La Serbie au XIXe siècle/02

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deuxième partie.
KARA-GEORGE.

I.

Au moment où Kara-George, avec les knèzes et les haïdouks, établissait le foyer de l’insurrection sur les sommets de la Schoumadia[1], les deux autres provinces de la Serbie étaient le théâtre de scènes toutes semblables. Il faut se rappeler que la Serbie proprement dite est comprise entre deux lignes parallèles, au nord la Save et le Danube, au midi les Balkans. Dans ce territoire de montagnes qui s’incline des Balkans au Danube, la Schoumadia occupe le centre. Schoumadia, du mot serbe schouma, c’est la contrée des forêts. A l’ouest s’étend la vallée de la Koloubara, à l’est la vallée de la Morava. La Koloubara et la Moiava sont deux affluens de la rive droite du Danube qui descendent de la même chaîne. Représentez-vous un pays hérissé de bois et de rochers, des gorges, des précipices, des marais ; au milieu de tant d’obstacles, l’appel qui avait gagné si vite toute la Schoumadia aurait pu ne passer que difficilement d’un district à l’autre. Or le désespoir était si profond, les passions nationales si animées, que les deux provinces de l’est et de l’ouest, la Morava et la Koloubara, eurent comme la contrée centrale immédiatement leur Kara-George.

Dans la Koloubara, le chef de l’insurrection fut un knèze nommé Jacob Nenadovitch ; à ses côtés marchaient deux vaillans auxiliaires, un pope et un haïdouk, tant il est vrai que tous les enfans de la Serbie, laboureurs, prêtres, bandits, confondus dans le même sentiment, se levaient, au même appel. Le pope s’appelait Lucas Lazarevitch, le haïdouk était le terrible Kjurtschia. Même élan dans la Morava, où Milenko, knèze de Klitschevatz, prit la direction du mouvement. C’était un homme doux et paisible ; mais les caractères les plus soumis, quand ils sont une fois décidés à la résistance, deviennent les plus indomptables. Par sa vie régulière, par son intelligence et son travail, Milenka avait acquis d’assez grandes richesses[2], il comprit qu’il était désigné le premier à la fureur des dabis, il sentit surtout qu’étant le plus riche il avait le plus d’obligations à remplir envers la communauté. Un autre personnage, Pierre Theodorovitch Dobrinjatz, associé aux affaires de Milenko, prit avec lui le commandement des Serbes de la Morava.

On n’avait guère le temps de délibérer. La même nécessité imposa le même plan de campagne aux chefs des trois provinces. En quelques jours, la population turque, chassée des villages et des petites villes, fut obligée de se réfugier dans les forteresses ; mais, une fois ce premier coup frappé, il fallait une direction souveraine pour soutenir une entreprise qui avait pris subitement de telles proportions. Quel serait ce chef unique chargé de rassembler toutes les forces du pays ? Les principaux habitans de la Schoumadia s’étant réunis pour le choisir, quelques-uns proposèrent un haïdouk nommé Glavasch, qui dès le premier jour de l’insurrection s’était distingué entre tous en faisant la chasse aux Turcs. « Je ne suis qu’un haïdouk, répondit simplement Glavasch, : je ne possède ni feu ni lieu, ni champ ni maison ; jamais la nation n’acceptera le commandement d’un homme qui n’a rien à perdre et rien à sauver » » Alors on se tourna vers Theodosi, knèze d’Oraschje, dans le district de Kragoujévatz. « Y pensez-vous ? dit celui-ci. Prendre un knèze pour chef ! Il faut tout prévoir, et dans le cas où nous serions battus, dans le cas où les Turcs reviendraient, qui donc vous protégera auprès d’eux, si vos knèzes sont compromis ? » L’excuse du haïdouk était généreuse et sensée, celle du knèze n’était ni moins sage ni moins patriotique. On ne s’était soulevé que contre l’oppression des dahis, on ne songeait pas encore à engager la lutte avec le sultan, et il pouvait arriver telles circonstances où les knèzes, représentans des raïas auprès du réformateur Sélim, auraient besoin de conserver leur influence morale. Qu’ils prissent part à la lutte, rien de mieux, pourvu qu’ils n’eussent pas la direction et par conséquent la responsabilité des événemens. Le jour, — si ce jour funeste devait venir, — le jour où les Serbes vaincus auraient besoin d’un intermédiaire auprès du vainqueur, il fallait que les knèzes fussent en mesure de remplir leur office tutélaire. A qui donc s’adresser, puisqu’on ne pouvait choisir ni un knèze ni un haï-douk ? Kara-George était manifestement l’homme de la situation. Il avait été haïdouk autrefois, et comme tel il devait plaire à la partie la plus guerrière de l’armée ; en même temps c’était un travailleur rustique, un conducteur de troupeaux, et le peuple agricole pouvait se fier à lui. Kara-George hésitait. « Je n’y entends rien, disait-il, ce n’est pas mon affaire de gouverner les hommes. — Nous vous conseillerons, répondaient les knèzes. — Mais je me connais trop, reprenait l’homme simple et loyal, je suis violent, je ne puis me contenir ; si l’on me désobéit, je ne saurai pas rétablir mon autorité par de bonnes paroles, je frapperai, je tuerai… » Les knèzes avaient réponse à tout. « Tant mieux ! dirent-ils ; dans la crise où nous sommes, il nous faut un chef qui se fasse craindre[3]. » Voilà de quelle manière l’énergique porcher de la Schoumadia devint le « commandant des Serbes. » C’est le titre qui lui fut donné dans les premiers actes revêtus de son sceau : commandant serbje. Plus tard, quand d’autres chefs investis de pouvoirs subalternes eurent formé une sorte de féodalité militaire, il prit le titre de chef suprême, verhovni voschd, afin de maintenir et de marquer son rang.

Cependant les dahis, retranchés dans les forteresses, appelaient de tous côtés des auxiliaires. Au premier bruit du soulèvement des Serbes, une troupe d’environ mille cavaliers venait de pénétrer dans la Schoumadia ; c’étaient des kridschales, espèce de condottieri musulmans qui s’étaient organisés pendant les derniers troubles, et qui dans la guerre des dahis et des pachas avaient offert leurs services au plus offrant. Anciens adversaires des dahis et sans doute ayant quelques échecs à venger, ils auraient volontiers fait cause commune avec les Serbes ; les Serbes refusèrent, pensant avec raison qu’une telle alliance leur serait onéreuse. Les dahis, moins scrupuleux, reçurent les kridschales aux avant-postes de leurs forteresses. Des secours plus sûrs leur arrivaient d’un autre côté ; un pacha de Bosnie, Ali-Beg, informé des événemens de Serbie, se vantait de n’avoir qu’à se montrer pour étouffer l’insurrection. « Les Serbes, disaient les Bosniaques, sont accoutumés à fuir du plus loin qu’ils nous aperçoivent. Quand un seul de nous rencontre une noce escortée de gens à cheval. les Serbes, fussent-ils cinquante, se hâtent de cacher leurs pistolets sous leurs manteaux et de mettre pied à terre. Aujourd’hui encore il suffira d’un soldat turc pour faire reculer cinquante rebelles. » Ali-Beg, méprisant de tels ennemis, n’avait même pas cru nécessaire de prendre le commandement ; il s’était établi dans le fort de Schabatz, laissant à ses lieutenans le soin de poursuivre les insurgés. Ces bravades ne durèrent pas longtemps. Au moment où les Bosniaques s’approchaient, les Serbes étaient en train d’élever des retranchemens à Svilenva ; ces travaux de défense étant encore trop faibles, ils se retirèrent. Les Turcs, persuadés que les Serbes se sont enfuis devant eux, s’installent aussitôt dans les retranchemens abandonnés. Les Serbes reviennent, attaquent la troupe ennemie, l’enveloppent, la pressent et l’obligent à capituler. « Nous ne sommes pas venus en ennemis, dit le chef des Turcs, nous sommes venus reconnaître la situation. » Invoquant ces sentimens de paix, il demande que ses soldats aient la vie sauve. Les Serbes y consentent en stipulant toutefois que les Bosniaques seuls se retireront en liberté, mais que, s’il y a parmi eux des Turcs de Belgrade, ceux-ci leur appartiendront. Les Turcs de Belgrade en effet s’étaient mêlés aux Turcs de Bosnie, et, comme ils essayèrent d’échapper avec les autres, la lutte recommença plus terrible ; c’est à peine si, dans cette petite armée si arrogante la veille, un homme sur dix put se soustraire aux coups des Serbes. « Les Serbes ! disaient-ils en repassant la frontière, ah ! ce ne sont plus les gens d’autrefois. Chacun d’eux porte un pieu aussi large qu’un bouclier, le plante dans la terre, et, à l’abri de ce rempart, fait feu sur l’ennemi sans discontinuer, comme si, puisant dans un sac plein de munitions, il nous jetait des poignées de plomb au visage. » La victoire de Svilenva fut le signal d’un héroïque élan. Les Serbes résolurent de marcher sur les forteresses. En même temps que Jacob Nenadovitch dans la Koloubara, Milenko dans la Morava, attaquaient Schabatz et Poscharevatz, Kara-George, conduisant les hommes de la Schoumadia, mettait le siège devant Belgrade.

La forteresse de Schabatz se rendit la première, grâce au dévoûment de deux cents haïdouks, héroïque fait d’armes dont le souvenir est encore vivant parmi les Serbes. Entre Schabatz et la frontière de Bosnie, ces deux cents haïdouks occupaient le couvent de Tschoketschina. Jacob Nenadovitch, qui dirigeait le siège de la forteresse, est informé qu’une troupe de mille kridsdhales, sous la conduite d’un des principaux dahis, a pénétré de Bosnie sur le territoire serbe, et se propose d’attaquer les assiégeans. Il court aussitôt à Tschoketschina. « Amis, dit-il aux haïdouks, il faut se défendre ici à outrance, et, coûte que coûte, barrer le passage aux Turcs. » Le chef des haïdouks, Kjurtschia, désespère de se maintenir dans le couvent avec sa petite troupe ; il est peu fait à la discipline, ce bandit, et Il aime mieux la guerre de coups de main qu’une défense régulière. « Eh ! Dit-il, laissons-les détruire ces murailles ; on rebâtit un monastère brûlé, on ne ressuscite pas un homme mort. — Crois-tu donc, lui répond Jacob Nenadovitch, que la semence des hommes doit périr avec toi ? » Cette fierté de langage était nécessaire en un moment si critique ; sans l’attitude résolue du knèze, sans l’exemple d’un homme qui exprimait d’un mot le sentiment du devoir uni au mépris de la vie, les haïdouks auraient peut-être suivi leur chef. Il ne s’agissait pas pour Nenadovith de sauver le couvent de Tschoketschina, Il s’agissait de donner à l’armée qui assiégeait Schabatz le temps de réduire la place. Bien plus, que seraient devenues les armées serbes, composées d’élémens si divers, si dès le début de la campagne les haïdouks n’avaient pas reconnu le commandement, subi les influences morales, appris à mourir à leur poste ? L’autorité de Jacob Nenadovitch obtint du premier coup ce résultat immense, irrité contre lui, irrité surtout d’avoir tort, l’indocile Kjurtschia reprit le chemin des montagnes, les autres haïdouks restèrent sur la brèche, et s’y firent tuer jusqu’au dernier. Ce sont les Thermopyles serbes, s’écrie M. Léopold Ranke. Les Turcs avaient pris le couvent, massacré tous les haïdouks, mais ils avaient eux-mêmes essuyé de telles pertes qu’ils ne purent rien entreprendre contre la petite armée campée autour de Schabatz, et que quelques jours après cette forteresse était obligée de se rendre aux soldats de Nenadovitch.

Cette nouvelle victoire entraîna dans les rangs de l’insurrection tous ceux qui hésitaient encore. C’était d’ailleurs un moyen de compléter l’armement des soldats. Pourvues de sabres, de fusils, de munitions, soutenues par quelques canons de campagne, les bandes serbes prenaient décidément les allures d’une armée. Nenadovitch se porta en toute hâte vers la Schoumadia, Kara-George détacha une partie des troupes qui tenaient Belgrade en respect, et tous deux marchèrent sur Poscharevatz, assiégée par Milenko. A l’apparition de ces bandes victorieuses, les assiégés capitulèrent, demandant à sortir librement. On leur accorda la vie sauve à la condition délivrer tous leurs chevaux arabes, toutes leurs armes, toutes leurs richesses, tous ces équipemens où étincelaient l’argent et l’or, après quoi, sans perdre de temps, avec cette armée chaque jour plus nombreuse et plus forte, Kara-George revint sur Belgrade. La Serbie entière était debout. De la Save au Danube, ses enfans marchaient triomphans. On allait frapper le coup décisif, on allait couronner par la prise de Belgrade cette campagne qui avait demandé si peu de jours et coûté si peu d’hommes.

Un incident singulier vint précipiter la fin de cette première lutte et en même temps, compliquer la situation pour l’avenir. Les conseillers de Sélim, persuadés, que c’était là une révolte contre les dahis et rien de plus, n’étaient pas mécontens de voir châtier cette milice arrogante. Les Serbes, sans le savoir, ne devenaient-ils pas les auxiliaires du sultan réformateur ? Mettre à profit l’insurrection pour faire plier les janissaires, montrer des sympathies aux Serbes, les aider même, se joindre à eux, par là les ramener plus facilement et rétablir l’ordre, tel était le plan très bien conçu du grand-vizir. Quelques knèzes de Serbie se trouvaient alors à Constantinople. on leur parla dans ce sens. C’étaient ceux qui étaient venus avant l’insurrection protester contre les violences des dahis ; ignorant le caractère que la guerre avait pris et les espérances qui en pouvaient naître, ils accueillirent ce langage avec joie. L’un d’eux, Jean Raschkovitch, dut être bien heureux, et encore plus étonné lorsque le divan le chargea d’acheter des munitions à Constantinople pour ses frères de Serbie. En même temps le grand-vizir confiait au pacha de Bosnie la direction des événemens ; c’était à lui de secourir les Serbes, d’en finir avec, les dahis, et de rétablir la paix. Békir-Pacha, tel était le nom du pacha de Bosnie, entra aussitôt sur le territoire serbe avec 3,000 hommes. Les Serbes le reçurent avec honneur ; des knèzes furent envoyés à sa rencontre, et, quand il arriva près de Belgrade, les trois chefs des assiégeans, Kara-George, Nenadovitch et Milenko, le firent camper au milieu d’eux.

