La Sensation et la Pensée selon le sensualisme et le platonisme contemporains

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La Sensation et la Pensée selon le sensualisme et le platonisme contemporains
Revue des Deux Mondes3e période, tome 82 (p. 398-425).
LA
SENSATION ET LA PENSÉE
SELON LE SENSUALISME ET LE PLATONISME CONTEMPORAINS

I. Wundt, Psychologie physiologique, traduction française, 1885. Logik, 1884. — II. E. Rabier, Leçons de psychologie, 1884. Leçons de logique, 1886. — III. A. Binet, la Psychologie du raisonnement, Recherches expérimentales par l’hypnotisme, 1886. — IV. Ch. Féré, Sensation et Mouvement. 1887. — V. Ch. Richet, Essai de psychologie générale, 1887.

Les disciples contemporains de Descartes ou de Leibniz, et ceux mêmes de Kant, sont tous au fond platoniciens, car ils s’accordent avec Platon pour opposer absolument le monde de la sensation à celui de la pensée. Ici même, M. Caro, dans un éloquent tableau, tour à tour un peu pessimiste et un peu optimiste, de la dissolution et de la renaissance des croyances philosophiques, appelait avec raison platonisme à ce fonds d’idéalisme né avec l’homme et qui ne disparaîtra qu’avec lui. » Ouvrez les livres des spiritualistes et des « criticistes, » ceux de M. Caro lui-même, de MM. Ravaisson, Janet, Lachelier, comme ceux de M. Renouvier, vous y trouverez reproduite, presque dans les mêmes termes, la critique profonde autrefois dirigée par Platon, dans son Théètète, contre Protagoras et Héraclite. Ces antiques devanciers de la théorie de l’évolution considéraient la sensation comme « la mesure de toutes choses. » — « Rien n’est, disaient-ils, mais tout devient ; les sages, à l’exception de Parménide, s’accordent sur ce point : Protagoras, Héraclite, Empédocle ; Homère même n’a-t-il pas dit : — l’Océan, père des. Dieux, et Téthys, leur mère-— Donnant à entendre que toutes choses sont produites par le flux et le mouvement? » — À cette mobilité des choses sensibles Platon, opposa les immuables rapports que saisit la pensée. « Il y a des objets que l’âme connaît par elle-même, et d’autres qu’elle connaît par les organes du corps. Dans laquelle de ces deux classes ranges-tu l’être? — Dans la classe des objets avec lesquels l’âme se met en rapport immédiatement et par elle-même. — En est-il de même de la ressemblance et de la dissemblance, de l’identité et de la différence? — Oui. — La science ne réside donc pas dans la sensation, mais dans la réflexion sur la sensation.»

Comment raisonneraient de nos jours Socrate et Théètète, s’ils reprenaient leur entretien? Socrate aurait-il toujours le même dédain de la sensation? Platon maintiendrait-il une séparation aussi absolue entre la sensation et la pensée, aboutissant à une sorte de dualisme intellectuel comme celui des Persans? La pensée est Ormuzd, la sensation est Ahriman ; l’une est le dieu, l’autre le démon. Ne pourrait-on, sous la dualité devenue classique des opérations sensitives et intellectuelles, chercher une unité plus profonde et plus vraie? Nous croyons, pour notre part, que cette unité existe. On la trouvera peut-être si on porte son attention sur un point trop négligé par les platoniciens, par les kantiens, par tous les intellectualistes, quoiqu’ils l’aient pourtant eux-mêmes indiquée : le rapport des idées au désir et au mouvement, à « l’appétit » d’Aristote, au « vouloir-vivre » de Schopenhauer, qui est le grand ressort de la lutte pour la vie. Nous étudierons d’abord la sensation même; nous verrons qu’elle se détermine et se développe par la sélection naturelle, par l’action du milieu et par la réaction de l’appétit ou de la volonté chez l’être vivant. Puis nous montrerons que cette même action réciproque de l’appétit et du milieu dégage les rapports intelligibles entre les sensations, rapports attribués par les platoniciens à l’action du pur esprit. Enfin, nous examinerons les théories contemporaines sur « ’unité de composition des phénomènes psychologiques, » théories qui ramènent tout, soit à la sensation transformée, soit au mouvement transformé, soit au raisonnement transformé. Le tort commun des idéalistes et des sensualistes, beaucoup plus voisins les uns des autres qu’ils ne le croient, est d’avoir méconnu le rôle de la volonté et de l’activité motrice ; rétablir ce rôle, c’est préparer la conciliation des doctrines à un point de vue supérieur.


I.

Si nous n’avions que l’ouïe, sans aucun autre sens, les phénomènes extérieurs ne pourraient pénétrer en nous qu’en tant que phénomènes sonores, et la sensation de l’ouïe serait pour nous ce que Protagoras appelait la mesure de toutes choses; si nous n’avions que des yeux, tout prendrait nécessairement la forme lumineuse, le monde entier ne serait, comme dit Helmholtz, qu’un « phénomène lumineux » et une immense aurore boréale, ou échapperait nécessairement à nos prises. Tels moyens de sentir, telles « mesures, » telles connaissances. Ce qui est vrai de nos sens est vrai aussi de notre imagination, de notre mémoire, de notre entendement, de notre raison, de notre conscience même : nous ne pouvons connaître les choses que selon ce que nous sommes, non directement selon ce qu’elles sont. De là découle cette grande conséquence, si importante aux yeux de la philosophie contemporaine : relativité de toute connaissance proprement dite. Sur ce point, l’accord est fait aujourd’hui entre la doctrine idéaliste et la doctrine de la sensation.

Mais Kant n’est pas encore allé assez loin, quand il a dit que nos connaissances sont relatives à notre constitution intellectuelle ; selon nous, elles sont relatives surtout à notre constitution comme êtres capables de désir et de volonté. Examinons, en effet, comment se sont développées en nous les sensations : nous verrons que c’est la volonté de vivre, le désir d’écarter la peine et de retenir le plaisir par des mouvemens appropriés, qui a donné aux sensations le degré de distinction et d’intensité nécessaire pour se détacher dans la conscience. C’est l’appétit et la volonté qui a ainsi déterminé ce que Kant et les platoniciens nomment la « matière » de la connaissance.

Chaque être est en rapport avec tous les êtres ; il en subit l’influence, il influe sur eux à son tour. C’est ce que Platon et Leibniz appelaient l’universelle harmonie, grâce à laquelle tout être devient le miroir de l’univers; c’est ce que Kant appelait l’universelle réciprocité d’action et de mouvement. La philosophie évolutionniste a confirmé cette doctrine. Le cristal, la plante, l’animal, l’homme sont impressionnés par toutes les particules matérielles, par chacune en particulier et par chacun de leurs groupes, proportionnellement à chacune des forces qui y sont emmagasinées : je subis l’action de la plus lointaine des étoiles, quoique mes yeux ne puissent l’apercevoir, et elle contribue pour sa part à cet ensemble de mouvemens qui viennent retentir en moi. A mon tour j’exerce une action, si faible qu’elle soit, sur cette étoile, sur tous ces mondes qui m’ignorent et que j’ignore. Je fais ma partie dans l’universel concert et, quoique ma voix soit indiscernable dans le tout, je l’entends cependant moi-même, je sens ma propre existence et je sais qu’elle est un nécessaire fragment de l’existence universelle. Mais, puisque en fait je subis l’impression de toutes choses, il est donc vrai de dire, avec Leibniz et Laplace, que, si je pouvais déployer tout ce qui est en moi à l’état d’enveloppement et de confusion, je finirais par retrouver en moi-même l’action de l’univers et le raccourci de son histoire. En d’autres termes, l’organisme humain a théoriquement la possibilité de refléter en soi et de percevoir (comme disait Leibniz) tous les phénomènes ou mouvemens de la nature ; mais, en réalité, il ne les aperçoit pas tous, c’est-à-dire qu’il ne les saisit pas à part, qu’il n’a pas pour chacun une sensation spéciale et consciente. Tous les phénomènes luttent, en quelque sorte, pour entrer dans ma conscience et y vivre de la vie sensible ; les impressions et les mouvemens du dehors sont en concurrence pour pénétrer dans mon organisme, dans mon cerveau, dans ma sensibilité ; et il en fut toujours ainsi, depuis des siècles, pour tous les êtres vivans en qui se trouvait le germe du sentiment. Mais, dans cette lutte de toutes les impressions pour la victoire, il n’en est qu’un certain nombre qui l’ont emportée, qui se sont ouvert des voies dans la matière organisée et s’y sont créé des centres d’action. Ces voies sont les nerfs, ces centres sont les organes des sens. Quelle est donc, en définitive, la grande force qui a déterminé la formation de tels ou tels sens, organes de condensation et de précision?

