La Semaine tragique

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La Semaine tragique
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 27 (p. 481-506).
LA SEMAINE TRAGIQUE


I

L’archiduc François-Ferdinand passera dans l’histoire sans avoir livré son secret. On lui a prêté de grands desseins politiques, surtout à cause de son amitié avec Guillaume II. En réalité que sait-on de lui ? Qu’il avait une volonté forte et entêtée, qu’il était très clérical, très autrichien, mal disposé pour les Hongrois, au point de n’avoir pas de relations avec leurs hommes d’Etat, et qu’il n’aimait pas l’Italie. On lui a attribué des sympathies pour les élémens slaves de la monarchie ; on a prétendu qu’il rêvait de constituer à la place de l’empire dualiste, afin de faire contrepoids à l’influence magyare, un État « trialiste, » dont le troisième facteur aurait été formé en majeure partie des provinces slaves détachées de la couronne de Saint-Etienne. Au lendemain de son assassinat, la Gazette de Voss a combattu cette supposition avec des argumens qui m’ont paru pleins de bon sens. L’archiduc était trop intelligent, disait la feuille berlinoise, pour ne pas comprendre qu’il susciterait ainsi à l’Autriche deux rivalités au lieu d’une et que les populations serbes subiraient l’attraction de Belgrade plutôt que celle de Vienne. La Serbie deviendrait le Piémont des Balkans ; elle attirerait à elle les Slaves de la vallée du Danube par un phénomène de cristallisation analogue à celui qui s’est produit dans la péninsule italienne.

L’archiduc, acquérant d’année en année plus d’autorité et d’influence sur le gouvernement de l’Empire, à mesure que la volonté de son oncle s’affaiblissait sous le poids des ans, avait réussi dans ses efforts pour doter l’Autriche-Hongrie d’une nouvelle marine de guerre, contrefaçon sur une moindre échelle de celle de Guillaume II, et pour réorganiser l’armée active, toujours à l’imitation de l’Allemagne. On lui reprochait, au sein de certaines coteries, de ne pas se tenir assez dans la pénombre et de ne pas montrer beaucoup de tact ni de ménagemens dans sa façon de se substituer au fantôme d’Empereur qui vieillissait doucement à Schoenbrünn, entouré de la vénération de ses sujets de races diverses. On lui reprochait également de placer dans les grands postes civils et militaires trop d’hommes à sa dévotion.

Nous pouvons nous imaginer que ce prince, frappé du déclin graduel de la monarchie, aurait tenté de lui rendre la vigueur qui l’abandonnait et que, même avant de ceindre la couronne impériale, son premier souci était de maintenir d’une main ferme le faisceau des nationalités, hostiles entre elles et toujours mécontentas, dont se compose l’empire dualiste. A l’extérieur, nous pouvons supposer qu’il avait à cœur de donner à l’Autriche-Hongrie une place moins effacée et de premier rang ; qu’il la voulait par-dessus tout prépondérante sur le cours du Danube comme dans les Balkans ; qu’il aspirait même à lui ouvrir le chemin de Salonique et de la mer d’Orient, fût-ce au prix d’un heurt avec la Russie. Cet antagonisme des deux empires voisins a dû faire souvent le sujet des entretiens de François-Ferdinand avec Guillaume II.

La gloire militaire, le prestige conquis sur les champs de bataille, l’archiduc en avait besoin pour asseoir sans opposition sa compagne sur le trône impérial et faire de ses enfans les héritiers des Césars. On le soupçonnait en effet, en Autriche et à l’étranger, de ne vouloir point observer le pacte de famille qu’il avait souscrit, lors de son mariage avec la comtesse Sophie Chotek. Il le regardait peut-être comme un contrat entaché de nullité, b. cause de la contrainte qu’il avait subie. Les honneurs successifs, qui avaient tiré la duchesse de Hohenberg de l’obscurité, où est confinée d’ordinaire l’épouse morganatique d’un prince allemand, pour l’amener tout près des marches du trône, étaient un indice que son ascension ne s’arrêterait pas à mi-chemin. L’archiduc passait, comme Guillaume II lui-même, pour être le modèle des maris et des pères. Il était de ces princes qui adorent leurs enfans, mais qui sont très capables, poussés par des ambitions politiques, d’envoyer les enfans des autres à la boucherie. Admirable matière à développer dans des prédications socialistes et républicaines.

J’ai rencontré plusieurs fois l’héritier de la couronne impériale d’Autriche, notamment à Vienne, en 1910, où j’avais l’honneur d’accompagner mon souverain, et deux ans plus tard à Munich aux obsèques du Prince Régent. Chaque fois, la mine renfrognée de ce Habsbourg aux traits lourds, plutôt corpulent, très différent du type héréditaire élancé de ces ancêtres, m’a curieusement frappé. L’abord n’était certainement pas engageant ni la physionomie sympathique. La duchesse de Hohenberg que j’ai retrouvée faisant avec grâce les honneurs du palais du Belvédère, après l’avoir connue, petite fille, dans la maison de son père, ministre d’Autriche à Bruxelles, avait conservé en sa haute situation la simplicité souriante de la famille Chotek ; ce qui n’excluait pas sans doute chez elle, pour elle-même et surtout pour l’aîné de ses fils, une ambition allant jusqu’à la vision d’une double couronne,


II

La nouvelle de l’assassinat de l’archiduc et de sa femme, inséparables même dans la mort, éclata à Berlin dans l’après-midi du dimanche 28 juin, comme un coup de tonnerre inattendu au milieu d’une calme journée d’été. Je me rendis aussitôt à l’ambassade d’Autriche-Hongrie, pour exprimer à l’ambassadeur toute l’horreur dont m’avait frappé ce drame sauvage. Le comte Szogyény, doyen du corps diplomatique, était à la veille de quitter son poste où il résidait depuis plus de vingt ans, honoré de tous ses collègues. On se disait à l’oreille que son remplacement avait été exigé par l’archiduc François-Ferdinand, préoccupé de rajeunir les cadres diplomatiques. Je trouvai l’ambassadeur accablé par l’affreuse nouvelle. Il paraissait rempli d’angoisse à la pensée de son vieux souverain, qu’entouraient tant de cercueils, et de l’empire dualiste, privé de son pilote le plus capable, n’ayant plus pour le diriger qu’un octogénaire appuyé sur un jeune homme de vingt-six ans. Je quittai l’ambassade avec M. Cambon, qui s’était rendu chez son collègue dans la même pensée, en m’entretenant avec lui des conséquences européennes, encore impossibles à prévoir, qu’aurait cet effroyable événement.

Dès le lendemain, le ton de la presse berlinoise, commentant le drame de Serajevo, fut très menaçant. Elle s’attendait de la part du Cabinet de Vienne à une demande immédiate de satisfactions formulée à Belgrade, si des sujets serbes, comme elle le croyait, se trouvaient impliqués dans la genèse et l’exécution du complot. Mais jusqu’où iraient ces satisfactions et sous quelle forme seraient-elles exigées ? Toute la question était là. La nouvelle, lancée par l’officieux Lokal Anzeiger, d’une pression exercée par le ministre d’Autriche-Hongrie, en vue d’obtenir du gouvernement serbe l’ouverture de poursuites contre les menées anarchistes dont l’archiduc et sa femme avaient été victimes, ne surprit personne, mais ne fut pas confirmée. Tout au contraire un vent d’apaisement parut bientôt souffler de Vienne et de Budapest, qui calma subitement l’excitation des journaux. Un mot d’ordre sembla avoir été donné de laisser se refroidir la colère et l’émoi du public. Le gouvernement austro-hongrois, nous apprenaient les agences télégraphiques, procédait avec calme à l’instruction du procès des meurtriers. Le langage tenu à Vienne au corps diplomatique par le comte Berchtold, à Budapest au Parlement par le comte Tisza, était rassurant et permettait de compter sur un dénouement pacifique.