Si les knèzes envoyés à Constantinople pour implorer la justice du sultan furent étonnés d’avoir si vite et si complètement réussi, combien plus grande dut être la surprise de Békir-Pacha ! Ces malheureux qu’il venait secourir, c’était un peuple triomphant. Avoir ces bannières déployées, ces armes étincelantes, ces riches équipemens, ces chevaux d’Arabie avec leurs selles à clous d’or, qui est reconnu ; les porchers de la Schoumadia ? Surtout, à voir ces fiers visages où rayonnait la flamme d’une vie nouvelle, qui eût reconnu le peuple des raïas courbé sous sa misère et sa servitude ? Le pacha résolut d’agir au plus vite : une telle situation, en se prolongeant, devenait un péril pour l’empire. La victoire d’ailleurs était assurée d’avance. Quand les dahis virent flotter la bannière de Békir-Pacha à côté de la bannière de Kara-George, ils comprirent qu’ils étaient perdus. Déjà le mercenaire qui défendait la ville avec ses kridschales, Guschanz-Ali, entamait des négociations avec les assiégeans. Les dahis embarquèrent leurs trésors sur un navire, et, descendant le Danube, allèrent se réfugier sous les remparts de Neu-Orsova. C’étaient les chefs de cette oligarchie guerrière qui avait fait tant de mal aux Serbes ; Milenko obtint de Békir-Pacha la permission de les poursuivre jusque dans la forteresse. « Laissez, écrivait Békir, au commandant de Neu-Orsova, laissez les Serbes châtier les ennemis du sultan. » Deux jours après, les têtes des tyrans maudits étaient exposées devant les tentes de Kara-George. « Maintenant, disait Békir aux insurgés, justice est faite. Vous pouvez retourner en paix dans vos maisons ; vos troupeaux et vos charrues vous attendent. »

Mais arrête-t-on un peuple qui vient de prendre un pareil élan ? Plus d’une fois déjà, pendant les quinze premières années du règne de Sélim, les Serbes avaient été soutenus par le divan contre les janissaires, puis abandonnés à leurs ennemis. Ils ne voulaient pas cette fois que leur victoire fût inutile. Tant qu’il resterait en Serbie une trace de l’ancienne oppression, tant qu’un ordre nouveau ne serait pas constitué, ils étaient résolus à ne pas déposer les armes. Noble résolution, et digne d’un tel peuple, mais difficile peut-être à soutenir jusqu’au bout ! N’était-ce pas faire des conditions au sultan, et si le sultan les refusait, n’était-ce pas s’exposer à la honte de reculer ou au péril de tout compromettre dans une lutte inégale ? C’est alors que les chefs serbes, Kara-George en tête, conçurent pour la première fois le dessein d’invoquer la protection d’une grande puissance chrétienne. Ils hésitaient entre la Russie et l’Autriche. Beaucoup de Serbes étaient sujets autrichiens, l’Autriche était la première qui les avait appelés aux armes, il y avait encore parmi les soldats de Kara-George, de Nenadovitch et de Milenko plus d’un vétéran qui avait combattu sous les drapeaux de l’empereur Joseph : c’étaient là bien des motifs pour s’adresser au cabinet de Vienne ; mais que de raisons aussi pour s’en défier ! L’Autriche, après avoir encouragé les soulèvemens des Serbes, avait toujours fini par les abandonner aux Turcs. Le traité de Sistova, on ne l’oubliait point, avait été une véritable trahison. Si les circonstances extérieures en 1791 avaient pu excuser la politique autrichienne, des circonstances plus impérieuses encore ne devaient-elles pas en 1804 paralyser ses bonnes dispositions ? En Allemagne et en Italie, l’Autriche était engagée dans une lutte gigantesque contre le plus redoutable des adversaires ; au milieu de complications imminentes, elle s’inquiéterait bien de ses protégés d’Orient ! La Russie offrait une sauvegarde plus sûre ; c’était vers elle, depuis Pierre le Grand et Catherine, que les opprimés de la Porte dirigeaient leurs regards. N’avait-elle pas déjà, en Moldavie et en Valachie, rempli le rôle de puissance protectrice ? Tout récemment encore, en 1802, n’avait-elle pas obtenu pour les Moldo-Valaques ce que les Serbes réclamaient pour eux-mêmes, l’éloignement des Turcs et l’établissement de chefs nationaux, princes tributaires de la Porte, que la Porte ne pouvait destituer sans l’assentiment du tsar ? Il fut donc résolu qu’on invoquerait le secours de la Russie. Trois députés serbes, le proia Nenadovitch (neveu du vaillant knèze Jacob), Jean Protisch et Pierre Tschardaklia, partirent pour Saint-Pétersbourg au mois d’août 1804. Ils revinrent six mois après (février 1805), rapportant une réponse favorable. « Prenez l’initiative, avait dit la chancellerie moscovite, adressez vos demandes à Constantinople, notre représentant les appuiera. »

Pendant ce temps, les chefs de l’insurrection serbe, tout en maintenant les positions acquises, n’avaient pas cru devoir pousser les choses plus avant. Il était clair toutefois que la lutte ne tarderait point à éclater de nouveau. D’un côté les anciens agens des dahis occupaient encore certains points fortifiés à l’intérieur et au sud, de l’autre les Turcs de Belgrade reprenaient leurs allures arrogantes, et les chefs serbes durent être constamment sur leurs gardes, soit pour éviter des embûches, soit pour prévenir un conflit prématuré. Quand les députés revinrent de Saint-Pétersbourg, tout changea aussitôt. Confians dans l’appui du cabinet russe, les Serbes purent enfin parler et agir. Quelques semaines après le retour des députés, une grande réunion des chefs de l’armée serbe eut lieu à Ostruschnitza. Il y vint des Turcs de Belgrade, il y vint aussi, chose curieuse, certains personnages de Moldavie et de Valachie, représentans des deux hospodars, chargés par le divan de Constantinople d’apporter à Kara-George et à ses compagnons le bérat impérial qui leur conférait la dignité d’ober-knèze. Le divan croyait sans doute que des paroles amicales et des titres d’honneur suffiraient pour calmer les esprits. Les Serbes, sans se demander si les Turcs de Belgrade ou les délégués des hospodars avaient qualité pour leur répondre, posèrent immédiatement des conditions très hardies. Ils étaient obligés, disaient-ils, d’expulser les derniers agens du despotisme des dahis ; il fallait pour cela que toutes les forteresses occupées encore par les Turcs sur divers points du territoire fussent remises entre leurs mains. En même temps ils refusaient de payer les impôts arriérés depuis le commencement de la lutte, et pour justifiée ce refus, ils présentaient le compte de tout ce que leur avait coûté la guerre, compte précis, détaillé, qui s’élevait à 3 millions de piastres. On dut naturellement en référer à Constantinople ; mais, une fois leurs exigences formulées, Kara-George et ses compagnons n’attendirent pas la réponse du divan : ils partirent d’Ostruschnitza pour continuer la guerre, impatiens d’arracher aux derniers soldats des dahis les dernières forteresses qu’ils occupaient.

Au bout de quelques, semaines, tous ces repaires de bandits avaient capitulé. Les Turcs de Serbie, fidèles au, sultan et hostiles aux janissaires se réjouissaient de ce résultat autant que les Serbes eux-mêmes. C’était toujours la guerre aux dahis, c’est-à-dire aux ennemis de Sélim, et les victoires de Kara-George semblaient le gage de la paix. Précisément à cette date, au printemps de l’année 1805, Sélim entreprenait de dompter les janissaires sur d’autres, points De son vaste empire. « Il se serait estimé heureux, dit M. Ranke, si dans plus d’une province d’énergiques raïas lui eussent rendu le service que lui rendaient les Serbes dans les contrées du Danube. » Comment donc se fait-il que le sultan réformateur ait si mal reconnu ce service ? C’est ici, — j’emprunte encore cette remarque à M. Ranke, — c’est ici qu’on voit éclater la contradiction fatale qui a si longtemps paralysé tout esprit de réforme dans l’empire ottoman. Si le sultan des Turcs n’était pas le commandeur des croyans, les Sélim et les Mahmoud eussent fait une autre figure dans l’histoire. Malheureusement ce que le génie politique inspirait au souverain, le fanatisme populaire, l’interdisait au chef de la foi. Que Sélim obéisse, librement à son génie, il continuera de voir dans les héros serbes les auxiliaires, de sa politique. Comme ces souverains de l’Occident qui se servaient du peuple pour briser les tyrannies féodales et constituer la grande équité du monde moderne, il confirmera les droits que les hommes de la glèbe ont si vaillamment conquis sur les hommes du sabre. Non, il ne le peut. La constitution même de l’état le lui défend. Ces hommes de la glèbe sont des raïas, les hommes du sabre, coupables ou non, ce sont des croyans. Quand les vieux Turcs, ceux-là mêmes qui avaient le plus souffert des violences des dahis, voyaient les raïas armés de fusils, de cimeterres, de canons, quand ils voyaient la bannière des haïdouks flotter dans la plaine comme la bannière des pachas, et tous ces hommes autorisés par le sultan à combattre des soldats de Mahomet, ils étaient saisis d’horreur. Quel sacrilège ! quelle trahison ! Le commandeur des croyans n’était donc plus qu’un giaour ? Tel fut en effet bientôt le nom donné à Sélim, comme plus tard à Mahmoud. Partout où Sélim essaie d’introduire ses réformes, pendant cette années 1805, des révoltes éclatent. Le fanatisme musulman soutient les janissaires contre les agens du sultan giaour. C’est à ce moment que les envoyés des Serbes apportent à Constantinople les conditions si fières formulées en toute candeur par Kara-George et ses compagnons. Éperdu, irrité, voyant partout des ennemis, Sélim cède à la fatalité de son rôle. Le chef de la foi est contraint d’infliger un démenti au souverain généreux. Au lieu de répondre aux envoyés de Kara-George, il les fait mettre sous bonne garde et donne à un de ses lieutenans, Afiz, pacha de Nisch, de partir à la tête de ses troupes pour désarmer les Serbes.

Voilà donc la grande guerre engagée, non plus la guerre contre les dahis, contre les janissaires ennemis du sultan Sélim, mais la guerre de quelques milliers de montagnards contre toutes les forces de l’empire ottoman ! Afiz-Pacha se dirige vers Belgrade avec son armée ; pour lui barrer le passage, Molenko et Pierre Dobrinjatz, à la tête de 2,500 hommes, élèvent deux retranchemens sur la frontière du pachalik, entre Kjupria et Palakyne. Derrière eux est Kara-George avec le peuple de la Schoumadia. Afiz se vantait d’apporter des cordes pour ramener pieds et poings liés les chefs de l’armée serbe, ainsi qu’une provision de couteaux de poche et de bonnets de paysans pour tous ces fiers porteurs de turbans et de cimeterres. Il ne tenait plus le même langage quand il eut essayé de forcer les retranchemens de Milenko. Étonné de la résistance de cette petite avant-garde, il comptait déjà ses pertes avec épouvante lorsque des éclaireurs accoururent, jetant une nouvelle terrible : Kara-George arrivait avec 10,000 hommes ! Afiz leva son camp, battit en retraite, et bientôt, malgré les provocations de Kara-George, désespérant de mener son entreprise a bonne fin, il reprit le chemin de son pachalik. Les chroniques serbes assurent qu’il mourut peu de temps après, emporté par la douleur et la honte.

Les Serbes ne se faisaient pas illusion : la fuite d’Afiz-Pacha n’était que le signal d’une lutte bien autrement redoutable. Le sultan ne tarderait point à envoyer contre eux de nouvelles troupes, des troupes plus nombreuses et mieux commandées. Il fallait donc s’attendre à un grand choc, rassembler toutes ses ressources, être prêt à toute heure, partout surveiller l’ennemi. Les Serbes étaient maîtres de l’intérieur du pays, les Turcs occupaient encore un certain nombre de forteresses où ils cherchaient à se maintenir sans inquiéter les Serbes, se bornant à attendre les ordres ultérieurs de Constantinople. Un jour, un personnage considérable parmi les Serbes, Giuska Voulitschevitch, voïvode du district de Smederevo, se fiant à cette situation pacifique et au respect qu’inspiraient les compatriotes de Kara-George, ne craignit pas d’entrer dans la ville pour ses affaires. Il était à cheval et portait haut la tête ; un de ces Turcs qui ne pouvaient se résigner à la transformation des raïas l’injurie au passage, une querelle éclate, on accourt, et le voïvode est égorgé. À cette nouvelle, les bandes qui se trouvaient aux environs sont transportées de fureur ; on ne punira pas seulement les coupables, la ville entière paiera pour eux. Attaquée, bombardée, Smederevo est prise, et les Serbes s’installent dans la place. Aussitôt, d’un bout de la Serbie à l’autre, les Turcs des forteresses se considèrent comme menacés, des représailles ont lieu sur plusieurs points, la lutte, jusque-là circonscrite, prend un caractère général. Il est évident que les préliminaires ont pris fin, que la grande guerre commence. On sut d’ailleurs dès les premiers combats, et c’est là ce qui des deux côtés mettait le feu aux poudres, on sut que les lieutenans de Sélim arrivaient avec toutes leurs forces. Pour réparer l’échec du pacha de Nisch, le sultan envoyait deux armées, l’une commandée par Békir, vizir de Bosnie, l’autre par Ibrahim, pacha de Scutari. C’étaient les meilleurs troupes de l’empire. Békir conduisait les Bosniaques et les soldats de l’Herzégovine, Ibrahim les Albanais et les Rouméliotes. Misérable sort de cette race divisée par la violence des événemens et par l’antagonisme des religions ! les Albanais et les Bosniaques, c’étaient aussi des Serbes, les Serbes musulmans contre les Serbes chrétiens.

Tous les chefs de la Serbie sont à leur poste. Un ancien compagnon d’armes de Kara-George, Raditch Petrovitch, récemment arrivé de Syrmie à l’appel de ses frères[4], entretient l’ardeur des insurgés dans les montagnes du sud, et garde les passages. Au nord-est, Milenko s’est établi dans une île du Danube, l’île Poretsch, qui commande la navigation à l’endroit où le fleuve se précipite avec violence entre les murailles de rochers qu’on appelle les Portes de fer. Au sud-est, du côté où la Morava bulgare se jette, dans la Grande-Morava, qui emporte ses eaux vers le Danube, la vallée offrait un passage aux Albanais d’Ibrahim ; c’est là que Pierre Dobrinjatz a concentré ses bandes après avoir pris Parakyne et fortifié Deligrad. Derrière lui, Mladen occupe Krouschevatz, la vieille ville des rois serbes. A l’ouest, sur les frontières de la Bosnie, deux districts qui n’ont pas pris part à l’insurrection, les districts de Jadar et de Radjevina, sont fermés aux Bosniaques par une convention particulière ; mais la vallée de la Matschva leur est ouverte. Jacob Nenadovitch y a construit des retranchemens. Au centre enfin, Kara-George défend la Schoumadia, prêt à se porter sur tous les points menacés.

