La Section de philosophie générale au congrès de Genève (E. Chartier)

La bibliothèque libre.

I

Philosophie générale.
Séances de section et séance générale.

Je résumerai d’abord, en m’abstenant autant que possible de commenter et de critiquer, les communications dont le lecteur ne peut quant à présent, connaître le texte authentique. J’insisterai ensuite sur les deux communications concernant la philosophie générale dont cette Revue publie intégralement le texte, et sur les discussions qui les ont suivies.

M. G. Papini a traité des extrêmes de l’activité théorique. Le but de cette communication a été de signaler l’opposition toujours plus visible entre ce qu’on peut appeler la « philosophie du concept » et la « philosophie de l’intuition ». Jusqu’ici la philosophie a été presque toujours le triomphe du concept, c’est-à-dire qu’on a recherché l’unité, la fixité, l’universalité, l’objectivité et qu’on a tâché de réduire le monde à un ensemble de formules simples, claires et maniables. Mais, tout dernièrement, s’est faite jour dans la pensée occidentale une réaction anti-rationaliste qui veut substituer à la formule rationaliste : le passage de la chose au symbole, la formule opposée : le retour du symbole à la chose. M. Papini a raconté, en un résumé que l’on ne peut résumer, la lutte entre le rationalisme et ce que l’on peut appeler l’intuitionnisme. Il a montré, en terminant, que cette opposition entre la vie et l’expression, la chose et le symbole tend à deux buts opposés. Le rêve suprême du rationalisme est la traduction de l’univers en une seule formule symbolique qui puisse expliquer toute chose ; le rêve suprême de l’intuitionnisme est la possession complète et vécue de la réalité concrète, variable et particulière. Mais ces deux rêves ne s’excluent pas : ils sont corrélatifs et ils aboutissent au même résultat : la mort des productions hybrides. Seulement l’intuitionnisme est une philosophie transitoire. S’il est vainqueur, il n’y aura plus de philosophie : d’un côté on fera simplement de la vie, de l’action et de l’autre côté du symbolisme pur.

Cette opposition, comme l’auteur l’a indiqué lui-même, peut paraître un peu artificielle, Dans un esprit bien fait, le concept et l’intuition coexistent, semble-t-il ; et le concept, loin de planer au-dessus du réel, permet au contraire d’y pénétrer, et conduit à l’intuition. Il est naturel qu’on se laisse parfois entraîner à adorer le concept, et ensuite à le mépriser trop, de là deux attitudes, dont chacune suppose l’autre. Que, notamment, la philosophie de l’intuition suppose à chaque instant l’analyse et la reconstitution des concepts, c’est ce qu’il serait facile de montrer.

M. Vailati a traité du rôle du paradoxe dans la philosophie.

Le paradoxe résulte presque toujours, et tout naturellement, de tout effort pour définir les concepts les plus généraux comme ceux de cause, d’activité, de réalité, de force, de temps, de loi, etc. C’est que la plupart des propositions « évidentes » que l’on compose à l’aide des notions abstraites que nous venons de citer, ne doivent leur caractère de « certitude » et de « nécessité », qu’à la possibilité dont elles jouissent d’être interprétées comme des conséquences de la définition même des termes qui y figurent.

Tout effort pour analyser et décomposer les notions désignées par ces termes, par le seul fait qu’il nous met en état de leur attribuer un sens de plus en plus général, c’est-à-dire une signification impliquant une partie toujours moins considérable de l’ensemble des caractères qui en constituaient le sens primitif, tend à modifier la partie des propositions dans lesquelles ces termes figurent et à transformer celles d’entre elles qui n’étaient auparavant que des « tautologies » qu’on n’aurait pu nier sans se contredire en des affirmations dont la vérité ou la fausseté peuvent être sujets de discussion.

C’est à la même cause qu’on doit attribuer la tendance de certaines doctrines philosophiques à se présenter comme des négations de quelque distinction que « tout le monde excepté quelques philosophes » est disposé à regarder comme irrécusable et importante, par exemple la distinction entre le songe et la réalité, entre ce qui est juste et ce qui est profitable à la société, etc. Ici encore tout effort visant à l’analyse et à la détermination des critériums à l’aide desquels les distinctions dont on parle pourraient être précisées ou justifiées, est sujet à être interprété comme une mise en question de la distinction même dont on cherche ainsi à découvrir les bases, quelquefois presque comme un attentat à son intégrité.

Ce sont parfois les initiateurs même d’une nouvelle théorie philosophique, et non pas seulement leurs adversaires, qui se persuadent le plus aisément que leur doctrine est en opposition ou en contradiction avec toutes les idées reçues sur le même sujet, qu’elle va convaincre d’erreur tous leurs devanciers et le sens commun par-dessus le marché. On a vu par exemple, et on voit encore, des philosophes qui, par le seul fait d’admettre que les actions humaines ne constituent pas une exception à ce qu’ils appellent la « loi de causalité », se sont cru obligés de rejeter comme absurdes ou illégitimes les notions de mérite et de responsabilité ou la distinction entre ce qui dépend de nous (τὁ ἐφ’ ἡμῖν), et ce que nos volontés ou nos désirs sont impuissants à modifier, comme si ces distinctions ne trouvaient pas précisément leur plus solide appui dans celles qui subsistent entre le différentes classes de causes qui concourent à déterminer nos actions et entre les divers moyens auxquels il faut, par conséquent, recourir pour les provoquer ou les empêcher.

C’est à une illusion du même genre qu’on doit attribuer l’opinion que, dans certains milieux « positivistes », on exprime en disant que la science doit renoncer à toute recherche sur les « vraies causes », ou sur la « nature des choses », et se « borner » à la détermination des lois, de coexistence et de succession des phénomènes ; ou que son rôle propre n’est pas de donner des « explications » mais seulement des « descriptions » de faits dont elle s’occupe, etc.

En somme le paradoxe est l’effet naturel de ce que l’on peut appeler l’épuration des concepts. Il faut bien que l’on donne un sens précis et limité à ces termes généraux dont la signification est si riche dans la langue populaire. De là un trouble pour ceux qui ne considèrent pas les définitions ou qui ne savent pas s’y tenir, trouble dont le philosophe ne peut prendre souci, occupé qu’il est à retrouver peu à peu les vérités du sens commun, et à leur donner une forme bien plus satisfaisante, mais qui fait que le sens commun ne s’y reconnaît pas toujours lui-même. À l’appui de cette analyse, où l’on reconnaît un philosophe pour qui l’épuration des concepts et la déduction progressive est une méthode familière, M. Vailati aurait pu citer, comme exemple remarquable, l’Éthique de Spinoza ; c’est un livre qui ne nous instruit que longtemps après qu’il nous a étonnés.

Sous le titre : Les hypothèses comme base des idées générales et des abstractions, M. le professeur Aars, a fait au Congrès une communication fort remarquée, qui valait principalement par le détail des analyses, et qui est, par suite, difficile à résumer. L’idée principale de cette communication est la suivante. L’abstraction proprement humaine suppose le langage. Or, l’acte de la dénomination a pour condition, outre la comparaison consciente des choses, la réalisation d’un certain nombre d’hypothèses, en sorte que la fonction de former des hypothèses serait plus primitive que la fonction de former des mots.

On entend souvent le mot hypothèse dans un sens trop restreint. Il y a lieu de distinguer trois formes principales d’hypothèses : 1o les prévisions ; 2o la croyance que quelque chose a été vécu ; 3o l’hypothèse que les choses qui ne sont pas vécues existent ou ont existé. La troisième seule, celle des hypothèses existentielles, va être ici considérée. On peut y distinguer deux formes élémentaires, celles qui établissent la réalité des états psychiques chez autrui ; celles qui établissent la réalité, c’est-à-dire la durée des choses extérieures.

La dénomination des choses a pour condition la réalisation de tout le système d’hypothèses par lequel sont créées les sensations d’autrui, ses émotions, bref sa vie psychique ; sans la vie psychique d’autrui, en effet, pas de raison de la dénomination des choses. L’existence du monde extérieur est une hypothèse encore ; j’ai des sensations, et ces sensations intermittentes sont bien réellement vécues ; mais cela ne donne pas au monde la durée. Nulle chose ne peut avoir d’existence objective que par l’hypothèse de sa durée dans l’intervalle des sensations qu’elle produit. Or, cette hypothèse est, elle aussi, une condition de la dénomination. On pourrait dire que la dénomination est une association entre le mot et la chose qui, par une hypothèse, est supposée existante et identique à elle-même.

L’hypothèse précède done la dénomination. L’abstraction supérieure, celle qui forme les mots abstraits proprement dits, comme bonté, puissance, énergie, ou les particules comme, parce que, quand, etc., suppose les mêmes conditions que l’autre, avec cette différence qu’elle suppose, outre les hypothèses sur la durée et l’identité des objets, d’autres hypothèses bien plus complexes. Toutes les abstractions supérieures, comme énergie, puissance, bonté, vie, âme, ont ce caractère que chacune d’elles est une dénomination pour un certain nombre de choses individuelles, concrètes, mais qui n’ont d’existence que par une hypothèse. Seulement ici, les choses individuelles et concrètes sont invisibles.