A la Wilhelmstrasse aussi, on s’exprimait en termes très mesurés sur les sanctions qui seraient demandées à la Serbie. M. Zimmermann, sans avoir connaissance, me disait-il, des résolutions arrêtées à Vienne, pensait qu’une démarche ne serait faite à Belgrade qu’après que le gouvernement austro-hongrois aurait réuni les preuves de la complicité de sujets ou de sociétés serbes dans la préparation du crime de Serajevo. Le sous-secrétaire d’Etat s’était expliqué dans le même sens avec l’ambassadeur de Russie, accouru pour l’entretenir des craintes que lui inspirerait, en vue du maintien de la paix, toute tentative de contraindre la Serbie à prendre des mesures contre les sociétés serbes, si elles étaient accusées de menées insurrectionnelles en Bosnie et en Croatie. M. Zimmermann avait déclaré à M. de Sverbéew qu’à son sentiment le meilleur conseil à donner à Belgrade était de mettre fin à l’activité néfaste de ces sociétés et de punir les complices des assassins de l’archiduc. — Un pareil langage traduisait dans sa modération l’opinion générale.

Mais l’Empereur, ami personnel de l’archiduc, de quelle façon retentissante son chagrin et sa colère allaient-ils éclater ? Tous les yeux étaient tournés du côté de Kiel, où la fatale nouvelle atteignit Guillaume II, tandis qu’il prenait part, à bord de son yacht, à une course de bateaux à voile. Il changea de visage et on l’entendit murmurer : « Tout l’effort de ma vie depuis vingt-cinq ans est donc à recommencer ! » Paroles énigmatiques qu’on peut interpréter de diverses manières. A l’ambassadeur d’Angleterre, qui se trouvait aussi à Kiel avec l’escadre britannique revenant de la Baltique, il dit cette phrase plus significative : « C’est un crime contre le germanisme. Es ist ein Verbrechen gegen das Deutschtum. » Ces mots annonçaient probablement que l’Allemagne, se croyant lésée par le crime de Serajevo, en poursuivrait le châtiment, en se solidarisant avec l’Autriche. Mais Guillaume II, plus maître de soi qu’à l’ordinaire, ne se laissa pas aller en public à d’autres manifestations verbales.

Sa venue était annoncée à Vienne pour les obsèques de l’archiduc. Quels motifs l’empêchèrent-ils d’apporter au défunt ce dernier témoignage d’une amitié qui, de politique, était devenue réelle et même sentimentale, avec une nuance de protection habituelle à l’Empereur ? Il prétexta une indisposition, mais sans doute fut-il écœuré des misérables chicanes d’étiquette, au moyen desquelles le grand maître de la Cour, le prince de Montenuovo, refusa de donner un éclat convenable aux funérailles de l’héritier du trône et de sa femme morganatique. Dans ces conditions, on ne devait désirer à Vienne ni la présence de Guillaume II, ni ses critiques.

L’Empereur partit, dès le commencement de juillet, pour sa croisière accoutumée sur les côtes de Norvège, et nous respirâmes à Berlin. S’il s’éloignait ainsi paisiblement du continent, c’est que l’orage près de fondre sur la Serbie s’éloignait aussi de la vallée du Danube. Telle fut, j’imagine, la pensée du gouvernement britannique, qui ne renvoya pas à Berlin son ambassadeur déjà en congé. D’autres diplomates, parmi lesquels l’ambassadeur de Russie, prirent comme d’habitude leurs vacances annuelles. Mais l’Empereur, au fond des fiords norvégiens, était tenu au courant du coup de théâtre machiné en secret par le Cabinet de Vienne. Le prochain ultimatum à la Serbie lui était télégraphié directement par son ambassadeur, M. de Tschirsky, agent actif, partisan zélé d’une politique hostile à la Russie et qui, dès le premier moment, avait désiré la guerre[1]. La résolution de Guillaume II, si elle n’a pas déjà été prise à Kiel, fut arrêtée, sans doute, au cours de sa croisière. Son départ pour le Nord n’était qu’un leurre, un moyen de donner le change à l’Europe et à la Triple-Entente, en leur inspirant une sécurité exagérée. Tandis qu’on le croyait occupé à détendre ses nerfs et à réparer ses forces au souffle salin de l’Océan, il se réservait de reparaître inopinément sur le théâtre des événemens, afin de précipiter le dénouement de la tragédie, dont les premières scènes allaient se jouer en son absence.


III

Pendant ces premières semaines de juillet, nous n’avons pas vécu à Berlin, mes collègues et moi, dans une fausse tranquillité. A mesure que se prolongeait le calme trompeur causé par le silence du Cabinet de Vienne, nous éprouvions une sorte de malaise et de sourde inquiétude, mais nous étions loin de prévoir que, du jour au lendemain, nous serions jetés en pleine tourmente diplomatique où, après une semaine d’angoisses tragiques, nous assisterions, impuissans et muets, au naufrage de la paix et de nos suprêmes espérances.

L’ultimatum, remis sous forme de note le 23 juillet au Cabinet serbe par le baron de Giesl, ne nous fut révélé par la presse berlinoise que le lendemain dans son édition du matin. Ce nouveau coup de foudre dépassait ce que nos imaginations avaient conçu de plus alarmant. La secousse fut si inattendue que certains journaux déconcertés parurent trouver les imputations du Cabinet de Vienne excessives : « L’Autriche-Hongrie, disait la Gazette de Voss, aura à justifier les graves accusations qu’elle formule contre la Serbie et son gouvernement, en publiant les résultats de l’instruction judiciaire de Serajevo. »

Ma conviction, partagée par plusieurs de mes collègues, fut que les hommes d’État autrichiens et hongrois ne s’étaient pas décidés à risquer un coup pareil contre un royaume balkanique, sans avoir consulté leurs collègues à Berlin ni s’être assurés de l’assentiment de l’empereur Guillaume. La crainte et l’horreur qu’il a des régicides et un vif sentiment de confraternité dynastique pouvaient expliquer qu’il eût laissé les mains libres à ses alliés, malgré le danger à prévoir d’un conflit européen. Il ne s’agissait de rien de moins en effet. Que Ia Russie se désintéressât du sort de la Serbie jusqu’à tolérer une atteinte aussi audacieuse à son indépendance et à sa souveraineté ; que le Cabinet de Saint-Pétersbourg reniât le principe, proclamé encore deux mois auparavant à la Douma par M. Sazonow : les Balkans aux Balkaniques ; que le peuple russe, enfin, répudiât tout à coup les attaches séculaires, les liens du sang qui l’unissaient aux populations slaves de la péninsule, ces suppositions ne me vinrent pas un seul instant à l’esprit.

L’impression pessimiste du corps diplomatique grandit le lendemain, 25, par l’effet des propos qui lui furent tenus à la Wilhelmstrasse. MM. de Jagow et Zimmermann disaient qu’ils avaient ignoré le contenu de la note austro-hongroise, ce qui était jouer sur les mots : ils n’en avaient pas connu, je le veux bien, les termes mêmes, mais ils étaient au courant de son esprit et de ses revendications. Ils ajoutaient du reste immédiatement que le gouvernement impérial approuvait la conduite de son alliée et ne trouvait pas le ton de sa communication trop rude. La presse berlinoise, de son côté, à l’exception des organes socialistes, était revenue de son étonnement de la veille ; elle faisait chorus aux feuilles de Vienne et de Budapest, dont elle publiait des extraits, et envisageait froidement l’éventualité d’une guerre, en exprimant l’espoir…, l’espoir qu’elle resterait localisée.

