — Des serviteurs n’ont qu’à obéir : aussi les ministres français, dans les diverses cours, s’exprimèrent-ils unanimement, sur l’événement qui défrayait toutes les conversations, dans des termes qui leur attirèrent les complimens des gazetiers autrichiens sur les sentimens de philosophie chrétienne, dont ils faisaient preuve[16].

Tout le monde, à la vérité, et surtout tous les collègues de d’Argenson, n’étaient pas, sinon aussi bons chrétiens, du moins aussi philosophes que lui. Plus d’un (Chambrier le rapporte) demeura convaincu que, la Prusse une fois pacifiée et mise à l’abri de tous les orages, son souverain n’aurait pas un désir bien pressant de faire partager autour de lui les bienfaits du repos dont il allait jouir. Il pourrait bien, au contraire, être tenté d’attiser le feu entre les deux grandes puissances qui restaient en lutte, pour les épuiser l’une par l’autre, et s’élever lui-même à leurs dépens et sur leurs ruines. Mais ceux-là mêmes qui pensaient ainsi, une fois le mal fait et irréparable, ne trouvaient, non plus, nul avantagea en montrer trop d’irritation ni d’alarme. La vraie manière d’y porter remède, suivant eux, c’était, pour la France, de tourner ses regards et ses forces vers le terrain où le succès de ses armes était glorieusement incontesté. Pousser activement la marche audacieuse de Maurice de Saxe en Flandre ; soutenir les progrès plus lents, plus modestes, mais pourtant continus de Maillebois en Italie ; enfin appuyer par un secours effectif les prodiges que Charles-Edouard faisait en Écosse, c’était là, suivant eux, la seule voie à suivre pour se consoler et se venger en même temps des échecs définitivement subis au-delà du Rhin. Raisonnant ainsi, ils n’étaient pas éloignés de trouver qu’après tout il était heureux de n’avoir plus, sous aucun prétexte, à s’occuper des affaires d’Allemagne, et d’être délivré, même à tout prix, de l’allié exigeant et suspect qui tendait toujours à nous ramener vers cette ingrate contrée. Telle était l’impression assez générale, différente assurément de la chaleur affectée de d’Argenson, mais aboutissant en pratique à peu près à la même conduite. Et c’est bien là, en effet, la conclusion à laquelle nous voyons arriver un observateur bourgeois, dont le bon sens ne manquait pas de perspicacité : — « Voilà, dit le chroniqueur Barbier, le grand-duc reconnu empereur et la reine de Hongrie impératrice : il faudra bien que la France et l’Espagne les reconnaissent aussi. Nous n’avons plus que faire dans l’Allemagne ; il ne reste plus que deux objets : la Flandre et l’Italie[17]. »

L’alliance prussienne ne se brisait donc pas cette fois par une rupture violente ; elle tombait en quelque sorte d’elle-même, de guerre lasse, d’un consentement commun, par suite d’un dégoût et d’un détachement réciproques. C’était l’effet de ce refroidissement insensible qui, dans les relations politiques comme dans la vie privée, est plus mortel pour l’amitié qu’une querelle ouverte. On se séparait sans colère, mais sans regret, sans désir de se revoir, uniquement parce qu’on avait cessé de compter sur l’appui et la fidélité mutuels. Et, à le bien prendre, cette indifférence, qui accueillait en France la fin d’une alliance naguère si avidement recherchée, n’était-elle pas elle-même l’indice que, par suite de l’élévation soudaine de la Prusse, une altération profonde s’était opérée dans les rapports des grands états de l’Europe et dans les conditions de leur équilibre ?

N’y avait-il pas là comme une aperception confuse de ce fait, qu’en face d’une grandeur nouvelle, le rôle de l’ancienne politique était terminé ? L’alliance de la Prusse avait eu pour nous son utilité et son prix tant que l’Autriche, exerçant sur l’Allemagne une domination souveraine, faisait peser sur noire frontière du nord la menace d’une force prépondérante. Mais, en face de l’Autriche affaiblie et de l’Allemagne divisée désormais entre deux puissances en état de se tenir tête l’une à l’autre, l’intérêt avait disparu avec le danger. Rien ne nous appelait plus à prendre part à cette lutte de deux ambitions rivales, et si nous étions encore un jour amenés à y intervenir, ce devait être plutôt pour tenir entre elles la balance égale, et empêcher la plus jeune, la plus audacieuse, en écrasant l’autre, de s’élever à son tour à une grandeur inquiétante. À ce point de vue de notre sécurité future, la Prusse victorieuse, aux mains d’un grand homme, était déjà peut-être plus à craindre que l’Autriche humiliée. Était-ce là ce que sentait vaguement l’esprit public ? Était-ce ce nuage chargé de la foudre qui apparaissait dans le lointain ? C’est possible : l’instinct populaire voit souvent plus loin et plus juste que les hommes d’état de profession, dont les regards sont arrêtés par une barrière de traditions et de préjugés.