Cette force fut l’intérêt même des êtres. C’est une haute pensée de Darwin que, dans la nature organique, il ne se développe que des organes utiles à l’individu et à l’espèce. Reste seulement à savoir en quoi consiste cette utilité qui a déterminé la genèse des organes en général et, en particulier, la genèse des organes des sens. Est-ce une utilité intellectuelle, ou toute sensible? Les sens, en d’autres termes, ont-ils eu d’abord pour objet la connaissance, ou l’action et la jouissance? — Évidemment, l’utilité fut d’abord toute vitale et sensible. Les sens ont été organisés, par voie d’adaptation progressive, non pour servir à des connaissances intellectuelles et spéculatives comme celles dont parle Platon, mais pour répondre aux besoins très pratiques de l’appétit et du « vouloir-vivre. » Les yeux n’ont pas été faits pour contempler, mais pour avertir d’un danger et pour faciliter la prise d’une proie ; on ne peut même pas dire qu’ils aient été faits pour voir, mais plutôt pour pressentir la peine ou la jouissance, et pour agir. Tous les organes des sens sont des moyens de faire accomplir les mouvemens de fuite ou de poursuite, qui eux-mêmes ont pour but dernier la fuite de la douleur et la poursuite du plaisir. La loi primitive de l’appétit et du vouloir, c’est de déployer le plus d’énergie avec la moindre peine, par cela même d’obtenir le maximum de jouissance avec le minimum de souffrance. En vertu de cette loi, c’est le rapport des sensations aux émotions agréables ou pénibles, d’une part, et, d’autre part, aux mouvemens correspondantes, — mouvement en avant ou mouvement de recul, — qui a déterminé, parmi toutes les sensations possibles, le triage des plus avantageuses à l’individu : celles-ci sont alors parvenues à un degré de développement capable de les rendre distinctes dans la conscience. Par suite, le degré de perfectionnement atteint par chaque organe des sens correspond exactement au besoin fonctionnel, c’est-à-dire à l’utilité et à la force qu’en pouvait retirer l’individu dans la lutte pour la vie, à l’augmentation de bien-être qui en pouvait dériver pour lui et pour son espèce. C’est là un résultat des lois biologiques et de l’élimination forcée des individus mal adaptés à leur milieu.

Prenons des exemples. Pourquoi avons-nous une sensation exquise de la température? C’est que cette sensation s’est trouvée nécessaire à notre existence et à la satisfaction de l’appétit vital : si elle manquait, nous pourrions, sans nous en douter, être tués par le froid ou par la chaleur. Les êtres chez qui elle ne s’est pas assez développée ont été fatalement victimes des accidens de la température ; les autres ont survécu et, transmettant à leur génération des organes thermométriques de plus en plus délicats, ils ont opéré le triage des sensations de température : ils ont donné à ces sensations une existence de plus en plus distincte dans la conscience, un relief et une saillie dans la sensibilité. Ces sensations enveloppent, encore aujourd’hui, des formes d’émotion agréable ou pénible ; seulement, la vivacité du plaisir et de la douleur s’y étant émoussée peu à peu, elles ont acquis un caractère plus voisin de l’indifférence, une physionomie moins affective et plus représentative. La fusion en un tout d’une multitude de plaisirs ou de peines à l’état naissant a fini par paraître étrangère au plaisir et à la peine, mais ne vous laissez pas prendre à cette apparence : toute sensation de chaleur ou de fraîcheur est du plaisir ou de la peine qui commence, c’est de l’émotion qui s’apprête et sollicite la volonté, c’est un ébranlement qui se prépare à passer de l’état moléculaire à l’état massif.

Si nous avons un sens pour la chaleur, un autre encore plus délicat et plus utile pour la lumière, grâce auquel le toucher à distance remplace le toucher immédiat, nous n’avons, en revanche, aucun sens pour l’électricité. — « Tandis que nous percevons l’augmentation ou la diminution de chaleur ou de lumière, a dit le naturaliste allemand Nœgeli, nous ne savons pas si l’air dans lequel nous respirons contient ou non de l’électricité libre, si cette électricité est positive ou négative. » Tout au plus, dans les journées d’orage, avons-nous une vague sensation de lourdeur et de tension, qui encore n’a rien de bien spécifique. Touchez un fil de télégraphe, vous ne sentirez pas si ses particules sont à l’état de repos ou de mouvement électrique. Les darwinistes ne sont pas embarrassés pour fournir l’explication de ce fait. Il n’y avait point de nécessité vitale à ce que le sens de l’électricité se développât d’une façon spéciale chez les animaux supérieurs et chez l’homme : n’est-il pas tout à fait indifférent pour la conservation de notre espèce que, chaque année, quelques individus soient ou non frappés de la foudre? Les animaux insensibles à l’électricité ont donc pu survivre et perpétuer leur race : le germe des sensations électriques a dû s’atrophier faute d’usage, et l’homme est devenu aveugle à l’électricité comme la taupe à la lumière. Supposez, au contraire, que le danger de la foudre menaçât journellement tous les individus : la sensation de l’électricité, — que les animaux inférieurs possèdent en germe au même degré que la sensation de la lumière ou de la chaleur, et qui doit exister distinctement chez la torpille ou le gymnote, — se serait nécessairement développée davantage : nous sentirions autour de nous les moindres changemens de l’état électrique, les plus faibles courans positifs ou négatifs ; nous pourrions saisir au passage les secrets du fil télégraphique, prendre sur le fait les dépêches qui le traversent sans avoir besoin, comme dans la guerre avec l’Allemagne, de les détourner vers quelque appareil récepteur. On l’a justement remarqué, le manque d’un organe sensible à l’électricité chez l’homme aurait pu être cause que nous n’eussions jamais rien connu de l’électricité même. Supposez l’atmosphère du globe terrestre sans éclairs ni tonnerre, ce qui n’a rien d’impossible ; les fortes décharges de la foudre n’auraient pas éveillé notre attention. Si, de plus, n’avaient pas été faites quelques observations fortuites, comme celle de la force attractive ou répulsive développée par le frottement de la résine, nous n’aurions eu aucun pressentiment de l’électricité, «de cette force qui, dit M. Nœgeli, joue un si grand rôle dans la nature inorganique et organique, qui provoque les affinités chimiques, qui dans tous les mouvemens moléculaires des êtres organisés a probablement une action plus décisive qu’aucune autre force, de laquelle enfin nous attendons les plus importans éclaircissemens pour expliquer les faits physiologiques et chimiques encore à l’état d’énigmes. »

Nos sens n’ont donc eu nullement pour « but » de nous procurer la connaissance des phénomènes naturels, ni de nous éclairer sur ce que Platon appelait leur « essence » intime. S’ils finissent par revêtir une telle fonction, ce n’est que secondairement et ultérieurement, à l’époque où la connaissance théorique elle-même acquiert une valeur pratique dans la lutte universelle pour l’existence, assure la supériorité à certaines races, et, avec une force supérieure, développe une jouissance supérieure. Il en résulte que nos sensations actuelles n’embrassent pas tous les phénomènes de la nature; nous n’avons pas des réactifs spéciaux pour tous les agens naturels. Nous n’avons de sens que pour les influences extérieures qui peuvent être favorables ou défavorables à notre existence, et seulement dans la proportion des nécessités ou des appétits de notre espèce. Aussi n’est-il aucun de nos sens qui n’ait été surpassé de beaucoup par l’organe correspondant de quelque autre espèce animale, pour laquelle une plus grande finesse de perception était une condition d’existence : nous n’avons ni l’œil de l’aigle ni l’odorat du chien. Peut-être certaines espèces ont-elles un sens de l’orientation qui nous manque et que nous aurions eu si, comme l’aiguille aimantée, nous eussions été dans la nécessité de nous tourner vers le nord. Nos yeux sont sensibles aux couleurs du spectre, mais ils ne saisissent pas l’ultra-violet, qui joue pourtant un grand rôle dans la végétation. Dans l’univers il peut exister des animaux ayant des sensations toutes différentes des nôtres : ils ont, sans doute, avec la même volonté de vivre, des formes . de perception et de raisonnement analogues aux nôtres, mais la matière de leurs sensations, leur liste de sensations peut être toute différente. Cette notion est familière depuis Micromégas. Entre le plus haut son sensible, qui n’a pas quarante mille vibrations par seconde, et le plus bas rayon de lumière perceptible, ayant à peu près quatre quatrillions d’ondulations par seconde, il existe un nombre énorme de mouvemens rythmiques dont aucun n’a obtenu sa contre-partie subjective dans l’organisme humain. Les sensations correspondantes n’eussent pas été d’un grand usage comme signes ou comme guides de la volonté pour les habitans de notre planète, ce qui fait qu’elles ne se sont pas développées par sélection ; mais qui sait si elles ne sont pas les plus utiles de tous les guides dans quelque autre monde et si elles n’y remplissent pas entièrement la conscience de ses habitans?

On voit l’importance de la sélection naturelle dans le développement de la sensibilité. La nature est comme un vase immense auquel viennent puiser tous les êtres et où chacun finit par distinguer et trier ce qui doit alimenter sa propre existence, satisfaire son « vouloir-vivre : » peu à peu, les diverses espèces arrivent à reconnaître ce qui leur est conforme ou contraire par des sensations souvent aussi fines que celles du dégustateur, qui, dans une liqueur complexe, discerne l’arôme subtil de tel ou tel élément. Si nous étions sensibles à toutes choses d’une sensibilité distincte, notre être serait d’une impressionnabilité trop grande pour pouvoir conserver son capital d’énergie : nous serions usés, brûlés, consumés en un instant; il a donc fallu, d’un côté, que notre sensibilité s’émoussât et, de l’autre, qu’elle s’aiguisât : de là des ombres et des lumières dans le tableau de la conscience; de là des lacunes et des vides apparens entre nos diverses sensations distinctes, comme il y a un vide apparent entre les étoiles brillant dans la nuit. C’est l’intérêt ou l’appétit qui a fait le triage, — l’appétit, c’est-à-dire le rapport à l’émotion agréable ou pénible, d’une part, et de l’autre, au mouvement qu’elle excite.