Combien minces et ténus, à côté de l’attitude du gouvernement et du langage des journaux, apparaissaient les indices d’une solution pacifique ! ils provenaient tous de l’impression ressentie au dehors de l’Allemagne et rapportée par les télégrammes de l’étranger. Le sentiment public en Europe ne comprenait pas la nécessité de pareils moyens d’intimidation pour obtenir des satisfactions, dont la discussion était incontestablement l’affaire de la diplomatie. Il semblait impossible que le comte Berchtold ne tint pas compte du mouvement spontané de réprobation qui se manifestait contre son ultimatum partout ailleurs qu’à Berlin. Une demande modérée aurait paru juste ; l’étendue et la nature des sanctions exigées étaient jugées inacceptables, et la forme d’une brutalité sans exemple.

Plus je réfléchissais à la situation redoutable créée par la connivence des diplomaties allemande et austro-hongroise, plus je me persuadais que la clef de cette situation était à Berlin, comme l’a dit un peu plus tard M. Sazonow, et qu’il ne fallait pas chercher ailleurs la solution du problème. Mais, alors, si le choix entre la paix et la guerre était laissé à l’arbitraire de l’empereur Guillaume, dont l’influence sur son alliée de Vienne avait toujours été décisive, étant donné ce que je savais des dispositions personnelles de Sa Majesté et des desseins du grand état-major, aucun doute n’était plus possible quant au dénouement, aucun espoir ne devait plus subsister d’un arrangement pacifique. Je fis part de cette prévision désolante à l’ambassadeur de France, que j’allai voir à la fin de cette journée. Comme moi, M. Cambon n’avait pas d’illusions. Le soir même, j’écrivis à mon gouvernement, pour lui exposer toutes mes appréhensions et l’engager à se tenir sur ses gardes. Ce rapport, daté du 26, je le confiai, par mesure de précaution, à l’un de mes secrétaires, qui partit aussitôt pour Bruxelles. Le lendemain, de bonne heure, ma dépêche était entre les mains du ministre des Affaires étrangères.

« L’ultimatum à la Serbie, y disais-je, est un coup préparé entre Vienne et Berlin, ou plutôt imaginé ici, et exécuté à Vienne. La vengeance à tirer de l’assassinat de l’archiduc héritier et de la propagande panserbiste ne servirait que de prétexte. Le but poursuivi, outre l’anéantissement de la Serbie et des aspirations jougo-slaves, serait de porter un coup mortel à la Russie et à la France, avec l’espoir que l’Angleterre resterait à l’écart de la lutte. Pour justifier cette présomption, je dois vous rappeler l’opinion qui règne dans l’état-major allemand, à savoir qu’une guerre avec la France et la Russie, est inévitable et prochaine, opinion qu’on a réussi à faire partager à l’Empereur. Cette guerre, ardemment souhaitée par le parti militaire et pangermaniste, pourrait être entreprise aujourd’hui dans des conditions extrêmement favorables pour l’Allemagne et qui ne se présenteront probablement plus de sitôt. »

Après un exposé de la situation et des questions qu’elle soulevait, mon rapport contenait la conclusion suivante :

« Ces questions troublantes, nous devons aussi nous les poser et nous tenir prêts aux pires éventualités, car le conflit européen dont on parlait toujours, en se flattant qu’il n’éclaterait jamais, devient aujourd’hui une réalité menaçante. »

Les pires éventualités étaient, dans ma pensée, la violation d’une partie de notre territoire et l’obligation pour nos soldats de disputer le passage aux belligérans. Pouvait-on espérer qu’avec les dimensions que prendraient les hostilités entre la France et l’Allemagne, la Belgique resterait à l’abri de toute atteinte de la part de l’armée allemande, de toute tentative d’utiliser pour le succès de son offensive quelques-unes de ses routes stratégiques ? Je n’osais pas me le figurer. Mais de là à une invasion complète de mon pays, préparée de longue main et exécutée avant le début de toute opération militaire, il y avait un abime, que ma raison ne jugeait pas le gouvernement impérial capable de franchir de gaieté de cœur, à cause des complications européennes qu’un mépris aussi inconsidéré des traités ne manquerait pas d’entraîner.


IV

L’idée d’une guerre préventive n’a pas cessé de s’imposer à mon esprit jusqu’à la fin de la crise. Mais d’autres chefs de mission, s’ils éprouvaient la même anxiété que moi relativement à son dénouement, n’étaient pas de mon avis sur la préméditation dont j’accusais l’Empereur et les chefs de l’armée. Je n’étais pas allé seulement interroger l’ambassadeur de France, dont le jugement sûr avait toujours beaucoup de poids à mes yeux. J’avais rendu visite aussi à son collègue d’Italie, très au courant de la politique allemande, diplomate avisé, qui me faisait songer à ces subtils agens des républiques italiennes du XVIe siècle.

D’après M. Bollati, le gouvernement allemand, d’accord en principe avec le Cabinet de Vienne sur la nécessité d’une punition à infliger à la Serbie, ne connaissait pas à l’avance les termes violens de la note autrichienne, inusités dans le langage des chancelleries. A Vienne comme à Berlin, on était persuadé que la Russie, malgré les assurances officielles échangées tout récemment entre le Tsar et M. Poincaré au sujet de la préparation complète des armées des deux alliées, était hors d’état de soutenir une guerre européenne et qu’elle n’oserait pas se lancer dans une si périlleuse aventure. Situation intérieure inquiétante, menées révolutionnaires, armement incomplet, voies de communication insuffisantes, toutes ces raisons devaient forcer le gouvernement russe à être le témoin impuissant de l’exécution de la Serbie. Même opinion rassurante à Berlin et à Vienne, en ce qui concernait, non pas l’armée française, mais l’esprit qui régnait à Paris dans le monde gouvernemental.

« Au point où en sont les choses, ajouta l’ambassadeur, les esprits sont tellement montés à Vienne qu’il est impossible de les calmer. En outre, le Cabinet austro-hongrois poursuit dans l’anéantissement de la puissance militaire de la Serbie une revanche personnelle. Il ne veut pas se rendre compte des fautes qu’il a commises lui-même pendant la guerre balkanique, ni se contenter des succès partiels obtenus alors avec notre concours, qu’on peut juger comme on voudra, mais qui n’en ont pas moins été des victoires diplomatiques. Le comte Berchtold ne voit aujourd’hui que l’insolence de la Serbie et les critiques dont il a été l’objet en Autriche même. Il voudrait les transformer en applaudissemens par ce coup de force, très inattendu d’un homme tel que lui. »

L’ambassadeur estimait qu’on se faisait illusion à Berlin sur la décision que prendrait le gouvernement du Tsar. Celui-ci se trouverait acculé à la nécessité de tirer l’épée, pour conserver son prestige aux yeux des Slaves. Son inaction, en présence de l’entrée en campagne de l’Autriche, équivaudrait à un suicide. M. Bollati me laissa aussi entendre qu’une guerre générale ne serait pas populaire en Italie. Le peuple italien n’avait pas intérêt à l’écrasement de la puissance russe, qui est l’ennemie de l’Autriche ; il avait besoin de se recueillir en ce moment, pour résoudre d’autres questions qui le préoccupaient davantage.