Mais si le changement survenu dans les relations mutuelles des états de l’Europe centrale était plutôt entrevu que compris à Paris, à Vienne et à Berlin, au contraire, où régnaient de vrais politiques, le fait était plus nettement reconnu, et, de part et d’autre, on se préparait à se comporter en conséquence. Pour Frédéric, c’était parti-pris et chose faite. Le rôle que le traité de Westphalie avait assigné à la Prusse, comme à toutes les puissances secondaires allemandes, — celui de client de la France défendu par elle contre la prépondérance de l’Autriche, — n’avait jamais été, nous l’avons vu, accepté par lui qu’à regret, et il ne s’y était prêté qu’en frémissant. Son attitude envers Louis XV n’avait pas cessé d’être celle d’un pupille insolent et indocile, qui se rit, à sa barbe, d’un tuteur débile et vieilli. Mais, devenu cette fois tout à fait majeur, il avait résolu de secouer même l’apparence de l’amitié et de la protection françaises. Une double expérience venait de lui apprendre que l’appui de nos armes ne lui donnait qu’une aide imparfaite et compromettante, en faisant peser sur sa tête la responsabilité des maux de l’invasion étrangère. Il avait vu avec quel art Marie-Thérèse savait, dans ses proclamations et ses manifestes, émouvoir la fibre nationale en excitant contre lui toutes les susceptibilités de l’orgueil tudesque. Il venait d’entendre retentir à ses oreilles des refrains patriotiques à l’honneur de l’Autriche contre les alliés de l’étranger. C’est un avantage qu’il ne voulait plus laisser à sa rivale. D’ailleurs, au point de grandeur où il était parvenu, il ne s’agissait plus seulement pour lui de résister à l’Autriche, mais de la remplacer. S’affranchir de sa domination, c’était peu ; l’égaler même n’était pas assez : il se sentait désormais en mesure de lui disputer la prééminence. Il avait dû laisser, sans trop de regret, à Marie-Thérèse, l’héritage de la dignité impériale, voyant bien qu’au fond le saint-empire romain n’était plus qu’un édifice vermoulu, devant lequel même ne s’inclinait qu’à regret, depuis Luther, plus de la moitié du corps germanique. Mais, pour achever de détourner les yeux des populations de cette décoration vaine et de ce simulacre sans vie, il fallait leur apprendre à chercher à Berlin la vraie capitale, et dans la dynastie dont le roi de Prusse était le chef l’espoir de la patrie allemande.

Seulement, si l’on voulait se présenter à l’Allemagne sous cet aspect patriotique, la première condition était de cesser à tout prix d’être suspect de la moindre connivence pour ce qu’on appelait déjà alors, et ce qu’on appelle encore aujourd’hui au-delà du Rhin, l’ambition française. Que si, donc, pour maintenir le degré de gloire et de puissance qu’il avait acquis, de nouvelles luttes étaient imposées au vainqueur de Friedberg et de Sohr, et qu’un auxiliaire dût encore être cherché au dehors, ce ne serait point aux armées françaises qu’il irait le demander. Leur présence importune avait trop fatigué leurs hôtes. La protestante Angleterre, rapprochée de lui par des sympathies de religion, d’origine et de parenté, pouvait lui fournir le secours beaucoup moins onéreux de sa marine et de ses subsides. L’alliance de la Prusse et de l’Angleterre, telle que l’avait inaugurée, à l’insu et au détriment de la France, la convention de Hanovre, allait ainsi devenir le pivot des futures combinaisons diplomatiques de Frédéric, et si ce récit doit être continué, ce sera du côté de Londres, en effet, qu’on le verra tourner sa pensée, et orienter dans cette direction nouvelle le vaisseau pavoisé par la victoire dont il tenait en main le gouvernail.

