La Semaine de Mai/Chapitre 45

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Maurice Dreyfous (p. 282-288).


XLV

À VERSAILLES

L’entrée dans Versailles était affreuse.

« Tout Paris » vivait alors à Versailles : J’entends le « tout Paris » du monde élégant. L’avenue par laquelle les convois entraient servait de lieu de promenade. Le tour du lac était remplacé par le spectacle des prisonniers. Les arbres contemporains de l’ancien régime, portant majestueusement leurs lourdes perruques de verdure, alignés à perte de vue devant les monuments solennels de la ville monarchique, devaient être surpris de voir troubler leur solitude coutumière, et d’apercevoir à leurs pieds les deux espaliers de toilettes des Champs-Élysées. Toute la fleur des boulevards était là. On y reconnaissait le public des premières. Les solliciteurs venaient y faire un tour, en sortant du trottoir de la rue des Réservoirs où se distribuaient les places et où se sacraient les préfets. Il y avait foule comme un jour de courses.

Les prisonniers arrivaient gris de poussière, les vêtements déchirés, souillés par la terre sur laquelle on avait fait coucher la colonne, les cheveux en désordre, la figure tirée par la souffrance. Quels prisonniers ? Pour les deux tiers (chiffre des ordonnances de non-lieu), d’honnêtes habitants de Paris arrêtés par erreur. Et l’on disait : Quelles figures de brigands ! Tous les crimes se lisent dans leurs traits… Honnêtes gens qui les regardiez avec horreur, quel est celui d’entre vous qui aurait eu meilleure mine après les mêmes épreuves ?

Il y avait dans ces convois un singulier mélange. « Il s’y trouve fort peu de belligérants, dit le Soir du 26 mai, et en revanche bon nombre d’individus arrêtés dans les rues au moment où les soldats y entraient. Comme nous l’avons déjà dit, les hommes pris les armes à la main sont immédiatement passés par les armes. » Rien de plus bizarre que la composition de ces bataillons de captifs, où à côté de rares uniformes de gardes nationaux ou de pompiers, avec des malheureux et des malheureuses en haillons, on voyait des bourgeois arrêtés chez eux, dans leur costume de chambre, des femmes en toilettes élégantes, décolletées, avec des robes à queue, des enfants, même des nouveau-nés, car les journaux de Versailles parlent d’une prisonnière qui accoucha en route, et dont l’enfant vivait encore à l’arrivée à Versailles.

Il faut le dire, à ce moment-là, si l’on eût cherché des bêtes sauvages, non à la physionomie, mais aux actes, c’est dans les spectateurs qu’on les aurait trouvées.

On a dit pour les violences de la foule de Versailles ce qu’on a dit pour les exécutions sommaires : on les a rejetées sur la colère soulevée par les incendies. Or, les premiers incendies éclatèrent le mardi 23 mai, la nuit tombée, et furent connus à Versailles le lendemain. Et j’ai sous les yeux une correspondance adressée de Versailles au Times, à la date du 23 (publiée dans le numéro du 26), racontant par conséquent des faits du mardi matin ou du lundi, et qui, après avoir décrit les violences de la foule contre les prisonniers, conclut : « Quelle différence alors y a-t-il entre les partisans de la Commune et ceux du gouvernement de Versailles ? » — C’est un journal conservateur qui parle ainsi.

Hommes et femmes ne se contentaient pas des plus fortes insultes, de sauvages cris de mort : on se ruait sur les prisonniers, on les frappait, les hommes à coup de canne, les femmes à coup d’ombrelle, on leur arrachait la barbe et les cheveux, on les souffletait, on leur crachait à la figure. Et ce supplice durait tout le long de l’interminable avenue qui conduit de la porte de l’octroi au palais… plus de deux kilomètres !

Et si, parmi les misérables qui se livraient à de tels actes, il se trouvait un homme de cœur pour protester, la fureur se tournait contre lui et il courait de sérieux dangers. C’est, on le sait, ce qui arriva, pour l’honneur des lettres, à deux écrivains. D’abord à M. Louis Ratisbonne, le poète bien connu, qui pourtant, comme rédacteur des Débats, n’était pas suspect de sentiments communalistes. Il faillit être mis en pièces. On le sauva, en l’arrêtant. Mais ne croyez pas qu’on voulût le relâcher ensuite. L’officier devant lequel il fut conduit entendait le garder. La manière dont il fut mis en liberté caractérise bien cette époque. L’exactitude des faits m’a été confirmée par M. Ratisbonne lui-même.

Il invoqua le nom de M. Thiers, et demanda qu’on allât s’informer à la présidence, mais l’officier lui fit comprendre qu’il se moquait de cette autorité républicaine. Et M. Ratisbonne restait prisonnier. Survint un de nos confrères de la presse bonapartiste, qui dit à l’officier : « Mais, je connais monsieur… Il faut le relâcher. » Et le poète fut relâché de suite.

Même aventure arriva à M. Sauvestre, rédacteur d’un journal qui s’était pourtant signalé par son opposition à la Commune. M. Sauvestre a raconté lui-même le fait dans une lettre publiée dans les journaux du temps. J’en extrais le passage suivant :

« Au dernier rang, un vieillard, qui paraissait marcher avec peine, était tombé : un militaire sans armes, qui était là en curieux auprès de moi, s’est élancé sur le retardataire, pour le pousser en avant avec une brusquerie qui m’a ému et dont j’ai voulu modérer la vigueur. La colère du soldat, celle de la foule, s’est tournée contre moi, et j’allais, sans doute, passer un mauvais quart d’heure, sans l’intervention d’un agent de police qui m’a arrêté. Grâce à l’intervention de personnes honorables, j’ai été relâché dans la soirée. »

Notez-le bien ; ce n’est pas seulement pour les sauver de la foule que la police arrêtait les auteurs de ces courageuses protestations ; et la preuve, c’est qu’elle les gardait ensuite jusqu’à l’intervention de « personnes honorables ».