L’aveuglement du Cabinet autrichien en ce qui regardait l’intervention de la Russie a été confirmé par la publication de la correspondance des représentans à Vienne de la France et de la Grande-Bretagne. La population viennoise exultait de joie à l’annonce de l’expédition contre les Serbes, simple promenade militaire assurément. Le spectre du danger russe n’a pas troublé une seule nuit le sommeil du comte Berchtold, esprit léger, qui faisait alterner agréablement les distractions d’une vie de plaisirs avec les lourdes responsabilités du pouvoir. Sa grande, confiance était partagée par l’ambassadeur d’Allemagne, son conseiller le plus écouté. Il semble inadmissible pourtant que le ministre autrichien n’ait pas entrevu la possibilité d’un conflit avec l’empire slave ; mais, ayant l’Allemagne pour partenaire, son aplomb de beau joueur le poussait à tenir le coup.

A Berlin, l’opinion que la Russie était incapable de faire, face à une guerre européenne régnait non seulement dans le monde officiel et dans la société, mais chez tous les industriels, qui avaient la spécialité de la construction du matériel militaire. M. Krupp von Bohlen, le plus qualifié d’entre eux pour émettre un avis, proclamait le 28 juillet, à une table voisine de la mienne à l’hôtel Bristol, que l’artillerie russe n’était ni bonne, ni complète, tandis que celle de l’armée allemande n’avait jamais été d’une qualité aussi supérieure. Ce serait une folie de la part de la Russie, concluait le grand fabricant de canons, d’oser faire la guerre à l’Allemagne et à l’Autriche dans ces conditions.


V

Le corps diplomatique étranger était tenu dans une ignorance plus ou moins complète des pourparlers poursuivis depuis le 24 par l’Office impérial des Affaires étrangères avec les Cabinets de la Triple-Entente. Cependant, aux diplomates, qui venaîent constamment chercher des nouvelles à la Wilhelmstrasse, la crise était présentée sous un jour très favorable à l’Autriche et à l’Allemagne, pour influencer l’opinion des gouvernemens qu’ils représentaient. Dans un court entretien que j’avais eu le 20 avec M. de Stumm, directeur de la politique, il avait résumé ses explications par ces mots : « Tout dépend de la Russie. » J’aurais cru plutôt que tout dépendait de l’Autriche et de la façon dont elle exécuterait ses menaces à la Serbie.

Le lendemain, je fus reçu par M. Zimmermann, qui reprit le même thème, en le développant depuis l’origine du conflit.

« Ce n’est pas à notre instigation, me dit-il, ni d’après notre conseil, que l’Autriche a fait la démarche que vous savez auprès du Cabinet de Belgrade. La réponse n’a pas été satisfaisante, et aujourd’hui l’Autriche mobilise. Elle ne peut plus reculer sous peine>de déchéance à l’intérieur comme à l’extérieur de la monarchie. C’est pour elle maintenant une question d’existence. Il faut qu’elle coupe court à la propagande audacieuse qui tend à sa désagrégation intérieure par l’insurrection des provinces slaves de la vallée du Danube. Elle a enfin à venger d’une façon éclatante l’assassinat de l’archiduc héritier. Pour toutes ces causes, la Serbie doit recevoir, au moyen d’une expédition militaire, une sévère et salutaire leçon. Une guerre austro-serbe est donc impossible à éviter.

« L’Angleterre nous a demandé de nous joindre à elle, à la France et à l’Italie, afin d’empêcher que la lutte ne s’élargisse et qu’un conflit n’éclate entre l’Autriche et la Russie. Nous avons répondu que nous ne demandions pas mieux que de contribuer à circonscrire l’incendie, en parlant dans un sens pacifique à Pétersbourg et à Vienne, mais que nous ne pouvions pas agir sur l’Autriche pour l’empêcher d’infliger une punition exemplaire à la Serbie. Nous avons promis à nos alliés autrichiens de les y aider et de les soutenir, si une autre nation cherchait à y mettre obstacle. Nous tiendrons notre promesse. Si la Russie mobilise son armée, nous mobiliserons immédiatement la nôtre, et alors ce sera une guerre générale, une guerre qui embrasera toute l’Europe centrale, et même la presqu’île balkanique, car les Roumains, les Grecs, les Bulgares et les Turcs ne pourront pas résister à la tentation d’y prendre part.

« J’ai dit hier, poursuivit M. Zimmermann, à M. Boghilchévitch (c’était l’ancien chargé d’affaires de Serbie, de passage à Berlin, où il était très apprécié pendant la guerre balkanique), que le meilleur conseil que je pusse donner à son pays était de n’opposer à l’Autriche qu’un simulacre de résistance et de conclure la paix au plus vite, en acceptant toutes les conditions du Cabinet de Vienne. J’ai ajouté que, si une guerre générale éclatait et qu’elle tournât à l’avantage de la Triplice, la Serbie cesserait vraisemblablement d’exister comme nation ; elle serait rayée de la carte de l’Europe. Mais j’espère encore qu’une conflagration pareille pourra être évitée et que nous réussirons à dissuader la Russie d’intervenir en faveur de la Serbie, dont l’Autriche est résolue à respecter l’intégrité, une fois qu’elle aura obtenu satisfaction. »

J’objectai au sous-secrétaire d’Etat que, d’après certains de mes collègues qui avaient lu la réplique du Cabinet de Belgrade, celle-ci était une capitulation complète devant les exigences autrichiennes, auxquelles satisfaction était donnée avec des restrictions de peu d’importance. M. Zimmermann me répondit qu’il n’avait pas connaissance de cette réponse (remise déjà depuis deux jours au ministre d’Autriche à Belgradel) et que, d’ailleurs, rien ne pourrait plus empêcher une démonstration militaire austro-hongroise. Le document serbe ne fut publié que le 29 par les journaux de Berlin. La veille, ils avaient tous reproduit un télégramme de Vienne annonçant que cette soumission apparente était absolument insuffisante. Les concessions immédiates du Cabinet Pachitch, auxquelles on ne s’était pas attendu à l’étranger, ne firent aucune impression en Allemagne où l’on s’obstinait à ne voir que par les yeux de l’Autriche.

La thèse, soutenue par M. Zimmermann, n’était défendable que si l’on admettait cette première proposition, à savoir qu’aucune Puissance n’avait le droit de s’immiscer dans le procès intenté par l’Autriche-Hongrie à la Serbie, ni d’embrasser la défense de la coupable. C’était tout simplement abolir le rôle historique de la Russie dans les Balkans. C’était aussi, par une logique fatale, prononcer d’avance la condamnation de chaque petit État qui aurait le malheur d’avoir une contestation avec une grande Puissance. D’après les principes du Cabinet de Berlin, il faudrait laisser celle-ci procéder librement à l’exécution de son faible adversaire. L’Angleterre n’aurait donc eu aucun droit de voler au secours de la Belgique envahie par l’Allemagne, comme la Russie de protéger la Serbie menacée par l’Autriche.

La Russie devait se contenter, prétendait-on à la Wilhelmstrasse, de l’assurance que l’Autriche ne toucherait pas à l’intégrité territoriale de la Serbie ni à sa vie future d’État particulier. Promesse dérisoire, quand tout le pays aurait été mis à feu et à sang. Après une correction aussi exemplaire, le royaume serbe était condamné à tomber dans le vasselage de sa terrible voisine, à végéter, humble et tremblant, sous l’œil méfiant du ministre austro-hongrois, transformé à Belgrade en proconsul. Le comte Mensdorff n’a-t-il pas soutenu à sir Edward Grey qu’avant la guerre des Balkans la Serbie était considérée comme gravitant dans la sphère d’influence de l’empire dualiste ? Le retour au passé, à l’obéissance docile du roi Milan, était le minimum de ce qu’on eût réclamé à Vienne.