La première attaque eut lieu du côté de la Bosnie au printemps de l’année 1806. Le début de la campagne fut favorable aux Serbes. Osman-Dshora, ayant réussi à passer la Drina, se laissa surprendre par les insurgés et périt avec tous les siens. Le vieux Méhémet-Kapetan était un adversaire plus redoutable ; mais, quand il fit invasion dans la vallée de la Matschva, il trouva en face de lui un des plus énergiques soldats de l’insurrection, le haïdouk Tschoupitch, qui l’obligea de battre en retraite. Ce n’étaient là pourtant que des escarmouches d’avant-garde. La vraie campagne commença aux premiers jours de l’été. Le vizir de Bosnie vendait de lancer sur la Koloubara une armée de 30,000 hommes dont il avait confié le commandement au jeune séraskier Kulin-Kapetan et au vieux Méhémet. C’était un terrible homme que ce jeune séraskier, sans foi et sans pitié. Il se jette sur les districts qui sont demeurés soumis, et, violant les promesses jurées, il brûle les villages, massacre les knèzes, emmène en captivité les enfans et les femmes. Est-ce la terreur inspirée par ces violences qui fit perdre la tête à Jacob Nenadovitch ? S’il n’était pas en force derrière ses retranchemens. de la Matschva pour tenir tête aux Bosniaques, il pouvait se retirer, gagner les montagnes, et par ces forêts, par ces défilés, par ces passages propices que tous les Serbes connaissaient, aller rejoindre l’armée de la Schoumadia. Au lieu de cela, il essaie de négocier avec l’ennemi. Son neveu, le prota Nenadovitch, et le vaillant Tschoupitch vont trouver le séraskier dans son camp. Celui-ci, pour première condition, exige que les retranchemens des Serbes soient immédiatement détruits, et, comme les parlementaires n’y peuvent consentir, il les retient prisonniers. Cette fausse démarche produisit l’effet d’une déroute. Quoi ! disaient les paysans de la Koloubara, fallait-il donc soulever le pays pour lâcher pied si vite ? Puisque les chefs n’ont pas foi en eux-mêmes, puisqu’ils prennent si mal leurs dispositions, puisqu’ils ne sont pas en mesure de se soutenir les uns les autres, que ne nous laissaient-ils mourir dans nos villages, chacun défendant son toit et sa famille ? Et l’armée de Nenadovitch se débande, comme si le lien qui avait réuni tous ces hommes était subitement brisé. Paysans, laboureurs, porchers, ils s’en vont par troupes regagner le foyer de leur tribu, les uns saisis de terreur, les autres irrites contre leurs chefs, tous aimant mieux mourir dans des combats isolés que de se rendre en masse. Il y a encore une certaine grandeur dans cette débâcle. L’enthousiasme les avait rassemblés, le désespoir les disperse. Horrible angoisse pour les chefs qui tenaient, le centre et l’est du pays serbe ! Si l’armée de la Schoumadia se débandait comme celle de la Koloubara, tout, était fini. Précisément à l’heure où Nenadovitch était ainsi abandonné des siens, — et les nouvelles courent vite, dans un pays soulevé, — on apprenait que le pacha de Scutari venait de franchir la frontière de l’est avec une armée de 40,000 hommes. Ce sont ici les grands jours de Kara-George, c’est dans cette crise effroyable qu’il s’est révélé à tous comme le vrai chef, le futur prince des Serbes. Un de nos vieux poètes a dit :

La guerre, c’est la forge où se font les couronnes.

Le porcher de la Schoumadia y forgeât la sienne au milieu de la défaillance publique. Beaucoup d’esprits commençaient à se dire qu’une telle entreprise était une folie la Serbie contre la Porte ! une province contre un empire ! Kara-George eut foi dans le succès, et sa foi releva l’armée. Il fallait d’abord rétablir l’insurrection dans les districts de l’ouest et arrêter la déroutes. A l’armée turque de Bosnie, qui avait envahi la Matsdiva et de là pouvait marcher en droite ligne sur Belgrade, il oppose une bande de 1,500 hommes commandés par Kalitch, 1,500 hommes pour en tenir 30,000 en respect, c’est une faible ressource mais il a si bien choisi ses positions, si bien mis à profit les défilés, les rochers, les forêts, que chacun de ces tireurs invisibles vaudra vingt cavaliers turcs. Pour lui, à la tête d’un millier d’hommes, il se porte au-devant d’Hadschi-Beg, qui était sorti de la forteresse de Sokol et marchait vers la Schoumadia ; il le rencontre à Petzka, et le rejette si vigoureusement en arrière que Hadschi-Beg ne se hasardera plus à quitter l’abri de ses murailles. Il entre ensuite dans les districts, où les Bosniaques, vainqueurs, avaient organisé un nouvel ordre de choses, il punit de mort, lest knèzes qui ont reçu l’investiture des mains de l’ennemi, il frappe comme des traîtres tous ceux qui se sont rendus ; les autres, les braves, il les traite en héros, et les tribus assistent à des scènes naïvement grandioses, qui rappellent les légendes épiques de Marko et de Milosch. Parmi ceux qui n’avaient point désespéré se trouvait un tout jeune homme à la tête blonde, à la lèvre souriante, un cœur de lion, sous les traits d’un adolescent : c’était Milosch Stoitschevitch, qui remplissait des fonctions de secrétaire auprès d’un notable de Potserje. A l’arrivée des Bosniaques, son maître, était passé à l’ennemi, sa mère avait été emmenée en esclavage ; lui, indomptable avait rassemblé quelques hommes également résolus à ne pas subir le joug, et s’était retiré dans les montagnes pour continuer la guerre. « Milosch, lui dit Kara-George, tu es mon fils d’adoption, je te nomme voïvode de Potserje. » Et, en voyant ce frêle jeune homme si doux, si fier, auprès du sombre Kara-George, on pensait à l’amitié des deux héroïques probratimes, Marko Kralievitch et Milosch Obilitch.

Les bandes se reformaient donc sous l’action de Kara-George et du jeune voïvode. Harcelés, décimés dans de continuelles rencontres, les envahisseurs de la Matschva s’étaient vus obligés de concentrer leurs forces sous les murs de Schabatz. Schabatz est une forteresse construite sur la rive droite de la Save, à moitié chemin entre la frontière de Bosnie et Belgrade. Kara-George résolut de les y suivre ; avec 7,000 fantassins et 2,000 cavaliers, il vint camper à Mischar, à une lieue de Schabatz, et s’y fortifia solidement. Pendant deux jours, les Bosniaques essayèrent en vain de forcer les remparts des Serbes. Le second soir, furieux de battre en retraite, ils exhalaient leur rage en provocations. « Ce ne sont que des escarmouches, à demain la bataille ! Vous avez tenu deux jours, le troisième décidera tout. Demain décidera si nous devons retourner en Bosnie, ou si vous vous enfuirez à toutes jambes jusqu’à Smederevo. Vous verrez comment nous traitons les haïdouks. » Les chroniques recueillies par M. Vouk Stefanovitch affirment que Bosniaques et Autrichiens des contrées environnantes avaient passé la Save pour assister à la bataille. C’était la première fois depuis le début de l’insurrection que des forces considérables allaient se mesurer en champ clos. Du haut des montagnes, sur les rochers, dans les arbres, des centaines de spectateurs étaient venus juger les coups, et parmi eux combien de gens, avec des sentimens divers, répétaient le pronostic des Turcs : pauvres Serbes ! malheur aux haïdouks !

Aussitôt la nuit venue, Kara-George, acceptant la bataille pour le lendemain, envoie ses cavaliers dans la forêt voisine avec l’ordre de s’y tenir cachés tant que les Serbes n’auront pas ouvert leur feu. Ils laisseront les Turcs commencer l’attaque, et, quoi qu’il arrive, demeureront immobiles ; à la première décharge des retranchemens, qu’ils s’élancent à toute bride, prenant l’ennemi à dos ! L’infanterie reçoit des ordres analogues : attendre les assaillans de pied ferme, essuyer le feu sans riposter, enfin ne tirer qu’au signal du chef, quand les Turcs seront assez près pour que chaque coup touche le but. À l’abri des redoutes, derrière les pieux, derrière les arbres, les plus habiles tireurs haïdouks et chasseurs des forêts, occupent les postes d’avant-garde ; il faut que d’une main sûre chacun d’eux jette le plomb à l’ennemi en pleine poitrine.

Dès l’aube, c’était un des premiers jours du mois d’août 1806, le séraskier Kulin-Kapetan s’ébranle de son camp de Schabatz avec sa terrible infanterie bosniaque et ses riches escadrons. Les chefs les plus renommés portaient leurs bannières sur le front de l’armée. Ils s’avancent, ils s’avancent toujours, un feu de mousqueterie éclate sur toute la ligne ; les Serbes ne répondent pas. Enfin, quand les Turcs sont arrivés au point fixé par Kara-George, le signal retentit, et la fusillade meurtrière commence. Les Serbes ne tirent point au hasard ; chacun vise, chacun frappe. Et quelle rapidité de mouvemens ! On dirait que les fusils se rechargent d’eux-mêmes. Les minutes sont bien employées, et il n’y a guère de balles perdues. Déjà plus d’un officier turc a péri, les rangs sont rompus, le désordre des premiers bataillons arrête et effraie ceux qui suivent. La fusillade serbe continue toujours, le canon aussi fait bien sa besogne. On reconnaît des gens qui ont appris la guerre dans les rangs de l’armée autrichienne. Des lignes d’hommes s’écroulent comme des pans de murs. Au milieu de ce désordre effroyable, quels sont ces nuages de poussière à l’extrémité du champ de bataille ? C’est la cavalerie serbe qui s’élance du fond de la forêt, bride abattue et sabre haut. Kara-George saisit ce moment ; il sort des retranchemens avec ses meilleures troupes et se précipite au milieu des bataillons turcs, déjà rompus et disloqués. Son impétuosité, tous les témoins l’attestent, était irrésistible ; sa figure sombre s’illuminait dans la bataille, et sa voix terrible y retentissait comme l’ouragan. Avec sa haute taille voûtée qui toujours se redressait au feu, il était vraiment l’image de la Serbie ; on eût dit qu’il en représentait les humiliations séculaires et les formidables vengeances. Partout où apparaissait le terrible géant, la victoire semblait certaine, tant il communiquait à tous son ardeur et sa force. On le vit surtout dans la journée de Mischar ; cette sortie faite si à propos acheva la déroute des 30,000 Bosniaques. Les pertes des Turcs furent énormes. Le séraskier Kulin-Kapetan, le vieux Méhémet-Kapetan et ses deux fils, d’autres chefs encore, d’autres vaillans illustres (hélas ! beaucoup étaient de race serbe), restèrent parmi les morts. La fleur de la Bosnie était couchée dans la plaine sanglante. C’est à peine si un petit nombre de fuyards put repasser la frontière. Sans chefs, sans direction, frappés de terreur, des bataillons entiers avaient pris la fuite ; on ne leur laissa pas le temps de se réfugier dans la forteresse de Schabatz, d’où ils étaient sortis le matin si confians et si fiers. La cavalerie serbe les tailla en pièces ou les jeta dans les rivières qui leur barraient le passage, la Save et la Drina. On fit sur plusieurs points des milliers de prisonniers. Le butin en chevaux, en armes, en munitions et richesses de toute sorte, fut immense. Le fils adoptif de Kara-George, Milosch de Potserje, un des héros de ce grand jour, reçut en récompense l’épée du séraskier. Tandis que Kara-George et ses compagnons anéantissaient l’armée bosniaque, d’autres chefs, Jacob Levich, Stanoina Alas, Mladen, Glavasch, surtout Pierre Dobrinjatz, défendaient la frontière orientale contre l’armée du pacha de Scutari. Les rapports des chroniques serbes sont beaucoup moins détaillés à ce sujet que sur la bataille de Mischar. On sait seulement que Pierre Dobrinjatz, abrité sous les redoutes qu’il avait élevées à Deligrad, sur la rive droite de la Morava bulgare[5], y arrêta pendant six semaines les Albanais et les Rouméliotes d’Ibrahim. Pendant ce temps, des bandes serbes harcelaient sans cesse les flancs de l’ennemi et menaçaient de lui couper la retraite. C’est ainsi qu’une armée de 30 ou 40,000 hommes, terrifiée d’ailleurs par les nouvelles qui arrivaient de Mischar, fut tenue en échec et réduite à l’impuissance par les troupes bien moins nombreuses de Pierre Dobrinjatz.

Bientôt, Kara-George arrivant avec ses troupes victorieuses, Ibrahim, qui avait demandé des ordres à Constantinople, fut chargé de lui offrir la paix. Une conférence eut lieu dans Smederevo, et il y fut convenu qu’une députation irait exposer au sultan les justes exigences du peuple serbe. Les chefs de cette ambassade étaient deux des principaux knèzes, assistés d’un personnage fort habile, Bulgare de naissance, qui avait été drogman de la légation ottomane à Berlin, et qui connaissait non-seulement les langues, mais les affaires de l’Europe. « Prenez garde, dit-il au divan, les Russes ont déjà pris en main les intérêts de la Moldavie et de la Valachie. Si la guerre éclate entre la Russie et la Porte, et cette guerre est imminente, prenez garde que votre ennemi ne trouve des auxiliaires tout prêts dans les insurgés de la Serbie. Donnez-leur les garanties qu’ils ont droit de réclamer, et vous désarmez sur ce point la politique russe. » C’étaient les conseils du bon sens, et aujourd’hui encore il n’est pas de meilleure voie à suivre pour qui veut combattre efficacement le panslavisme. Pierre Itschsko, c’était le nom de notre diplomate, développa ces idées avec tant de force et d’adresse, que le divan ne tarda guère à se rendre. Dès la fin d’octobre 1806, les députés serbes revenaient à Smederevo, apportant les offres du gouvernement impérial : les Serbes seraient les maîtres chez eux, ils auraient un gouvernement propre, ils occuperaient même les forteresses ; à ces conditions, ils feraient toujours partie de l’empire ottoman et reconnaîtraient la suzeraineté de la Porte. En signe de vassalité loyale, ils paieraient un tribut annuel de 900,000 piastres ; il était convenu en outre que, pour marquer d’un signe extérieur le droit du suzerain, un muhazil demeurerait à Belgrade avec 150 Turcs. C’était comme un drapeau flottant à la frontière ; la petite patrie était constituée au sein de la grande. Les Serbes à cette date ne songeaient point à demander autre chose ; qui sait même si les plus ambitieux eussent osé espérer tant ? Ils savaient quels efforts avait coûtés la victoire, et ce qu’un échec toujours possible amènerait de calamités. Au prix d’un impôt dont ils régleraient eux-mêmes la répartition, ils allaient désormais se gouverner, s’administrer, occuper les forteresses, se sentir libres enfin et commencer une vie nouvelle. Un muhazil avec 150 Turcs, en vérité ces représentans du suzerain ne leur causaient guère de souci. Ils acceptèrent, sans hésiter, et Pierre Itschko repartit pour Constantinople, afin d’obtenir la signature impériale.