En somme, le contenu sensible de notre conscience a été déterminé par l’action du monde extérieur et par la réaction motrice de l’être qui veut vivre : les divers modes de sentir sont le résultat de la lutte des volontés pour la vie. La sensation n’est donc point, primitivement, une sorte de signe intellectuel, de symbole proposé par la nature à la pensée, comme la conçoivent avec Platon les écoles intellectualistes ; elle est un signe en quelque sorte vital, un symptôme de santé ou de malaise, ayant pour objet essentiel non la spéculation, mais l’action, le vouloir, le mouvement.


II.

Passons maintenant aux rapports établis par la pensée entre les sensations et qu’on appelle la « forme » de la connaissance. « Dans la sensation, disent les disciples de Platon, d’Aristote et de Kant, une variété indéfinie nous est donnée, mais l’entendement seul, par un acte tout spirituel, peut introduire l’unité dans ce chaos et y établir des rapports. » Par exemple, deux termes différens ou semblables, comme deux couleurs, sont sans doute des images sensibles, mais, « le rapport de différence ou de ressemblance, lui, n’est pas imaginable ; » il est absolument « pur de toute représentation sensible ; » les termes seuls sont sentis, la conscience des rapports n’a absolument rien de sensible. — Nous voilà revenus à la discussion du Théétète sur le contraste des opérations intellectuelles et sensitives ; ne reculons pas plus devant la subtibilité du sujet que ne le faisaient les Athéniens, — nous qui nous disons les Athéniens modernes! Ne serions-nous Athéniens que pour la légèreté et la mobilité, non pour l’amour des choses difficiles et profondes, dans la philosophie et dans la science comme dans l’art? En ce cas, les vrais Athéniens seraient donc les Allemands et les Anglais, qui subissent l’attrait des questions ardues? Reprenons l’exemple des couleurs. — « Voici du bleu et du rouge, disent les modernes disciples de Platon, vous jugez que ces deux couleurs différent; mais la différence vous apparait-elle bleue ou rouge? La différence a-t-elle une couleur? Une différence ne peut jamais se représenter par quelque chose d’analogue aux choses mêmes qui diffèrent[1]. » — Assurément, peut-on répondre, mais la différence se manifeste néanmoins d’une manière sensible à la conscience et s’y représente par un « sentiment » particulier, au sens anglais du mot feeling ; et ce sentiment a ceci d’analogue avec les autres qu’il est une affection, une impression subie par la conscience, non un acte tout intellectuel. La différence des ténèbres à la lumière n’est assurément pas analogue aux ténèbres mêmes, ni à la lumière, mais elle est analogue dans notre conscience, comme les Anglais l’ont bien vu, à un choc, à un coup, à un tressaillement; elle a donc encore quelque chose de sensitif. La relation de différence suppose un changement dans ma conscience ; donc elle ne peut être autre chose, au point de vue psychologique, qu’un état de conscience transitif entre deux autres états et senti comme eux. En général, tout sentiment de relation n’est, dans ma conscience, qu’un sentiment de transition ; ainsi, quand je passe des ténèbres à la lumière, il y a en moi un certain état correspondant au passage même : je suis affecté par le contraste, à l’instant où il se produit, d’une autre manière que par la reproduction d’une même sensation. Le contraste des ténèbres et de la lumière amène comme une rencontre de deux ondes nerveuses : l’une est le remous de la sensation d’obscurité, l’autre est le flot montant de la sensation de lumière; il y a donc en moi, au moment même du changement et de la transition, une impression particulière de secousse et de conflit. Cette impression est facile à reconnaître, quoique impossible à définir, comme toute impression, et elle nous devient d’autant plus familière que notre vie entière est une série de changemens et de transitions plus ou moins brusques. Pareillement, quand une surface moitié rouge et moitié bleue est devant nos yeux, ou même devant les yeux d’un animal, n’est-il pas clair qu’au contraste même et à la différence des deux couleurs correspond un certain mode de sentir ? La différence non pas abstraite, mais concrète, saute aux yeux : on ne sent pas seulement le rouge isolé et le bleu isolé, on sent du bleu en contraste avec du rouge.

Maintenant, après avoir vu un disque dont la moitié était rouge et l’autre bleue, supposez la partie bleue remplacée par une rouge, si bien que les deux moitiés redeviennent de teinte semblable ; le résidu mental de toutes ces transitions et impressions successives sera l’impression de ressemblance, d’uniformité, qu’ensuite la réflexion pourra abstraire, distinguer des autres impressions, reconnaître dans des circonstances diverses, et enfin, quand l’animal est doué de la parole, marquer par un mot. Si le caractère sensitif de la ressemblance est voilé, c’est parce que le sentiment de la ressemblance présuppose deux différences antérieures neutralisées : il se rapproche donc davantage d’un état neutre où la vie suit son coure monotone. La différence, au contraire, est nettement sentie, comme on sent un ébranlement soudain ; elle est une rupture d’équilibre, et toute rupture d’équilibre offre le caractère tranché d’un certain mode de sentir. Nos platonisans profitent de ce que l’impression produite par des objets semblables est un sentiment de retour à l’équilibre et d’état neutre pour en faire un acte mystérieux du pur esprit, étranger à tout sentiment.

De plus, les platoniciens raisonnent toujours comme si les sensations étaient des objets successifs séparés par des vides, qui auraient besoin d’être rapprochés ensuite par l’esprit pur. Ils oublient cette continuité naturelle et cette fusion spontanée des images dont un jouet scientifique, le zootrope, suffit à donner une preuve frappante. On sait que le zootrope présente successivement à la rétine une série d’images représentant les divers temps d’un mouvement complexe, comme celui d’un homme qui jongle; quand la rotation est assez rapide, les sensations se fusionnent et vous donnent l’impression d’un personnage unique qui fait des mouvemens continus. Donc les impressions différentes, comme les impressions semblables, viennent d’elles-mêmes coïncider dans la conscience, et il en résulte une impression composée, dont le mode particulier de composition s’appelle tantôt similitude, tantôt dissimilitude.

D’ailleurs, pourrait-on dire aux modernes platoniciens, s’il n’y avait pas déjà, dans le sentiment même des choses inégales ou égales, différentes ou semblables, dans l’impression spécifique qu’elles produisent en nous, quelque signe d’égalité ou d’inégalité, quelque symptôme de différence ou de similitude, comment votre jugement « intellectuel » reconnaîtrait-il que la différence ou l’inégalité commence ici, que la ressemblance commence là? Comment ne « brouillerait-il pas, » selon les expressions mêmes du Parménide, toutes les applications qu’il doit faire de rapports purement intellectuels entre des choses qui ne lui donnent, selon vous, aucun sentiment de ces rapports? N’est-ce pas aussi impossible que de déclarer une chose bleue sans avoir la sensation de la couleur bleue et par un acte de pensée pure? L’intellect ne peut être arbitraire; il faut qu’il soit d’abord fondé dans le sens in sensu, même quand il saisit des relations.

Est-ce à dire que tout s’explique par la sensation brute? Non. Outre la sensation proprement dite et ses combinaisons, il faut introduire dans le problème deux autres élémens : l’émotion agréable ou pénible et la réaction motrice de la volonté. En effet, c’est sous forme d’émotion que s’est révélée primitivement à nous la différence, le changement. La première différence que l’être animé saisisse, c’est celle du malaise et de l’aise ; le premier éveil de l’intelligence est la douleur. Toute douleur apparaît comme un état nouveau, faisant contraste avec l’état ancien dont le résidu subsiste encore dans l’imagination : ce contraste est saisi immédiatement, par le seul fait de la coexistence en nous d’une souffrance vive, d’une image confuse de bien-être et d’une tendance à écarter la souffrance. Inutile de faire intervenir ici des « idées pures » ou des « actes purs » de l’intelligence : le premier animal venu sent fort bien ce qu’il y a de nouveau quand les dents d’un ennemi pénètrent dans ses chairs, les meurtrissent, les écrasent. La douleur est pour lui la différence instructive par excellence. Outre la sensation et l’émotion, le changement douloureux provoque une réaction motrice énergique, qui se traduit par la contraction des muscles : il y a exertion de force, réalisation du mouvement par l’effort. Ce sentiment de l’effort moteur est inséparable du changement d’état appelé peine (πόνος) : il achève en nous le sentiment de la différence, il lui communique un caractère actif et dynamique : nous avons alors à la fois la différence subie comme douleur et la différence produite comme effort. D’ailleurs, dans tout choc, il y a nécessairement action subie et réaction exercée : il s’y trouve donc toujours un élément moteur en même temps que sensitif. Que le phénomène se répète, que les chocs de toute sorte se succèdent, de cette répétition se dégagera pour la conscience un élément sensitif et moteur commun à tous les cas : ce sera le sentiment de la différence. C’est donc, en dernière analyse, par la contrariété sensible de la peine, par la contrariété éprouvée et par la résistance qu’elle provoque, que nous faisons connaissance avec la contrariété pensée, avec cette opposition des « contraires, » où Platon voit une combinaison d’idées pures.