Au même moment, une révolution inverse s’opérait dans l’esprit de Marie-Thérèse. L’annonce imprévue de cette même convention de Hanovre, unissant dans une intimité occulte la Prusse et l’Angleterre, l’avait brusquement poussée (avec quelle ardeur nous l’avons vu) dans la voie d’un rapprochement avec la France. On aurait tort de croire que ce fut là seulement un effet passager de l’irritation et de la surprise, ou un accès de capricieuse impatience. C’était la particularité de ce caractère de Marie-Thérèse, auquel aucun autre en vérité ne ressemble dans l’histoire, de réunir des qualités qui, étant ordinairement l’apanage de sexes différens, peuvent paraître incompatibles. Dans le cas présent, la vivacité, la clairvoyance propres à la jalousie féminine, vinrent chez elle en aide à la pensée virile et réfléchie d’un esprit vraiment politique. L’ambition prussienne, soutenue, appuyée par l’Angleterre, ce fut pour elle un trait de lumière : elle se vit en présence d’un danger menaçant son empire et sa race, auquel nul autre ne pouvait être comparé. Frédéric maître de la Silésie, c’était l’ennemi attaché à ses flancs, et pouvant à toute heure porter le fer dans son sein. Qu’était-ce alors, auprès de cette inimitié intime et domestique, que la rivalité surannée des maisons de France et de Habsbourg ? Avec la France, on se battait à distance depuis des siècles pour un degré plus ou moins étendu de pouvoir et d’influence ; avec la Prusse, c’était un combat corps à corps, pour le fond même de la dignité et de l’existence, et dans ce duel, dont le centre même de l’Allemagne serait le théâtre, l’Angleterre, qui déjà s’éloignait, ne pouvait plus lui être d’aucun secours. De là cette main tout de suite tendue vers la France, et qui, si elle ne fut pas saisie alors, ne devait plus être retirée. Chose étrange et presque inouïe, pendant trois années encore, les troupes autrichiennes et françaises devaient se rencontrer, et en venir aux mains avec des succès inégaux sur les champs de bataille des Pays-Bas et de l’Italie ; et malgré cette hostilité continue, pas un seul jour cette pensée d’une réconciliation avec la France ne sortit de l’esprit de l’héritière de Charles-Quint. En paix, comme en guerre, ce fut le dessein auquel elle travailla sans relâche, jusqu’à ce qu’enfin, après dix ans d’efforts, par le fameux traité de Versailles de 1756, elle réussit à le réaliser.

Je ne connais rien qui démontre mieux combien est vrai dans le monde moral et politique, plus encore que dans le monde matériel, l’axiome de l’ancienne école : Nil natura per saltum. Lorsque pour la première fois parut au jour ce traité de 1756, objet de tant de controverses, qui mit sur la même ligne de combat les drapeaux de France et d’Autriche, que n’a-t-on pas dit, que n’a-t-on pas pensé de ce rapprochement imprévu ! Quel coup de théâtre ! quelle surprise chez les contemporains ! et, depuis lors, que de commentaires chez les historiens ! A quels futiles incidens ne s’est-on pas plu à attribuer cette mémorable révolution diplomatique et militaire ? Que de puériles anecdotes ! C’est tantôt un billet flatteur de Marie-Thérèse à la marquise de Pompadour, tantôt une plaisanterie de Frédéric sur les amours de Louis XV, qui a, dit-on, déterminé la France à abandonner sa politique traditionnelle. Et voilà, s’écrient avec une condoléance véritable ou affectée les historiens français salariés par Frédéric ou aveuglés par une sotte admiration pour lui, à quoi tiennent les destinées des empires et ce qui fait verser le sang des peuples ! Erreur ou mensonge. Le résultat qui éclata alors était préparé de longue date, et ce n’était pas seulement la France, c’étaient tous les acteurs du drame européen, Autriche, Prusse, Angleterre, qui, avant de reparaître sur la scène, avaient changé, dans les coulisses, de costume pour être prêts à changer de rôle. Ils obéissaient tous, avec plus ou moins d’hésitation, ceux-ci par calcul, ceux-là par instinct, à une nécessité de situation à peu près irrésistible. En réalité, l’avènement d’une grande puissance armée dans les plaines du Brandebourg ne pouvait manquer d’altérer tout l’ancien système fédératif de l’Europe, de même que, si (pour faire une supposition chimérique) une nouvelle planète venait à apparaître dans l’espace, tout l’ordre du système solaire, décrit par Copernic et Newton, en serait nécessairement troublé.

À ce point de vue, la convention de Hanovre et la négociation infructueuse entamée à Dresde, ces deux faits, l’un trop négligé, l’autre resté inconnu jusqu’à nos jours, jettent une vive lumière sur la suite des événemens dont nous subissons encore, même aujourd’hui, la conséquence. Il est certain que, si Vaulgrenant et d’Harrach étaient sortis la main dans la main de leur dernier entretien, la guerre de la succession d’Autriche se serait terminée dans des conditions analogues à celles où s’est engagée la guerre de sept ans. Seulement, il est permis de penser que, les circonstances étant différentes, le succès final l’eût été également. En 1745, les Pays-Bas, qu’une paix précipitée ne devait pas tarder à rendre à l’Autriche, étaient conquis presque en entier ; en nous en abandonnant une partie, Marie-Thérèse ne faisait que consacrer le résultat glorieusement conquis par les victoires de Maurice de Saxe, et le prix de notre alliance se trouvait ainsi d’avance acquitté par elle, le jour même du contrat. On ne voit pas qui aurait eu le droit de disputer à la France un avantage aussi légitimement obtenu. On voit encore moins qui, à cette heure, en aurait en la force : ce n’était point, assurément, l’Angleterre, avec Charles-Edouard aux portes de Londres, et sa royauté tremblante, qui rappelait précipitamment tous ses soldats du continent. Serait-ce Frédéric avec ses armées épuisées et son trésor à sec ? On peut en douter. S’il l’eût tenté cependant, s’il eût passé, dans ses rapports avec la France, d’une neutralité malveillante à une hostilité directe, il aurait trouvé à qui parler ; il n’aurait pas en affaire, comme dix ans plus tard, à des Soubise et à des Clermont. Maurice était vivant, et n’aurait pas conduit nos armées aux désastres de Rosbach et de Minden.