« Voici, s’écrie M. Léopold Ranke, un moment décisif dans cette histoire. De telles mesures eussent empêché toute alliance des Serbes et de la Russie. « Grand avantage en effet pour les Serbes comme pour les Turcs, grand profit aussi pour la politique libérale en Europe, et déjà le résultat semblait acquis, déjà le muhazil qui devait représenter la Turquie à Belgrade était arrivé à Smederevo avec les députés ; il manquait seulement au traité une signature, une confirmation suprême. Comment donc se fait-il que Pierre Itschko, en revenant à Constantinople, ait trouvé toutes les dispositions changées ? M. Ranke, qui examine ici de très près les rapports des affaires de l’Europe avec celles de Serbie, est persuadé que la crainte d’une guerre avec la Russie avait contribué plus puissamment encore que l’éloquence de Pierre Itschko à déterminer les concessions de la Porte. Or de grands événemens venaient de changer la face des choses. Après la journée d’Austerlitz (2 décembre 1805), la Turquie, voyant les Russes battus en même temps que les Autrichiens, avait précipité la lutte en Serbie ; vaincue par les insurgés (août 1806), elle avait les yeux sur le nord-est de l’Europe, où se préparait une nouvelle guerre. Napoléon allait se trouver en face des Prussiens et des Russes ; comment se termineraient ces terribles chocs ? Si Napoléon, allié du sultan, était moins heureux qu’à Austerlitz, la Russie serait plus menaçante que jamais. C’était le moment pour la Turquie de se montrer circonspecte : de là les concessions faites à Pierre Itschko ; mais entre ces concessions et le retour du diplomate serbe la Prusse venait d’être écrasée à Iéna et à Auerstaedt (14 octobre 1806). Les conseillers de Sélim, devinant bien quelles charges pèseraient sur la Russie pendant les années suivantes, reprirent leurs allures hautaines. On fit naître une difficulté quelconque au sujet de la ratification, et le projet fut rejeté. Qu’importe ? Malgré ce dédit qui ressemblait à la violation d’une promesse, le projet d’octobre 1806 a joué son rôle dans l’histoire ; pendant longtemps, « la paix de Pierre Itschko, » c’est ainsi qu’on l’appelait, est restée pour les Serbes le programme de L’avenir, et c’est de nos jours, seulement que le but a été atteint d’une manière définitive, puisqu’après tant de luttes, tant d’événemens, tant de négociations de tout genre, les derniers soldats turcs n’ont quitté les forteresses de Serbie que sous le règne du prince Michel Obrenovitch.

Kara-George résolut de poursuivre la guerre et d’obtenir par les armes ce qu’on lui refusait insolemment après des promesses mensongères. Il mit le siège devant Belgrade. Pendant la nuit du 12 décembre 1806, un hardi coup de main livra aux assiégeans les remparts extérieurs de la ville ; le lendemain à dix heures du matin, la ville était au pouvoir de Kara-George, et les kridschales qui l’avaient défendue s’enfermaient dans la forteresse. Quelques jours après, ils étaient obligés de capituler. Kara-George aurait voulu que la victoire fût aussi pure qu’elle avait été rapide ; mais comment dominer des bandes victorieuses qui avaient tant d’outrages à venger ? Au moment de la prise de Belgrade, il avait annoncé, que tout acte de pillage serait puni de mort ; il tint parole. Deux-Serbes qui avaient méprisé ses ordres furent passés par les armes, et le terrible chef fit clouer leurs membres sanglans aux portes de la ville. Justice sommaire, justice barbare ; il y avait encore tant de barbarie chez ce malheureux peuple à peine échappé de la servitude ! Partout où se trouvait Kara-George, la multitude sentait le frein ; aux lieux où manquait sa surveillance, les représailles éclataient d’autant plus furieuses. Lorsque Guschanz-AIi et ses kridschales, après avoir capitulé, sortirent de la forteresse et descendirent le Danube sur des barques, les Serbes de Milenko, établis sur une des îles du fleuve, les fusillèrent au passage sans le moindre souci des lois de la guerre. Quelques-uns même les poursuivirent, les poussèrent vers la rive opposée, les taillèrent en pièces jusque sur le territoire autrichien. Ce fut bien pis encore le 7 mars 1807. Soliman-Pacha, l’ancien gouverneur de Belgrade, avait obtenu un sauf-conduit pour ses 200 janissaires et un certain nombre de familles turques. Quand il fut à quelques heures de la ville, des bandes serbes assaillirent la troupe fugitive. Les soldats même qu’on lui avait donnés pour protéger sa retraite se joignirent aux assaillans. Pas un des malheureux n’échappa. Ivres de sang et de vengeance, les acteurs de ces horribles scènes revinrent continuer leur œuvre à Belgrade. Que peut la voix des chefs, même celle d’un Kara-George, quand ces frénésies s’emparent de la multitude ? Le massacre dura deux jours. Le troisième, ceux qui avaient échappé aux recherches, — c’étaient surtout des pauvres, des mendians, — ne purent se soustraire à la mort qu’en se laissant baptiser. On a regret à dire que des hommes déjà considérables parmi les Serbes, Mladen, Sima Markovitch, Voule Ilitch, prirent part à ces violences et s’enrichirent de pillage. Les vieux knèzes étaient consternés. « C’est mal ! c’est mal ! disaient-ils ; Dieu punira les Serbes ! » Les jeunes disaient : « Nous reprenons nos biens, il y a des siècles que les Turcs nous volent notre terre et le prix de nos sueurs. » Quelques raisons qu’on se donne à soi-même pour justifier de telles horreurs, la conscience proteste. La conscience nationale a protesté à sa manière ; dans un pays où tous les événemens de la vie publique, où tous les épisodes de la guerre, sont célébrés par des rapsodes, pas un chant ne fait allusion au massacre des Turcs de Belgrade.

De nobles victoires effacèrent bientôt ces souvenirs. Au mois de juin 1807, après un siège de quelques semaines, Kara-George s’empara d’Uschitzé, la ville la plus importante de la province après Belgrade. Les hommes de la Schoumadia se couvrirent d’une gloire nouvelle dans cette laborieuse entreprise. Parmi eux se révéla au premier rang un personnage qui jouera plus tard un rôle extraordinaire dans cette histoire, un pâtre, un porcher, comme Kara-George, d’une origine plus modeste encore, et qui montera plus haut, car c’est lui qui reprendra l’œuvre abandonnée par son devancier dans une heure de désespoir, et qui sera le véritable libérateur de la Serbie. Milosch, fils d’Obren, celui que l’histoire appelle le prince Milosch, le fondateur de cette dynastie des Obrenovitch qui règne aujourd’hui sur la principauté serbe, n’était qu’un soldat obscur avant le siège d’Uschitzé. Ce mélange d’audace et d’habileté, ces ressources de ruse et de courage qui firent du fils d’Obren une des plus étonnantes figures de l’Europe orientale dans le siècle des Sélim et des Mahmoud, des Méhémet-Ali et des Ali-Tébélen, éclatèrent pour la première fois sous les murs d’Uschitzé, présageant au héros barbare de grandes et tragiques destinées.


III

Ainsi à la fin de l’année 1807 la plus grande partie du pays serbe était affranchie du joug ottoman. Presque toutes les forteresses, Belgrade, Smederevo, Schabatz, Uschitzé, Poscharevatz, Krouschevatz, portaient haut la bannière de Douschan et de Lazare : est-ce à dire que l’indépendance nationale fût à l’abri de tout péril ? Non, certes. Le massacre des Turcs de Belgrade, des scènes analogues à Schabatz, bien des actes d’insubordination, bien des luttes intestines, parfois des entreprises mal conduites qui auraient pu compromettre les victoires de Kara-George, c’étaient là des symptômes menaçans pour l’avenir. Nenadovitch, voulant porter la guerre au-delà des frontières de l’ouest dans l’espoir de soulever les chrétiens de Bosnie, attira sur le territoire serbe les Bosniaques musulmans, et se serait fait battre à plates coutures sans la prompte arrivée des hommes de la Schoumadia. Milenko avait commis les mêmes fautes et couru les mêmes périls sur la frontière orientale. Il était temps de soumettre ces forces tumultueuses à une direction unique. L’unanimité du sentiment national dans les premières périodes de la guerre avait tempéré les inconvéniens de l’anarchie ; cet état de choses, en se prolongeant, eût amené des désastres. Il n’y avait plus de règles, plus de lois, plus de traditions. Les vieilles coutumes qui avaient formé autrefois la cohésion morale du peuple et préparé cette héroïque levée d’armes étaient brisées par la surexcitation universelle. Chacun se faisait sa place au soleil. Qu’étaient devenus les knèzes, les kmètes, les chefs si respectés des tribus ? C’était le hasard de la force qui établissait les pouvoirs nouveaux. Des voïvodes, sans autre investiture que le droit de l’épée, se faisaient un cortège de coureurs d’aventures et arboraient une bannière. Ces hardis cavaliers attachés à la personne du voïvode s’appelaient des momkes ; leur nombre, l’éclat de leur équipement et de leurs armes indiquaient l’importance du voïvode. Une sorte de féodalité bizarre remplaçait l’antique hiérarchie patriarcale. Ces chefs de bandes s’attribuaient à eux-mêmes les immeubles possédés autrefois par les Turcs, prélevaient une dîme sur les travaux des paysans, et, recueillant les impôts, dont ils avaient à rendre compte, s’en réservaient une part.

Peu à peu, il est vrai, la force des choses avait introduit un certain ordre au milieu de cette confusion. Si les voïvodes nés de la guerre dominaient les paysans, ils étaient soumis à des chefs supérieurs. C’étaient les hommes qui, ayant rendu plus de services, inspiré plus de confiance par leur courage ou leur habileté militaire, avaient fini par commander tout un district, quelquefois toute une province. On les appelait les hospodars[6]. Tels étaient Jacob Nenadovitch dans les districts de Jadar et de Radjevina, Milenko dans l’île et le district de Poretsch aux environs de Belgrade, Pierre Dobrinjatz dans le district de Parakyne, Milan Obrenovitch dans le district de Rudnik. Kara-George enfin dans presque toute la province de la Schoumadia. Kara-George avait d’abord partagé le commandement de sa province, avec ses deux vaillans compagnons d’armes, Kalitch et Tschaparatitch ; quand ils tombèrent sur le champ de bataille, personne dans la Schaumadia ne put lui disputerr la prééminence. Ce fut un bonheur pour la Serbie. Sans cette circonstance ; on eût vu le pouvoir divisé entre des chefs à peu près de même force, indépendans les uns des autres, et des rivalités inévitables auraient compromis la cause commune. L’autorité de Kara-George formait une base déjà sûre où s’appuyait l’indépendance nationale. Il n’avait pas seulement ses momkes comme les voïvodes, ses bandes comme les hospodars, il avait une armée. Tous les ans au printemps, hospodars et voïvodes se réunissaient en assemblée générale. C’était la skouptchina, du mot serbe skupiti, rassembler. Là, on délibérait sur les entreprises de guerre qui auraient lieu pendant la belle saison, on avisait aux moyens, on votait l’impôt, on rendait ses comptes, et, si quelqu’un avait à se plaindre d’une injustice, il dénonçait le coupable. Dans ces grandes assises de la nation armée, — car chacun y assistait avec son cortège, — on pense bien que le hospodar de la Schoumadia, celui que les knèzes dès le premier jour avaient salué « commandant des Serbes, » devait exercer une action prépondérante.

C’était un point de départ, ce n’était pas encore un gouvernement. La skouptchina ne se réunissait qu’un petit nombre de jours chaque année. Les hospodars, jaloux de l’autorité croissante de Kara-George, maintenaient, par tous les moyens leurs prétentions particulières, et, sussent-ils même désapprouvés par l’assemblée, qui donc pouvait les réduire à l’obéissance une fois qu’ils étaient retournés dans leurs districts ? Où était la sanction des votes ? où était la souveraineté de la loi ? Kara-George était plus puissant, il n’avait pas encore plus de droits que les autres. On lui résistait dans la skouptshina, on lui eût résisté sur un champ de bataille. Fallait-il s’exposer à une lutte fratricide quand la Serbie, toujours menacée, avait besoin de toutes ses forces ? Nous résumons ici les impressions ressenties par les esprits clairvoyans dès les premières années de la guerre de l’indépendance ; on peut affirmer qu’en 1805, au moment où la révolte contre les dahis devenait une guerre contre le sultan, deux partis se dessinaient déjà au sein du peuple serbe, le parti des hospodars, le parti de Kara-George, et que des deux côtés on désirait. un gouvernement régulier, les hospodars pour limiter cette dictature que la force des choses donnait à Kara-George, Kara-George pour soumettre l’indocilité des hospodars.

Le premier législateur de l’état naissant fut un Serbe de Hongrie nommé Philippovitch. Il était docteur en droit, et demeurait à Charkow, en Russie. Quand les députés serbes allèrent à Saint-Pétersbourg invoquer la médiation du tsar, ils trouvèrent sur leur route ce demi-compatriote, qui prit feu pour leur cause. Philippovitch se joignit à l’ambassade : revenu avec les députés, il fut frappé tout d’abord de l’anarchie qui menaçait de tout perdre. « Je ne vois chez vous, disait-il, que des pouvoirs militaires, même dans la skouptchina ; il vous faut un pouvoir civil supérieur à tous les conflits. » Il conçut l’idée d’un sénat (soviet) chargé de régler les affaires communes, et dont les décisions feraient loi. Rien de plus simple, de plus patriarcal, rien de plus conforme à l’esprit serbe que le sénat proposé par Philippovitch. La Serbie formait alors douze districts ; le sénat était composé de douze membres, chaque sénateur représentant son district. Le projet fut réalisé aussitôt. Le soviet se réunit en divers lieux, suivant les circonstances de la guerre, à Blagovjeschtenije, à Bogovadja, à Smederevo, enfin à Belgrade en 1808. Chaque sénateur (sovietnik) recevait un traitement modique sur le trésor national, traitement qui pouvait étre complété par des prestations en nature. C’était du vin, du blé, selon ce que produisait chaque district. Tous les ans aux fêtes de Noël, le sovietnik recevait régulièrement une paire de bœufs destinés à l’abattoir. En retour, sa maison était ouverte aux gens de son district qui venaient à la ville pour leurs affaires. Le conseiller désintérêts généraux était aussi dans mainte affaire privée le patron de ses commettans. Philippovitch, premier organisateur du sénat, en fut le premier secrétaire, et au témoignage de tous il a laissé le souvenir d’un magistrat sans reproche.

Quels furent les principaux actes de ce sénat patriarcal ? Il régla la vente des immeubles possédés naguère par les Turcs, il établit la dîme destinée à l’entretien des troupes, fixa et répartit des impôts, réprima l’avidité des voïvodes, institua les taxes des cérémonies religieuses, combina enfin tout un système financier qui remédia autant que possible aux désordres des premiers temps, surtout il organisa les écoles et l’administration de la justice. Les écoles étaient jusque-là entre les mains du clergé ; quand on se rappelle tout ce que le clergé serbe a fait pour entretenir la tradition des années heureuses et l’invincible espoir de la délivrance, on hésite à signaler son ignorance, ses routines, ses superstitions ; il faut bien dire pourtant que les écoles du clergé serbe, celles îles cloîtrés comme celles des popes, notaient guère en mesure de-cultiver les richesses naturelles de ce peuple si intelligent et si vif. Le sénat établit des écoles dans toutes les communes, petites écoles, comme on disait, chargées de répandre l’instruction élémentaire et d’éveiller le goût du savoir ; Belgrade eut sa grande école (velika schkola), où l’on enseignait l’histoire, les mathématiques et les principes du droit. C’étaient surtout des Serbes autrichiens, plus instruits que leurs frères de Serbie, qui, sur l’appel du sénat, étaient venus diriger ce mouvement. L’un d’eux, Jougovitch, qui jouera bientôt un rôle politique à côté de Kara-George, fut le promoteur de la velika schkola, et y fit des cours avec succès. Il suffit de voir dans l’ouvrage de M. Kanitz le développement de la littérature serbe depuis une trentaine d’années pour apprécier les services rendus par ces écoles. Dans ce pays dont les plus illustres chefs au commencement du siècle ne savaient ni lire ni écrire, il y a aujourd’hui des savans, des historiens, des lettrés, qui traduisent pour leurs compatriotes quelques-uns des chefs-d’œuvre de l’antiquité, quelques-unes des meilleures productions de la France et de l’Angleterre, de l’Allemagne et de la Russie.