Pour se changer ensuite en une « idée » véritable et distincte, le sentiment des différences ou des ressemblances n’a besoin que d’être renforcé, porté au point visuel de la conscience, érigé ainsi en force dominante qui entraîne à sa suite les mouvemens appropriés. Et ce résultat est encore une conséquence de la sélection naturelle. Il importe au plus haut point à l’animal qui veut vivre d’exécuter les mêmes mouvemens de défense et de fuite devant le même ennemi ou devant un ennemi semblable au premier. Il n’importe pas moins à l’animal d’exécuter les mêmes mouvemens pour saisir la même proie ou une proie semblable. L’être chez qui des mouvemens différens ne suivraient pas des représentations différentes, cet être, fùt-il possible, disparaîtrait de la terre. A l’origine, il n’y eut pas même besoin que le sentiment de la différence se dégageât des émotions et mouvemens différens en fait : le mécanisme de la vie suffisait pour produire des mouvemens divers dans des circonstances diverses. Supposez pourtant que dans le monde il apparaisse un être en qui le sentiment de la différence et de la ressemblance, contenu en germe dans les émotions, et motions successives, se renforce en se répétant, se dégage au point de devenir lui-même une sorte de représentation reconnaissable parmi les autres, un objet d’intérêt et de réflexion, un tel être n’aura-t-il pas des chances de survie bien supérieures? Au lieu de se mouvoir selon les apparences les plus externes et les plus superficielles, il pourra adapter ses mouvemens à des ressemblances ou à des différences plus intimes, plus cachées, qu’il aura remarquées, tandis que les autres ne les auront pas saisies. Au lieu d’agir semblablement dans les cas semblables par un automatisme sans aucune conscience de la similitude, comme la bête, il agira semblablement dans les cas semblables avec conscience de la similitude, c’est-à-dire avec un sentiment de la ressemblance assez fort pour être réfléchi et aperçu. Au lieu de reconnaître simplement des objets semblables, il reconnaîtra encore le sentiment même qu’il a de la ressemblance et lui donnera un nom. Avec cet être, porté au-dessus des autres par la sélection naturelle, commencera la science proprement dite. Les idées mêmes de ressemblance et de différence, fixées dans le langage, seront devenues des centres d’action et de mouvement, des idées-forces, groupant autour d’elles et sous elles toutes les autres idées, et réalisant ainsi dans le monde de la vie l’idéal abstrait de la dialectique platonicienne.

Concluons que tous les faits de conscience sont sensitifs par quelque côté, même ceux qu’idéalisent le plus les Platon et les Aristote, puisque ces faits contiennent toujours des manières spéciales d’être affecté, d’être modifié, de sentir. C’est là ce qu’il y avait de vrai dans la vieille thèse du sensualisme, que confirme sur ce point la psychologie physiologique. Odeur de rose, saveur de miel, contact de velours, peine ou plaisir, inquiétude, espérance, décision, contraste, uniformité, égalité, etc., chacun de ces états intérieurs a sa qualité propre et sensible, sa nuance indéfinissable et pourtant distinctive, qui répond à un mode déterminé d’ondulation cérébrale; il y a une façon dont chaque état de conscience se fait sentir en passant, ou, si l’on veut, se sent lui-même. Le tort de Platon et de ses modernes sectateurs est de rechercher l’élément supérieur à la matière, soit dans des objets intelligibles, soit dans des rapports intelligibles, au lieu de le chercher dans l’intelligence seule, dans la conscience : la psychologie moderne, encore une fois, aboutit à cette conclusion que tout objet proprement dit est sensible et que tout rapport d’objets est pour nous sensitif, réductible à un mode complexe de sentir.

En résulte-t-il que la conscience, le sujet, n’ait point sa part nécessaire et essentielle dans la connaissance? Nullement, et il nous reste à déterminer cette part.

III.

Si nous ne pouvons saisir en nous cette pensée absolument pure et séparée de tout organe qui, pour Platon même et Aristote, était plutôt divine qu’humaine, ce n’est pas à dire que la connaissance puisse s’expliquer tout entière par un mécanisme passif, comme le croient les sensualistes de nos jours. Il y a d’abord une chose qui demeure irréductible à l’action du dehors et qui suppose quelque coopération du dedans : cette chose est la sensation même, qui est la façon originale dont la conscience est affectée. La conscience traduit selon sa nature propre les choses extérieures, et leur répond en son langage. Nous renversons donc le point de vue des platoniciens et des kantiens, qui voient dans la sensation la part du dehors, et dans le rapport des sensations la part de la conscience : selon nous, c’est au contraire le rapport des sensations qui est un ordre imposé du dehors et plus ou moins extérieur, tandis que la sensation même, avec sa couleur indéfinissable et sa qualité spécifique, est l’apport propre de la conscience, irréductible au mécanisme et à la seule action des objets matériels. En d’autres termes, c’est la sensation même qui est « intellectuelle; » c’est elle qui est déjà un commencement de connaissance par ce seul fait qu’elle est déjà accompagnée d’une conscience spontanée. Selon M. Lachelier, on peut sentir sans savoir qu’on sent, et par conséquent Platon aurait raison de dire que la sensation est étrangère à toute connaissance, aveugle et obscure. Nous ne saurions l’admettre. Une sensation, selon nous, n’existe en elle-même qu’à la condition d’exister aussi pour soi à quelque degré, et il n’y a pas plus de sensation absolument inconsciente que de souffrance inconsciente; or, par cela même qu’un état de conscience est senti, on peut dire aussi que, dans la même mesure, il est connu. Il n’est pas besoin d’y faire descendre d’en haut la vérité comme une lumière divine; son être et sa vérité immanente, c’est d’être perçu : esse est percipi, disait Berkeley. Platon et ses disciples auront beau répondre que la sensation meurt en naissant, qu’elle n’a pas même le temps de se « nommer, » de se distinguer du reste: cela n’est vrai qu’à moitié; en tout cas, jusque dans l’instantanéité il y a pourtant une réalité, et, comme cette réalité se sent elle-même, il y a une vérité : un éclair est encore une lumière. La connaissance, au sens le plus large de ce mot, indique seulement l’existence d’une chose pour la conscience et dans la conscience, existence saisie telle qu’elle est, représentée d’une manière identique à sa réalité. Cette « représentation adéquate, » la sensation, tant méprisée de Platon, est précisément ce qui nous en offre le type, l’idéal réalisé. Une connaissance universelle des choses serait une sensation universelle, une conscience universelle, un éclair illuminant la totalité de l’abîme et, au lieu de s’évanouir, se fixant en un jour sans fin.

S’il en est ainsi, les états de conscience ne diffèrent pas, comme le croient les platoniciens et péripatéticiens, en ce que tantôt ils seraient et tantôt ne seraient à aucun degré des connaissances; ils diffèrent simplement en ce qu’ils sont connaissances de plus ou moins de choses, en ce qu’ils enveloppent une vérité plus ou moins large. La vérité de la sensation n’est qu’un point; voilà sa réelle infériorité[2].

Mais, si l’intellectualisme abstrait est un point de vue incomplet, ce n’est pas à dire que le sensualisme exclusif suffise à expliquer la connaissance. Outre qu’il ne rend compte ni de la sensation même, ni de l’émotion, le sensualisme, en ramenant la formation de la pensée à un jeu d’impressions passives et reçues toutes faites du dehors, méconnaît la part de la réaction motrice dans le cerveau. Il ne voit pour ainsi dire dans l’acte réflexe que la première moitié, qui est l’excitation ; il ne voit pas la seconde, qui est la réaction motrice déterminée par l’appétit de l’être vivant. Comme les intellectualistes, les sensualistes sont portés à négliger le caractère moteur des états de conscience, le point de vue de la volonté. Nous croyons que la nouvelle psychologie devra insister de plus en plus sur cet aspect des faits intérieurs, dont nous avons montré plus haut l’importance[3].

C’est l’oubli de cet élément qui rend inexplicable à la fois pour l’intellectualisme et le sensualisme l’acte par excellence de la pensée : l’affirmation. Dans tout état de conscience, dans toute sensation, à côté du sentiment passif de l’excitation, il y a toujours la conscience plus ou moins obscure de l’opération, de l’impulsion volontaire et motrice. Cette conscience est manifeste dans les mouvemens des membres et du tronc ; elle l’est moins déjà dans les mouvemens imperceptibles de l’œil ou de l’oreille ; elle l’est moins encore dans les mouvemens subtils qui accompagnent l’attention et « l’aperception ; » il n’en est pas moins vrai qu’il y a innervation motrice sous tout acte de l’esprit. C’est précisément parce qu’on ne discerne pas les sentimens d’impulsion et de désir dans les actes intellectuels qu’on se figure encore avec Platon un intellect pur, indépendant, une sorte de jugement contemplatif « prononçant sur la vérité intelligible. » En fait, tout jugement, toute affirmation est un prélude à l’action et au mouvement : c’est même la conscience de cette action commençante qui est, selon nous, la principale caractéristique du jugement, de l’affirmation. Juger que la table est carrée, c’est commencer à se mouvoir par l’imagination jusqu’au centre de cette table pour se donner la sensation de ses quatre côtés égaux et perpendiculaires. L’affirmation que l’eau est glacée enveloppe un amas de résolutions et de volitions ; elle veut dire que, étant données certaines conditions, j’irai et marcherai sur cette eau. Dire que le soleil est chaud, c’est dire que je suis disposé à agir et à me mouvoir comme si j’éprouvais telle sensation de lumière et telle sensation de chaleur. Un jugement ou assertion implique donc une exertion, une certaine action commençante des muscles, qui n’est pas encore actuellement portée jusqu’à tel point de l’espace ou du temps, mais qui s’y prépare ; cette exertion annonce une attitude de ma volonté telle que, par la suite, quand l’occasion viendra, l’action sera entreprise et menée jusqu’au bout. L’affirmation est donc une action à la fois commencée et suspendue, une volition bornée au point de départ.