Quand on dit que l’abstraction crée l’unité, on dit quelque chose d’ambigu ; car l’abstraction ne crée Jamais une unité dans le sens strict et numérique du mot. C’est à l’hypothèse seule que revient la fonction de créer des unités nouvelles. Quand, par exemple, les anciens ont dit que le λόγος, la Raison, est une et la même partout, chose divine et surhumaine, alors ils n’ont pas trouvé cette raison par voie d’abstraction, ils l’ont créée comme unité numérique et individuelle par voie d’hypothèse. On peut dire que tout le travail intellectuel humain se fait par ces deux facteurs principaux : l’abstraction ou dénomination qui ne sert qu’à systématiser et organiser les perceptions concrètes, et l’hypothèse qui est en jeu partout où une unité nouvelle quelconque est conçue.

La nature tout à fait concrète et individuelle de la plupart des hypothèses étant donnée, on se demande peut-être s’il n’y a pas aussi des hypothèses abstraites. Dans la forme, dans la formule, oui sans doute ; mais si, à travers la forme, on regarde le noyau, non ; toute hypothèse se rapporte à des choses individuelles. Pour éviter toute confusion on laissera au mot hypothèse tout l’usage qu’on peut lui souhaiter, et on appellera projection la forme d’hypothèse qui crée des unités individuelles dépassant le cercle de l’expérience vécue (la vie psychique des autres, la durée continue des choses).

Étant admis ce qui précède, il s’ensuit que l’abstraction n’est que la forme extérieure du travail intellectuel, dont la vraie substance est dans l’activité de l’imagination créatrice par laquelle seule toute unité réelle est conçue. Dans l’histoire de la philosophie et des sciences, on distinguera toujours les abstractions nouvelles, qui ne comportent qu’une nouvelle systématisation des choses connues, et les hypothèses nouvelles, les projections, qui seules peuvent dévoiler de la réalité nouvelle, étant donné que toute réalité est individuelle et composée d’unités numériques.

Le lecteur remarquera certainement la distinction qui vient d’être résumée ; il pourra utilement en faire l’application aux sciences qu’il connaît le mieux, et y séparer ce qui est vraiment créé ou posé, de ce qui n’est qu’un langage, qu’une manière claire et brève de dire ou d’écrire. Dans son ensemble, cette communication, même résumée et en quelque sorte décolorée, présente sous un jour nouveau cette idée importante, bien des fois exprimée, sous une forme ou sous une autre, par les plus grands philosophes, et néanmoins souvent négligée, c’est que l’existence des objets individuels et concrets n’est pas donnée, mais posée, et qu’ainsi, avant tout travail d’abstraction, la pensée a déjà élaboré et ordonné des idées ; la « langue bien faite » n’est pas toute la science.

M. Chartier sous ce titre : rapports entre la science et l’action, se propose de soumettre à la discussion les thèses principales d’une Morale rationaliste, ou si l’on veut intellectualiste. Ces thèses seront présentées ultérieurement dans cette Revue avec tout leur développement. On peut les résumer ainsi qu’il suit.

L’Utile. — 1. La Science doit être distinguée de la connaissance par coutume. Elle est la connaissance de l’essence d’une chose particulière.

2. Il ne faut donc pas confondre avec les connaissances scientifiques les idées générales, qui ne sont que des images fort confuses. Les idées, au sens précis du mot sont universelles et particulières, et non pas générales.

3. Toute tentative pour ramener la connaissance de l’essence à une coutume très ancienne, c’est-à-dire pour ruiner la théorie Kantienne des formes à priori, est condamnée à échouer, puisque l’histoire d’une forme suppose cette forme.

4. La Raison est donc autre chose que la coutume. On pent la définir, la connaissance par reconstruction conformément aux règles de Descartes, d’une chose particulière existant en acte.

5. Une telle connaissance règle nécessairement nos actions. Les objections qu’on peut proposer viennent de ce qu’on ne distingue pas le savoir par oui-dire, qui est évidemment sans force, et le savoir par coutume, qui ne s’applique pas aux cas nouveaux, du savoir rationnel ; et surtout de ce que l’on confond le savoir rationnel avec les idées abstraites et générales, alors que le savoir rationnel n’est rien autre chose qu’une perception claire.

6. D’où il suit que l’homme peut être rassuré de deux manières, par coutume, et par raison. Le mot utile a donc deux sens très différents.

7. La coutume sauve et rassure. Mais l’homme qui comprend ne peut plus être rassuré par la coutume. Sa sécurité dépend d’un système reconstruit et clairement intelligible. Ainsi le contrat juste n’est pas le contrat utile en fait, et qui rassure par coutume, mais le contrat qui est utile en essence, et qui rassure en droit, fût-il nuisible en fait.

8. Ainsi le savoir par coutume nous fait passer de l’agréable à l’utile ; mais le savoir par reconstruction nous fait passer à un autre utile, qui est l’idée de l’utile, ou le bien.

Le Bien. — 1. Un des effets de la Raison est de nous pousser, dans certains cas, à nous perdre en fait, en préférant l’essence de l’utile à l’utile par coutume : de là l’opposition entre l’intérêt et le bien, quoique le bien consiste aussi dans l’intérêt, mais dans l’intérêt en essence, non en existence.

2. L’individu n’est individu qui si les parties sont réglées par l’idée du tout, qui est l’âme du tout, ainsi la Raison est l’être même. Dire qu’elle doit diriger, c’est exactement dire que, tant que l’individu subsiste, les mouvements des parties sont conformes à l’idée du tout. Une machine n’est machine que par là : autrement il y a plusieurs machines, non une machine. De même l’homme déraisonnable est plusieurs bêtes, non un homme.

3. La Raison engendre donc un amour de soi, et un effort pour se conserver soi-même, qui sont bien loin d’être satisfaits par la conservation du corps. Marc-Aurèle ne pourrait se conserver au prix de sa vertu ; car qui conserverait-il ?

4. Je crois ne sacrifier que mes idées, en sacrifiant mes idées, mais en réalité je sacrifie tout mon être, tout ce qui est moi pour moi. Et c’est parce que je le comprends que je puis dire que j’aime mieux mes idées que moi. J’entends par là que je veux durer, non aux yeux des autres, mais moi pour moi.

5. Par là j’arrive à rejeter tout ce qui est contre Raison comme contraire à moi et ennemi de moi, en essence, non en existence. J’ai d’abord renoncé à la colère par intérêt, à cause de ses conséquences, et de ses ricochets contre moi-même ; j’y renonce vraiment lorsque je comprends qu’elle est un échec à la Raison, et déjà une mort en moi. C’est en ce sens qu’il y a une conscience, distincte de la coutume.

6. À ce point de vue, le mensonge est la faute par excellence. Car la Raison exige la parole comme elle exige Pacte. Et il faut choisir ; il faut exprimer l’idée ou ne pas la penser.

7. De même, lorsqu’il s’agit de la puissance de la Société sur nos actes, il faut bien distinguer l’action de la coutume, ou de la Société en existence et l’action de la Société en essence, ou de l’idée de la Société. Il n’est rien de plus triste que de construire la société en essence, et de ne pouvoir s’y mettre soi-même. Par là la Raison seule, sans l’aide des événements, explique le Remords.

La Liberté. — 1. Si l’« intellectualisme » renonce à définir la liberté, c’est-à-dire à distinguer action et passion, il se condamne lui-même, comme doctrine de l’action. Il faut donc montrer qu’il peut expliquer la liberté, et que seul il le peut.

2. Une doctrine qui prouve la liberté par le sentiment ne sert à rien ; elle ne fait que poser la question. C’est pour l’intelligence que le problème se pose, et pour le résoudre, c’est à l’intelligence qu’il faut parler et en langage d’idées.

3. Bien plus, c’est par les idées seulement qu’on peut définir l’action. Une action est un mouvement de mon corps qui est conforme à mes idées les plus claires ; une passion, au contraire.

4. Il faut aussi considérer le mot de l’homme qui délibère : « je me demande ce que je vais faire », et qu’il a deux sens : le sens vulgaire, très confus, et l’autre : je cherche à deviner d’après mes pensées de maintenant le mouvement que je vais faire tout à l’heure.

5. La même remarque est à faire pour les promesses et contrats. Promettre c’est calculer ce que je serai demain d’après ce que je sais de moi aujourd’hui, toutes choses autour de moi supposées égales ou leurs changements supposés prévisibles.

6. Le repentir et le remords sont crainte de moi, d’après ce que j’ai fait.

7. En résumé la pratique n’exige pas du tout que je croie à une liberté d’indifférence, bien au contraire. Il suffit de considérer que je pense avant d’agir, et que mes actions s’accordent plus ou moins avec mes pensées les plus claires, pour que le problème moral se pose, et pour que l’expression : « que puis-je attendre de moi ? » prenne tout son sens.

M. Chartier à développé, au Congrès de philosophie, seulement les trois premières thèses, avec beaucoup de détails et en considérant plusieurs exemples. Il n’échappe à personne que ces thèses, d’ailleurs bien connues, mais trop rarement expliquées, sont fondamentales. Si l’on peut arriver à ruiner la distinction de l’essence et de l’existence, il est évident que les thèses suivantes n’ont plus aucun sens.