L’organisation de la justice fut aussi un des actes les plus importans du sénat. Les kmères des villages devinrent des juges de paix ; dans chaque district, il y eut un tribunal composé d’un président, d’un assesseur et d’un greffier. Le sénat s’était réservé le jugement des appels. On pense bien que dans cette société à peine délivrée de la barbarie ottomane, et qui pendant si longtemps encore devait ressembler à un camp, la loi civile n’existait pas. On jugeait au nom de la coutume et de l’équité. Le code formulé au XIVe siècle par l’empereur Douschan n’avait pas encore été retrouvé par l’érudion du XIXe ; son esprit toutefois s’était perpétué grâce au respect des Slaves pour leurs traditions, c’est au nom de cet esprit que du kmète au sovietnik chaque magistrat prononçait librement ses sentences. La Serbie a des lois aujourd’hui, lois civiles et lois pénales édictées d’abord sous le prince Milosch, développées sous le prince Alexandre Kara-Georgevitch, réformées enfin et complétées sous le prince Michel par des hommes qui occupent en ce moment les rangs les plus élevés de l’état, MM. Ljeschanin, Petronjevitch, Romanovitch ; elle possède aussi une organisation judiciaire complète, des justices de paix, des tribunaux de district, des cours d’appel, enfin une cour de cassation qui ne se confond plus avec le sénat. Ces progrès ne doivent pas faire oublier le système tout primitif institué au milieu des angoisses de la guerre. C’était la lumière après les ténèbres. La veille encore, devant le tribunal du cadi ou du musselim, qui jugeait d’après le Coran au nom du commandeur de la foi, le témoignage d’un chrétien n’était pas admis contre le musulman ; le croyant avait toujours raison, l’infidèle toujours tort. La révolution serbe, en mettant fin à ces iniquités, n’eut pas besoin d’avoir immédiatement un législateur ; grâce aux coutumes d’autrefois si religieusement gardées, grâce à la direction générale du sénat, le droit serbe prit racine dès le premier jour dans le sol de la patrie.

Le sénat réussit-il aussi bien à rétablir la concorde entre les chefs ? A vrai dire, cette tâche était au-dessus de ses forces. Il lui eût fallu pour cela une autorité morale et une impartialité de situation qu’il n’avait point. Chaque district avait nommé un sénateur, mais les hospodars étaient trop puissans dans leur district pour n’avoir pas dirigé l’élection à leur profit. Les rivalités d’influence et de pouvoir étaient donc représentées au sein même de l’assemblée sur qui on avait compté pour y mettre fin. C’était un nouveau champ de bataille. Kara-George et les hospodars s’y retrouvaient face à face dans la personne de leurs amis. Et puis quelle pouvait être l’autorité de ce conseil sur des héros à demi barbares, sur des hommes qui avaient le sentiment de leur force et des services qu’ils rendraient encore ? On raconte qu’un jour, irrité de je ne sais quelle décision du sénat, Kara-George rassembla ses momkes et les rangea autour de la salle des séances, les canons de fusils braqués sur les fenêtres. « Il n’est pas malaisé, criait-il, de faire des lois dans une chambre bien close ; mais, si les Turcs reviennent, qui marchera contre eux au premier rang ? » Cette scène eut lieu sans doute alors que le prota Nenadovitch, le neveu de l’hospodar, présidait les délibérations du sénat. D’autres fois les amis de Kara-George avaient le dessus, et les mêmes résistances éclataient.

Parmi les sénateurs dévoués au commandant brillaient au premier rang deux hommes que les hospodars et leurs agens avaient en grande haine : Ivan Jougovitch, le promoteur de la velika schkola, celui qui, après la mort prématurée de l’excellent Philippovitch, l’avait remplacé comme secrétaire du sénat, et Mladen Milovanovitch, représentant du district de Kragoujevatz. Tous les deux malheureusement, avec les plus rares qualités d’intelligence, donnaient prise à de justes attaques. Mladen avait eu les mêmes destinées que Kara-George ; il avait servi sous les Autrichiens, il était devenu haïdouk, puis il avait fini par nourrir et vendre des troupeaux de porcs. Ce n’était pas un homme de guerre, bien qu’il eût figuré dans plus d’une rencontre. Très grand, très fort, mais un peu alourdi, cette lutte de coups de main ne lui convenait plus. En revanche il était le premier dans les conseils. Son esprit était souple et inventif, son éloquence irrésistible. Devenir une sorte de chef civil à côté du commandant des Serbes, affermir l’autorité, de Kara-George pour en faire son profit, telle était l’ambition de Mladen. Il avait marié son neveu à la fille du « commandant. » Dès l’année 1807, on disait que Mladen était le sénat tout entier à lui seul. Si un tel homme eût montré autant de droiture que d’intelligence et d’activité, il aurait rendu de grands services à la cause nationale. L’état naissant se serait constitué plus vite et eût évité bien des crises. Ce fut lui au contraire qui fournit les griefs les plus sérieux à cette féodalité militaire que Kara-George avait à combattre. Il s’était enrichi par le pillage à la prise de Belgrade. Depuis, associé à un certain Miloje, son ancien compagnon d’aventures et d’affaires, il avait mis la main sur presque toutes les ressources de la ville ; les maisons les mieux situées, les métiers les plus avantageux, les endroits où il pouvait établir des péages et dominer le commerce, il avait tout prix. Pourquoi avait-on chassé les Turcs, si Mladen et Miloje se substituaient aux oppresseurs des Serbes ? Ainsi parlaient les pauvres gens, et deux sénateurs dévoués aux hospodars recueillaient avidement les plaintes. Elles devinrent si violentes que Kara-George, malgré son amitié pour Mladen, dut se séparer de lui : Mladen fut chargé d’une mission qui l’éloignait de Belgrade et l’appelait sur la frontière de l’est. Yougovitch, le secrétaire du sénat, fut écarté de la même façon.

Kara-George avait fait acte de justice en éloignant Mladen ; il ne fallait pas cependant abandonner le terrain aux hospodars. L’intérêt de la cause commune était ici parfaitement d’accord avec son intérêt personnel. Outre qu’il avait reçu le dépôt de l’unité et que la nation comptait sur lui, des symptômes inquiétans ne tardèrent point à se produire. Un diplomate de Saint-Pétersbourg, M. Rodofinikin, venait d’arriver à Belgrade avec la mission d’observer le pays et de conseiller l’état naissant. Bien des choses lui déplurent dans les institutions serbes ; il blâmait le système des momkes, ces hommes dévoués à un chef de leur choix, et qui, armés de pied en cap, l’accompagnaient partout ; il blâmait la liberté trop grande attribuée aux voïvodes vis-à-vis des hospodars, et proposait de leur donner une solde régulière en réduisant leurs franchises. Or c’étaient ces franchises qui leur permettaient de ne pas subir la domination des hospodars, et de se rattacher plutôt, suivant leur instinct du bien public, au commandant suprême. Kara-George fut persuadé que l’envoyé du tsar était venu servir ses adversaires. Autre symptôme encore et autre danger : le métropolitain de Belgrade, nommé Léonti, était un de ces prélats grecs envoyés en Serbie par le patriarche de Constantinople, et qui ressemblaient plus à des fonctionnaires turcs qu’à des prêtres chrétiens. Un des envoyés du divan venus pour conclure la paix avec les Serbes était resté à (Belgrade après la rupture des négociations et s’était mis au service de Léonti. C’était un phanariote appelé Nicolas. Il accompagnait l’archevêque dans ses tournées pastorales, et l’archevêque disait au peuple : « A quoi songez-vous de vous battre pour ceux qui ont commencé cette guerre ? Ce sont des gens qui ne pensent qu’à s’enrichir, et qui, une fois leur fortune faite, s’en iront à l’étranger, abandonnant les pauvres paysans à la colère des Turcs. Ne vaut-il pas mieux vous soumettre ? » Les propos du diplomate russe, et l’attitude de l’archevêque de Belgrade inquiétaient déjà Karaf George, quand Mladen et Yougovitch lui dirent ! « Prends garde : c’est pour te renverser plus facilement qu’on nous a écartés du sénat. » Et comme M. Rodofinikin, avait de fréquentes conférences avec Léonti et Nicolas, ils ajoutaient : « Le Russe et les phanariotes sont d’accord ; ils veulent nous imposer un gouvernement grec, comme dans la Moldavie et la Valachie. » Yougovitch affirmait, donnait les détails, fournissait les preuves. Assez modéré jusque-là, en tout ce qui concernait le maintien de son pouvoir, Kara-George résolut de couper court à ces intrigues. Le phanariote Nicolas fut chassé, l’archevêque surveillé de près ; Mladen et Yougovitch rentrèrent au sénat plus puissans, plus redoutables. Sans être, encore investi de l’autorité, souveraine, le « commandant » était mieux en mesure de tenir tête aux hospodars et d’établir l’unité d’action pour le salut de la communauté.

Est-ce le désir de mettre à profit cette puissance ? est-ce l’espoir de dominer ses rivaux par l’éclat d’une gloire nouvelle ? est-ce simplement, la force des choses, la logique d’une entreprise qui, une fois commencée, ne permet r pas qu’on s’arrête, — est-ce cette logique, et cette force qui, entraînèrent Kara-George au-delà des frontières de Serbie ? Je ne sais ; une chose centaine, c’est qu’au printemps de l’année 1809, le commandant des Serbes engage sa petite armée dans une entreprise téméraire et grandiose. Examinez une carte de l’empire ottoman : vous verrez la Serbie actuelle, le long de sa frontière occidentale, bornée par deux provinces turques, la Bosnie au nord, l’Herzégovine au sud, et au-delà de ces contrées le territoire du Monténégro. J’ai dit des provinces turques ; elles l’étaient devenues, par la conquête. En réalité, la plupart de leurs habitans étaient des Serbes qui, sous le sabre des Osmanlis, s’étaient réfugiés dans l’église de Mahomet. Kara-George conçoit la pensée d’envahir la Bosnie et l’Herzégovine, de chasser les Turcs, de délivrer les Serbes, surtout de relier à la Serbie restée fidèle cette fière population du Monténégro qui, pressée d’un côté par les Latins, de l’autre par les Ottomans, a gardé invinciblement, son sol et sa foi. Du Montenegro à la Bulgarie, de l’Adriatique à la Mer-Noire, c’était la Serbie des Némanja, la Serbie de l’empereur Douschan le Fort Si une telle conception parait insensée de la part d’un chef qui avait encore tant d’efforts à faire, tant de périls à surmonter, avant de maintenir l’indépendance de Belgrade, il faut se rappeler que l’exaltation de Kara-George, était excitée, au puis haut point par les appels des Monténégrins. Parmi les chants belliqueux de cette période, M. Ranke en signale un dont l’auteur était le vladika même du Monténégro. — « Gloire aux Serbes ! s’écrie le vladika, les mosquées turques s’écroulent devant leurs armes ; gloire à Kara-George ! il fait flotter la bannière de l’empereur Douschan, et les vilas des forêts couronnent sa tête de lauriers. Il chassera les Ottomans de la Bosnie et de l’Herzégovine, il s’alliera aux Monténégrins, invincibles gardiens de l’indépendance orientale contre les Latins et les Turcs. »

N’oublions pas d’autres circonstances qui expliquent aussi l’entreprise extraordinaire de Kara-George. Tant que Sélim III régnait, on pouvait espérer un arrangement avec le sultan réformateur. Sélim avait accepté en principe la convention pacifique de Pierre Itschko ; les circonstances seules, la pression de ses conseillers, la résistance des ulémas, l’avaient empêché d’y donner suite. On comptait cependant sur la générosité de son cœur ; il n’était pas impossible que la politique éclairée du souverain triomphât du fanatisme des sujets. Depuis les événemens du mois de juin 1808, tout espoir était perdu ; c’était le fanatisme qui l’emportait. Condamné par les ulémas, insulté par le peuple, le sultan giaour avait été égorgé dans son palais par les janissaires. Les Serbes n’avaient donc plus rien à attendre de ces idées européennes qui avaient pénétré en Turquie ; une réaction furieuse éclatait dans tout l’empire, ceux qui avaient secondé Sélim étaient frappés comme lui, et les gardiens des vieilles croyances allaient ordonner aux janissaires de commencer la guerre sainte, la guerre sans trêve ni merci, contre les raïas révoltés. Kara-George dut croire que le plus sûr moyen de résister à cette agression inévitable était de soulever tout le nord-ouest de la Turquie, c’est-à-dire d’associer à la cause des Serbes les chrétiens opprimés de Bosnie et les libres montagnards du Monténégro. Il faut se rappeler enfin que la guerre venait d’éclater entre les Turcs et les Russes (1809).

Les commencemens de la lutte furent heureux pour les Serbes. Kara-George battit les Turcs à Souvodol, détruisit la forteresse de Sjenitza, à l’entrée de l’Herzégovine, et, s’avançant toujours, souleva partout les raïas. Des Monténégrins accoururent à lui ; quelle joie pour ces Serbes sauvages de la noire montagne de se joindre aux Serbes plus civilisés du Danube ! Ils saluaient dans Kara-George un des héros des poésies nationales, ils admiraient les bataillons en bon ordre, les belles armes enlevées aux Turcs, les canons surtout, les premiers qu’ils eussent vus. C’est à Novipasar, au sud-ouest du pays serbe, que Kara-George avait établi son quartier-général. Le poste était bien choisi ; de là on domine la route qui relie la Bosnie et l’Herzégovine à la Roumélie et à Constantinople. Excités par la présence du libérateur, sûrs de trouver un refuge dans sa forteresse, les raïas se préparaient à la lutte ; on pouvait espérer déjà que tous les Serbes, tous les chrétiens de la Bosnie et de l’Herzégovine, unis aux Monténégrins, allaient se lever en masse, quand des nouvelles désastreuses arrivèrent à Novipasar. Pierre Dobrinjatz, comme dans les guerres précédentes, défendait la frontière orientale, mais il n’y avait plus le commandement supérieur ; Kara-George, sur les instances de Mladen, avait donné ce commandement à Miloje. Les haines qui avaient divisé les chefs sur le terrain de la vie civile et politique allaient éclater de nouveau en face de l’ennemi. Un ami de Pierre Dobrinjatz, Stéfan Singelitch, knèze de Ranava, avait arrêté les Turcs avec une héroïque vigueur devant les retranchemens de Kamenitza. Des 3,000 hommes qu’il commandait, il lui en reste à peine une poignée ; il demande des secours à Miloje, et Miloje les lui refuse. Alors, comme il ne veut tomber ni vif ni mort aux mains des Turcs, il met le feu à la poudrière ; la redoute, le hardi chef, amis et ennemis, tout saute à la fois[7]. On comprend que Pierre Dobrinjatz à son tour, voyant Miloje chassé par les Turcs et obligé de fuir jusqu’à Deligrad, ait refusé de lui venir en aide. Ces rivalités faisaient beau jeu à l’ennemi, et la Schoumadia était menacée. Kara-George, qui apprend ces nouvelles à l’autre extrémité de la Serbie, abandonne aussitôt ses plans et ses conquêtes. En toute hâte, sans avertir ses alliés de l’Herzégovine, sans rappeler même le voïvode qu’il a envoyé aux Monténégrins, il traverse à grandes journées la Schoumadia méridionale et se porte vers la Morava. On se rappelle que la Schoumadia, le cœur du pays serbe, est située entre la Koloubara à l’ouest et la Morava à l’est. Le plan de Kara-George est de rassembler toutes ses forces sur la rive droite de la Morava, sous les remparts de Kjupria, qui défendent le fleuve, et d’y tenir tête aux assaillans. Malheureusement les fuyards de Miloje, dans leur panique, avaient exagéré les choses. Tout est perdu, disait-on, voici les Turcs. Les deux chefs qui commandaient à Kjupria, Raditch et Jokitch, crurent bien faire de passer la Morava au plus vite après avoir détruit tout ce qui pouvait servir à l’ennemi, vivres et munitions, armes et retranchemens. Déjà Raditch transportait ses canons sur la rive gauche se jetait dans le fleuve ce qu’il ne pouvait emporter, déjà Jokitch mettait le feu aux remparts ; Kara-George arrive, et c’est pour voir brûler de la main des Serbes la forteresse où il voulait sauver la Serbie ! Sa colère fut telle qu’il fit tirer sur les troupes de Jokitch.