« Savoir, c’est pouvoir, » disait profondément Aristote ; ajoutons que pouvoir, c’est toujours mouvoir. Je puis agir volontairement sur les choses par mes idées des choses, donc je les connais et les affirme, autant du moins qu’il est nécessaire à la connaissance purement scientifique. Si par une série de mouvemens des mains, l’enfant place une montre auprès de son oreille et se donne à lui-même la sensation du tic-tac déjà éprouvée, il sourit de plaisir, et ce sourire signifie : Je sais. Toute idée, tout sentiment n’existe qu’en vue de l’action et tourne en action. Quelque étrange que la chose paraisse, nous irons jusqu’à dire, contrairement à certaines spéculations abstraites des platoniciens sur la « vérité » : c’est la portée pratique qui fait la valeur théorique, qui distingue la réalité du rêve, même du rêve « bien lié. » La mesure de la vérité n’est pas la sensation seule, comme le disait Protagoras; elle n’est pas non plus la pensée pure; mais elle est la sensation jointe à l’action.

Il y a donc, en définitive, dans tout acte de l’esprit, trois élémens dus à la conscience et inexplicables par l’influence du dehors ; ces élémens ne sont point, comme l’ont soutenu Platon et Kant, des formes intellectuelles, des cadres a priori, des idéalités, des rapports intelligibles, mais au contraire quelque chose de fondamental, d’intérieur et de vivant. C’est d’abord la sensation, qui est la manière spéciale dont la conscience est modifiée, puis l’émotion agréable ou pénible, enfin la volition motrice ou, si l’on préfère, l’appétit, qui est la manière originale dont la conscience réagit et imprime sa direction propre aux mouvemens organiques. Tous les faits intérieurs doivent être considérés sous ce triple aspect, qu’un philosophe anglais, Lewes, par comparaison avec les trois couleurs fondamentales du spectre solaire, appelait le « spectre mental, » Quant aux opérations « intellectuelles, » elles ne sont qu’une combinaison secondaire, un développement de la sensation, de l’émotion et de la volonté.


IV.

Les considérations qui précèdent nous permettront d’aborder un des plus grands problèmes de la psychologie contemporaine. Sous l’infinie variété des phénomènes matériels, lumière, chaleur, électricité, attraction, affinité, la science moderne a cherché « l’unité de composition, » et elle l’a entrevue dans le mouvement, dans le choc; la psychologie contemporaine, depuis Condillac, aspire à trouver la même « unité de composition » sous les phénomènes de l’ordre mental. Admettons provisoirement que cette aspiration soit légitime de tout point, et cherchons quelle sera cette unité, cet élément primordial. Nos psychologues contemporains ont cru trouver l’unité de composition mentale tantôt dans le domaine de la mécanique, tantôt dans celui de la logique. C’était se tromper de direction pour aboutir nécessairement à l’insuccès.

Selon M. Spencer et M. Taine, l’unité décomposition pour l’esprit est la même que pour le monde matériel : c’est le phénomène mécanique par excellence, le choc, qui, chez l’animal, devient « choc nerveux » et y a pour forme consciente le « sentiment de contraste. » — Nous ne saurions admettre cette théorie. Ni avec le choc transformé, phénomène tout extérieur et matériel, ni même avec le sentiment intérieur de contraste diversement combiné, on ne saurait former les sensations mêmes, les émotions, les désirs, tous les états de conscience. Qu’est-ce que le choc, sinon une rencontre, un rapport qui suppose lui-même des termes originaux entre lesquels il se produit? De même pour le sentiment de contraste : une sensation de lumière et une sensation d’obscurité préalablement données, une sensation de chaleur et une sensation de froid pourront bien le provoquer; mais est-ce donc avec des sentimens de contraste ou de choc, comme M. Spencer semble le croire, qu’on fabriquera les sensations mêmes, les sensations primitives, lumière, chaleur, etc.? Non. Le contraste est un caractère commun des sensations, il ne peut être leur clément ; on ne fait pas les choses avec des contrastes, mais des contrastes avec les choses. Une relation sans les termes qu’elle relie, c’est un pont suspendu dans le vide sans points d’appui à ses extrémités. Le sentiment de différence, nous l’avons vu, est une façon complexe d’être affecté et de réagir qui ne peut se produire qu’après deux états, comme un troisième état différent des deux autres : c’est une conscience de transition ; loin d’être l’élément primitif, c’est un composé et un dérivé de différens états de conscience. Si donc nous nous sommes écartés des idéalistes qui veulent, avec Platon, élever la relation de différence dans le monde des Idées et lui refuser tout caractère sensitif pour notre conscience, nous nous écarterons également de ceux qui prétendent, sous l’empire des préoccupations mécanistes, constituer toutes les sensations avec le seul « sentiment de choc » comme élément.

Pas plus que la mécanique, la pure logique n’est capable d’expliquer tous les faits d’ordre mental. Nous ne saurions donc admettre l’opinion trop intellectualiste de M. Wundt, qu’il avait développée surtout dans la première édition de son ouvrage, mais dont on retrouve encore la trace dans la dernière édition. C’est, selon l’éminent psychologue, l’opération fondamentale de la logique, c’est le raisonnement qui fait le fond de la conscience et établit son « unité de composition. » — « La seule forme d’activité mentale, dit-il, qui ait le pouvoir de lier, d’unir, c’est le raisonnement : il est l’origine de toute synthèse, conséquemment de toute pensée ; tous les phénomènes mentaux se ramènent à une opération logique comme tous les phénomènes matériels se ramènent à un mouvement. » M. Wundt, dans cette recherche de l’unité, est allé jusqu’à définir l’esprit,. « une chose qui raisonne. « 

Cette définition a été adoptée et remarquablement développée dans un livre récent de M. Alfred Binet sur la Psychologie du raisonnement[4]. Toutefois, tandis que M. Wundt fait du raisonnement une opération essentiellement logique, M. Binet le réduit à une succession mécanique de trois images régie par des lois constantes. Pour représenter par comparaison le mécanisme du raisonnement et son rôle prépondérant dans la conscience, il cite ces fleurs que le froid dessine peu à peu sur les vitres des chambres en congelant notre haleine : elles ont beau offrir les formes les plus variées, elles ne sont que la mise en œuvre d’une même loi. Pendant que la cristallisation s’opère autour d’un premier cristal, l’angle sous lequel les molécules se groupent en ligne droite a une valeur constante ; des branches pointues s’élancent du tronc, et de ces branches d’autres s’élancent aussi en pointe, mais l’angle compris entre les branches principales ou secondaires ne varie jamais. De même que la cristallisation, dans ses accidens les plus bizarres, observe ainsi toujours une même valeur angulaire, de même le raisonnement, qui fait le fond de toutes les opérations mentales, les soumet toujours à une même loi. J’aperçois de loin un livre ; l’image actuelle éveille, par ressemblance, le souvenir du même livre déjà vu ; puis ce souvenir éveille, par contiguïté dans le temps, celui du contenu de ce livre : voilà ce qu’on appelle percevoir et reconnaître. C’est, au fond, un raisonnement : ma sensation actuelle ressemble à une sensation passée ; ma sensation passée était accompagnée de telle autre sensation contiguë ; ma sensation présente doit donc évoquer cette autre sensation. — Nous proposerions une autre comparaison pour rendre plus intelligible ce procédé de raisonnement automatique. Supposez une lettre écrite en écriture sympathique capable de devenir manifeste par la chaleur; je projette un rayon de chaleur sur un point : un mot apparaît, mais, comme le calorique s’irradie, le mot contigu se dessine à son tour. Si la feuille était consciente, elle reconnaîtrait par ressemblance le mot actuellement échauffé que la plume avait tracé jadis, et elle sentirait le mouvement de la chaleur qui passe par contagion aux mots contigus : elle raisonnerait.