Mais la version répandue par la chancellerie impériale avait encore un autre but que celui d’éclairer les gouvernemens étrangers. Répétée à satiété par la presse, elle visait à égarer l’opinion allemande. Dès le début de la crise, M. de Bethmann-Hollweg et ses adjoints s’ingénièrent adroitement à tromper leurs compatriotes, à intervertir les rôles, à rejeter d’avance, si la situation empirait, l’odieux de la provocation et la responsabilité de la catastrophe sur la Russie, parce que cette Puissance se mêlait d’une opération de police qui ne la regardait pas. Manœuvre prévoyante, dont le résultat a été de faire marcher au moment voulu derrière l’Empereur toute l’Allemagne sans distinction de classes ni de partis, persuadée qu’elle était d’une agression préméditée du tsarisme.


VI

Le jeu de la diplomatie allemande pendant ces premiers jours de la crise, qui vont du 24 au 28 juillet, a déjà été mis en lumière : menaçant au début, nonchalant ensuite, affectant même quelque optimisme, et par sa résistance passive faisant échouer tous les efforts et toutes les propositions des Cabinets de Londres, de Paris et de Saint-Pétersbourg. Gagner du temps, traîner les négociations en longueur, semble avoir été la tâche dévolue à la complice de l’Autriche-Hongrie, afin de favoriser une action rapide de cette dernière et déplacer la Triple-Entente devant l’irrémédiable, devant des faits accomplis : l’occupation de Belgrade et la soumission des Serbes. Mais les choses ne marchèrent pas comme on l’avait espéré à Berlin et à Vienne, et l’attitude résolue de la Russie, qui avait mobilisé son armée dans quatre districts du Sud, en réponse à la mobilisation partielle autrichienne, fit réfléchir les tacticiens de la Wilhelmstrasse. Leur langage et leurs dispositions s’adoucirent singulièrement le cinquième jour, le mardi 28. Rappelons en passant qu’en 1913, pendant les hostilités balkaniques, l’Autriche et la Russie avaient procédé également à quelques mobilisations partielles, sans qu’une guerre entre elles en eût résulté, ni même qu’elle eût été sur le point d’éclater.

Le 26 au soir, la rentrée de l’Empereur est annoncée à Berlin. Pourquoi ce retour subit ? Je ne crois pas me tromper, en disant qu’à cette nouvelle le sentiment général parmi les acteurs ou les témoins du drame fut une grande appréhension. Nos cœurs se serrèrent, et nous eûmes l’intuition que nous touchions au moment décisif. Il en fut de même à la Wilhelmstrasse. M. Zimmermann ne cacha pas au chargé d’affaires britannique le regret que lui causait ce retour, décidé par Guillaume II, sans consulter personne.

Cependant nos craintes ne parurent pas d’abord être justifiées. La journée du 28 marqua une détente plus accentuée dans la raideur intransigeante de l’Allemagne. L’ambassadeur d’Angleterre, rentré la veille à Berlin, est appelé le soir chez le chancelier qui, tout en refusant la conférence des quatre Puissances proposée par sir Edward Grey, promet d’employer tous ses bons offices pour amener la Russie et l’Autriche à discuter entre elles la situation sur un ton amical. « Une guerre entre les grandes Puissances doit être évitée. » Ce sont ses dernières paroles. Il est très probable que le chancelier désirait alors sincèrement le maintien de la paix et que ses premiers efforts, en voyant le danger s’approcher de plus en plus, ont réussi à contenir pendant quarante-huit heures l’impatience de l’Empereur. Le télégramme, adressé par Guillaume II au Tsar, dans la soirée du 28, est amical, presque rassurant. « En souvenir de la cordiale amitié, lui mande-t-il, qui nous lie tous deux étroitement depuis longtemps, j’use de toute mon influence pour décider l’Autriche-Hongrie à une entente loyale et satisfaisante avec la Russie. »

Quelle explication faut-il chercher ensuite au brusque revirement qui s’est opéré le lendemain à Berlin, ou plutôt à Potsdam, et au langage étrange tenu par le chancelier le 29 au soir à sir Ed. Goschen ? Il ne s’agit plus dans cette scène nocturne des conditions imposées par l’Autriche à la Serbie, ni même seulement d’une guerre possible entre la Russie et l’Autriche. Le foyer incendiaire s’est subitement déplacé ; le danger a franchi d’un bond toute la largeur de l’Europe, du Sud-Est au Nord-Ouest. Que veut savoir immédiatement M. de Bethmann-Hollweg, qui revient de Potsdam où s’est tenu un conseil sous la présidence de l’Empereur ? C’est si la Grande-Bretagne consentirait à rester neutre dans une conflagration européenne, pourvu que l’Allemagne, en cas de victoire, respectât l’intégrité territoriale de la France. Et les colonies françaises ? questionne l’ambassadeur avec beaucoup de présence d’esprit. Le chancelier ne peut pas faire la même promesse à leur sujet, mais il n’hésite pas à déclarer que l’Allemagne respectera l’intégrité et la neutralité de la Hollande. Quant à la Belgique, l’action de la France déterminera les opérations que l’Allemagne sera forcée d’entreprendre sur son territoire ; mais, après la guerre, la Belgique conservera son intégrité, si elle ne s’est pas rangée du côté des ennemis de l’Allemagne.

Voilà donc le honteux marché auquel on conviait l’Angleterre, alors qu’aucun des négociateurs n’avait osé prononcer les mots précis de guerre européenne, ni en évoquer l’image effrayante. Cet entretien était la conséquence immédiate du pas décisif que la diplomatie allemande avait fait le même jour à Saint-Pétersbourg ; il nous a été révélé par les documens diplomatiques, imprimés sur l’ordre des gouvernemens des États bélligérans et tous d’accord sur ce poignant épisode. Ce jour-là, M. Sazonow reçoit à deux reprises la visite de l’ambassadeur d’Allemagne, qui vient lui faire une demande enveloppée de menaces. Le comte de Pourtalès insiste pour que la Russie se contente de la promesse, garantie par l’Allemagne, que l’Autriche ne portera pas atteinte à l’intégrité de la Serbie. M. Sazonow refuse, car la Serbie deviendrait la vassale de l’Autriche, et alors une révolution éclaterait en Russie. Le comte de Pourtalès appuie son exigence de l’avertissement que l’Allemagne mobilisera, si la Russie ne cesse pas ses préparatifs militaires, et la mobilisation de l’armée allemande, c’est la guerre. Le second entretien, qui eut lieu à deux heures du matin, ne fut, quant à son résultat négatif, que la répétition du premier, malgré un dernier effort, une dernière proposition de M. Sazonow pour conjurer la crise. Sa capitulation devant la sommation brutale de l’Allemagne eût été l’aveu de l’impuissance de la Russie.

L’empereur Guillaume, ayant repris en mains depuis l’avant-veille la conduite des affaires, c’est bien à lui, pressé d’en finir, poussé par l’état-major et les généraux, qu’il faut faire remonter la responsabilité de cette démarche insolente qui a rendu la guerre inévitable. « Les chefs de l’armée insistaient, » a dit un peu plus tard M. de Jagow à M. Cambon pour toute explication. Le chancelier et avec lui le secrétaire et le sous-secrétaire d’État se sont ralliés à cette dangereuse manœuvre, dans leur impuissance à faire adopter des procédés plus concilians et moins expéditifs. Il n’y a là rien de surprenant, mais ils n’ont dû le faire qu’à regret et à contre-cœur. S’ils ont cru au succès de ce moyen sommaire de clore la discussion diplomatique, ils se sont trompés aussi grossièrement que le comte de Pourtalès, qui les avait mal renseignés sur la détermination du gouvernement du Tsar de ne pas sacrifier la Serbie. Cet honnête homme du moins, lorsqu’il reconnut les conséquences fatales de son erreur, ne fut pas maître de son émotion : sensibilité bien rare chez un Allemand et qui est toute à son honneur.