M. Ivanowski a présenté brièvement à M. Chartier, plusieurs objections dont la principale portait, justement, contre une distinction radicale entre l’essence et l’existence. Les essences sont des idées générales obtenues, comme toutes les autres, par voie d’induction ; elles sont seulement plus simples que les autres.

M. Chartier a expliqué sur un exemple la différence qu’il y a entre suivre la Raison et suivre la coutume. Lorsqu’il s’agit de trouver un quatrième proportionnel à trois nombres donnés, la connaissance rationnelle de la solution est toujours la connaissance d’une quantité déterminée ; cette connaissance n’est d’ailleurs aisée à former que pour les nombres simples, et c’est toujours par là qu’il faut commencer ; seulement, tant qu’il y a vraiment usage de la Raison, il n’y a rien, dans une telle connaissance, qui ressemble à une généralisation ; chaque problème nouveau reçoit une solution tirée de l’analyse des données, et enfin de la considération des simples puis des complexes formés avec les simples. Il y a généralisation lorsque, fatigués de chercher toujours des solutions, et remarquant entre elles des ressemblances, nous nous abandonnons à la coutume, ou, si l’on veut, au sommeil.

Que si l’on se propose, sans entrer ainsi dans le détail des exemples, d’expliquer par la coutume les formes de l’espace et du temps il arrive inévitablement que l’on suppose ce qui est en question. C’est dans l’espace que l’on se représente l’union des éléments, quels qu’ils soient, qui doivent former l’espace ; c’est dans le temps que l’on énumère, dans un ordre convenable, les expériences qui doivent former, par leur accumulation, l’idée de temps ; de même on cherche la cause de la cause, ou la loi qui explique la formation de l’idée de loi. Ce que Kant appelle notion à priori, que ce soit une forme ou un concept, c’est une notion telle qu’on ne peut l’expliquer, de quelque façon que ce soit, sans se servir d’elle. Et, justement à cause de cela, les déductions qui conduisent à de telles notions, comme aussi les inductions d’où on les fait sortir, sont, si l’on peut ainsi parler, condamnées à réussir ; et c’est pour cela qu’elles n’expliquent rien. C’est en ce sens qu’il faut entendre que la connaissance rationnelle se distingue de la connaissance par coutume.

Venons à la Séance générale, où MM. les professeurs Gourd et Stein ont traité de la Définition de la Philosophie. Nous avons l’habitude de lire, au commencement de toute étude, une définition de cette étude, et des considérations sur la méthode à suivre. Il est pourtant évident que, pour toute science, il a bien fallu la faire, au moins en partie, avant d’examiner comment on l’a faite, et comment on peut la définir. Il est donc assez artificiel de parler uniquement de définition et de méthode, sans donner aussitôt à l’appui de cette méthode et de cette définition, un exemple aussi achevé que possible. Les communications faites sous ce titre, ont donc plané un peu trop haut, si l’on peut dire ; elles ont paru trop abstraites, comme il était inévitable ; ceux qui ont une manière de chercher et qui s’y tiennent, n’ont pas eu de peine, il faut l’espérer, à lire leur propre opinion dans des discours faits justement pour concilier autant que possible toutes les opinions ; ceux qui étaient en quête d’une méthode la cherchent sans doute encore. En somme les idées ne sont point descendues jusqu’aux hommes ; elles n’y ont rien agité. Cela ne tient pas aux orateurs, mais au sujet qu’ils traitaient.

M. J.-J. Gourd a parlé d’abord. On lira ailleurs le texte même de sa communication. Trois idées ont surtout été remarquées par les auditeurs. La première, et, semble-t-il, la plus clairement expliquée, c’est que la philosophie est une psychologie qui se distingue à la fois de la psychologie dite rationnelle, et de la psychologie expérimentale. La psychologie rationnelle, en supposant sous le travail même de l’esprit une âme, c’est-à-dire une réalité inaccessible à l’expérience, perd par là tout caractère scientifique. Elle n’est rien de plus qu’une métaphysique de l’âme, une métaphysique dans le mauvais sens du mot ; elle explique le connu par l’inconnu. Le philosophe ne doit à aucun moment cesser d’adhérer, en quelque sorte, étroitement au réel ; s’il étudie l’esprit, qu’il étudie l’esprit concret, l’esprit appliqué au réel, la connaissance même du réel. C’est par là que la philosophie se distingue aussi de la psychologie expérimentale, laquelle tout au contraire, sépare l’esprit de l’objet. Restons dans la réalité accessible, mais dépassons les distinctions dont elle a été l’objet, en particulier celle qui place d’un côté le corps, le physique, et de l’autre le psychique, l’esprit ; remontons jusqu’à la réalité indivisée, intégrale. Aussitôt il nous parait que cette réalité n’est rien pour nous si elle ne se trouve à notre portée, si elle n’est « donnée » ou « donnable », si elle n’est ou ne peut être à un degré quelconque, objet de connaissance. Même pour la déclarer inconnaissable, pour la poser simplement comme telle, il faudrait en quelque mesure la connaître. Autant vaut dire qu’il n’y a de réalité pour nous que celle qui passe par l’esprit, que celle que l’esprit pénètre et façonne. À ce point de vue, l’esprit n’occupe plus un compartiment distinct des choses, il est en toutes choses et toutes choses sont en lui.

Ce point de vue exclut, le lecteur remarquera cette importante analyse, les recherches, si intéressantes qu’elles puissent être, de la psychologie expérimentale. En accomplissant son œuvre, cette psychologie n’est pas tenue de s’enfermer dans le monde psychique. Du moment que, pour elle, il y a quelque chose en dehors de l’esprit, elle peut s’en servir pour étudier l’esprit. Le processus de la science le comporte. L’esprit est difficile à saisir en lui-même ; nous n’en avons jamais, disait avec raison Malebranche, qu’une « Connaissance confuse » ; pourquoi ne pousserait-on pas l’artifice de la science — car la coordination est un artifice — jusqu’à remplacer la recherche des conditions psychiques des phénomènes par celle de leurs coordinations physiques, comme on remplace la connaissance des phénomènes eux-mêmes par celle de leurs conditions ? C’est la méthode extérieure. Et l’on voit aussitôt que, si elle est permise à l’une des deux psychologies, elle est défendue à l’autre. Comment celle dont l’objet est universel rapporterait-elle les événements de l’esprit à leurs conditions extérieures, elle qui considère l’esprit comme la condition immanente de la réalité, et pour qui, par conséquent, rien ne doit exister en dehors de l’esprit ? Où trouver les conditions de ce qui est la condition de tout ? À ce point de vue, l’esprit ne peut s’étudier que par l’esprit, indirectement encore, mais intérieurement. — Ce n’est pas tout. Cette différence de méthode peut se retrouver, même dans les bornes du monde psychique. Il y a une manière de concevoir les antécédents et les conséquents psychiques qui en facilite l’usage dans la coordination, mais qui en dénature le caractère essentiel. En effet, nous les réalisons dans le passé ou dans l’avenir ; ils interviennent comme ayant été sentis, pensés, ou comme devant l’être, non pas comme l’étant actuellement ; nous les distinguons soit du souvenir, soit de la prévision que nous en avons. Ce sont donc choses détachées de l’esprit, hors de l’esprit. Bien que nous les tenions encore pour psychiques, nous nous en servons comme si elles ne l’étaient pas. Or, si cette conception est permise à celle des psychologies qui admet quelque chose à côté de son objet, elle ne l’est pas à l’autre. Pour celle-ci, il faut que l’esprit soit toujours en fonction de sentiment ou de pensée, bref toujours actuel. L’esprit qui a été ou qui sera, n’est pas de l’esprit, et elle n’en reconnaît pas l’existence. Par conséquent, elle se placera à un point de vue analogue à celui du strict phénoménisme, sans que, d’ailleurs, la question du phénoménisme ait lieu de se poser pour elle. J’entends par là que sa coordination se fera en même temps que ses termes, et que ses termes se poseront en même temps que sa coordination. Tandis que la première psychologie s’exercera sur un objet censé immobile, tout réalisé, elle, au contraire, créera son objet en l’étudiant, et l’étudiera en le créant. En résumé la philosophie est, à ce point de vue, une psychologie, mais une psychologie qui étudie les conditions du réel en tant que connu, c’est-à-dire l’esprit comme condition immanente universelle de la réalité.

On peut rappeler ici que J. Lagneau définissait la philosophie à peu près en ces termes : la philosophie, disait-il, est la science de l’esprit considéré comme condition de toute réalité. Du reste bien des hommes justement illustres ont contribué à réaliser une philosophie ainsi définie ; M. Gourd cite avec raison la Critique de la Raison pure comme un des modèles les plus achevés de la psychologie ou philosophie ainsi entendue.

La seconde idée exposée par M. Gourd est l’idée d’une métaphysique, qui compléterait la psychologie par l’étude des éléments universels de la réalité. Il écarte d’abord la métaphysique des explications « transcendantales », c’est-à-dire celle qui s’attache à rendre compte de la réalité donnée par autre chose qu’elle-même. Il est permis, en effet, d’hésiter devant une science qui, à rigoureusement parler, ne peut même pas être conçue, puisque au delà de la réalité donnée, il est impossible de rien concevoir, et qui, présentée en termes atténués et vulgaires, est en tout cas, beaucoup trop hypothétique pour notre temps.