Selon M. Binet, la vraie base du raisonnement, ainsi conçu, n’est pas le principe abstrait de « l’uniformité des lois de la nature ; » elle doit être cherchée dans cette loi mentale qui enchaîne trois images l’une à l’autre par similitude et par contiguïté. L’organisation de notre intelligence est ainsi faite que, si les prémisses d’un raisonnement sont posées, la conclusion en sort avec la nécessité machinale de l’acte réflexe qui nous fait retirer notre main du feu. Nous raisonnons, dit M. Binet, parce que nous avons dans notre cerveau une machine à raisonner. Il blâme cependant les « intransigeans de la philosophie, » ceux qui, poussant toute chose à l’extrême, ont soutenu qu’il faut dire : « Il raisonne dans mon cerveau, » comme on dit : « Il tonne dans le ciel ; » mais M. Binet aboutit, en somme, à faire de la combinaison des prémisses un phénomène aussi mécanique que la combinaison des deux électricités dans le tonnerre. Pour lui, la conclusion consciente du raisonnement n’est qu’une vision anticipée et spontanée par les yeux de l’imagination ; l’individu qui raisonne se recueille pour regarder, au dedans de lui-même, dans une sorte de lanterne magique, les images qui passent et les tableaux qui se forment tout seuls. Le raisonnement procure donc une espèce de « vision logique » qui remplit les lacunes de la vision réelle. Cette vision peut même aller jusqu’à l’hallucination : elle ne fait alors que mettre mieux en lumière les lois mécaniques qui la régissent. Au sortir d’une phase de sommeil hypnotique qui avait duré quelques minutes, une malade s’imagine qu’elle a dormi plusieurs heures; M. Binet lui répond qu’il est deux heures de l’après-midi, quoiqu’il soit en réalité neuf heures du matin; aussitôt la malade ressent la faim la plus vive. M. Binet voit là un raisonnement qui arrive mécaniquement à se réaliser : « Il est tard, donc j’ai faim; » et la conclusion est une hallucination cérébrale. Une malade de M. Richet, transformée par suggestion en archevêque de Paris, croit voir le président de la république, lui présente ses complimens de nouvel an et écoute la réponse du président en disant à voix basse : « Eau bénite de cour. » Une autre, transformée par suggestion en général d’armée, voit des chevaux, des aides-de-camp, donne des ordres, se sert d’une longue-vue. Dans ces exemples, M. Binet croit qu’on saisit sur le fait « le travail logique de l’esprit qui tire toutes les déductions possibles du thème qu’on lui impose. » Seulement, dans ces cas maladifs, la vision idéale surpasse en intensité la vision réelle. De même pour l’abbé somnambule cité par M. Bersot et qui écrivait des sermons pendant ses accès. Un jour, on plaça une feuille blanche sur la page d’écriture qu’il venait de terminer : il se relut sur cette page blanche, faisant çà et là des ratures et des corrections qui coïncidaient exactement avec le texte placé dessous. Il accomplissait ainsi son travail logique sur une image hallucinatoire, mais parfaitement exacte, de la page écrite : « il remplaçait la vue par le raisonnement. »

Quoique M. Binet ait étendu à l’excès le terme de raisonnement, on peut lui accorder que le raisonnement automatique, conscient ou non de lui-même, fait le fond de la perception, de l’abstraction, de la généralisation, du souvenir, de tout ce que Platon appelait les opérations « discursives » de la pensée. La mécanique n’étant, après tout, que la logique appliquée à la quantité et au mouvement, il n’est pas étonnant que la logique soit elle-même une sorte de mécanique idéale : les lois du mouvement extérieur et les lois du mouvement interne des images nous semblent foncièrement identiques. Nous généraliserons même encore plus que M. Binet. Selon nous, le raisonnement est la contre-partie mentale de la grande loi du mécanisme : conservation de la force. Cette loi, en effet, veut que tout mobile persévère dans son mouvement tant qu’une autre force ne l’en détourne pas, et qu’il suive toujours la ligne de la moindre résistance. Une première expérience a réuni dans l’esprit de l’enfant la brûlure à la flamme et produit ainsi une certaine direction de la pensée en même temps que de l’action : d’autre part, aucune autre expérience n’est encore venue contrarier la première. Nous avons ainsi, en faveur de la direction flamme-brûlure, une force positive, et, d’autre part, aucune force contraire ; donc, quand reparaîtra la représentation de la flamme, la représentation de la brûlure reparaîtra aussi, et elle déterminera nécessairement une direction de pensée et d’activité identique à la première direction. Supposez de plus qu’un grand nombre d’autres expériences viennent encore confirmer la première : ces expériences ne feront qu’augmenter la force de direction sur la ligne flamme-brûlure, et si nul cas négatif ne se trouve en opposition, la persistance du mouvement selon cette résultante sera mécaniquement nécessaire. Ce mouvement persistant sans aucun obstacle se traduira dans la conscience par ce qu’on nomme affirmation. — Enfin, si un ou deux cas négatifs se présentent au milieu d’un grand nombre de cas positifs, il n’y aura plus conviction et affirmation sans réserve, mais seulement probabilité, et le degré de cette probabilité sera la résultante des expériences pour et des expériences contre, comme le mouvement d’un mobile est la diagonale du parallélogramme des forces favorables et contraires. La tendance à projeter dans l’avenir les similitudes observées dans le passé naît donc de l’absence de toute dissimilitude à nous connue dans les cas à venir; elle n’est qu’une continuation et un prolongement naturel des ressemblances observées. Cette continuation est elle-même une persistance dans le mouvement commencé, dans l’action commencée. Le principe mécanique de ce qu’on nomme improprement l’inertie de la matière et qui n’est, à vrai dire, que la continuation de son activité ou de son mouvement, est donc identique au principe mécanique du raisonnement.

Mais c’est précisément parce que la logique coïncide avec la mécanique qu’elle ne peut rendre compte de la réalité. Il nous paraît donc impossible d’étendre le domaine du raisonnement jusqu’à y comprendre la sensation simple ou, en général, le fait de conscience. M. Wundt a représenté la sensation même comme étant la conclusion d’un raisonnement inconscient. Ce n’est plus le raisonnement qui est de la « sensation transformée ; » c’est la sensation qui est du raisonnement transformé. Toute sensation, dit M. Wundt, par exemple celle du rouge, a un caractère distinctif, « une propriété absolument spéciale, » que rien ne peut exprimer. Quelle marque mystérieuse distingue le bleu du rouge? je ne puis le dire, et pourtant je ne m’y trompe pas ; sentir, c’est précisément discerner cette marque, c’est la reconnaître, pour aboutir à la conclusion : donc cela est bleu. Ce discernement, ce jugement ne peut être que la conclusion consciente de prémisses absolument inconscientes. — Cette théorie, selon nous, est encore une sorte de platonisme trop rationaliste et trop abstrait. On peut bien admettre que le raisonnement est la forme naturelle de la synthèse logique mais non de toute synthèse en général ; si on veut former la sensation même avec des raisonnemens, on poursuit une chimère, comme Platon qui avait fini par faire de la sensation un « mélange d’idées; » on recule la difficulté sans la résoudre, car ce n’est pas le raisonnement même qui fournira les termes entre lesquels il établit un lien, soit logique, soit mécanique. Ne faut-il pas toujours en venir à quelque chose qui soit senti d’une manière immédiate, à quelque « marque » qui se laisse apercevoir en elle-même et par elle-même? De ce que je ne puis exprimer ni traduire ma sensation du rouge dans la langue du raisonnement, comment inférer, avec M. Wundt, qu’elle soit la conclusion d’un raisonnement, sauf à se tirer ensuite d’affaire en disant que ce raisonnement est inconscient? Tout au contraire, il faut dire que la sensation n’est pas raisonnée, ni d’une manière consciente, ni encore moins d’une manière inconsciente, mais qu’elle est sentie par un sentiment immédiat. De même, les trois images ou sensations dont par le M. Binet, pour être liées par le mécanisme du raisonnement, doivent préalablement être données et senties.

Il faut donc chercher l’unité de composition des faits intérieurs dans quelque chose de bien plus profond que le raisonnement. Les intellectualistes ne sont souvent que des mécanistes qui s’ignorent, et réciproquement.

M. Wundt lui-même a fini par le comprendre, mais a-t-il enfin trouvé l’élément primordial? — Les dernières éditions de son savant ouvrage accordent le rôle prépondérant à ce qu’il appelle, avec Leibniz, l’aperception. Comparant le champ de la conscience au champ de la vision, M. Wundt nomme perception l’entrée d’une représentation quelconque, par exemple d’un son ou d’une odeur, dans le « champ visuel de la conscience, » et il nomme aperception l’entrée de cette même représentation au «point de vision distincte » de la conscience, c’est-à-dire l’attention saisissant un objet. Selon lui, l’activité fondamentale et primitive de notre pensée consisterait dans le pouvoir que nous avons d’amener une représentation à ce point de vision distincte et de l’y maintenir. La volonté elle-même ne serait autre que ce pouvoir; aussi M. Wundt emploie-t-il l’un pour l’autre les termes d’aperception et de Wille,

Cette théorie n’est pas sans analogie avec celle de M. Renouvier, qui place la liberté dans le pouvoir de maintenir une représentation sous le regard de la conscience ou, au contraire, de la laisser passer sans y faire attention. Un psychologue distingué de l’Amérique, M. W. James, croit de même que l’esprit n’a aucun pouvoir sur la qualité des représentations, mais qu’il en a un sur leur intensité, si bien que l’esprit pourrait, par l’attention, augmenter l’intensité d’une représentation et lui assurer la prééminence. Une plaque sonore n’a point de note propre par elle-même; il est presque impossible, en la raclant avec l’archet, de reproduire deux fois une note identique ; le nombre des figures de sable qu’elle fournira est aussi inépuisable que les fantaisies qui peuvent naître dans un cerveau ; mais le doigt du physicien, pressant la plaque ici ou là, détermine des points nodaux qui impriment au sable des figures d’une fixité relative : ainsi l’attention, en appuyant et en accentuant, fixerait les flottans tourbillons de l’écorce cérébrale.

