La Semaine de Mai/Chapitre 67

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Maurice Dreyfous (p. 404-409).


LXVII

CONCLUSION

De si affreux malheurs doivent porter leur enseignement. Le premier de tous, — et c’est là ce qui nous a mis la plume à la main, ce qui nous a donné le courage de surmonter la répulsion des fouilles terribles que nous avons faites dans le charnier de Mai, — le premier de tous, c’est l’exécration de la guerre civile, c’est la nécessité impérieuse d’en effacer les traces et d’en propager la haine. Nous avons entendu des hommes, peu nombreux il est vrai, parler d’appel à la force, invoquer la suprême raison du fusil : la force, voilà ses œuvres ; le fusil, voilà ses triomphes.

« L’histoire des rois, disait un orateur de la Révolution, est le martyrologe des peuples. » Et que faudra-t-il dire de l’histoire des guerres civiles ? Pour quelques victoires, le plus souvent à demi confisquées, que de boucheries suivies d’épouvantables reculs ! En quel temps la Force et le Massacre n’ont-ils pas été les plus puissants alliés des réactions ? Est-ce la Raison, est-ce la Justice, est-ce le Progrès qui peuvent profiter des habitudes violentes qu’ils répandent dans les esprits, du despotisme de terreur qu’ils établissent, de l’affaiblissement qu’ils produisent dans une nation ?

Aussi, combien de fois la réaction a jeté à dessein le peuple dans la rue, et lui a mis le fusil aux mains pour le décimer après ! Lisez l’histoire du soulèvement de Lyon et de la rue Transnonain ; lisez l’histoire des journées de Juin ; et puisqu’il s’agit ici de la « répression » de mai 1871, étudiez les origines, si mal connues, du 18 mars ; vous verrez qui a désiré, amené l’appel à la force, et vous pourrez juger si le proverbe est vrai qui dit : « Is fecit cui prodest. » — « L’auteur de la guerre civile est celui qui en a profité. »

Les guerres civiles sont mortelles à la République ; et c’est là ce qui impose l’amnistie à tous les bons citoyens, car il n’y a qu’une façon de prévenir les guerres civiles de l’avenir, c’est d’effacer celles du passé. Voilà pourquoi l’oubli est nécessaire. Et puisque ce mot vient sous ma plume, une explication est indispensable. On m’a reproché, comme une contradiction, de demander l’oubli en commençant par rappeler les souvenirs du massacre. C’est là faire un jeu de mots bien misérable. L’oubli politique, l’effacement politique qui est contenu dans l’amnistie n’a jamais consisté à déchirer une page de l’histoire. Il serait trop absurde de prétendre faire un tel vide dans la mémoire des hommes. Quand les États-Unis ont amnistié la rébellion sudiste, ont-ils eu la pensée de joindre à leur amnistie une interdiction d’écrire l’histoire de la guerre de Sécession ? Quand la Révolution essayait d’apaiser, par des amnisties répétées, le souvenir des événements sanglants qu’elle avait traversés, qui pouvait se flatter de faire disparaître ces événements de nos annales ? La curiosité qui porte un peuple à chercher à connaître, à vérifier, à discuter chaque événement de son existence, est non seulement inévitable, mais nécessaire.

En quoi donc consiste l’amnistie ?… Les événements que la France a traversés sont de deux sortes diverses : suivant qu’ils sont relégués définitivement dans l’Histoire, de façon à ne plus fournir au présent que leurs enseignements ; ou qu’ils sont encore actuels, et par leurs conséquences directes, par les passions qu’ils soulèvent, se mêlent intimement à toutes les questions de la politique courante. Le but de l’amnistie est de les faire sortir de la politique du jour pour les faire rentrer dans l’histoire du passé.

Ce sont là des idées élémentaires : et l’on se demande comment on peut être obligé de les répéter, tant leur évidence éclate ! Nous conservons le droit et le devoir d’étudier les affreux malheurs de 1871, et comment en serait-il autrement ? — Cette boucherie unique dans notre histoire, qui jure si cruellement dans le dix-neuvième siècle, il faut bien se rendre compte de ses causes et en fixer le caractère.

On a osé louer la République d’avoir pu l’accomplir ; on a fait du régime démocratique ce singulier éloge de dire qu’aucune monarchie n’aurait pu tant massacrer. Rétablissons les faits. Le caractère de la tuerie (et c’est là ce qui rend inexcusables les républicains qui se refusent à l’effacer), c’est d’avoir été essentiellement monarchiste.

