La Semaine de Mai/Chapitre 15

La bibliothèque libre.
Maurice Dreyfous (p. 94-101).


XV

LA RIVE GAUCHE
(fin)

C’est près du Jardin des Plantes, que se produisit un des épisodes caractéristiques de la répression : l’ordre fut donné de fusiller M. Cernuschi.

On sait qui est M. Cernuschi. Jeune, il joua un rôle important dans la révolution italienne, à Milan d’abord, à Rome ensuite. Il fut proscrit. Il étudia à Paris la question des richesses ; il ne devint pas seulement, au point de vue de la science abstraite, un économiste des plus distingués ; il sut pratiquer la théorie, et fit une grande fortune. Cette fortune fut toujours au service de la République et de la démocratie ; on se rappelle qu’en 1870, il avait donné deux cent mille francs au comité anti-plébiscitaire.

Son mérite, sa situation, son passé, lui auraient assuré un des premiers rôles en Italie, dès que l’Italie fut affranchie. Il aimait la France, il lui resta fidèle. Il choisit le jour où il la vit mutilée, insultée, ruinée, pour demander à devenir Français. Il se fit naturaliser pendant l’année terrible. On lui offrit aussitôt une candidature. Il voulut rester simple citoyen de sa nouvelle patrie,

Pendant la Commune, il resta dans Paris ; il dirigea le Siècle avec deux écrivains, ses amis, MM. Chaudey et Théodore Duret. On sait comment Chaudey fut arrêté ; on sait comment Raoul Rigault le fit fusiller, à Sainte-Pélagie, dans la nuit du mardi au mercredi. M. Cernuschi avait fait des efforts désespérés pour sauver son ami. Au début de la terrible semaine, avec M. Th. Duret, il n’épargna rien, ne recula devant aucun péril, pour parvenir jusqu’à la prison. Menacés, renvoyés de barricade en barricade, MM. Cernuschi et Duret purent enfin arriver à Sainte-Pélagie au moment où les troupes venaient de s’en emparer ; ils y trouvèrent le cadavre de Gustave Chaudey.

À ce moment, le général… je le nomme ; il a déjà été nommé dans plusieurs documents publiés, et notamment dans le livre de M. L. Fiaux… Le général de Lacretelle était au Jardin des Plantes. Voici ce dont M. Hervé de Saisy, ancien député de la droite royaliste à l’Assemblée nationale, aujourd’hui membre de la droite royaliste au Sénat, a témoigné dans une lettre faite pour la publicité, adressée à M. Xavier Raspail à l’occasion d’un procès de presse, lue dans ce procès et insérée dans la brochure l’Amnistie. Au reste, dès le 28 mai, M. Fr. Thomas avait raconté ces faits dans le Siècle.

On vint dire au général de Lacretelle que M. Cernuschi était à Sainte-Pélagie. « Cernuschi ! s’écria le général. C’est celui qui a donné deux cent mille francs pour combattre le plébiscite ?… » Et il donne verbalement l’ordre d’exécution.

J’ai entendu raconter la suite par M. Duret lui-même dans tous ses détails que contiennent d’ailleurs les journaux du temps. On fit remonter MM. Cernuschi et Duret dans leur voiture. « Bientôt, dit le Gaulois du 30, la voiture qui marchait avec lenteur s’arrêta près d’un cul-de-sac où l’on voyait en face d’un peloton qui semblait en permanence, deux hommes gisant dans leur sang qu’on venait des fusiller. » C’est là seulement que les deux condamnés sans le savoir devinèrent le sort qu’on leur réservait.

C’est alors que MM. Cernuschi et Duret se mirent à apostropher l’officier qui était là. Ils lui firent comprendre la gravité de la responsabilité qu’il assumait. L’officier réfléchit, et résolut de ne rien faire sans un ordre écrit. D’autre part, M. Hervé de Saisy dit, sans préciser, qu’il s’interposa et fut assez heureux pour faire naître une circonstance fortuite à laquelle les deux rédacteurs du Siècle durent leur salut.