Mais l’Empereur et son conseil de généraux, quel était leur état d’âme en ce moment psychologique ? Qui le saura jamais exactement ? Dans l’intérêt militaire qui primait tous les autres à leurs yeux, ils devaient se réjouir de la réponse de M. Sazonow, car ils n’auraient jamais retrouvé une occasion aussi propice de vaincre la Russie et d’en finir avec elle. En 1917 la réorganisation de l’armée russe aurait été achevée, son parc d’artillerie au grand complet et un nouveau réseau de voies stratégiques lui aurait permis de jeter sur les deux Empires germaniques des flots de combattans fournis par une population inépuisable. La lutte avec le colosse du Nord, malgré la supériorité technique dont se targuait l’armée allemande, aurait été vraisemblablement le triomphe de la force. En 1917 aussi le service de trois ans, produisant tous ses effets, aurait donné à la France des troupes de première ligne plus nombreuses et mieux instruites.

Guillaume II ne pouvait pas, d’un autre côté, se faire illusion sur les suites de la pression qu’il exerçait pour la seconde fois à Saint-Pétersbourg. Eût-elle réussi en 1914 comme en 1909, le conflit entre l’Allemagne et le grand Empire slave n’eût été qu’ajourné, au lieu d’être définitivement écarté. Comment le Tsar, comment le peuple russe, auraient-ils pu pardonner au Kaiser une seconde humiliation ? S’ils l’avaient dévorée en silence, c’eût été pour attendre l’heure de la revanche et ils auraient choisi pour se venger le moment où la Russie, en possession de toutes ses ressources, aurait pu engager la partie avec toutes les chances de la gagner.

On m’objectera peut-être que l’Empereur allemand, croyant que dans la balance le poids de son épée l’aurait emporté sur les hésitations du Tsar, avait prévu la colère de la nation slave contre son souverain trop timoré et escompté les explosions révolutionnaires qui auraient paralysé pour longtemps les velléités belliqueuses du gouvernement russe, si elles n’avaient pas balayé auparavant le trône des Romanow. .le répondrai que ce calcul machiavélique ne pouvait pas entrer dans l’esprit d’un prince aussi imbu que Guillaume II de la solidarité monarchique et pénétré d’une horreur instinctive des attentats anti-dynastiques et des révolutions.

Non, l’Empereur a voulu, avec les autorités militaires dont il prenait conseil, profiter de circonstances impatiemment attendues et que la fortune capricieuse pouvait fort bien ne plus offrir à son ambition. Tout le prouve, jusqu’à sa hâte fébrile, dès que la réponse de M. Sazonow lui eut été communiquée, de connaître les intentions de l’Angleterre et de lui proposer, le jour même, un marché pour acheter sa neutralité. C’est pourquoi M. de Bethmann-Hollweg a reçu l’ordre de convoquer dans la nuit du 29 l’ambassadeur britannique. L’Empereur n’avait pas la patience d’attendre jusqu’au lendemain, tant il était pressé d’agir. Cette précipitation est-elle le fait d’un homme qui a éprouvé une déception inattendue ? S’il ne désirait pas la guerre, n’aurait-il pas cherché à reprendre, avec la Russie, des négociations sur une base plus acceptable pour sa dignité de grande Puissance, quoi qu’il en pût coûter à son propre orgueil de n’avoir point réussi à l’intimider ?


VII

La tentative manquée d’intimidation à Saint-Pétersbourg et les offres faites à l’ambassadeur britannique, comme si l’inaction de la Grande-Bretagne avait été à l’enchère, eurent des effets qu’il n’était pas difficile de prévoir.

A Londres, l’indignation de sir Ed. Grey se répandit immédiatement dans la réponse télégraphiée, le 30 juillet, à sir Ed. Goschen : « Ce serait une honte pour nous, lui disait-il, de passer ce marché avec l’Allemagne aux dépens de la France, une honte de laquelle la bonne renommée de notre pays ne se relèverait pas. Le chancelier nous demande aussi en fait de soumettre à un marchandage toutes les obligations ou tous les intérêts que nous pourrions avoir à la neutralité de la Belgique. Nous ne pouvons pas non plus, en aucune façon, accepter cet autre marché. »

Mais par les ouvertures audacieuses de M. de Bethmann-Hollweg les préoccupations du Cabinet britannique se trouvaient désormais attirées sur le sort que le gouvernement impérial réservait à notre pays dans la guerre qu’il préparait. Pour arracher son masque à la politique allemande, le moyen le plus sûr était de lui poser une question catégorique. Le 31 juillet, sir Ed. Grey, s’inspirant de l’exemple du Cabinet Gladstone en 1870, s’adressait à la fois à l’Allemagne et à la France, afin de savoir si elles respecteraient la neutralité belge et il faisait dire à la Belgique que l’Angleterre comptait qu’elle défendrait de tout son pouvoir sa neutralité.

La réponse du gouvernement de la République fut immédiate et franche. Il était résolu à respecter la neutralité belge et n’agirait autrement, en vue d’assurer sa propre défense, qu’au cas où une autre Puissance violerait cette neutralité. Le gouvernement belge, de son côté, s’empressa d’assurer le ministre britannique de sa résolution de se défendre énergiquement, si son territoire venait à être violé.

Mais à Berlin, le secrétaire d’Etat se déroba aux questions de sir Ed. Goschen. Il avait besoin de consulter l’Empereur et le chancelier. A son sentiment, une réponse quelconque risquerait de dévoiler une partie du plan de campagne en cas de guerre. Il lui paraissait douteux qu’on pût en donner une. — Cette façon de parler était parfaitement claire dans son ambiguïté. Ainsi en jugea sir Ed. Grey. Il déclara, dès le lendemain, à l’ambassadeur d’Allemagne que la réponse de son gouvernement était très regrettable et ne lui cacha pas que la neutralité belge avait une grande importance aux yeux de l’opinion publique anglaise, qui serait difficile à contenir, si la Belgique était envahie.

Ce même jour, 1er août, d’après les instructions de mon Gouvernement, je donnai lecture et laissai copie au sous-secrétaire d’Etat d’une dépêche préparée à l’avance et adressée aux ministres belges auprès des Puissances garantes de notre neutralité. Il y était dit que la Belgique, ayant observé avec la plus scrupuleuse exactitude les devoirs d’Etat neutre que lui imposaient les traités du 19 avril 1839, s’attacherait inébranlablement à les remplir ; qu’elle avait confiance, les dispositions amicales des Puissances à son égard ayant été affirmées si souvent, de voir son territoire demeurer hors de toute atteinte, si des hostilités venaient à se produire à ses frontières. Le Gouvernement belge ajoutait qu’il n’en avait pas moins pris toutes les mesures nécessaires pour assurer l’observation de sa neutralité, mais qu’elles n’avaient été inspirées ni par le dessein de participer à une lutte armée des Puissances, ni par un sentiment de défiance envers aucune d’elles[2].