On l’a bien vu au lendemain du sac de Paris. C’était la République qu’on visait ; et quel fut le résultat de la prise de Paris ? — De ranger parmi les vaincus les rares républicains qui y avaient collaboré. Le lendemain, les Jules Favre, les Picard, les Jules Ferry, accablés par leur propre victoire, étaient obligés de disparaître. Que dire du reste du parti ? On rappelait aux députés républicains de Paris que les Parisiens, écrasés et massacrés, étaient leurs électeurs ; on notait, on dénonçait leur froideur ; quant aux radicaux, on les rangeait naturellement parmi les vaincus. Ce fut une question de savoir si M. Gambetta, alors en Espagne, pourrait rentrer en France, et si MM. Corbon, Laurent-Pichat, Floquet et les autres membres de la Ligue d’union pour les droits de Paris, seraient poursuivis. Il faut le dire, la République y aurait péri, sans le bon sens et la fermeté des départements ; elle fut sauvée par eux, aux élections du 2 juillet. Et comment cela ? Par le succès de ces radicaux, qu’on dénonçait aux agents de la répression ; par le succès de ces conciliateurs, que M. Dufaure avait déclarés aussi coupables que les insurgés. Si le suffrage universel avait suivi, au lieu de le contrarier, le courant de la victoire, la Restauration était faite.

Monarchiste par ses tendances, le massacre le fut plus encore par ses origines. Il y faut faire deux parts : les instructions données, l’exécution. Les premières appartiennent à M. Thiers ; elles sont de l’école de 1830. Je relisais à ce propos, dans l’Histoire de Dix ans, les répressions de Paris et de Lyon en 1834 : l’analogie est frappante ; on reconnaît le même metteur en scène, le même « scenario ». Cela est si saisissant que notre éminent confrère, M. Spuller, qui publie en ce moment un panégyrique de M. Thiers très développé, n’a pu s’empêcher d’en faire la remarque. Au fond du massacre de Paris, il y avait la tradition de la rue Transnonain.

Mais, s’il n’y avait eu que cette tradition, le massacre serait resté médiocre. L’école bourgeoise de 1830 est moyenne en toutes choses ; pour « faire grand », dans ce genre, il faut les hommes du 2 décembre. Et, en effet, c’est au coup d’État que le massacre se rattache, et par l’horreur brutale des actes, et par la personne des acteurs. Tout le monde en a fait la remarque, jusque dans la presse conservatrice anglaise (voir notamment le Standard de 1871). — La boucherie de Mai ne pouvait arriver sans préparation : elle reste dans le siècle un monstrueux anachronisme, et c’est un anachronisme aussi que le guet-apens à la Borgia d’où l’empire est sorti. Pour qu’une armée française pût commettre, contre des Français, de telles atrocités, il la fallait commandée par les condottieri dévots du coup d’État.

Par là encore, la semaine de Mai se rattache à un grave problème de politique générale. La question militaire y est tout entière engagée. Il faut choisir entre une armée nationale, formée contre l’étranger, et une armée politique, dirigée contre la nation. Les mêmes soldats ne peuvent avoir les deux rôles.

C’est la logique terrible des choses, qui a voulu que l’armée du coup d’État devînt l’armée de Sedan, et que l’armée de Sedan vengeât ses désastres dans le massacre de Paris. Il ne peut plus y voir ni discipline, ni travail sérieux, ni notion austère du devoir, parmi les officiers qui se sentent les maîtres politiques du pays, parmi les prétoriens qui se savent destinés à combattre surtout des émeutes.

Or, l’effet du 2 décembre fut de donner à l’armée ce caractère antinational ; de là, les généraux si incapables, si vite découragés devant l’ennemi, mais si cruels aux Français. Et depuis lors, quel fut l’effort constant des monarchistes ? De rendre à l’armée ce détestable caractère. Tel fut le crime impuni du 16 mai ; telle fut aussi la tentative de l’Assemblée de 1871 qui, après avoir réformé contre la Commune l’armée politique de l’empire, complétait son œuvre par la disgrâce des officiers glorieusement connus par leurs services contre les Prussiens, les Denfert, les Cremer, etc.

Le patriotisme de la grande masse de l’armée, stimulé par les terribles revers de 1870, fit échouer toutes ces tentatives. Même dans cette hideuse prise de Paris, beaucoup virent avec horreur le rôle qu’on leur imposait, et diminuèrent le mal dans la mesure du possible. Mais on était encore trop près de l’empire : les officiers cléricaux et bonapartistes avaient le nombre et la haute main. Neuf ans ont profondément changé cet état de choses. L’armée actuelle, dans sa masse, n’est nullement solidaire de celle qui couvrit Paris de cadavres.

Est-ce à dire qu’il n’y ait rien à faire ? Ce serait une erreur : et j’ai reçu de l’armée même, à propos de la semaine de Mai, d’utiles avis à ce sujet. Il appartient à la République de se donner une législation qui empêche que l’armée nationale puisse être tournée contre la loi, ou employée à des boucheries de Français désarmés.

Il ne faut plus que le drapeau tricolore soit taché de boue sanglante, ni dans les ruisseaux d’un 2 décembre, ni dans le fleuve rouge d’une semaine de Mai.


FIN