Ce n’était guère le moment de se livrer à ces fureurs aveugles. Les Turcs avançaient toujours, et, ne trouvant plus de résistance à Kjupria, ils occupèrent bientôt tout le pays situé à droite de la Morava, de Nisch à Poscharevatz. Avec eux marchaient la dévastation et la mort. Tout ce qui n’avait pu fuir dans la Schoumadia ou se réfugier dans les montagnes d’Omoljer était massacré. Les vainqueurs, s’ils passaient la Morava, n’étaient plus qu’à deux journées de Belgrade. Kara-George s’était porté à toute vitesse sur Poseharevatz pour couvrir la capitale. Ses principaux amis et lieutenans, Mladen, Sima, Vuitza, combattaient à ces côtés. On était encore en mesure de résister aux Turcs. Le danger augmentait pourtant, et le conseiller russe dont nous avons déjà parlé, M. Rodofinikin, ne se croyant plus en sûreté à Belgrade, se réfugia de l’autre côté du Danube. Un des adversaires de Kara-George, Pierre Dobrinjatz l’accompagnait sur la terre autrichienne.

Nos documens ne nous donnent ici aucun détail sur les intentions du hospodar serbe et du conseiller moscovite. Était-ce la crainte des Turcs qui les faisait fuir ? Rien de plus naturel, s’il s’agit du diplomate ; mais Pierre Dobrinjatz se serait perdu en quittant son poste à l’heure du péril. On ne se tromperait guère, à notre avis, en conjecturant qu’ils allaient presser l’arrivée de leurs amis du nord. Bien des symptômes épars dans les récits du temps nous disposent à croire que les hospodars serbes poursuivaient deux buts en appelant les Russes à leur secours, d’abord sauver la Serbie, ensuite diminuer l’autorité de Kara-George. Les chefs qui les premiers auraient ouvert le pays serbe à l’influence moscovite devaient naturellement compter sur l’appui de Saint-Pétersbourg. Ce qu’il y a de certain, c’est que Kara-George, précisément vers l’époque où Pierre Dobrinjatzk venait de passer le Danube avec le conseiller russe, adressait de son côté une supplique à Napoléon. De ces deux faits, le premier est connu depuis longtemps, le second n’a été mis en lumière que depuis quelques années.[8]. Or la coïncidence, est significative, Kara-George voit quelques uns-de ses adversaires mettre leur confiance dans les Russes ; lui, il se tourne vers Napoléon, qui venait de vaincre l’Autriche à Wagram (6 juillet 1809), et qui dans le palais de Schœnbrunn, préparait le traité de Vienne. « Sire, lui dit-il, vous êtes le libérateur et le législateur des nations. La nation serbe userait heureuse de recevoir, de votre majesté son salut et sa loi[9]. » Napoléon était l’allié de l’empire ottoman, d’autres intérêts d’ailleurs réclamaient ses soins, et il ne paraît pas qu’il ait daigné faire attention à cette supplique. Le député serbe qui n’avait pu se faire admettre à Schœnbrunn étant venu à Paris l’année suivante, M. de Champagny ministre des affaires étrangères écrivait à l’empereur le 25 mai 1810 : « Je n’ai pas jugé convenable d’avoir des rapports avec lui avant que votre, majesté l’eût permis. Je l’ai mis en rapport avec un chef, de mes bureaux, et j’ai l’honneur de soumettre à votre majesté le précis d’un entretien que le député. serbe a eu avec ce chef et les différentes pièces relatives à son mémoire[10]. » La Russie au contraire avait mille raisons pour répondre à l’appel de Pierre Drobrinjatz ; on s’étonne même qu’elle ne l’ait point devancé. Au mois d’août 1809, tandis que le messager du « commandant des Serbes » faisait route vers Schœnbrunn, quelques régimens russes passaient le Danube, et, combinant leurs opérations avec celles de Kara-George, déblayaient la Morava.

Cette campagne de 1809, avec ses espérances et ses déconvenues, fit éclater de nouveau la discorde des chefs. L’issue n’avait pas été aussi malheureuse cependant qu’on pouvait le craindre : les Serbes avaient fini par chasser les Turcs de leur territoire, ils avaient même repris quelques-unes de leurs conquêtes en Bosnie ; mais après quelles angoisses ! au prix de quels sacrifices ! Les hospodars disaient : « Nous n’aurions pas laissé sur les champs de bataille un si grand nombre de nos meilleurs soldats, si Kara-George eût demandé plus tôt le secours des Russes. » Kara-George de son côté, voyant l’union toujours plus étroite des Russes et de ses rivaux, cherchait un protecteur moins menaçant que le tsar. Il songea au protectorat de l’Autriche, et fit à ce sujet des ouvertures directes au cabinet de Vienne. Depuis la dissolution de l’empire d’Allemagne, des hommes d’état autrichiens avaient conçu la pensée d’une Autriche nouvelle qui retrouverait sur les bords du Danube et de la Mer-Noire ce qu’elle perdait au sein des contrées germaniques. Les propositions du « commandant des Serbes » devaient éveiller leurs sympathies. Ce n’était là pourtant que des sympathies isolées ; il fallait encore bien des épreuves et bien des leçons terribles avant que la maison de Habsbourg comprît le rôle qu’elle peut jouer dans l’Europe orientale. Les événemens d’ailleurs vinrent couper court à ces négociations. La diplomatie russe avait flairé le péril, et dès le printemps de l’année 1810 le général Kamenski, commandant l’armée russe, ouvrait la campagne par des proclamations, où Kara-George était désigné comme le chef de la nation serbe. Jacob Nenadovitch, Milenko, Dobrinjatz, Milan Obrenovitch, tous les hospodars enfin, étaient obligés de reconnaître sa prééminence. Les populations qui avaient pu les croire assurés de la protection des Russes dans leur lutte contre le commandant étaient maintenant détrompées.

Nous n’avons pas à raconter en détail la campagne de 1810, mêlée comme la précédente de succès et de revers, d’angoisses poignantes et d’héroïques labeurs. Signalons seulement les deux principaux épisodes, l’un sur la frontière de l’est, l’autre sur la frontière de Bosnie. Un des généraux les plus habiles et les plus humains de la Turquie, celui qui fut l’adversaire redouté de l’odieux Ali de Tébélen, Kurchid-Pacha, venait d’être investi du pachalik de Nisch. De là était partie en 1809 l’invasion qui avait mis la Serbie en péril. Une nouvelle invasion eut lieu, plus terrible parce qu’elle était mieux conduite ; mais les Serbes firent des prodiges, et, secondés par la discipline russe, ils obligèrent les 30,000 hommes de Kurchid à regagner la frontière. Cela se passait au mois de septembre. Libre du côté de l’est, Kara-George put se porter vers l’ouest, où les Turcs de Bosnie avaient franchi la Drina et s’étaient emparés de la forteresse de Losnitza. Malgré la vigoureuse défense du voïvode Antoine Bogitschevitch, Losnitza, canonnée, bombardée pendant douze jours, était tombée aux mains des Turcs, et Kara-George en avait reçu la nouvelle au moment où il allait se mesurer avec Kurchid-Pacha. Jamais, c’est lui qui l’a dit, il n’avait ressenti pareilles angoisses. Kurchid battit en retraite au mois de septembre ; au mois d’octobre, Losnitza était reprise. En somme, malgré tant de crises, et bien que l’existence du nouvel état ait paru menacée plus d’une fois, la Serbie sortait plus forte de ces campagnes de 1809 et 1810. Elle n’avait pas accompli le programme de Kara-George, elle n’avait pas réalisé les prédictions du vladika de Monténégro, elle ne pouvait pas encore tendre la main au peuple de la Montagne-Noire à travers la Bosnie et l’Herzégovine affranchies des Turcs, elle était cependant plus puissante qu’avant cette audacieuse levée d’armes, puisqu’elle avait pris des villes, des forts, des points stratégiques, à tous les pachaliks d’alentour. Du territoire de Widdin, les Serbes avaient détaché la Kraïna, du pachalik de Nisch Alexinatz et la Bania, du district de Lescovatz Parakyne et Krouschevatz, de la contrée de Novipasar l’antique monastère de Studenitza, de la Bosnie enfin les districts de Jadar et de Radjevina. Qu’on se figure un vaste demi-cercle dont la base serait le Danube ; à l’est, au sud, à l’ouest, des annexions importantes avaient agrandi et fortifié la Serbie de Kara-George.


III

La Serbie de Kara-George ! Ce mot n’est pas tout à fait exact. Le commandement suprême acquis par tant de services au vainqueur de Mischar lui était toujours contesté. L’aristocratie guerrière issue de la révolution ne se résignait point à abdiquer ses pouvoirs. Au moment où le salut de tous réclamait l’unité de vues et d’action, une sorte de féodalité à la manière ottomane essayait de se partager le pays serbe. M. Ranke affirme ici que ces questions étaient indifférentes, que le partage du pays entre les hospodars offrait même des avantages, que chacun d’eux, ayant bien gagné son rang et connaissant à fond sa province, pouvait s’y rendre plus utile, qu’il eût mieux valu enfin conserver cette espèce de fédération aristocratique. Il ajoute seulement qu’une fois la lutte engagée entre les hospodars et le « commandant, » l’intérêt de tous exigeait que Kara-George demeurât vainqueur. C’était pourtant ce système de féodalité militaire établi alors chez les Turcs qui avait paralysé leur action et permis aux Serbes de maintenir leur indépendance. Comment Kara-George, avec, des troupes, peu nombreuses, avait-il pu battre des armées de 30, de 40,000 hommes ? Parce que l’unité de direction manquait aux milices turques, parce que chaque pacha défendait son pachalik sans concerter ses mouvemens avec ceux du pacha voisin, tandis que le commandant des Serbes, dominant les dissensions intestines par l’énergie de son caractère, savait, aux heures décisives, lancer la Serbie entière sur l’ennemi. L’unité de direction avait sauvé l’indépendance nationale, en voulant détruire cette unité, quelques services qu’ils eussent rendus auparavant, les hospodars jaloux de Kara-George commettaient un crime envers la patrie.

Et il est bien certain qu’ils voulaient la détruire. S’ils appelaient les Russes à leur secours, ce n’était pas seulement, pour être plus forts contre les Turcs, c’était pour substituer le protectorat du tsar au commandement de Kara-George. Le tsar était loin, Kara-George était près. La tsar ne gênerait pas leur action, Kara-George visait à la souveraineté. Déjà, dans la skouptchina du printemps de 1810, Jacob Nenadovitch avait engager la lutte. Il était venu à l’assemblée avec une escorte de momkes bien plus forte qu’à l’ordinaire, environ 600 hommes qui allaient, criant par les rues : « Nous voulons l’empereur ! » Dans les discussions de la skouptchina, Jacob Nenadovitch s’emporta, contre Mladen et Miloje avec une violence extrême. C’étaient, on l’a vu, des hommes dévoués, à Kara-George, mais des hommes peu estimables avec l’esprit le mieux doué. Mladen présidait le sénat ; renverser le président du sénat, n’était-ce pas ébranler Kara-George ? Kara-George répondit simplement : « Si Mladen a mal agi, prends sa place et fais mieux. » Puis, se tournant vers les momkes : « Vous voulez l’empereur, moi aussi. » Nenadovitch était donc devenu président, du sénat, et Kara-George, obéissant au vœu des hospodars, avait sollicité pour la Serbie le secours de l’armée russe. Cette skouptchina, où ses adversaires espéraient lui porter un grand coup, n’avait fait que montrer chez lui, au lieu des emportemens d’autrefois, le calme et l’impartialité d’un souverain. La guerre avait recommencé, Kara-George avait grandi encore, et les intrigues de Nenadovitch avaient été comme emportées dans le flot, des émotions publiques.

Cependant la conspiration, des hospodars contre le chef suprême poursuivait ses trames dans d’ombre. Nous ne disons rien de trop, il y avait une conspiration. Diminuer le pouvoir de Kara-George par les moyens légaux, c’est-à-dire par quelque décision de la skouptchina que ratifieraient les sénateurs, puis, le chef de la Schoumadia une fois mis au même rang que les divers chefs des deux autres provinces, se débarrasser de lui par un coup de main, tel était le plan des conjurés. Les hospodars avaient des partisans à Belgrade ; Mladen au contraire y avait excité bien des haines, il serait facile de soulever le peuple contre lui, et dans la confusion de l’émeute on renverserait Kara-George. Assurément, même sans être averti, Kara-George était de force à déjouer le complot ; mais un singulier hasard lui découvrît tout. Un jour, au camp, il visitait un des héros de la guerre, le pope Lucas Lazarevitch, qu’une grave blessure retenait sous sa tente. Après lui avoir demandé de ses nouvelles, il lui dit en plaisantant, à la manière d’une contre-vérité : « Ainsi soit châtié quiconque ne fait pas son devoir ! » Lucas Lazarevitch s’était laissé entraîner dans la conjuration par désir de jouer un rôle, car il était aussi glorieux que brave ; il crut que tout était découvert. Éprouvait-il un remords en se rappelant qu’il avait été autrefois l’ami de celui qu’il voulait trahir ? Était-ce simplement la crainte et la honte de la défaite ? Bref, il demanda pardon et révéla ce qu’il savait. Quelques jours après arrive au camp le secrétaire particulier de Milan Obrenovitch, l’un des hospodars ; Kara-George ne tarde pas à le gagner et lui arrache les secrets de son maître.