Il y a assurément dans ces théories, qui rappellent le progrès de Condillac à Laromiguière, une grande part de vérité; mais il faut s’entendre sur la vraie nature de la force déployée dans l’attention ou, si on préfère ce terme, dans l’aperception. Nous ne saurions la considérer, avec MM. Renouvier et James, comme une création du libre arbitre. M. Wundt lui-même nous paraît opposer à l’excès l’aperception libre et les lois mécaniques qui associent nécessairement les sensations entre elles. En effet, il attribue à « l’acte d’aperception » le pouvoir mystérieux de produire spontanément des liaisons d’idées irréductibles aux lois fatales de l’association par ressemblance et contiguïté. — Je suppose, dit-il, le tic-tac d’un métronome se produisant à intervalles réguliers et avec une intensité toujours égale ; en ce cas, tout le monde sait que nous pouvons grouper deux par deux, trois par trois, quatre par quatre, les sensations successives : « ce groupement volontaire est dû à l’aperception. » — Selon nous, ce groupement ne diffère pas des effets habituels et nécessaires de l’association : nous associons un souvenir de rythme, avec temps forts et temps faibles, aux battemens indifférens du métronome, d’autant plus que tous nos mouvemens et toutes nos réactions cérébrales tendent, en vertu même de la constitution des organes, à prendre une forme rythmée comme le balancement de notre jambe. Au reste, nous avons l’habitude de grouper toujours nos sensations, ce qui est pour nous une économie de force et d’attention.

Les mêmes remarques s’appliquent à un autre exemple de M. Wundt : — « En chemin de fer, dit-il, nous pouvons transformer en un air quelconque le bruit régulier des roues ; nous modifions donc les sensations par l’aperception. » — Non, mais nous enchevêtrons un souvenir d’air, une association de notes par contiguïté avec le dessin rythmique des bruits de roue : un enchevêtrement de plusieurs lignes ou de plusieurs associations n’exige pas un mode de liaison supérieur à l’association ordinaire, ni un acte vraiment libre. M. Wundt attribue aussi à l’aperception le fait suivant : dessinez au tableau un dé dont les arêtes seules soient indiquées, « vous pourrez mettre en avant dans votre esprit celle des deux faces que vous voudrez, selon que vous vous représenterez intérieurement le dé vu de dessous ou vu de dessus. » — Mais qu’y-a-t-il de plus simple que ce changement de perspective, dû à la manière dont nos souvenirs intérieurs s’associent avec les lignes extérieures ? Il est clair que le de du tableau est une esquisse grossière qui éveille par association un souvenir plus précis, et ce souvenir, selon les hasards de l’imagination ou selon l’intérêt pris par nous à la chose, peut affecter lui-même deux formes diverses. Est-il besoin d’imaginer ici un mode de liaison spécifiquement distinct des lois nécessaires de ressemblance ou de contiguïté ? Pareillement, on peut voir par l’imagination un grand nombre de formes dans les nuages, dans les roches, dans les simples accidens d’une table en bois. On prétend que Léonard de Vinci recommandait à ses élèves, lorsqu’ils cherchaient un sujet de tableau, d’étudier avec soin l’aspect des surfaces de bois ; on finit par voir se dessiner, au milieu des lignes confuses, certaines formes d’animaux, des têtes humaines, des groupes pittoresques. Il n’y a dans tout cela qu’une soudure des images intérieures avec des points de repère extérieurs, comme quand on fait passer une courbe par des points donnés.

Cette soudure explique certains effets étranges d’hallucination. On persuade à une malade qu’il existe sur une table voisine un oiseau, puis, sans la prévenir, on interpose un prisme devant un de ses yeux : la malade s’étonne alors de voir deux oiseaux ; si on lui donne une lorgnette, l’oiseau imaginaire s’éloigne ou s’approche selon le bout par lequel elle regarde. Une jeune fille hystérique voyait la Vierge lui apparaître : en lui pressant l’œil, on dédoublait invariablement cette apparition miraculeuse, et on lui faisait voir deux Vierges. C’est que toutes ces hallucinations sont attachées à quelque point réel dont elles sont comme une auréole imaginaire, — tel point de la table où on croit voir l’oiseau, tel point de la fenêtre où on croit voir la Vierge : si vous dédoublez le point d’attache ou centre de localisation, si vous l’éloignez ou le rapprochez par des instrumens d’optique, vous transférez le même effet à l’image hallucinatoire. Ces faits prouvent que l’imagination n’est ni entièrement esclave ni entièrement indépendante des excitans extérieurs et qu’il se fait une combinaison de ce qu’on voit avec ce qu’on imagine ; mais cette combinaison a toujours lieu par des points de contact, qui sont ou des points de ressemblance, ou des points de contiguïté. Il n’y a pas là de lien particulier provenant d’un « acte d’aperception » libre et dégagé des lois de l’association ordinaire. La direction volontaire des idées par l’attention ne fait qu’ajouter un courant intérieur et constant aux autres courans d’idées, qui se trouvent alors subir une orientation comme dans les phénomènes d’induction électrique. Le révérend George Henslaw, doué d’une faculté qu’avait déjà Goethe, voit, quand il ferme les yeux et qu’il attend un moment, l’image claire de quelque objet : cet objet change de formes pendant aussi longtemps qu’il le regarde avec attention, mais, en étudiant la série de formes qui se succèdent, on reconnaît que le passage de l’une à l’autre est fourni tantôt par des relations de contiguïté, tantôt par des relations de ressemblance. Ainsi, dans une de ses expériences, les images suivantes se présentèrent : un arc, une flèche, une personne tirant de l’arc et n’ayant que les mains visibles, un vol de flèches occupant complètement l’œil de la vision (contiguïté), des étoiles tombantes, de gros flocons de neige (ressemblance), une terre couverte d’un linceul de neige (contiguïté), une matinée de printemps avec un brillant soleil (contiguïté et contraste), une corbeille de tulipes, disparition de toutes les tulipes à l’exception d’une seule; cette tulipe unique, de simple, devient double; ses pétales tombent rapidement, il ne reste que le pistil, le pistil grossit, etc. Nous voilà revenus à la fleur que Goethe, en penchant la tête, voyait s’épanouir, se ramifier et se métamorphoser. Eh bien ! quand Goethe composait Faust, il était également obligé d’attendre la résolution intérieure d’une équation qui avait pour termes des images et des idées : son « aperception » réagissait pour éliminer ce qui ne convenait pas au dessein choisi; elle établissait un intérêt dans le développement du spectacle interne, un nœud dramatique. Fait d’importance capitale, sans doute, qui n’est cependant encore qu’une complication des lois nécessaires de l’association, ou, si l’on veut, du raisonnement; c’est toujours l’introduction d’un courant supérieur qui, comme un tourbillon atmosphérique de force irrésistible, se subordonne le reste, emporte tout dans son cercle propre, impose sa direction aux feuilles des arbres qu’il détache, à la poussière qu’il soulève, aux vagues de la mer qu’il agite, aux voiles des barques qu’il gonfle et pousse devant lui. Ce n’est pas sans raison qu’on a comparé l’inspiration de l’artiste à un souffle qui entraîne toutes ses pensées : ce souffle est un sentiment un désir déterminant et dominateur.

Nous ne voyons pas davantage que l’aperception joue un rôle mystérieux dans la formation des idées générales. — Celles-ci se forment, dit M. Wundt, par la mise en relief d’un caractère important, aperçu et trié parmi les autres ; ainsi, parmi tous les caractères du cheval, il y en a un qui a vivement frappé l’Arya primitif, la vitesse ; pour les Aryas, le cheval fut le rapide; l’homme fut le penseur ou le mortel. la terre la labourée, la lune la brillante. — Ici encore, nous demanderons à M. Wundt ce qu’il y a de mystérieux et de vraiment libre dans l’attention prêtée par les peuples primitifs aux caractères des choses qui les intéressaient le plus. Il est clair que l’esprit n’est pas un miroir passif : l’être vivant fait un triage dans ses sensations suivant les convenances et les nécessités de sa nature, comme les cordes tendues vibrent seulement sous l’influence des sons qui ont avec elles des rapports harmoniques. Helmholtz a montré, dans son Optique physiologique, combien il y a de sensations visuelles dont nous ne nous apercevons pas, — Taches aveugles, mouches volantes, images consécutives, irradiation, franges chromatiques, changemens marginaux de couleur, doubles images, astigmatisme, mouvemens d’accommodation et de convergence, antagonisme des deux rétines, etc. Nous ne savons pas même sur lequel de nos yeux tombe une image, jusqu’à ce que nous ayons appris à discerner la sensation locale propre à chaque œil; aussi peut-on, depuis des années, être aveugle d’un œil et ne pas le savoir. Y a-t-il dans tout cela l’action d’un pouvoir indépendant et supérieur à l’association ordinaire? Nullement; dans le chaos des sensations, nous réagissons nécessairement à l’égard de celles qui ont pour nous de l’agrément ou de l’utilité, ou qui sont en elles-mêmes plus intenses et plus distinctes.