C’est ainsi qu’il suffisait, à cette époque, d’être un républicain connu pour être condamné à mort.

Le quartier du Muséum fut couvert de cadavres. Au Jardin des Plantes même, on amenait des prisonniers pour les fusiller. Un témoin en a vu exécuter quinze en trois fois. On m’a raconté l’exécution d’un vieillard qu’un officier venait de souffleter pour une réponse un peu vive. Il se produisit là un fait analogue à celui de Sainte-Pélagie.

Un régiment d’infanterie de marine, descendant du Panthéon, est entré dans le Jardin par la rue Linné vers midi. Au moment où le premier peloton franchissait la porte, une balle venue probablement du quai d’Austerlitz, frappa un lieutenant à la jambe.

Les soldats crurent probablement que le coup avait été tiré des bâtiments des serres ; il y avait là une ambulance : on y découvrit sept jeunes gens qui étaient là comme aides-pharmaciens. Ils ont été immédiatement exécutés dans une des allées du jardin.

On ferait un long chapitre avec les tueries faites dans les diverses ambulances de Paris. On sait que les médecins ne furent pas épargnés : quant aux blessés, leur blessure était déjà un crime : elle prouvait (ou du moins on le supposait) qu’ils s’étaient battus.

Citons de suite quelques faits à ajouter au massacre de Saint-Sulpice et à celui du Jardin des Plantes.

Je trouve dans le très intéressant volume que notre confrère Edgard Monteil vient de publier, les Couches sociales, l’exemple suivant :

« Le 24 mai, Galtier fut blessé à la barricade de la Villette et porté à l’ambulance établie rue d’Allemagne, à l’école des filles.

» Le 26, entre dix et dix heures et demie du matin, le 64e de ligne arriva dans la rue et s’empara de l’ambulance.

» Un capitaine et un lieutenant se promenaient dans les salles.

» Ils firent entrer un peloton dans la cour, et le capitaine dit : « Prenez-les sans faire un choix, chacun à leur tour. »

» On commença par un bout de la salle. Les fédérés blessés descendirent comme ils purent et se firent fusiller avec une grande fermeté.

» Parmi les blessés se trouvait une femme qui avait eu la cuisse cassée par une balle et qui refusa de se laisser emmener. Elle venait de voir fusiller son mari, blessé comme elle et couché dans le lit qui se trouvait près du sien. Elle avait quatre enfants qu’on lui amenait tous les jours. Le dernier, auquel elle donnait le sein, restait avec elle. Quatre soldats vinrent la prendre. Elle serrait son enfant contre sa poitrine en poussant des cris affreux. Elle ne voulait ni ne pouvait marcher. On prit une corde qu’on passa sous ses bras, on la traîna et on l’attacha à un des montants du portique du gymnase. On la tua, elle et son enfant.

» Il restait deux hommes à fusiller pour que ce fût le tour de Galtier ; mais l’ordre arriva de ne plus fusiller.

» On creusa une fosse près du mur de l’école et on enterra les fusillés. »

Un autre fait.

M. Barthélémy, chauffeur à l’usine des Moulineaux, fut blessé par une balle perdue en allant à son travail, le matin, à l’heure habituelle. Relevé par des fédérés, il fut porté dans un poste transformé en ambulance, situé derrière l’hôpital Lariboisière, auprès des Vendanges de Bourgogne. Quand l’armée approcha, on évacua une partie des blessés sur l’hôpital ; aucun n’y arriva ; tous furent tués en route.

Nous verrons plus tard les blessés des Quinze-Vingt tirés de leur lit, et conduits au Châtelet, pour être achevés à la caserne Lobau.