Il faut écarter aussi une autre métaphysique, qui consiste à unifier les résultats des sciences particulières. Il reste donc que la métaphysique soit l’étude des éléments universels constitutifs de la réalité donnée. Par ces éléments, il faut entendre ce qu’il faut partout et toujours dans les choses, non seulement pour qu’elles soient données, mais pour qu’elles soient. Voilà qui nous affranchit radicalement et des explications transcendantales et de la dépendance des sciences particulières. — Pourquoi sortirions-nous de la réalité donnée ? Ces éléments en font incontestablement partie. Nous pouvons bien les appeler des conditions, des causes, mais seulement au sens large des anciens ; ce ne sont pas des causes extérieures à la réalité qu’elles expliquent. Il est vrai que nous ne les saisissons pas séparément, et qu’il faut les dégager par un travail intellectuel probablement compliqué. Qu’importe ! Il n’en est pas autrement des objets auxquels s’attachent les sciences particulières, même celles qui sont réputées les plus concrètes. Ces objets ne sont encore que des éléments de la réalité, inséparables de fait des autres éléments. Cependant on les tient pour réels, pour donnés. Pourquoi ceux dont nous parlions ne le seraient-ils pas également ? En vérité, tous font partie de la réalité donnée, avec les choses ou plutôt dans les choses dont on les dégage.

Sans entrer dans le détail des raisons, ici un peu abstraites et un peu trop dépourvues d’exemples, que l’auteur apporte à l’appui de sa thèse, il est permis de se demander si cette métaphysique diffère nettement de la psychologie qui a été antérieurement définie. « Éléments » s’entend en bien des sens ; il ne peut être question ici des éléments supposés par les sciences, comme sont les corps simples et les atomes. M. Gourd semble considérer comme « éléments universels » l’être, la qualité, la quantité. Ne sont-ce pas là des idées, c’est-à-dire de ces conditions de toute connaissance que peut découvrir la psychologie entendue comme philosophie de l’esprit ? Autant dire que la psychologie dont nous parle M. Gourd est la métaphysique même, si une métaphysique est possible. Bornons-nous à cette remarque ; il est évident qu’il faudrait ici prouver le mouvement en marchant, et que le précepte ne sert à rien sans l’exemple.

Venons à la troisième idée, c’est que la philosophie doit être une canonique, au sens large du mot. Pourquoi la philosophie ne se tournerait-elle pas vers les réactions de l’esprit sur la réalité, et ne deviendrait-elle pas normative, législatrice, dans toutes les directions où ces réactions se produisent, dans la science, dans la morale, dans l’art, et même dans la religion et la vie sociale ? Pourquoi ne se chargerait-elle pas, d’une part de fixer les domaines respectifs des diverses disciplines, d’autre part d’établir leurs processus généraux et de signaler les avantages et les inconvénients qu’ils comportent ?

C’est bien ce que, plus ou moins expressément, elle a fait dans l’histoire. De tout temps, les philosophes se sont occupés des disciplines dont nous venons de parler, et, ce qui est iei plus intéressant, ils ont essayé d’en dégager la théorie. Celle de la science, en particulier, a tenu une large place dans leurs travaux. C’est par elle que Descartes a été un grand philosophe ; c’est sur elle que les plus importants travaux de Kant ont porté ; et lorsque A. Comte s’est efforcé d’élever une science philosophique au-dessus des sciences particulières, c’est à une théorie de la science, bien plus qu’à une métaphysique renouvelée, qu’il a pensé tout d’abord.

À ce point de vue, la philosophie peut être définie, puisqu’elle est normative, comme la science universelle des valeurs. Elle aura à déterminer le but universel, mais sans se perdre en des formules trop générales, et en étudiant ses diverses formes au point de vue particulier de chaque discipline. Par exemple, admettons que ce but soit l’agrandissement de l’esprit, tantôt sous la forme de l’extension, tantôt sous celle de l’intensité, il faudra connaître les disciplines qui correspondent à la première forme, et celles qui correspondent à la seconde. Et quand nous aurons mis d’un côté la science, la morale, l’art, la loi sociale, et de l’autre la religion, il faudra encore fixer, pour chacune d’elles, les processus fondamentaux qui découlent de la nature de son objet particulier. Il en résultera toute une classification, toute une dialectique des diverses disciplines, dont on ne contestera point l’importance pour la vie intellectuelle.

M. Gourd, dans cette partie de sa communication, s’appuie plus d’une fois sur ses travaux antérieurs, et notamment sur des articles que les lecteurs de cette Revue n’ont pas oubliés[1]. Évidemment le temps lui manquait pour donner à ses idées le développement et la précision nécessaires.

Qu’il y ait maintenant entre ces trois parties de la philosophie, psychologie, métaphysique et canonique, un lien étroit et une dépendance réciproque, c’est ce que M. Gourd n’a pas eu de peine à montrer brièvement. À vrai dire toute étude de l’esprit comme condition du réel, et l’on peut bien appeler cette étude une psychologie, quoique ce mot ait déjà un autre sens, ne peut manquer de nous donner des résultats absolus, autant que ce mot à un sens ; à qui ou à quoi en appeler, si nous formulons les conditions mêmes de toute connaissance ? À quel principe rattacher ces conditions, qui ne les suppose ? Par quelle expérience les éprouver, qui ne les suppose ? En ce sens une telle psychologie est une métaphysique, si le mot a un sens. Et elle est aussi et nécessairement une canonique. Savoir ce que c’est que penser ou apprendre à penser, c’est la même chose.

M. le professeur Stein, de Berne, a pris la parole sur le même sujet. L’objet de la philosophie n’est selon lui rien de plus ni de moins que tout l’univers, et les méthodes d’interprétation de l’univers changent selon les siècles ; on peut alors définir la philosophie par son universalité, comme la science des sciences. À cette définition théorique s’oppose une définition qui a égard à la pratique ; la physique et la logique perdent alors du terrain devant l’éthique. Cette conception a, comme la précédente, beaucoup de partisans dans le passé et dans le présent. La question du souverain bien est alors la question capitale de la philosophie. De toute façon, tandis que les sciences se développent, déterminant chacune leur objet propre et leur méthode, la philosophie reste dans les nuages, et ses détracteurs ont souvent beau jeu à ce point de vue.

Ne partageons ni l’optimisme des uns, ni le pessimisme des autres. Pour nous la philosophie est la connaissance qui unifie complètement chaque époque. À mesure que les sciences se compliquent et se séparent, la tâche de la philosophie est de faire avec ces sciences une nouvelle unité ; et ce sera ainsi toujours ; c’est seulement le dernier homme sur terre qui sera le dernier philosophe.

La tâche de la philosophie c’est un devoir, non un être. « Le monde ne nous est pas donné, dit Fichte, il est à faire. » La philosophie est un idéal, non un réalisé ; c’est pourquoi chaque époque a sa philosophie. Et toujours le monisme est l’âme de la philosophie : le dualisme n’y dure pas longtemps ; bientôt un nouveau momisme sort du dualisme. La philosophie c’est en effet la théorie de la conscience.

Par là elle guide l’histoire vers des fins ; ainsi se fait la synthèse entre sa signification comme théorie de la science, et sa puissance pratique comme directrice de la vie. Cette conception de la philosophie, qu’exprime la formule de Fichte, est celle de beaucoup d’esprits de ce temps. Fidèles à la doctrine du maître, nous tenons les religions aussi bien que les systèmes de philosophie pour des projections au dehors des qualités humaines ; nous attribuons à la matière l’une des propriétés humaines, qui est d’avoir un corps ; à Dieu, nous attribuons l’autre, qui est d’avoir un esprit. C’est un anthropomorphisme, mais il est inévitable. C’est le même anthropomorphisme qui nous fait projeter au dehors l’unité du moi. L’unité de la nature et de l’histoire est un « duplicat » de cette unité du moi que chacun observe en soi. Dans la nature règne la causalité ; dans l’histoire, la finalité. Il faut donc recommander la division de la philosophie en philosophie naturelle et philosophie sociale. La tâche dernière de la métaphysique, c’est l’union de la causalité et de la finalité, de la nature et de l’esprit. Elle doit transporter à l’univers l’unité du moi pleinement conscient. Qu’elle satisfasse en même temps les besoins de l’âme, cela est à souhaiter, mais ce n’est mi son devoir, ni son but.

Il serait facile de montrer que les deux orateurs ont dit, en somme, à peu près la même chose. M. Billa a fait, à une autre séance, mais sur le même sujet, une communication dont voici le résumé :

Il y a pour tout philosophe un ordre essentiel des idées ; c’est pourquoi ils reviennent sans cesse et depuis des siècles aux mêmes questions ; cela ne prouve pas leur impuissance, mais bien l’unité de la philosophie. Cette unité n’est pas dans les conclusions ; mais dans la méthode ; et il n’y a aucune différence entre les principes et la méthode. La méthode, c’est l’ordre naturel entre les idées, hors duquel les idées ne sont ni subjectivement ni objectivement. De quelle idée faut-il partir ? Le Cogito de Descartes, si l’on en saisit l’esprit, nous permet de définir le terrain propre à la philosophie et commun à tous les philosophes : tout objet quel qu’il soit ; et de quelque façon qu’on le considère, est connu ; être et connaître sont inséparables. Toute Ia philosophie consiste donc dans une théorie de la connaissance. Platon et Kant, tout opposés qu’ils sont s’accordent en ceci, qu’ils prennent pour objet la connaissance même. La connaissance forme une unité rigoureuse ; rien n’est hors d’elle : elle est sans limites, puisque les limites de la connaissance sont elles-mêmes objet de la connaissance, qui, par suite, les dépasse en les posant.