Je cite quelques exemples :

M. L*** médecin d’une ambulance, tombé d’une attaque d’apoplexie sur la route, comme je l’ai raconté, arriva dans la voiture d’une cantinière, la foule s’en prit d’abord à cette femme. « Voilà une cantinière de fédérés. — Mais non, on a réquisitionné ma voiture pour porter ce monsieur. — Ce n’est pas vrai ! » disaient les uns ; les autres jetaient le malade à bas de la voiture. Un chirurgien de l’armée passait. Ou lui dit : « Voilà un médecin. »

Il répond : « Il n’y avait pas de médecin dans la Commune. »

Et la foule interrogeait M. L***

— Que faisiez-vous ?

— Je soignais les blessés.

— On ne soigne pas des gens comme cela.

C’étaient les mêmes idées qui faisaient achever les blessés et arrêter les médecins. Elles se retrouvaient à Versailles dans la foule… chez les médecins eux-mêmes !

M. L*** avait la chance d’arriver isolément. Cela ne l’empêcha pas de recevoir un coup de sabre. Un peu après. La colonne où se trouvaient les personnes arrêtées au Rappel fut plus maltraitée. Les insultes, les coups pleuvaient. Il y avait des blessés. On criait : « Il faut les achever. » Des femmes frappaient avec l’ombrelle. On arracha la barbe d’un prisonnier. Les soldats disaient : « Soyez tranquilles, on va leur faire leur affaire là-haut. » Pour satisfaire la foule, il fallut encore faire mettre la colonne à genoux ! Les coups de crosse et de plat de sabre tombèrent une fois de plus sur les malheureux.

À la place d’Armes, on les obligea à saluer le « Palais du grand Roi ».

Je lis dans le Siècle du 1er juin :

« On conduisait à Satory un convoi de pompiers.

» Le bruit s’était aussitôt accrédité dans la foule accourue sur leur passage que ces malheureux avaient allumé ou attisé des incendies qu’ils sont chargés d’éteindre.

» La malédiction et les cris de fureur sortaient de mille voix irritées ; les soldats de l’escorte avaient quelque peine à préserver les captifs des outrages et des mauvais traitements des spectateurs.

» Dans la bagarre, un des malheureux ayant paru sortir ou peut-être étant sorti de son rang, fut signalé aux soldats comme un fuyard et reçut un coup de pointe qui le fit tomber à la renverse…

» Une heure plus tard, ces mêmes pompiers reconnus innocents avaient été élargis… »

Le Times du 29 mai, dans une correspondance du 25, raconte l’épisode suivant :

« À la suite d’un long convoi de gardes nationaux, d’ouvriers et de femmes, venait une charrette où étaient couchés quelques blessés. Devant était assis un homme aux traits énergiques, nez aquilin, les yeux hardis et provocants, la barbe noire… c’était un des chefs de l’insurrection (?)… Il était habillé d’une jaquette de velours noir… il souriait aux insultes et défiait la foule furieuse. Une belle jeune demoiselle, avec la figure la plus jolie, le frappa de son ombrelle… Celui-ci répondit : « Vous êtes braves, parce que je suis prisonnier : si j’étais libre, pas un de vous n’oserait me regarder en face. » Je crus un instant qu’il serait arraché de la voiture. La foule avait passé à travers la ligne de l’escorte. Il fallut des coups de plat de sabre pour lui faire lâcher prise. »

Plusieurs journaux, entre autres la Liberté du 27 et le Gaulois du 26, parlent d’un chirurgien-major prisonnier, sur lequel une femme se jeta, à la porte de Viroflay, pour lui arracher son képi et ses galons.

Plusieurs journaux parlent aussi d’une cantinière prisonnière, qui portait sur la poitrine la médaille militaire, gagnée par elle lors du siège prussien, à l’affaire de Châtillon (septembre 1870) ; on se jeta sur elle, on la frappa, on lui arracha la médaille.

Le Times, dans sa correspondance du 23, citée plus haut, raconte qu’un convoi de femmes était reçu « avec des rires insultants, des plaisanteries d’un triste goût, même des insultes indécentes », et qu’une cantinière ayant le képi sur la tête, une femme le jeta à bas d’un soufflet. La cantinière fondit en larmes.

Un de nos plus sympathiques confrères, correspondant d’un grand journal anglais, m’a raconté avoir assisté à la scène suivante :

Le jour de la Fête-Dieu ou de l’octave de la Fête-Dieu, Versailles était plein de reposoirs. Un convoi de prisonnières passait devant la cathédrale Saint-Louis. Une vieille dame qui sortait du service religieux avisa une cantinière qui ne saluait pas le reposoir : « Pourquoi ne pas saluer le bon Dieu ? » La cantinière refusa. La vieille dame, de son livre de prière aux fermoirs de métal, la frappa si brutalement à la bouche qu’elle lui brisa les dents. Les dames pieuses qui se trouvaient là applaudirent, tant le service religieux laisse dans les âmes dévotes de charité chrétienne !