M. Zimmermann écouta sans mot dire la lecture de ce document, où respirait la loyale confiance de mon Gouvernement dans les intentions de l’Allemagne, et prit acte de ma communication. Son silence ne me surprit pas, car je venais d’être informé de la réponse évasive de M. de Jagow à la question du gouvernement britannique concernant la Belgique ; mais il confirma toutes mes craintes. Le sourire embarrassé de mon auditeur en disait autant, du reste, que son mutisme.

Dès le 30, la Russie et l’Allemagne, — conséquence inévitable des conversations du 29, — poursuivirent activement leurs préparatifs militaires. Quels furent au juste ces préludes de la mobilisation allemande ? Il était impossible de le savoir exactement à Berlin. Des bruits divers circulaient, présages de sinistre augure. Nous entendions parler de régimens en marche, dirigés des provinces du Nord sur le Rhin. Nous apprenions que des avertissemens étaient remis aux hommes de la réserve de se tenir prêts à partir. En même temps, les communications postales avec la Belgique et la France étaient coupées. A la Wilhelmstrasse, on me dépeignait ainsi la situation : « L’Autriche répondra par une mobilisation générale de son armée à la mobilisation partielle de la Russie. Il est à craindre que celle-ci ne mobilise alors toutes ses forces, ce qui obligerait l’Allemagne à en faire autant. » Dans la nuit du 30 au 31, la mobilisation générale fut en effet décrétée en Autriche.

Néanmoins, les pourparlers pacifiques continuèrent entre Vienne et Pétersbourg le 30 et le 31, quoique, en Russie, ce dernier jour, pour répliquer à la fois à la mobilisation autrichienne et aux préparatifs allemands, une mobilisation générale, comme on s’y attendait à Berlin, eût été ordonnée. Ces pourparlers semblèrent même, dans la journée du 31, avoir quelque chance d’aboutir. Le Cabinet de Vienne mesurait mieux la profondeur du péril, où son aveugle présomption et les conseils de son alliée allaient l’entraîner. Il déclarait consentir à discuter le fond même de sa Note à la Serbie, et M. Sazonow répondait aussitôt avec satisfaction qu’il était désirable que la discussion eût lieu à Londres, sous la direction du gouvernement britannique et avec la participation des grandes Puissances[3].

Une entente allait-elle donc s’établir in extremis entre les seuls gouvernemens véritablement intéressés dans la question serbe, et une lueur de paix réapparaître à l’horizon ? On avait compté sans l’Empereur allemand. Il ne l’entendait pas ainsi. Subitement, sur les incitations de l’état-major et après une réunion du Conseil fédéral prescrite par la Constitution, il lança le décret du « Kriegsgefahrzusland, » l’état de danger de guerre, premier acte de la mobilisation générale, sorte d’état de siège qui substituait les autorités militaires aux autorités civiles en ce qui regardait les services publics (voies de communication, postes, télégraphes, téléphones).

Cette grave décision nous fut annoncée le 31 par une édition spéciale du Berliner Lokal Anzeiger, distribuée à tous les coins de rue, et dont voici la traduction :

« La Russie veut la guerre !

« Nous recevons à l’instant, — deux heures de l’après-midi, — de source officielle, la nouvelle suivante, grosse de conséquences :

« De Pétersbourg, l’ambassadeur allemand a fait savoir aujourd’hui que la mobilisation générale de l’armée et de la flotte russes avait été ordonnée. C’est pourquoi Sa Majesté l’empereur Guillaume a décrété l’état de danger menaçant de guerre. Sa Majesté s’établira aujourd’hui à Berlin.

« L’état de danger menaçant de guerre constitue le préliminaire immédiat de la mobilisation générale, en réponse à la menace suspendue aujourd’hui déjà sur l’Allemagne par la mesure du Tsar. »

Comme un naufragé s’accroche à une épave, ceux qui, à Berlin, se voyaient avec terreur en présence d’une catastrophe imminente se cramponnaient à une suprême espérance : la mobilisation générale allemande n’était pas encore ordonnée ; qui sait si, au dernier moment, une inspiration heureuse du Cabinet britannique, le plus ardent défenseur de la paix, ne ferait pas tomber les armes des mains prêtes à s’en servir ? Mais l’Empereur dissipa encore, par la rapidité de ses résolutions, cette folle illusion. Le 31, à sept heures du soir, une sommation fut adressée au gouvernement russe de démobiliser aussi bien sur la frontière autrichienne que sur la frontière allemande. Un délai de douze heures lui était laissé pour y répondre.

Il était manifeste que la Russie, qui avait refusé deux jours auparavant d’interrompre ses préparatifs militaires, n’accepterait pas l’ultimatum allemand sous la forme impérieuse et avec le minime délai qui le rendaient encore plus injurieux. Cependant, comme aucune réponse de Saint-Pétersbourg n’était arrivée le lendemain dans l’après-midi, MM. de Jagow et Zimmermann (je le tiens de ce dernier) coururent chez le chancelier et chez l’Empereur, afin d’obtenir que l’ordre de la mobilisation générale ne fût pas lancé encore et que Sa Majesté attendit jusqu’au jour suivant. Ils alléguèrent, à l’appui de leurs instances, que les communications télégraphiques avec Saint-Pétersbourg étaient sans doute coupées, ce qui expliquerait le silence du gouvernement du Tsar. Peut-être espéraient-ils encore, contre toute espérance, une proposition conciliante de la Russie. Ce fut la dernière manifestation de leur pacifisme expirant, ou le dernier réveil de leur conscience. Leurs efforts se brisèrent contre l’opposition irréductible du ministre de la Guerre et des chefs de l’armée, qui représentèrent à l’Empereur les conséquences fâcheuses d’un retard de vingt-quatre heures. L’ordre de mobilisation de l’armée et de la flotte fut donné à cinq heures de l’après-midi et porté aussitôt à la connaissance du public par une édition spéciale du Lokal Anzeiger. La mobilisation devait commencer le 2 août. Le 1er, à sept heures et demie du soir, la déclaration de guerre de l’Allemagne était remise à la Russie.

Le Cabinet de Berlin dut recourir, comme on le sait, à d’invraisemblables prétextes, tels que la constatation par les autorités militaires allemandes d’actes d’hostilité commis sur le territoire de l’empire par des aviateurs français, pour pouvoir, deux jours après, motiver sa déclaration de guerre à la France. Quoique l’Allemagne s’efforçât de rejeter la responsabilité de la catastrophe sur la Russie, aucun doute ne peut subsister aujourd’hui : c’est bien sa voisine de l’Ouest qu’elle voulait avant l’autre attaquer et anéantir. Pauvre France ! disaient avec une commisération hypocrite les journaux de Berlin, en reconnaissant que la conduite du gouvernement français, pendant toute la durée de la crise, avait été parfaitement correcte, et qu’il avait travaillé sans relâche à la conservation de la paix. Pendant que son gouvernement remplissait ainsi jusqu’au bout ce haut devoir d’humanité, la France donnait au monde un spectacle saisissant, celui d’une nation regardant sans émoi et sans crainte grandir d’heure en heure un péril qu’elle n’avait pas suscité, et, esclave de sa parole, froidement décidée à suivre le destin de son alliée sur les champs de bataille. Elle offrait en même temps à l’Allemagne, qui avait escompté follement son désarroi et ses dissensions politiques, l’image de tous ses enfans étroitement unis dans une résolution invincible, la défense de la patrie odieusement attaquée. Ce n’est pas la seule surprise qu’elle lui réservait ; sa résistance de granit allait bientôt transformer la lutte et faire échouer tous les calculs de la stratégie allemande.