Et enfin la connaissance ne se distingue pas de la moralité elle-même. La volonté ne vaut que par la connaissance ; et la morale n’est pas autre chose que le « connaître pratique », comme dit Rosmini. La justice est essentiellement une loi, une idée, une connaissance. La loi de l’action c’est la vérité. L’être est un avec le bien, et il n’y a d’autre bien que l’être.

On tirerait aisément, de la lecture de ces trois mémoires, cette conclusion que la philosophie est plus facile à définir qu’à réaliser. Je crois que la philosophie est, pour tous ceux qui en ont quelque notion, la connaissance de la connaissance même et que c’est à ce point de vue seulement qu’elle a aussi pour objets le sentir et l’agir. Cette connaissance, qu’on la réalise aussi solide, aussi étendue, aussi systématique qu’on le pourra, voilà tout ce que l’on peut dire. Et le seul critique qui ait présenté, à la suite de cette séance, des observations, M. Leclère n’a fait que répéter la même chose, en fort bons termes.

M. Rauh dans une communication sur la position du problème du libre arbitre, a convié ses auditeurs du Congrès à une « expérience morale » portant sur la croyance que chacun de nous à naturellement en sa propre liberté. Le lecteur est prié de se reporter au mémoire que publie la Revue dans le présent numéro. Cette lecture lui rendra l’impression, éprouvée par tous au Congrès, d’une description sincère de soi-même à soi-même. Un tel souci de ne rien omettre de la réalité immédiate, en comprenant dans la réalité immédiate les idées aussi, et les opinions des autres aussi, autant qu’elles éveillent des sentiments et des idées, à vivement frappé les auditeurs, dont un certain nombre étaient peut-être encore trop indulgents aux constructions abstraites. Il est certain que ces jeux de formules par lesquels on résume trop souvent le « déterminisme », aussi bien que les « preuves morales » de la liberté, manquent presque toujours de prise sur nous ; la réalité y est trop simplifiée, M. Bergson l’avait déjà montré, avec force ; M. Rauh s’applique à la même tâche, et s’il ne réussit qu’à nous troubler, et à disloquer nos théories, c’est déjà beaucoup.

M. Rauh excelle à soulever chez l’auditeur un tumulte de pensées, qui n’est pas favorable à la découverte d’une objection précise. Néanmoins son exposé a été suivi d’une discussion intéressante, quoique assez courte, et qui a l’avantage de bien montrer sur quels points la thèse de M. Rauh a encore besoin d’éclaircissements.

M. Strong (New-York) partage à beaucoup d’égards les idées de M. le Professeur Rauh, mais demande si la liberté est nécessairement un objet de croyance, et si elle n’est pas plutôt un fait. Dans un livre intéressant qui a paru l’hiver dernier, un des meilleurs économistes américains à cherché à démontrer que la croyance à la liberté est un produit d’évolution sociale. C’est un moyen dont se sert la société pour obtenir l’obéissance aux lois. Il termine en disant que du point de vue social la liberté est une nécessité absolue, mais que du point de vue de la science elle est absurde. M. Strong n’est pas de cet avis, quoique déterministe, il croit que la liberté est un fait, et que c’est le devoir du déterminisme de reconnaître et d’analyser ce fait. Voici l’analyse qui lui parait être la vraie. 1o Pour être libre, il faut l’être de quelque chose. De quoi donc sommes-nous libres ? Nous sommes libres de la nécessité d’exécuter une certaine action à laquelle nous pensons. L’opposé de la liberté, c’est l’entraînement irrésistible vers une action, comme chez l’ivrogne qui ne peut pas passer près d’un cabaret sans y entrer. 2o Qu’est-ce qui nous rend libres de cette nécessité ? On dit : un pouvoir absolu de l’âme. M. Strong croit qu’il n’en est rien. C’est le fait que nous pensons en même temps à une autre action (ou à une autre possibilité) qui est inconciliable avec la première. Ces deux pensées d’action se balancent, elles se neutralisent, et en ce faisant chacune nous rend libre à l’égard de l’autre. Sa liberté est done un phénomène d’inhibition. C’est un état d’équilibre mental qui permet aux motifs les moins grossiers, aux considérations d’ordre social, d’influer sur notre conduite. Cet état et la liberté qu’il nous donne, sont parfaitement réels ; ce sont des faits psychologiques indéniables. Il vaut beaucoup mieux, semble-t-il, baser la responsabilité sociale sur un fait, que sur quelque chose qui n’est qu’une illusion.

M. Rauh répond que la liberté est un fait, sans doute, mais que ce fait est une croyance. Dire que la liberté est un fait d’institution, ou un état d’équilibre, c’est la nier ; car c’est la traiter comme une chose.

M. Millioud, de Lausanne, distingue dans l’exposé de M. Rauh la question de fait et la question de méthode. Sur le premier point il prie M. Rauh de dire s’il entend conclure de la croyance à la liberté à la liberté elle-même, comme certains passages de sa communication le feraient supposer. Auquel cas nous reviendrons par un détour au pseudo-problème, à la fausse question si longtemps et si vainement agitée.

Touchant la question de méthode, M. Millioud juge insuffisante, dans l’étude du problème posé par M. Rauh, la méthode de l’introspection dont M. Rauh a d’ailleurs tiré tout ce qu’elle pouvait rendre ; sans parler physiologie il faudrait à tout le moins faire appel à l’histoire et à la philologie, et d’autre part, établir la série des cas du simple au complexe, et d’un extrême à l’autre, selon le procédé de M. Ribot.

M. Rauh répond à M. Millioud, comme à M. Strong, qu’il ne sait ce que signifie une liberté réelle, si ce n’est une croyance à la liberté. La liberté n’est pas une chose. Cela même répond à l’objection sur la méthode. M. Rauh accepte tous les moyens d’information qui l’éclairent sur le déterminisme de ses actes ; mais il ne peut considérer la volonté comme un fait objectif objectivement déterminé ; et cette connaissance du déterminisme doit toujours être confrontée avec la conscience de chacun, pour savoir ce qui, en définitive, en demeure quand elle entre en conflit avec les choses. La méthode qu’il suit est introspective, mais elle fait subir à la conscience une épreuve, qui, en ces matières, est l’équivalent d’une expérience. Le problème n’est pas de supprimer la croyance au profit de la science. mais de savoir expérimentalement ce qui reste de la croyance quand une fois l’on sait.

M. Landormy déclare ne pas bien comprendre en quoi consiste celle observation de soi-même, dont parle M. Rauh. Est-ce l’observation intérieure, celle que recommandent les psychologues. Il semble que non. Dès lors, et s’il se mêle à cette observation quelque autre travail, il ne s’agit plus d’observation, mais d’analyse et de critique ; par suite il devient très difficile, pour ne pas dire impossible, de distinguer ce qui est constaté de ce qui est construit ; car ce que l’on construit est aussi, en un sens un fait ; en un mot dans cette enquête faite par soi-même sur soi-même, on trouve tout ce que l’on cherche, inévitablement.

M. Rauh répond que l’objection de M. Landormy est une de ces objections dialectiques qui rendraient impossible toute recherche expérimentale. Il s’agirait de définir l’observation, de la distinguer de l’analyse, etc., avant d’observer et d’analyser. Les méthodes se révèlent au contraire à l’user. Que M. Landormy veuille bien, pour un temps, oublier les catégories où il enferme sa pensée, et se mettre en présence de sa conscience quand il affirme qu’il est libre. Il dira s’il a observé comme M. Rauh a observé, s’il a procédé comme M. Rauh a procédé. La discussion sera alors possible et fructueuse.

On voit d’après ce qui précède que M. Rauh fait bon marché des objections qui portent sur la méthode. C’est son droit, Une méthode doit être jugée d’après ce qu’elle produit, et non en elle-même. Toutefois, si dans cette discussion on a beaucoup parlé de méthode, la faute en est peut-être à M. Rauh lui-même, qui m’a pas parlé d’autre chose, qui s’est borné à dire, avec un grand détail, ce qu’il fallait faire, mais ne l’a pas fait. M. Rauh ne nous apporte pas une doctrine du libre arbitre, mais une méthode positive pour poser et résoudre le problème du libre arbitre. Les auditeurs, ignorant ce que cette méthode donnera, sont naturellement conduits à chercher ce qu’elle peut donner.