Le docteur M…, qui dirigeait une ambulance rue Jeanne-d’Arc, me fournit des détails navrants sur les fusillades du quartier. Les fédérés se rendirent, il contribua à les y décider. On les laissa aller : mais, quand ils furent partis, on tira sur eux. Le docteur M… fut arrêté avec tout le personnel de l’ambulance. On forma une colonne de prisonniers. Toute la rue Jeanne-d’Arc était pleine de cadavres. On fusillait encore. « Nous avons vu, nous dit M. le docteur M…, un vieillard de plus de soixante-dix ans qu’on allait exécuter. Un cri s’éleva de la colonne de prisonniers à ce spectacle. Cependant ce vieillard, en descendant un trottoir, tomba : on lui écrasa la tête à coups de crosse sous nos yeux. »

Tel fut, à mesure que les troupes avançaient, le massacre de la rive gauche. Est-il besoin de recommencer le même tableau pour la rive droite ? Je donne seulement, comme exemple, quelques citations de journaux sur un quartier « conservateur » de l’arrondissement.

Le Français dit :

« Trois insurgés avaient voulu se cacher dans la maison Devinck ; ils furent signalés et fusillés sous la porte cochère. »

Le Soir du 26 mai note, rue Richelieu, « une longue rangée de cadavres sur le trottoir ».

Il raconte aussi qu’un coup de feu fut tiré sur un soldat, place du Théâtre-Français, et ajoute :

« Ses camarades, ivres de fureur, se précipitent dans la maison, y trouvent l’individu qui a fait feu, et, se préparaient à le fusiller au milieu d’un tel désordre, qu’un officier dut les arrêter en leur faisant remarquer qu’ils allaient « se blesser les uns les autres ». C’est alors qu’un garde de la paix s’approcha de ce criminel et lui brisa la tête d’un coup de revolver. »

La Patrie du 28 mai dit :

« Trois marins conduisent chacun une brouette sur lesquelles sont étendus plusieurs cadavres de gardes nationaux que l’on porte au no 398 de la rue Saint-Honoré. Ils ont été fusillés dans les fossés de la barricade pour avoir été pris les armes à la main et surpris au moment où on incendiait les maisons. »

Le même journal note plusieurs exécutions, place du Théâtre-Français, à la barricade qui protégeait les rues Richelieu, Montpensier et Saint-Honoré.

Je cite encore un passage du Français du 6 juin sur un quartier voisin :

« À la prise du quartier des Halles, un homme se présente aux avant-postes sous les tranchées. Il était blanc de farine et couvert d’un de ces immenses chapeaux de feutre que portent les forts de la halle.

» — D’où viens tu ? lui demanda l’officier.

» — De la halle aux blés, répond-il.

» — C’est impossible ; montre tes mains.

» Le dessus était très couvert de farine, mais la paume était encore noire de poudre.

» Il a été fusillé sur-le-champ. »

Un dernier détail donnera l’idée de ce que pesait alors la vie humaine.

Le directeur d’une usine importante, M. A…, se trouvait place du Théâtre-Français, avec un de ses amis ; un passant, vêtu en bourgeois, est signalé aux soldats par un individu également en costume civil, probablement un policier. Le passant dénoncé est empoigné par quatre hommes, accompagnés d’un caporal. Les deux promeneurs interviennent. « Vous n’allez pas fusiller cet homme ! » L’ami de M. A… était décoré ; son ruban rouge en impose aux soldats qui font semblant d’emmener le prisonnier, mais arrivés un peu plus loin, devant la boutique de l’armurier Lepage (il y avait là une barricade avec un fossé) un soldat renverse le malheureux dans le fossé d’un coup de crosse dans les reins : une fois tombé, on le fusille.

M. A… et son ami accourent. Il y avait là un officier ; ils lui firent les plus pressantes remontrances. L’officier parut être de leur avis, et se tournant vers les hommes qui venaient de tirer, leur adressa cette curieuse oraison funèbre de la victime :

« Vous auriez bien pu l’emmener, celui-là. »

On juge par là, du sang qui fut répandu, à mesure que l’armée avançait, dans les quartiers suspects, tels que le quartier Saint-Antoine, le Château-d’Eau, etc. À quoi bon prolonger indéfiniment cette triste narration d’horreurs ? Le lecteur sait maintenant quelle accumulation de cadavres la victoire du parti de l’ordre laissait à chacune de ses étapes.