Je persiste donc à penser qu’il y eut pour la France, à ce moment critique, une occasion singulièrement favorable et déplorablement perdue, que n’auraient laissée échapper ni le coup d’œil d’aigle de Richelieu, ni l’adresse de Mazarin, ni la vigilance royale de Louis XIV. Mais Richelieu, Mazarin et Louis XIV étaient dans la tombe, et leur génie, enseveli avec eux, ne devait plus revivre.


Duc DE BROGLIE.

  1. Voyez la Revue du 15 avril, des 1er et 15 mai, des 1er et 15 juin, du 1er août, du 1er septembre, du 1er octobre et du 15 novembre.
  2. D’Arneth, t. III, p. 149-150. — Vaulgrenant à d’Argenson, 17, 20 et 29 nov. 1745. (Correspondance de Saxe. — Miniature des affaires étrangères.)
  3. Chambrier à Frédéric, 19 et 26 novembre 1745. — (Ministère des affaires étrangères). — Droysen, t. II, p. 615. — D’Argenson à Chavigny, 17 novembre et 5 décembre 1745. (Correspondance de Bavière. — Ministère des affaires étrangères.)
  4. D’Argenson à Vaulgrenant, 13 et 20 novembre, 1er décembre 1745. (Correspondance de Saxe. — Ministère des affaires étrangères.) — Il y eut bien, dans le cours de la négociation, quelques insinuations faites par l’agent saxon pour décider la France à prêter son concours armé à l’Autriche contre la Prusse ; mais, sur le refus très net de Vaulgrenant, on n’Insista pas.
  5. Brühl à Vaulgrenant, 7, 8, 11 et 12 décembre. — Vaulgrenant à Brühl, 9 et 11 décembre 1745. (Correspondance de Saxe. — Ministère des affaires étrangères.)
  6. D’Arneth, t. III, p. 157, 158, 443.
  7. Vaulgrenant à d’Argenson, 16 décembre 1745. (Correspondance de Saxe. — Ministère des affaires étrangères.) — Quant à la Flandre, est-il dit dans cette dépêche, il a offert Ypres et Furnes avec l’indépendance de l’abbaye de Saint-Hubert, et a joint de lui-même Beaumont et Chimay.
  8. Vaulgrenant à d’Argenson, dépêche citée. — D’Arneth, t. III, p. 413, 411.
  9. Frédéric, Histoire de mon temps, chap. II, — Droysen, t. II, p. 634 et suiv. — Carlyle, t. IV, p. 225.
  10. D’Arneth, t. II, p. 156-160, 444-445 — Valori, Mémoires, t. I, p. 255-256.
  11. Frédéric délégua en particulier, comme les points que la France pouvait réclamer dans les Pays-Bas, Ypres, Furnos et Tournay, et, en Italie, Parme et Plaisance.
  12. D’Arget à d’Argenson, 25 décembre 1745. (Correspondance de Saxe. — Ministère des affaires étrangères.) — La lettre de d’Arget est insérée dans les Mémoires de Valori, t. I, p. 190, mais le texte est abrégé. J’ai cru devoir moi-même retrancher des longueurs inutiles.
  13. Frédéric à Louis XV et à Valori, 25 décembre 1745. — Pol. Corr., t. IV, p 380-390.
  14. Maurice de Saxe à Frédéric, sans date (décembre 1745). — (Ministère de la guerre.) — Cette lettre est aussi insérée dans les œuvres de Frédéric, t. XVII, p. 301.
  15. Vaulgrenant à d’Argenson, 20 et 28 décembre 1745. (Correspondance de Saxe. — — Ministère des affaires étrangères.) — La première de ces deux dépêches contient l’envoi d’une lettre de d’Harrach à Vaulgrenant ; la seconde, un récit de leur conversation.
  16. Chambrier à Frédéric, 6 janvier. — D’Argenson à Valori, 28 janvier 1746. (Correspondance de Prusse. — Ministère des affaires étrangères.)
  17. Barbier, janvier 1746.