Et il est naturel aussi qu’ils pensent à la méthode d’introspection et aux résultats qu’elle a pu donner jusqu’ici. Personne n’a oublié les ambitieux programmes de la psychologie subjective, ni les résultats médiocres auxquels elle est arrivée, même en usant subrepticement, le plus souvent, d’une méthode très différente de celle qu’elle avait annoncée. Soyons sincères, c’est bientôt dit. Mais les faits mentaux ne sont pas des données qu’il s’agit de découvrir en soi ; ils se transforment sous le regard, et l’attention qu’on y porte est un fait mental aussi ; tous les essais que l’on fait, toutes les conjectures, toutes les hypothèses, sont à leur tour des faits aussi réels, comme faits, que les autres. Un homme me dit qu’il se dédouble, et se perçoit lui-même hors de lui-même ; je n’en sais rien et il n’en sait rien ; il s’agit d’examiner si cela est possible et en quel sens. Ce n’est plus là observer ni expérimenter ; et, si ce n’est plus observer ni expérimenter, il faudrait dire ce que c’est ; et si c’est la philosophie même, il faut la faire mieux que les autres, si on peut.

Je ne sais si je comprends bien la pensée de M. Rauh, mais il me semble qu’il part en guerre contre des fantômes. Que la croyance à la liberté soit un fait, je ne crois pas qu’il soit dans la pensée d’un Leibniz ou d’un Spinoza de le nier. Que ce fait doive survivre à toute théorie déterministe, cela est non moins évident ; je ne sais pas comment on pourrait concevoir que l’idée que nos actes sont déterminés supprimerait la croyance de chacun de nous en son libre arbitre. Expliquer une croyance, pourquoi serait-ce la supprimer ? Quand je sais que le soleil n’est pas à deux cents pas, où que ma volonté n’est pas libre, ai-je supprimé pour cela la perception que j’ai du soleil, ou le sentiment que j’ai de ma liberté ? Nullement ; je dirai presque, au contraire, si j’ai compris pourquoi j’ai cette perception et pourquoi j’ai cette croyance. « Nous nous croyons libres parce que mous avons conscience de nos actions et que nous ignorons leurs causes. » Il faudrait donc, pour que cette croyance disparût, que nous connussions les causes de nos actions complètement, et cela n’est pas possible, parce qu’il n’est pas possible que l’homme ne soit pas une partie de l’univers. Aussi, quand je serais aussi assuré que possible que tout est lié dans l’univers, cela ne m’empêcherait pas de délibérer et de me décider, d’avoir plus ou moins de confiance dans ma puissance, et d’en juger d’après une enquête exacte sur moi-même, enquête dans laquelle je ne négligerai rien. Je crois donc que M. Rauh reste fidèle à la tradition philosophique, et que ses vigoureuses attaques contre la métaphysique visent surtout la métaphysique résumée, qui est en effet une pauvre chose.

Pour terminer, je dois donner une idée aussi complète que possible de la discussion qui a suivi la lecture du mémoire de M. Bergson sur le paralogisme psycho-physiologique. Le lecteur a certainement étudié de fort près le mémoire de M. Bergson. Il est difficile de résumer une argumentation qui s’efforce déjà d’être aussi concise que possible. La lecture de ce mémoire, lecture qui commandait l’attention, a provoqué chez presque tous les auditeurs un mouvement de surprise et d’inquiétude. Presque tous ceux qui étaient là avaient formulé bien des fois la thèse du « parallélisme psycho-physique ». Les plus prudents l’avaient présentée comme résumant exactement un grand nombre d’expériences concordantes ; personne, ou peu s’en faut, ne s’était occupé d’examiner si la simple énonciation de cette thèse enfermait une contradiction; or c’est ce que M. Bergson a prétendu prouver ; si la preuve était bonne, désormais il était interdit, même aux plus prudents, même à ceux qui s’attachent strictement aux données de l’expérience, de faire usage de la formule critiquée : aucun fait ne peut autoriser un homme à se contredire lui-même.

En même temps que l’expérience était ainsi écartée, la discussion se trouvait portée sur le terrain que M. Bergson avait choisi. Il formulait un dilemme, il donnait à choisir entre deux notations telles que si l’on renonçait à l’une, on devait employer l’autre ; si donc le dilemme était bon, et si l’argumentation était correcte, la thèse du parallélisme devenait impossible à formuler, à quelque point de vue qu’on se plaçait. Nul ne pouvait donc se contenter de voir dans cette thèse une des articulations d’un certain système de philosophie. De là l’émotion profonde que cette communication à soulevée, émotion qui se traduisit, à vrai dire, surtout par des conversations particulières, et dont la discussion qui suit ne pent donner qu’une assez faible idée.

M. le professeur Kozcowski, de Genève, remarque que dans une communication à suivre (énergie et conscience), il s’efforce de prouver la thèse contraire à celle que vient de défendre M. Bergson, c’est-à-dire que le point de vue antiparalléliste repose sur une con- fusion des termes. Les deux assertions peuvent bien être vraies, ce qui prouverait que le problème est mal posé. Sans anticiper sur cette communication, il tient à faire deux observations. M. Bergson déduit avec raison le parallélisme métaphysique du cartésianisme. Mais il ne faut pas oublier d’abord qu’il y a aussi un parallélisme admis comme hypothèse auxiliaire de la psychologie, hypothèse fructueuse comme le prouvent les résultats brillants obtenus par celui qui défend si savamment ce point de vue, par M. Wundt. Ensuite la thèse du parallélisme métaphysique ne lui semble pas si désespérée. M. Bergson n’a pas épuisé toutes les thèses possibles ; il a omis celle qui paraît concilier le mieux les difficultés. Le monde phénoménal n’est pas le firmament immuable de la philosophie. La solution se trouve dans un plan supérieur. Une image expliquera cette idée. Deux bateaux flottant à la surface de l’eau paraissent opérer des mouvements, parfaitement parallèles. Un observateur superficiel serait enclin à admettre une liaison invisible entre les deux et à supposer que le bateau conditionne les mouvements de , ou vice versa. C’est le point de vue de l’interactionisme, qui s’en tient aux phénomènes. Mais en pénétrant dans les profondeurs, on pourrait découvrir un sous-marin qui est la cause commune des mouvements de et de , ce qui explique leur coïncidence. Telle est l’explication même du parallélisme : la pensée et la matière n’étant que deux faces d’une même réalité nouménale, leurs changements doivent être nécessairement parallèles tl en même temps dépourvus de liaison causale. Et l’on ne peut pas dire que n’est qu’un anneau additionnel et hypothétique dans la chaîne causale entre et : car la causalité est irréversible : la cause produit l’effet, mais l’effet ne produit pas la cause. L’action causale émane de , elle est dirigée vers ct  ; ne peut pas agir sur par l’intermédiaire de ni sur .


M. Bergson. — J’ai déclaré, tout le premier, que la psycho-physiologie devait procéder comme si l’état psychologique expliquait complètement par ses conditions cérébrales. Dans ce sens précis, je suis tout prêt à vous accorder que la thèse du parallélisme peut être admise en physiologie à titre d’hypothèse auxiliaire. Elle signifiera simplement que nous ne pouvons pas mesurer a priori l’écart entre l’état psychologique et l’état cérébral, et que dès lors la science doit procéder comme si l’écart était nul. Bref, elle n’exprimera rien de positif, rien de définitif : elle symbolisera moins ce que nous savons déjà que ce que nous ignorons encore.

Tout autre est l’affirmation dogmatique d’une équivalence entre les mouvements intracérébraux et les états conscients. C’est en vain qu’on croirait rendre cette équivalence plus acceptable en faisant des états cérébraux et des états psychologiques les deux « faces » d’une même « réalité nouménale ». Ou bien, en effet, les mouvements sont eux-mêmes des représentations (et c’est bien ce qu’on parait admettre quand on les traite de « phénomènes »), ou ils en différent.

Plaçons-nous dans la première hypothèse. Le mouvement intra-cérébral, étant une certaine représentation spatiale, existe en même temps que les autres représentations et au milieu d’elles. Sa relation au reste de la représentation est alors, comme je le disais, celle de la partie au tout. Et par conséquent je ne vois pas votre second bateau flottant à la surface. Les deux bateaux et n’en font qu’un, et ce que vous preniez pour le bateau n’était qu’une portion du bateau aperçue en par un effet de mirage. Quant au sous-marin , vous pouvez le conserver si vous voulez ; mais tout ce que vous pourrez en dire est qu’il contient, impliqués les uns dans les autres, les éléments déployés et juxtaposés en . Qu’il fasse ou ne fasse pas marcher , qu’il entretienne avec la relation que vous voudrez, cela ne change rien à la relation entre les états cérébraux et les états conscients, puisque les uns et les autres sont situés en .

Passons à la seconde hypothèse. Le mouvement est d’une autre nature que la représentation. Cela revient à dire qu’il est de nature « nouménale », c’est-à-dire tout différent, en lui-même, de ce qu’il déploie dans la représentation. Mais par où la « chose en soi » se distinguerait-elle de notre représentation si elle était divisée et articulée comme elle ? Vous n’avez donc plus le droit de considérer un certain mouvement séparément, ni le cerveau séparément. C’est le tout de la « réalité en soi » qu’il faudra prendre en bloc. Et dès lors votre second bateau disparaît encore, non plus pour venir se perdre dans le premier bateau , mais pour s’enfoncer dans l’eau et se confondre avec le sous-marin. C’est cette fois le sous-marin, aperçu ou deviné confusément sous l’eau, qu’on avait pris pour un second bateau flottant à la surface.