Plus de doute, partant plus d’hésitation ; il fallait agir. Une occasion se présenta. On était au printemps de l’année 1811, et la skouptchina allait se rassembler. Les trois principaux hospodars, Milenko, Pierre Dobrinjatz, Jacob Nenadovitch, n’y parurent point, les deux premiers parce qu’ils attendaient l’arrivée des Russes, le troisième pour ne pas se séparer de ses amis. Kara-George profita de cette circonstance pour accomplir un coup d’autorité sans bruit, sans violence, de la façon la plus simple, et toutefois avec une précision mathématique. Il fit voter par la skouptchina, deux articles de lois qui changeaient l’état de fond en comble, et substituaient une monarchie administrative à la féodalité militaire. La première décision avait pour but de soustraire les voïvodes ou chefs inférieurs à la domination des hospodars et de les mettre directement en rapport avec le chef suprême. La seconde modifiait le rôle du sénat et y séparait les fonctions administratives des fonctions judiciaires ; il y avait parmi les sénateurs un petit nombre d’hommes qui n’étaient pas mêlés aux rivalités politiques, Kara-George leur confia le soin de rendre la justice ; les autres, les hommes d’action, étaient chargés des grandes affaires du pays. La guerre, les relations étrangères, l’intérieur, les finances, le culte, l’instruction publique, tous les intérêts de la communauté, se trouvaient donc attribués à des administrateurs (popetschiteli), c’est-à-dire à des ministres. Le chef-d’œuvre de cette combinaison, c’est que Kara-Georçe, en son impartialité, plaçait dans ce ministère les trois hommes qui avaient juré sa perte. Auprès de Mladen, de Sima Markovitch, de Dosithée Obradovitch, amis dévoués du chef suprême, devaient figurer ses ennemis implacables, Jacob Nenadovitch, Pierre Dobrinjatz et Milenko. S’ils acceptaient, ils cessaient d’être dangereux, étant éloignés du cercle d’action où avait grandi leur pouvoir ; s’ils refusaient, s’ils voulaient garder leur poste dans les provinces et y ressaisir l’autorité sur les voïvodes, ils tombaient sous le coup d’une troisième loi qui sanctionnait les deux premières en punissant de l’exil quiconque ne se soumettrait pas aux décisions de la skouptchina. Les voïvodes, dont le rôle s’agrandissait aux dépens des hospodars, avaient voté ces lois avec enthousiasme. Il faut ajouter que Kara-George ne courait aucun risque en confiant des ministères à ses ennemis, puisque le ministère de la guerre, celui qui dominait tous les autres, était aux mains de Mladen. Voilà certes des scènes bien orientales. Condamnés à être les ministres de leur ennemi ou à subir une déchéance complète, les hospodars ne pouvaient pas même échapper par la révolte à cette alternative ; ceux qu’en d’autres circonstances ils eussent appelés aux armes, les voïvodes affranchis, avaient prévu le cas, et d’avance prononcé leur bannissement.

Ces mesures si originales et si hardies venaient à peine d’être votées que les trois hospodars arrivèrent à Belgrade. On a dit qu’ils pouvaient encore prendre les armes et tenir Kara-George en échec ; n’y avait-il pas dans la ville bien des gens que l’administration de Mladen avait irrités ? N’étaient-ils pas assurés de l’appui de Véliko, le terrible haîdouk, le héros sauvage à qui toute discipline était odieuse, et que ces réformes inquiétaient[11] ? Il faut bien pourtant que la résistance leur ait paru impossible, puisqu’ils ne tentèrent rien. Jacob Nenadovitch se soumit le premier. Esprit souple et politique, il comprit que la transformation du pays était irrévocable, il accepta ses fonctions au sénat, et même quelque temps après il mariait son fils à la fille de Mladen. Hier encore adversaire déclaré de Kara-George, il s’attacha désormais à sa fortune, aussi utile désormais à son chef qu’il avait été redoutable à son rival. C’était là une vraie conquête pour le dictateur. Une conquête plus facile à prévoir fut celle de Véliko ; de l’or, des honneurs, des témoignages d’amitié, il n’en fallut pas davantage pour détourner sa colère. Kara-George l’appelait son fils. « Tu m’es plus cher, disait-il, que mon premier-né Alexa, » et il lui rendit son voïvodat de Bania, qu’il avait perdu l’année précédente aux heures néfastes de la guerre. Comme on craignait pourtant cette nature mobile, impétueuse, on jugea prudent de le tenir éloigné de Belgrade tant que l’ordre nouveau ne serait pas définitivement constitué. La ruse joue un grand rôle chez ces peuples enfans. Un courrier arriva un jour à bride abattue annonçant que le pacha de Nisch venait d’envahir la Bania. C’était un coup de théâtre arrangé par MIaden. Aussitôt le haïdouk partit avec ses momkes, impatient de prendre une revanche et de défendre son domaine. De ces hospodars si redoutés, deux seuls restaient encore, Pierre Dobrinjatz et Milenko. Pouvaient-ils résister au vainqueur ? Un des hommes les plus riches de Belgrade, Stefan Schivkovitch, ennemi acharné de MIaden, les poussait à la révolte. « — Et des soldats ? répondaient-ils. — Nous et nos momkes, n’est-ce pas assez ? disait Stefan Schivkovitch. Attaquons la maison de MIaden ; le peuple de la ville, qui le déteste, se lèvera au premier coup de feu, et les gens de la campagne accourront pour piller. » Les autres, accablés par le découragement, prétendaient qu’ils n’avaient pas même de munitions pour engager la lutte. Schivkovitch sort, rassemble tout ce qu’il peut, du plomb, de la poudre, et en fait porter deux grands sacs ; il expose son plan, il n’attend qu’un signe… Les deux chefs écoutaient sans répondre. Assis devant la cheminée, sombres, mornes, ils remuaient le charbon avec la pelle[12].

Trop politiques pour suivre aveuglément les conseils de la haine, peut-être Milenko et Dobrinjatz ajournaient-ils le moment de la résistance. Le colonel Balla, commandant des troupes russes récemment arrivées à Belgrade, habitait la même maison que Milenko[13]. A voir Milenko si calme, si résigné, n’était-il pas naturel de croire qu’il comptait sur la Russie, et que, fort de cette confiance, il attendait l’heure propice ? Kara-George voulut en avoir le cœur net. Un soir que le colonel Balla avait dîné chez Mladen avec Kara-George, Dobrinjatz et Milenko, les Serbes, pour faire honneur au commandant russe, le reconduisirent à son logis. Chemin faisant, une discussion, une querelle même, — fortuite ou préméditée, on ne saurait le dire, — éclate entre Kara-George et Milenko. Déjà Kara-George ordonnait à ses momkes de désarmer l’insolent, et Balla, intervenant aussitôt, demandait grâce pour Milenko. Kara-George saisit ce moment pour obliger le Russe à s’expliquer. Il ôte son bonnet et conjure le colonel, par le pain de son empereur, de lui dire s’il est venu soutenir le parti de Milenko. « Je suis venu, répond Balla, prêter assistance à la nation serbe sous le commandement supérieur de Kara-George. — Laisse-moi donc, dit Kara-George, prendre et baiser ta main comme si c’était la main du tsar, » et il oublia sa querelle avec Milenko ; mais dès le lendemain, n’ayant plus à se préoccuper des Russes, il fit signifier à Milenko et à Dobrinjatz cette nomination de sénateurs-administrateurs qui leur enlevait le commandement de leurs provinces. Ils refusèrent, demandant qu’il leur fût permis de retourner chez eux et d’y vivre en simples particuliers. Kara-George avait répondu d’avance aux deux hospodars en leur posant cette alternative dont nous parlions tout à l’heure : ministres ou exilés. Ni Milenko ni Dobrinjatz ne pouvaient demeurer des citoyens obscurs en des provinces accoutumées à subir leur domination. Pour de tels hommes et en de telles circonstances, le refus d’entrer au sénat équivalait à une menace d’hostilités pour l’avenir. On leur appliqua aussitôt comme à des rebelles le décret de la skouptchina. « Choisissez, leur dit-on, voici l’Autriche, la Turquie, la Valachie, la Russie ; où voulez-vous aller ? » Ils choisirent la Russie. Une escorte de cosaques et de troupes serbes les conduisit à la frontière.

Le bannissement des deux hospodars n’eut pas lieu tout à fait sans résistance ; leurs partisans se soulevèrent, et Kara-George fut obligé d’envoyer des troupes de Belgrade pour les soumettre. Ce commencement de guerre civile, après tout, ne faisait que justifier les mesures du dictateur. Il était clair que Milenko et Dobrinjatz, une fois revenus dans leurs districts, auraient divisé un pays qui avait besoin de toutes ses forces. On voit paraître ici et dans une attitude extraordinaire le personnage qui bientôt remplira toute cette histoire, l’homme qui, tour à tour bienfaisant et terrible, aussi rusé que hardi, politique sans scrupule, soldat indomptable, libérateur à la main de fer, attirera pendant un demi-siècle tous les regards de l’Orient. La province de Rudnik, dans la Schoumadia, avait pour hospodar un certain Milan Obrenovitch. esprit modéré, un peu timide, soutenu surtout par son demi-frère Milosch[14]. Milan Obrenovitch, qui faisait cause commune avec les ennemis de Kara-George, était mort à la fin de l’année 1810, et même le bruit avait couru qu’il avait péri empoisonné. Milosch, héritier de son pouvoir, avait été atteint, comme les autres chefs de la féodalité militaire, par les votes de la skouptchina du printemps de 1811. Tous les voïvodes qui lui étaient soumis jusque-là, Mutap, Lazare, Arsénije, Lomo, devenaient ses pairs. Aussi, apprenant que Milenko et Dobrinjatz venaient d’arriver à Belgrade après les votes de la skouptchina, il leur adressa un message pour les exciter à la lutte. « Résistez, disait-il, rassemblez vos amis, j’arrive avec mes troupes. » Les événement avaient marché plus vite que la lettre de Milosch ; ce ne fut pas à Dobrinjatz et à Milenko, c’est à Mladen qu’elle fut remise ; les deux hospodars venaient d’être chassés de la Serbie. Quelques jours plus tard, les amis des hospodars s’agitaient dans le district de Poscharevatz, et Milosch était au milieu d’eux. Kara-George s’y rend de sa personne, les tient tous en échec, et, faisant Milosch prisonnier, le ramène à Belgrade pour y être jugé comme rebelle.

L’affaire fut conduite avec une extrême douceur. Milosch était jeune, il n’était pas aussi puissant que les Nenadovitch et les Véliko, les Milenko et les Dobrinjatz, il s’était couvert de gloire en plus d’une rencontre ; pourquoi ne pas ménager un tel homme et se l’attacher par la reconnaissance ? D’ailleurs il paraît bien que Milosch, avec ses qualités et ses défauts, avait déjà inspiré la plus ardente sympathie au peuple serbe. C’est lui-même qui le déclara en répondant aux questions de ses juges. On lui demandait s’il reconnaissait comme son œuvre la lettre adressée aux hospodars : « Oui, dit-il, c’est moi qui l’ai écrite, et je sais que Mladen est devant moi, et je sais aussi que vous ne me condamnerez point, parce que le peuple m’aime. » Nous devons ces détails à un écrivain slave, M. Fedor Possart, et il faut le remercier d’avoir noté un épisode qui jette dès le début un jour très vif sur toute l’histoire de Milosch[15]. S’il n’avait pas à cette date la puissance matérielle qui venait d’être brisée aux mains des hospodars, il avait cette force qu’on ne détruit guère, la sympathie nationale. Ce défi, vous ne me condamnerez pas, nul n’osa le relever. Il le soutint pourtant jusqu’au bout avec une obstination hautaine. Mladen lui suggérait des excuses ; on voulait qu’il désavouât cette missive, qu’il en rejetât la faute sur un secrétaire infidèle, qu’il accusât au moins de sa rébellion tel ou tel personnage déjà puni comme chef de complot. « Non, disait-il, c’est moi qui ai tout fait. » Mladen se contenta de lui adresser une réprimande et des exhortations. Le langage de l’habile orateur parut le toucher, il promit de rester toujours fidèle à Kara-George et au sénat. Étrange apparition, prologue bizarre des tragédies qui rempliront l’histoire de Serbie au XIXe siècle ! Comment ne pas rappeler que ces deux hommes placés ici face à face au moment où se fonde la principauté y seront un jour les chefs de deux dynasties rivales ? Comment ne pas dire d’avance que Milosch devra répondre devant l’histoire du meurtre de Kara-George, et que le fils de Kara-George, après avoir régné seize ans, sera cité en justice pour avoir soudoyé les assassins du fils de Milosch ?

Écartons pourtant ces visions sanglantes. Nous sommes en 1811, la principauté de Serbie vient d’affermir ses bases. Après tant de luttes et tant de périls, quand les dissensions intestines étaient aussi menaçantes pour elle que les agressions extérieures, l’unité de commandement lui assure désormais les moyens de vivre et de grandir. Tous les adversaires du vainqueur de Mischar sont chassés ou soumis, Kara-George a substitué la monarchie au système féodal, et de cette monarchie c’est bien lui qui est le chef. Le sénat, les voïvodes, le peuple, sont dévoués à Kara-George, libérateur du pays et gardien de son indépendance.

C’est le moment de rassembler les traits épars de cette physionomie puissante. George Petrovitch, surnommé Kara-George, était né de 1760 à 1770 au petit village de Vischevtzi, dans le district de Kragoujevatz. Il était tout jeune encore quand son père, un paysan nommé Petroni, alla s’établir plus haut dans la montagne, au bourg de Topola. Ce bourg est désigné le plus souvent comme le lieu de sa naissance ; c’est à Topola qu’il avait grandi, qu’il était devenu homme, c’est à Topola qu’il repose aujourd’hui dans la petite église solitaire et sombre[16]. Il avait une vingtaine d’années lorsque les Autrichiens, en 1787, soulevèrent les raïas de la Serbie contre leurs oppresseurs. Au premier appel, avant même que les Autrichiens fussent arrivés, Kara-George avait pris les armes ; compromis, menacé, il fut obligé de fuir. Il se dirigea vers la frontière allemande, emportant tout ce qu’il pouvait soustraire à la vengeance de l’ennemi, emmenant même ses troupeaux, et forçant son père à l’accompagner. Le vieillard ne se résignait guère à s’expatrier de la sorte ; mais comment résister à cette volonté impérieuse ? Quand ils arrivèrent aux bords de la Save : « Mon fils, je t’en conjure, disait le vieux raïa, ne va point en Allemagne, ne quitte pas ton pays, nous nous soumettrons, et on nous pardonnera. » George fut inflexible. « Pars donc seul, reprend le vieillard, moi je reste. » On hésite à raconter ce qui suit. George savait bien que les rebelles ne pouvaient compter sur la clémence des Turcs, il vit son père torturé, empalé. « Te livrer à ces bourreaux ! s’écria-t-il, mieux vaut te donner la mort tout de suite. » Et, armant son pistolet, il fit feu. Pour atténuer cette horrible scène, quelques écrivains, entre autres M. Fedor Possart, ont prétendu que la victime était non pas son père, mais son beau-père. M. de Lamartine, dans son Voyage en Orient, a éprouvé aussi le besoin de mêler quelque chose d’humain’ à cette exaltation contre nature ; il montre Kara-George « se mettant à genoux devant le vieillard et lui demandant sa bénédiction » avant de te frapper de mort. Ces atténuations, inspirées par un sentiment si naturel, ne feraient en réalité que rendre l’acte plus odieux. Supposez que le vieillard soit non le père de Kara-George, mais simplement un allié ; l’espèce de folie qui a emporté le malheureux hors des lois de la nature n’a plus ni cause ni excuse. Supposez qu’il ait eu le temps de regarder son crime en face, de se le faire pardonner d’avance, de recevoir d’avance la bénédiction de sa victime ; Kara-George n’est plus qu’un personnage de théâtre, ce n’est pas le héros sauvage qui se révèle à nous dès le premier jour avec toutes les furies de haine, d’épouvante et d’horreur que l’oppression ottomane a déchaînées en lui.