— « Mais, objecte M. Wundt, on ne peut établir de rapport constant et mesurable entre l’action déterminante des motifs extérieurs et la réaction de l’aperception intérieure : la loi de la matière est la conservation de l’énergie; la loi de l’esprit est une production illimitée d’énergie[5]. » — Nous ne saurions entrer ici dans une discussion sur le déterminisme universel ; mais, prises à la lettre, les propositions de M. Wundt nous semblent insoutenables; le déterminisme psychologique est sans doute beaucoup plus flexible, plus indéfini, plus incalculable que le déterminisme physiologique; ce n’en est pas moins, à nos yeux, un déterminisme. La « production d’énergie intellectuelle » n’est point illimitée[6] ; l’attention n’est libre que d’une liberté toute relative; « l’aperception » est une certaine quantité de force donnée à une image, à une idée, elle est une des conditions de ce que nous appelons l’idée-force, mais la réaction mentale qui la constitue est elle-même déterminée par l’état général de la sensibilité, par l’intérêt que nous prenons à l’objet et, en dernière analyse, par le désir. L’aperception intellectuelle, en un mot, n’est autre chose qu’une plus grande intensité de conscience produite par ce que Leibniz nommait « l’appétition » sensible. C’est le désir qui fixe la pensée. La théorie de M. Wundt est encore trop logique et trop intellectualiste : il cherche toujours l’unité de composition mentale dans un acte de pensée, au lieu de la chercher dans quelque chose de plus profond et de plus vital que la pensée même.


Pour nous, nous croyons qu’il faut admettre la fois, sous les phénomènes mentaux, un principe d’unité radicale et une radicale diversité. Ce qui fait la véritable unité de ces phénomènes, à nos yeux, ce n’est ni le choc, dont parlent MM. Spencer et Bain, ni le sentiment de choc et de différence, ni le raisonnement, ni « l’aperception intellectuelle » de M. Wundt ; c’est, on vient de le voir, le désir, d’où résulte la lutte pour la vie, et qui enveloppe toujours une conscience plus ou moins sourde. Dans tous les êtres que nous concevons nous ne pouvons nous empêcher de placer, sous les noms de force, d’activité, de tendance, d’impulsion, quelque chose d’analogue au désir et au vouloir; en revanche, nous concevons fort bien que leurs sensations puissent être très différentes des nôtres, aussi impossibles même à représenter dans le langage de nos idées que les couleurs dans la langue des sons. Le désir, avec la conscience et la tendance motrice qui en sont inséparables, est donc le vrai principe d’unité qui rapproche tous les êtres; la sensation, au contraire, avec ses espèces peut-être innombrables, est, comme Platon l’avait vu, le principe de la diversité radicale.

Dès lors, c’est une chimère, à notre avis, que de tout vouloir ramener à une unité absolue, qu’elle soit de l’ordre mécanique ou logique, — ce qui revient au même. Le a mouvement transformé, » le « raisonnement transformé » sont, comme la sensation transformée, des explications apparentes et non réelles. Il y a quelque idolâtrie dans le culte voué de nos jours à la « transformation des forces. » La théorie de l’évolution, mieux entendue, doit abandonner la prétention de réduire toutes choses à une « homogénéité » du même genre que celle des quantités pures, y compris les différences mêmes de nos sensations sous le rapport de la qualité. Ce que la science réduit à l’unité, ce sont simplement des lois, des rapports, ou, comme on dit aujourd’hui, des processus ; ainsi, on peut parfaitement réduire à l’unité les lois mécaniques et les lois logiques, les procédés des diverses opérations intellectuelles, toutes ces fonctions à la fois logiques et mécaniques de l’entendement où on a eu le tort de chercher des « actes » originaux et irréductibles. Les sensations d’une part, et la réaction du désir, d’autre part, suffisent à expliquer tous les modes particuliers de fonctionnement intellectuel. Mais ces élémens essentiels de la conscience, sensations, émotions et désirs, demeurent toujours, comme la conscience même, inexplicables. Seul, un matérialisme abstrait et mathématique peut croire, non sans naïveté, qu’il a réellement réduit à l’unité la sensation de chaleur et la sensation de lumière parce qu’il a réduit au mouvement et au choc les conditions physiques de la chaleur et les conditions physiques de la lumière. Toutes les réductions possibles à l’unité dans le monde extérieur ne parviendront pas à identifier dans notre sensation même la lumière et la chaleur[7]. Veut-on un exemple plus frappant? On ne réduira jamais à l’unité l’émotion de plaisir et celle de souffrance, quand même on montrerait qu’elles ont pour condition commune un même phénomène, le mouvement, le choc, avec une simple différence de direction. Les plus subtils raisonnemens sur l’unité fondamentale de la nature, sur l’identité universelle, sur l’universelle métamorphose des forces, ne supprimeront ni la différence des sensations et émotions, ni le sentiment de cette différence ; quand on aurait fait voir qu’au dehors de nous tout est toujours le même, il resterait encore en nous, comme indéniable, le sentiment de la différence, qui aboutit à la reconnaissance de qualités diverses dans nos divers états de conscience. La variété est un fait d’expérience interne plus certain que toutes les spéculations idéalistes ou mécanistes sur l’unité fondamentale de l’univers et sur la transformation de la force. Qu’a-t-on donc le droit de maintenir comme incontestablement réel devant les écoles, soit matérialistes, soit intellectualistes, qui sont portées à tout regarder comme apparent et même comme illusoire dans les états de conscience et qui cherchent ailleurs la réalité dernière, le fond objectif des choses? — C’est que tous les états de conscience qu’on voudrait réduire à un même état transformé, à une même unité radicale, mécanique ou logique, n’en ont pas moins leurs qualités propres, spécifiques, irréductibles; si l’on veut qu’ils soient des apparences, encore sont-ils des apparences différentes, des manières différentes de sentir. Et alors, eût-on ramené tout à une unité réelle, il resterait à expliquer pourquoi il y a des apparences différentes, pourquoi il y a du blanc et du noir, du doux et de l’amer, de la jouissance et de la souffrance, du désir et de l’aversion, en un mot, des états de conscience opposés l’un à l’autre. « Qu’apercevons-nous? dit Diderot. Des formes. Et encore? Des formes. Nous ignorons la chose; » comme les prisonniers de la caverne de Platon, a nous nous promenons entre des ombres, ombres nous-mêmes pour les autres et pour nous. Si je regarde l’arc-en-ciel dans la nue, je le vois; pour un autre qui regarde sous un autre angle, il n’y a rien... » Soit, mais l’arc-en-ciel n’en a pas moins une réalité originale dans notre conscience : il y existe incontestablement avec la sensation de ses sept couleurs et avec toutes les nuances de ces couleurs. Ce n’est pas la lumière même qui déploie l’écharpe magique, ce n’est pas la lumière qui est fris : c’est notre conscience. Et notre conscience n’est-elle pas plus réelle, en définitive, que cette «chose» ignorée, que « cette matière inconnue » dont parle Diderot, insaisissable fantôme qui ne prend un corps qu’au moment où nous projetons en lui quelque chose d’analogue à notre pouvoir conscient de sentir et de désirer?

Aussi n’est-ce pas dans les « formes » et les « rapports intelligibles, » comme le pensaient Platon et les intellectualistes, c’est dans le fond même de nos sensations et de nos actes volontaires qu’il faut chercher une révélation de la « réalité, » comme le croient ceux qui professent la « philosophie de la volonté. « Dans les places militaires de nos côtes, grâce à certains appareils scientifiques, l’image de chaque navire qui passe en mer vient se refléter sur une carte du port, où sont indiquées les places des torpilles, et quand l’image d’un navire ennemi est sur le point de la carte correspondant à une torpille, l’étincelle électrique part, le navire saute : la combinaison de deux images a servi à produire la combinaison de deux réalités. Ainsi fait le savant quand il prédit l’avenir ou le soumet à son expérimentation : il calcule le rapport des empreintes laissées par la nature dans son cerveau, pour agir ensuite sur la nature même et se la soumettre en partie. Mais il n’entame pas pour cela l’impénétrable Nature. L’élément véritable, l’unité radicale, le fond des choses échappe à la science proprement dite comme le fond de l’objet à l’empreinte : la science positive, qui se réduit à la logique et à la mécanique, et même la psychologie positive roulent sur des rapports et se jouent autour du cœur de la réalité. Seule la métaphysique s’efforce de se représenter ce que Platon appelait « les choses en soi, » mais comme c’est encore en nous qu’est l’idée de ces choses, la seule induction légitime consiste à se les représenter sur le type de ce qui est en nous le plus primitif et le plus irréductible : sensation, volonté et désir.


ALFRED FOUILLEE.

  1. M. Rabier, Leçons de psychologie. — Mêmes argumens chez M. Renouvier.
  2. l’opposition trop absolue des opérations sensitives et des connaissances intellectuelles se retrouve dans le remarquable ouvrage de M. Élie Rabier intitulé Leçons de psychologie, où de plus l’auteur n’a point fait une part suffisante à la doctrine de l’évolution. La lecture de ce livre, ainsi que des livres analogues de M. Janet et de M. Charles, n’en est pas moins propre à faire mesurer tout le chemin parcouru par l’enseignement de la philosophie en France depuis une vingtaine d’années.
  3. Les phénomènes moteurs ont déjà une place plus considérable, quoique insuffisante encore, dans deux livres remarquables qui viennent de paraître : Sensation et mouvement, de M. Féré, Essai de psychologie générale, de M. Richet.
  4. M. Binet est un disciple et collaborateur de M. Charcot qui a fait de très intéressantes études sur l’hallucination.
  5. Logique, t. II, p. 507.
  6. M. Richet compare ingénieusement l’animal à « un mécanisme explosif, mécanisme d’autant plus parfait que l’intervention d’une force de plus en plus faible pourra déterminer une explosion de plus en plus forte; » cette explosion n’en est pas moins toujours déterminée par des lois inflexibles.
  7. On trouvera, sur ce point, de fortes considérations dans le livre de M. Rabier.