M. l’inspecteur général Darlu, de Paris. — La question qui vient d’être débattue est de si grande conséquence et les considérations présentées par M. Bergson ébranlent ou paraissent ébranler si puissamment les convictions de ceux qui adhèrent à l’idéalisme, que je ne puis résister au besoin de proposer une réflexion qui modifiera, je le crois, l’aspect de ses conclusions. Je le ferai très brièvement en raison de l’heure avancée.

Dans la série des propositions de M. Bergson, d’un tissu si merveilleusement serré, je voudrais essayer d’introduire une idée qui permit de sortir du cercle vicieux où il a prétendu enfermer l’Idéalisme.

M. Bergson s’appuie sur cette proposition que l’événement cérébral parallèle à la représentation, s’il est considéré lui-même comme une représentation — ce qui est le propre de la théorie idéaliste, — est tout actuel, sans virtualités cachées, donc isolé, séparé, particulier, et qu’il devient alors proprement absurde d’en faire l’équivalent de la représentation totale, ce qui revient à dire que la partie est le tout.

Or il me semble qu’il suffit d’introduire l’idée de représentations obscures pour faire tomber cette argumentation.

S’il y a des représentations obscures et confuses enveloppant une infinité de représentations distinctes, l’événement cérébral correspondant à l’une d’elles, est lui-même plein de « virtualités cachées », susceptibles de se développer en une infinité d’autres événements physiques. Il cesse d’être isolé, singulier, partiel. Par exemple, je regarde le ciel, mon œil est affecté et j’éprouve une sensation lumineuse. Il y a là un événement cérébral qui correspond à une représentation confuse. Puis j’analyse cette sensation, je l’approfondis en m’aidant du travail des générations humaines ; je lis les Principes de Newton ; à ce moment une représentation du ciel n’exprime plus simplement l’événement cérébral, l’état de mon cerveau, elle exprime aussi ou surtout l’ordre de l’univers céleste. Cependant chacun des détails qui la constituent reste lié à un événement cérébral. Si le tissu cérébral était à l’instant abandonné par le sang qui le baigne, à l’instant ma représentation cesserait. C’est que, dans chacun de ces détails, il subsiste quelque représentation, quelque partie de représentation obscure. En tant que confuse, sensible, affective, la représentation exprime le corps propre du sujet pensant ; en tant que distincte, conceptuelle, elle exprime la réalité universelle. Une intelligence d’une infinie pénétration irait donc bien dans les mouvements du cerveau les méditations de l’esprit qui y est attaché ; mais il faut ajouter qu’elle commencerait par apercevoir dans les mouvements du cerveau la suite des événements physiques qui y sont liés et que ces méditations représentent.

L’idéalisme permet donc de traduire correctement, sans cercle vicieux, le fait du parallélisme psycho-physique qui nous est donné dans l’expérience. Peut-être était-il utile de le rappeler. Je n’oublie pas que Leibniz a dit cela, avec une clarté parfaite. Mais plusieurs de nos collègues ont paru, hier, vouloir ramener la philosophie à l’étude du présent, du moment. En ce cas, il deviendrait bien nécessaire de rendre la vie et l’instant du moment présent aux idées les plus profondes de la philosophie passée.

M. Bergson. — Je commence par déclarer que je n’ai nullement entendu attaquer l’idéalisme, pas plus d’ailleurs que le réalisme. Ce que je critique, c’est l’adoption simultanée de ces deux points de vue qui sont, tels que je les ai définis, exclusifs l’un de l’autre. Et c’est cette adoption simultanée que je trouve derrière l’affirmation du parallélisme psycho-physiologique. Mon argumentation n’est dirigée ni contre un idéalisme, ni contre un réalisme conséquents avec eux-mêmes, puisqu’elle est fondée précisément sur ce que ces deux systèmes de notation, quand on ne les brouille pas ensemble au point de se contredire, nous montrent, l’un et l’autre, l’impossibilité du parallélisme.

Maintenant, je crains que l’objection de M. Darlu ne repose sur un malentendu. Qu’entend-il au juste par cette « représentation confuse » qui « correspond » au mouvement cérébral ? Est-ce la sensation lumineuse que j’éprouve quand je regarde le ciel ? Mais cette sensation est extensive : c’est une représentation confuse de ce qui occupe le champ visuel. Plus on analysera cette représentation, plus on y trouvera distinctement tout ce que vient de dire M. Darlu : c’est donc que, moins elle était analysée, moins elle contenait distinctement tout cela. Mais à aucun moment elle ne cessait de contenir tout cela. À aucun moment, par conséquent, elle n’exprimait l’événement cérébral tout seul, puisque, par hypothèse, elle exprime cet événement, plus beaucoup d’autres choses.

Mais il est plus probable que M. Darlu parle ici de « représentation confuse » dans un sens tout différent. Il désigne ainsi la perception que j’aurais des mouvements de molécules et d’atomes, en tant que mouvements. Si je pouvais apercevoir ce qui se passe dans mon cerveau. C’est cette représentation-mouvement qui, d’après lui, contient virtuellement la représentation-univers.

Mais je ne puis alors que répéter, en l’adaptant à cette nouvelle manière de s’exprimer, mon raisonnement de tout à l’heure. Si, par mouvement de molécules et d’atomes, vous entendez simplement ce mouvement tel qu’il serait représenté dans la perception que nous en aurions, c’est-à-dire étendu dans l’espace, jamais vous ne retrouverez dans le mouvement intra-cérébral le monde environnant tout entier, puisque ce mouvement est représenté dans la perception comme une partie alors que ce monde est représenté comme le tout.

Que si, au contraire, vous entendez par mouvement cérébral un signe au moyen duquel une intelligence surhumaine pourrait lire dans le cerveau tout ce qui se passe dans le monde environnant, je prétends (et je crois bien que vous le dites implicitement vous-même) que ce signe est d’une nature toute particulière. Il est tel, en effet, que, mieux on en déchiffre le sens, plus on s’aperçoit qu’on l’avait mal lu. Mieux on en déchiffre le sens, plus on voit ce signe rejoindre, s’adjoindre, résorber enfin en lui tout ce qui avait paru simplement l’entourer. On croyait l’avoir pris tout seul ; mais comme (à moins de revenir à la première hypothèse et de considérer l’essence de la réalité comme étalée dans l’espace) il se trouve maintenant devoir son existence et ses propriétés à tout ce qui l’entoure, c’est son entourage, bon gré, mal gré, que l’on considère en même temps que lui. Cela revient à dire que, de la juxtaposition du cerveau et «les autres objets dans l’espace, on a passé à une implication du cerveau et de toutes choses les unes dans les autres. On s’est transporté à l’hypothèse que j’ai appelée réaliste (que vous pouvez d’ailleurs continuer à appeler idéaliste, si vous le préférez ; le mot ne fait rien à l’affaire) ; et dès lors ce n’est plus l’événement cérébral qui est l’équivalent de la représentation, c’est la totalité du représenté.

En d’autres termes, quand vous parlez du mouvement intra-cérébral, c’est-à-dire d’une certaine représentation-mouvement, ou bien vous faites allusion à cette représentation concrète, occupant une certaine étendue déterminée, et celle-là entretient évidemment avec la représentation en général la relation de la partie avec le tout : ou bien vous ne voyez dans cette représentation-mouvement qu’un signe, qui, approfondi, pourrait en effet vous conduire à la réprésentation de l’univers : mais approfondir ce signe consiste précisément à descendre vers une implication réciproque universelle ou réalité extraspatiale que ce signe, avec beaucoup d’autres, a développée dans l’espace : et alors c’est l’ensemble de tous les signes que vous considérez, bon gré, mal gré, quand vous croyez n’en retenir qu’un seul.

Enfin, pour répondre à un autre point de l’argumentation de M. Darlu, je répète que solidarité n’est pas équivalence. Que le sang cesse de circuler dans le cerveau, la représentation va disparaître : cela prouve que l’état psychologique est solidaire de l’état cérébral, mais non pas qu’il en soit l’équivalent.

Les autres objections faites à M. Bergson, et dont nous n’avons pu donner un résumé précis, notamment celles de MM. Naville et Stein, expriment d’abord une assez vive surprise, que chacun a traduite selon son tempérament, ensuite un attachement très robuste à la formule du parallélisme psycho-physique. M. Naville a déclaré avec une belle franchise qu’il avait commenté maintes fois cette formule devant ses élèves, sans jamais avoir été amené à formuler un doute au sujet du principe. Quant à M. Stein, il a répondu à M. Bergson avec une ardeur qui indiquait clairement que la doctrine du parallélisme n’était, à ses yeux, pas même ébranlée, et qu’il se proposait de la commenter dans l’avenir comme dans le passé, plus soucieux de l’illustrer de nouveaux exemples, que de la soumettre dans son principe à une critique préalable. Et enfin on peut retenir de ses objections, — comme aussi de celles que nous venons de résumer, et du commentaire qu’un public éclairé ne devait pas manquer d’apporter à une aussi mémorable séance — que l’argumentation de M. Bergson n’a pas été toujours exactement comprise. Le professeur Stein, par exemple, croit qu’il est mis en demeure de choisir entre le réalisme et l’idéalisme, et il refuse de choisir ; mais la question n’est pas la. Pour que la formule du « parallélisme » enferme, lorsque M. Stein la formule, un sophisme, il n’est pas nécessaire que M. Stein prenne parti pour l’idéalisme ou pour le réalisme, il suffit que M. Bergson distingue ces deux points de vue, et montre ensuite que, de quelque façon qu’on s’y prenne, la formule en question n’est exprimable dans aucune des deux langues, et qu’elle ne peut prendre une apparence de sens que si les deux points de vue sont, non pas négligés ou laissés de côté tous les deux, mais au contraire adoptés tous les deux. Répondre qu’on n’accepte pas la question, c’est justement laisser présumer au critique que son argumentation est bien fondée, et que la thèse critiquée s’évanouirait, si on acceptait l’alternative.