Personne ne s’était employé plus énergiquement ni avec plus d’intelligence que le représentant de la République à Berlin à éteindre l’incendie allumé par l’Autriche et son alliée. « Ne trouvez-vous pas, me disait l’ambassadeur d’Angleterre dans le train qui nous emportait le 6 août, loin de la capitale allemande, que l’attitude de M. Cambon a été admirable ? Rien n’a pu altérer, pendant ces terribles journées, son sang-froid, sa présence d’esprit et sa perspicacité. » Je ne saurais mieux faire, pour exprimer ma propre admiration, que de répéter, ici, le jugement d’un diplomate aussi compétent que sir Ed. Goschen, qui a pris lui-même une part des plus actives à l’œuvre de salut européen, tentée en vain par les gouvernemens de la Triple-Entente.


VIII

La population de Berlin avait suivi avec un énorme intérêt, mais sans aucune apparence d’enthousiasme patriotique, le développement de la crise. Ces belles journées d’été s’étaient écoulées aussi paisibles qu’à l’ordinaire. Le soir seulement, plusieurs centaines de jeunes gens arpentaient les voies du centre, en chantant gravement des hymnes nationaux, et se dispersaient, après avoir poussé quelques « hoch ! » devant les ambassades d’Autriche-Hongrie et d’Italie et le palais du chancelier. Le 2 août, j’ai observé l’animation du public endimanché qui encombrait le large boulevard du Kurfurstendam ; il lisait attentivement les éditions spéciales des journaux, puis chacun vaquait à ses plaisirs habituels, parties de tennis pour les jeunes gens et les jeunes filles, longues beuveries dans les brasseries, pour les bourgeois et leurs familles. Quand l’automobile impérial passait comme un éclair sous les « Linden », il était salué de vivats assez nourris, mais nullement frénétiques. Il a fallu les excitations de la presse contre la Russie, provocatrice de la guerre ; les discours trompeurs de l’Empereur et du chancelier et les publications truquées du gouvernement, pour allumer un patriotisme plutôt lent à s’enflammer. Il s’est manifesté surtout, à la fin de mon séjour, par des insultes aux malheureux Russes qui traversaient la ville, regagnant leur pays en toute hâte, et par d’ignobles outrages au personnel de l’ambassade du Tsar, lorsqu’il a quitté Berlin.

Si la masse du peuple allemand, ignorante des intentions pacifiques de la Russie, a été facile à abuser, il n’y a pas là de quoi nous étonner. Mais les classes supérieures, mais les esprits avertis, n’ont pas pu être dupes des mensonges officiels. Le gouvernement du Tsar, — ils le savaient aussi bien que nous, — avait un intérêt capital à ne pas entamer la lutte. En vérité, il est puéril de discuter cette question. Encore une fois, dans le calcul de Guillaume II et de ses généraux, l’affaire serbe a été un piège tendu à l’Empire du Nord, avant que la croissance de ses forces militaires en eût fait un adversaire invincible.

Nous nous sommes anxieusement demandé, à Berlin, si une déclaration formelle du gouvernement britannique de ne pas rester étranger au conflit n’aurait pas arrêté l’Allemagne, tandis que l’incertitude qui régnait au sujet de son intervention l’a certainement encouragée. Nous eûmes même l’espoir, — l’espace d’un moment ! — que sir Ed. Grey allait détruire les illusions dont tout le peuple allemand aimait à se nourrir. L’honorable secrétaire d’Etat a dit, en effet, au prince Lichnowsky, le 29 juillet, que la question austro-serbe pourrait prendre une telle amplitude, que tous les intérêts européens y seraient impliqués ; il l’a engagé à ne pas supposer, d’après le ton amical de leurs conversations, que l’Angleterre ne s’associerait pas à une action générale. Sans doute, si, dès le début, elle avait pris ouvertement position à côté de la Double-Alliance, elle aurait pu enrayer le cours fatal des événemens. Telle est du moins l’opinion la plus répandue, car une guerre maritime n’entrait certainement pas dans les plans de l’Empereur et de l’amiral de Tirpilz, et elle était le cauchemar du commerce allemand. Mais, à la date du 29, une menace directe de l’Angleterre, un rugissement soudain du lion britannique, n’auraient plus, je le crois, fait reculer Guillaume II. Le souvenir de l’incident d’Agadir était trop cuisant pour l’orgueil germanique. L’Empereur aurait craint de perdre tout prestige aux yeux d’une partie de ses sujets, si, sous les injonctions anglo-saxonnes, il avait renoncé à aller de l’avant, donnant ainsi créance aux reproches de ceux qui l’accusaient de ne faire qu’une politique de bluff et d’intimidation. L’Allemagne aboie, mais ne mord pas, disait-on à l’étranger, ce qui était bien pour l’exaspérer. Un avertissement comminatoire dans la bouche de sir Ed. Grey n’aurait servi qu’à précipiter l’offensive des armées du Kaiser, afin de rendre l’intervention des forces et de la marine anglaises inefficace sur l’issue de la campagne, qu’on voulait, à Berlin, rapide et décisive.

Nous savons de reste, par la lecture des dépêches et des discours du secrétaire d’État britannique, avec quels ménagemens il devait traiter l’opinion publique de son pays et celle de la majorité du Parlement. Une guerre dans les Balkans n’intéressait pas la nation anglaise, et la querelle du Teuton et du Slave la laissait indifférente. Elle n’a commencé à s’émouvoir réellement que lorsqu’elle a compris l’imminence du danger que courait l’existence de la France, et elle n’a répondu avec chaleur aux appels éloquens de M. Asquith et de sir Ed. Grey que le jour où elle a su les Allemands aux portes de Liège, d’où ils menaçaient à la fois Paris et Anvers, « ce pistolet braqué sur le cœur de l’Angleterre. » Si l’on se place à un point de vue purement moral, on doit reconnaître que la grande majorité du peuple anglais à une âme profondément religieuse, mais d’un idéal chrétien qui n’a rien à voir avec la religiosité guerrière du Kaiser et de ses sujets. Ses idées simplistes et ses principes puritains lui font condamner toute politique qui déchaîne le fléau de la guerre. Sa répugnance a laisser la Grande-Bretagne s’engager dans une lutte continentale n’a pris fin que devant l’acte de lâcheté commis par l’Allemagne contre l’impuissance d’un petit peuple libre ; elle s’est transformée en un désir inflexible de punition et de vengeance, en apprenant les hauts faits de la soldatesque allemande en Belgique.

C’est cette nation, douée d’une véritable grandeur morale, que les orateurs et les pamphlétaires ennemis osent accuser aujourd’hui d’avoir organisé la coalition qui barre la route à leurs ambitions ; c’est la main de l’Angleterre qu’ils dénoncent tissant la trame des intrigues prétendument ourdies contre leur patrie. Ils ne connaissent pas mieux la nation britannique que ne la connaissaient Treitschke et ses disciples, quand ils prétendaient qu’elle n’est qu’un ramassis de marchands âpres au gain et dénués de vertus militaires ; ils la jugent aussi mal que le faisait M. de Bethmann-Hollweg, qui s’indignait qu’elle attachât tant de valeur à un traité suranné. Les préliminaires de la guerre actuelle ont montré l’honnêteté et les scrupules de la diplomatie anglaise à côté de la mauvaise foi de la diplomatie germanique ; ils ont mis en belle lumière la loyauté de la Grande-Bretagne et de ses ministres au regard de la duplicité de l’Allemagne et de ses fonctionnaires impériaux.


BEYENS.

  1. Voir notamment les rapports 141 et 161 de sir M. de Bunsen à sir Ed. Grey (Great Britain and the european crisis).
  2. Livre gris belge, annexe au n° 2.
  3. Livre jaune, n° 120.