La critique de M. Bergson ne veut évidemment pas aller plus loin. Elle n’enferme ni la critique de l’idéalisme, ni la critique du réalisme ; tout au contraire elle justifie, indirectement au moins, ces deux points de vue par deux épreuves concordantes : ce qui est contradictoire dans la langue du réalisme l’est aussi, traduit dans la langue de l’idéalisme. Quant à la thèse qui est ici, au moins en intention, ruinée, il est prouvé justement qu’elle n’appartient et ne peut appartenir ni à un système ni à l’autre.

Si l’on veut attaquer avec chances de succès la thèse de M. Bergson, telle qu’il l’a présentée, il faut traiter son dilemme comme tout dilemme ; il faut chercher s’il n’existe pas au moins un troisième point de vue, exprimé par un troisième langage, lequel permettrait d’exprimer le « parallélisme » de façon à rassurer ceux qui y sont fermement attachés. Et il faudrait poursuivre ce travail et l’achever. Car, y eût-il un troisième point de vue, ou même une infinité de points de vue, ce qui est bien possible du moment qu’il y en a deux, encore faudrait-il prouver que le « parallélisme » peut être traduit dans une quelconque de ces « langues bien faites ». Cela est loin d’être évident. Ce qui est, au contraire, vraisemblable, c’est que, un principe qui ne peut être traduit dans une langue déterminée bien faite ne peut être traduit dans aucune autre langue bien faite. Aussi peut-être une des parties de la thèse de M. Bergson suffirait-elle, si on y pensait bien, à faire apercevoir la difficulté que l’on rencontrera toujours, quelque notation qu’on adopte. La pensée est la pensée de tout l’Univers, qu’on l’entende comme on voudra ; le cerveau est une des parties de cet univers. Il ne se peut donc pas que la pensée de l’univers, que j’ai, soit la pensée du cerveau comme partie de l’univers, que j’ai aussi. À vrai dire, le cerveau auquel pensent les physiologistes serait quelque chose comme l’univers même ; et dans cet univers, ou cerveau pensant, il y aurait toujours le cerveau pensé, le cerveau partie, qui a certainement sa nature et sa fonction propre, non identique à celle du tout. Là est sans doute la difficulté. On n’y échappera, semble-t-il, qu’en se bouchant les yeux et les oreilles. Après tout, c’est peut-être une bonne méthode pour celui qui ne veut être que physiologiste ; M. Bergson ne le nie pas.

On voit d’après cela que la critique de M. Bergson porte fort loin ; il est même très difficile d’en mesurer la portée. Il n’est pas certain que la difficulté qu’il a signalée, en bornant volontairement ses recherches à une question de langage, ne soit pas enfermée implicitement dans le principe même de la psychologie. Les psychologues disent, comme si c’était évident, comme si c’était pour toujours au-dessus « le toute discussion, qu’il y a deux choses, les faits mentaux et les faits physiques. Or il n’y a, semble-t-il, pour chaque être conscient, qu’un univers à un point de vue, c’est-à-dire un corps propre, et des corps extérieurs à ce corps, connus plus ou moins clairement. Chercher alors quelle est l’action du corps sur l’âme, est-ce chercher quelque chose ? Le tout de ma représentation, je puis le considérer comme un ensemble de choses agissant et réagissant les unes sur les autres ; je puis le considérer aussi comme objet connu, et chercher, c’est le travail de la critique, à quelles conditions un tel objet peut être connu ; dans les deux cas, c’est toujours le même objet que je considère, tantôt sous l’attribut étendue, tantôt sous l’attribut pensée. Que le tout de la connaissance soit identique au tout de l’objet, on peut l’admettre. Mais ce n’est plus ainsi que les psychologues entendent le « parallélisme ». Ils cherchent comment les changements du corps propre sont liés aux changements d’aspect de l’univers dont ce corps est une partie : ils vont plus loin encore : ils cherchent comment les changements du corps propre sont liés aux changements d’une partie de ce corps qui est le cerveau ; ils pourraient aussi bien chercher maintenant comment les changements du cerveau sont liés aux changements d’une partie quelconque du cerveau, aussi petite que l’on voudra : tout se tient dans le corps, et dans l’univers autour du corps ; étudier comment tout se tient, c’est faire une physique et une physiologie. Mais ce qu’on ne peut entendre, c’est que, passant subitement d’un point de vue à un autre, ils cherchent à expliquer par les changements du cerveau, considéré comme objet, et sous l’attribut étendue, la représentation de l’Univers considère comme idée ou connaissance, c’est-à-dire sous l’attribut pensée. Dire que nous lisons dans notre corps l’univers tout entier, cela doit s’entendre au point de vue du physicien, qui à la rigueur pourrait dire cela dans le corps d’un autre ; mais ce qu’il y lirait serait une abstraction, non sa représentation à lui. Au point de vue de sa représentation à lui, ce n’est pas dans son corps propre qu’il se représente l’univers, c’est au contraire dans l’univers qu’il se représente son propre corps. Il pense un univers et lui-même dedans. De même il ne connaît pas son corps dans son cerveau, mais son cerveau dans son corps[2]. Et il faut bien une différence entre la contraction d’un muscle et un évènement cérébral, puisque je distingue l’un de l’autre. Qu’ils soient liés, dans un corps vivant que j’étudie, c’est une hypothèse physique ; qu’ils sortent équivalents c’est ce qui est déjà difficile à comprendre, quelque simplification que l’on apporte au problème ; que, d’autre part, l’évènement cérébral, comme objet pensé, soit lié à tout le corps et à tout l’univers comme objets pensés, cela est encore concevable. Mais que tout l’univers, comme pensée, corresponde au cerveau comme chose dans la nature, voilà qui n’est pas facile à entendre. Aussi ne voit-on pas bien comment la formule du parallélisme pourrait être corrigée ou atténuée, ainsi que M. Bergson a lui-même paru vouloir le faire. Si cette formule est absurde, on ne peut pas dire qu’elle soit incomplète ; on ne peut pas la considérer même comme un hypothèse provisoire ; à vrai dire, on ne peut plus la considérer du tout. Si on voulait bien ne pas oublier que les prétendus faits internes enferment toujours pour le sujet pensant la représentation plus ou moins confuse de tout l’univers, on ne tomberait point dans des difficultés de ce genre. Mais aussi la psychologie se confondrait avec une critique de la connaissance.

Des travaux et des discussions qui ont été ci-dessus résumés, le lecteur tirera assurément beaucoup de conclusions que je n’essaierai pas de prévoir, mais notamment celle-ci : c’est qu’il s’agit présentement, pour les philosophes, de définir leurs recherches en les distinguant de celles des psychologues. À vrai dire dès qu’il y a eu des psychologues, dès que le monde des pensées a été considéré par quelques-uns comme un monde donné, que l’on pouvait décrire et expliquer à peu près comme le physicien étudie le monde des choses, la question s’est posée de savoir si une telle science n’allait pas prendre la plus grande place et même toute la place dans la philosophie ; l’ancienne Logique ou Canonique, l’ancienne Métaphysique, et la moderne Critique se trouvant alors réduites à un rôle presque effacé. L’enseignement surtout à subi à ce point de vue une sorte de révolution, dont les livres classiques, qui sont un peu en retard, comme il est naturel, sur le mouvement réel des idées, montrent encore les effets. En réalité la psychologie a déjà perdu beaucoup de terrain. La canonique et la critique, retournant à leurs sources, ont repris des forces ; la métaphysique n’effraye plus que ceux qui l’ignorent. La plupart des mémoires que nous venons de résumer le montrent bien. Si l’un d’entre eux, celui de M. Rauh, fait exception, il constitue une espèce de contre-épreuve, et c’est comme le dernier assaut de la psychologie, avec toutes ses forces rassemblées, contre la philosophie. Les épreuves de ce genre, si, malgré le talent et la sincérité de leur auteur, elles venaient à se terminer par un échec, ne seraient pas les moins convaincantes. Quant à la critique de M. Bergson, elle ouvre, si on sait l’entendre, une large brèche dans la psychologie : toute la philosophie y rentrera.

E. Chartier.

  1. Les trois dialectiques, Revue de Métaphysique, 1897.
  2. Jules Lagneau disait : « le corps est dans l’esprit ».