Oui, la haine de l’Ottoman, et une haine bien empreinte du caractère slave, la haine née de l’horreur et de l’épouvante dans une âme naturellement pacifique, voilà l’inspiration de Kara-George. Ami de la paix, animé surtout d’un profond sentiment du juste, si une de ces deux choses subissait quelque atteinte, s’il le croyait du moins avec ou sans raison, il entrait en des colères aveugles. M. Fedor Possart en cite un exemple singulier. Quand sa sœur se maria, il lui donna pour dot entre autres objets rustiques un certain nombre de ruches d’abeilles ; il avait choisi lui-même celles qu’il destinait à sa sœur et celles qu’il voulait se réserver, car il tenait beaucoup à ses ruches, étant maître expert en tout ce qui concerne la vie agricole. La mère, pour favoriser sa fille, profite d’un instant où George n’est plus là et modifie le triage à sa guise ; George a tout vu, il s’emporte, et, prenant une des ruches, il en coiffe la tête de sa mère, après quoi, confus de sa violence, mais toujours grondant, il va se cacher dans la forêt. Heureusement la pauvre femme en fut quitte pour quelques piqûres d’abeilles. « Ah ! s’écriait-elle en se dégageant, le vilain George ! le vilain noir ! » M. Possart affirme que le surnom de George (Tserni-George, Kara-George) est venu de là. Il ajoute, et ce détail nous plaît davantage, que la bonne mère racontait volontiers cette histoire, riant la première des étranges brusqueries de son fils et faisant le plus grand éloge de sa droiture. On devine déjà le personnage qui, devenu prince de Serbie, sera pour ses amis, pour son frère même, un si terrible justicier.

De 1787 à 1804, depuis la première révolte que soutenait l’Autriche jusqu’à la grande insurrection contre les dahis, les aventures de Kara-George se résument en quelques mots. Après l’affreux épisode de sa fuite en Allemagne, il avait repassé le Danube avec les corps-francs. Il s’y distingua comme sous-officier, puis, irrité de certaine injustice du colonel Mihaljevitch, il quitta l’armée, gagna les montagnes et se fit haïdouk. Bientôt cependant, réconcilié avec Mihaljevitch, il reprend son poste, et à la paix de Sistova (1791) il s’établit en Autriche. Le futur prince des Serbes, en vrai fils de la Schoumadia, eut beau être un excellent garde forestier dans les forêts allemandes, les forêts natales le rappelaient, la Schoumadia redemandait son enfant. Il revient ; le voilà pâtre, le voilà éleveur et marchand de porcs. Bientôt les dahis veulent exterminer les Serbes… On sait le reste.

Pendant les grandes luttes que nous avons racontées, tout révélait en lui un homme extraordinaire. Il était taciturne et méditatif avec une promptitude d’action sans pareille. M. de Lamartine, qui a recueilli à Belgrade d’intéressans souvenirs complétés par les notes d’un autre voyageur français, M. Alphonse de Caraman, écrit ces mots sur Kara-George : « quand il n’était animé ni par le vin, ni par les coups de fusil, ni par la contradiction dans les conseils, on le voyait souvent rester une journée entière sans proférer une parole. » Et il ajoute : « Presque tous les hommes qui ont fait ou qui sont destinés à faire de grandes choses sont avares de paroles. Leur entretien est avec eux-mêmes plus qu’avec les autres ; ils se nourrissent de leurs propres pensées, et c’est dans ces entretiens intimes qu’ils puisent cette énergie d’intelligence et d’action qui constitue les hommes forts : Napoléon ne devint causeur que quand son sort fut accompli et quand sa fortune fut à son déclin[17]. » M. Ranke avait dit quelque chose de semblable avec des détails plus expressifs encore. « On le voyait, dit-il, assis pendant des journées entières, silencieux, pensif, et mangeant le bout de ses ongles. » Devenu prince, il resta aussi simple qu’à l’époque où il conduisait les troupeaux de porcs dans les forêts de la Schoumadia. Dès qu’il était libre de quitter Belgrade, il retournait au village, et reprenait sa vie de paysan. Ses momkes se transformaient en valets de charrue, il labourait avec eux, ou bien, armé de la pioche et de la serpe, de la pelle et de la faux, il creusait les fossés, taillait les arbres, fauchait les prés, endiguait les torrens. Dans un pays si longtemps étouffé par la barbarie musulmane, les cultivateurs ont besoin de savoir plus d’un métier ; le prince des Serbes avait la main à tout. C’est en cerclant un tonneau qu’il gâta un jour je ne sais quelle décoration russe attachée à son vêtement. A Belgrade, comme à Topola, il portait toujours le même costume de paysan serbe, le pantalon bleu, la courte pelisse flottante, le bonnet de martre noire. Sa fille, la fille du prince, allait puiser de l’eau à la fontaine avec les femmes du village. Chez lui comme chez les siens, on retrouvait en toute chose les instincts de la race agricole, l’amour du travail, la vie sobre, l’attachement à la terre et aussi une certaine cupidité. Il aimait l’argent non pas comme un politique, en vue des plans dont il faut préparer le succès ; il l’aimait à la façon du paysan, comme le prix de ses sueurs et le gage d’acquisitions nouvelles. L’homme de guerre caché sous l’homme du sillon n’éclatait qu’en pleine lutte. Alors la transformation était complète. Quelle fougue ! quels bonds prodigieux ! le lion au repos qui tout à coup hérisse sa crinière et s’élance inspire moins d’effroi. N’étant pas de ceux que fascine la gloire des armes, il se battait avec rage comme un homme qui défend sa vie et n’a point de merci à espérer. Ses combinaisons étaient simples et hardies. Il excellait surtout à entraîner ses bandes ; à la suite de Kara-George, les plus timides se relevaient. Ces formes de langage usées chez nous depuis longtemps, la victoire le suit, la victoire l’accompagne, offraient un sens réel à la vive imagination des Serbes. Dans les situations les plus désespérées, sitôt que paraissait Kara-George, on se croyait sûr de vaincre. Le plus souvent il descendait de cheval et combattait à pied pour être absolument libre de ses mouvemens. Sa haute taille, qui pouvait le désigner aux coups, le signalait encore plus à l’épouvante de l’ennemi. Kara-George est là ! disaient les Turcs, et la défiance se glissait parmi eux. C’est ainsi que dans les pesmas héroïques les pachas, les vizirs, le sultan même, pâlissaient devant Marko, le fils de roi.

Une chose extraordinaire, c’est que ce géant terrible se soit plié si vite aux exigences de la politique. Il ne dédaignait pas les affaires, et, bien qu’il ne sût pas lire, il avait l’instinct des travaux de chancellerie. Son grand amour du juste lui servait d’instruction. Il ne paraît pas qu’il ait profité du désordre général pour augmenter, ses pouvoirs sans nécessité ; il laissait les contestations particulières suivre leur cours, abandonnant la décision à qui de droit. Il avait raison de se défier de ses colères ; plus d’une fois, quand les choses le touchaient directement, on vit en lui le justicier barbare prendre la place du souverain. C’était bien l’homme qui en 1804 avait dénoncé son impétueuse nature aux knèzes réunis alors que ceux-ci l’obligèrent à prendre le commandement. « Quand l’iniquité m’irrite, avait-il dit, je frappe, je tue. » Et les knèzes avaient répliqué : « Dans l’état où nous sommes, il nous faut une main ferme. » Il eût mieux valu cependant, pour l’honneur de son nom et le repos de sa mémoire, que le prince n’eût jamais fait office de bourreau. Son frère ayant mérité la mort pour un crime des plus odieux, on assure qu’il le pendit à la porte de sa maison avec le licou de son cheval. « Violence contre nature, dit très bien M. Possart ; mais ceux qui la reprochent si amèrement à Kara-George oublient-ils que ce frère était un scélérat, et que, confiant dans l’impunité, il était devenu le fléau de la nation ? » Le prince lui avait pardonné plusieurs fois, il s’était laissé toucher par les larmes et les supplications de sa mère. Pouvait-il se contenir plus longtemps le jour où un Serbe vint lui dire : — Ton frère a violé ma fille, c’est pour des infamies pareilles que nous avons chassé les Turcs ? — Pouvait-il, le libérateur, le gardien de l’indépendance, avec le caractère que nous lui connaissons, pouvait-il ne pas entrer dans une de ces colères rouges qui lui faisaient dire à lui-même : Je frappe et je tue. »

En somme, les barbaries de Kara-George attestaient un grand fonds d’équité, une droiture inflexible. Ce qu’on peut lui reprocher de plus grave, c’est la crédulité avec laquelle il écoutait les dénonciations, les rapports insidieux, et se laissait, comme on dit, monter la tête : grande marque de faiblesse et plus commune qu’on ne pense même chez les hommes du plus rare esprit, surtout disposition funeste chez un chef d’état. Il suffisait d’un trait perfide pour le mettre hors de lui ; il oubliait alors que le premier devoir de la justice est d’écouter la défense de l’accusé. C’est ainsi que, sur une délation il frappa de mort le knèze Théodosi, un de ceux qui l’avaient appelé au commandement des Serbes. Quand il reconnaissait son erreur, et cela ne tardait guère, il pleurait, comme un enfant. « Que Dieu punisse, s’écriait-il, celui qui m’a poussé à mal faire. » Personne n’était moins opiniâtre, c’est avec candeur qu’il avouait ses fautes. Enclin à des explosions de fureur, il ignorait les pensées de haine et de vengeance. Dès qu’il avait pardonné, il oubliait tout. Ces fureurs mêmes devenaient moins fréquentes et moins graves à mesure qu’il s’élevait en dignité ; le barbare se transformait au sentiment de la responsabilité souveraine. En rassemblant d’après les témoins les plus divers les traits de cette physionomie étrange, je me rappelle un mot de M. Michelet qui appelle Gustave-Adolphe un bon géant, c’était aussi un bon géant que ce terrible Kara-George. On a vu avec quels ménagemens il accomplit cette révolution intérieure qui substituait l’unité à la division, le régime monarchique au régime féodal. Il ne tenait qu’à Dobrinjatz et à Milenko de retrouver une des premières places dans l’état transformé ; avec sa loyale et confiante nature, Kara-George n’eût pas tardé à s’en faire des amis, comme il avait gagné Nenadovitch et Véliko. Il est impossible, en un mot, de ne pas discerner ici un fait évident au milieu des rapports contradictoires, c’est que d’année en année le héros sauvage se rendait plus digne et plus capable d’exercer une souveraineté régulière.

Comment donc cette virile préparation a-t-elle abouti à une catastrophe lamentable ? En 1811, Kara-George était devenu le prince des Serbes ; deux ans plus tard, il fuit devant les Turcs et se sauve en Autriche. Ah ! ne nous hâtons point de jeter l’injure au désespéré qui n’a pas su mourir. Si jamais le découragement eut une excuse, ce fut en ces heures tragiques. Entre les deux dates que nous venons de rappeler, il y a le traité de Bucharest (1812), et le traité de Bucharest, c’est la Serbie livrée aux Turcs avec la plus cruelle indifférence. Pour mener à bien la lutte inégale dont nous avons retracé les principaux épisodes, les Serbes avaient invoqué tour à tour l’Autriche, la France, la Russie. Faute de mieux, une neutralité bienveillante leur suffisait, et en ce qui concerne Kara-George on a vu qu’il se serait contenté de l’appui moral de Saint-Pétersbourg ; mais le traité de Bucharest est toute une révolution dans l’Europe orientale. La Russie, qui se prépare à une lutte à mort contre Napoléon, a besoin de l’alliance des Turcs, et, pour acheter cette alliance, elle abandonne au sultan la Moldavie, la Valacbie, c’est-à-dire tous les intérêts chrétiens en Orient, y compris la cause serbe. A cet héroïque petit peuple que depuis six ans on encourageait à la révolte, le traité de Bucharest disait : « Soumettez-vous aux Turcs, » et, s’il ne disait pas expressément aux Turcs : « Faites des Serbes ce qu’il vous plaira, » du moins il leur laissait le champ libre, puisque les promesses faites aux Serbes, promesses bien générales et bien vagues, n’étaient point garanties par les Russes. Sinistre épisode perdu dans les cataclysmes de 1813 ! tandis que de Moscou à Leipzig et de Leipzig à Montmirail l’Europe du nord et de l’ouest était le théâtre de luttes gigantesques, là-bas, loin des regards du monde, la petite Serbie, enfermée dans un champ clos avec l’empire des sultans, déjà frappée au cœur par cet abandon de toute sympathie, allait succomber sous la masse énorme qu’elle avait un instant soulevée. Il faut considérer ces choses de plus près avant de juger les hommes dont l’épouvante et le désespoir ont brisé l’énergie. Si nous sommes obligés de condamner le chef qui a failli à sa tâche, nous saurons aussi que le peuple serbe n’en paraît que plus digne d’intérêt, puisque du fond de cet abîme il a fait surgir un nouveau libérateur. En cette sombre année 1813, le héros qui occupe la scène n’est plus le vainqueur de Mischar, le « bon géant, » premier fondateur de la principauté, c’est le peuple serbe lui-même, le peuple obstiné, indomptable, qui cherche partout son prince dans la mêlée sanglante et pousse ces grandes clameurs par la voix de ses poètes : « Kara-George, Kara-George, où es-tu ? Où es-tu, insensé Kara-George ? Tu ne vois donc pas que les Turcs envahissent ton pays ? »


SAINT-RENE TAILLANDIER.

  1. Voyez la Revue du 1er novembre.
  2. Il s’agit surtout de richesses en bétail, en troupeaux de porcs. On se rappelle ici ce que Cicéron dit des premiers habitans de la campagne romaine, pâtres et gardiens de bœufs : Tum res erat in pecore, ex quo pecuniosi et locupletes vocabantur. — De Republica, II, 9.
  3. J’emprunte les principaux élémens de cette étude à l’intéressante narration de M. Léopold Ranke. Sur un grand nombre de points, ces renseignemens sont du plus grand prix. M. Ranke dit simplement que son livre a été écrit d’après des papiers et des communications serbes (aus serbischen Papieren und Mittheilungen). Nous savons aujourd’hui, grâce aux révélations de M. Kanitz, que les faits et les dates ont été fournis à l’historien allemand par M. Vouk Stefanovitch Karadjitch, l’illustre investigateur des traditions nationales, celui à qui l’on doit la collection des Pesmas. On ne saurait marcher sur un terrain plus solide.
  4. La Syrmie, province autrichienne qui fait partie des Confins militaires, est située au nord-ouest de la Serbie, entre la rive gauche de la Save et la rive droite du Danube. Raditch Petrovitch avait combattu les Turcs sous les drapeaux de l’Autriche, et c’est à titre d’officier autrichien qu’il vivait en Syrmie de sa pension de retraite.
  5. La Morava bulgare, qui descend des montagnes du sud-est, se réunit, non loin de Krouschevatz, à la Morava serbe, laquelle descend des montagnes du sud-ouest, et, traversant toute la Serbie, va se jeter dans le Danube au-dessous de Belgrade, à Smederevo.
  6. En serbe, gospodar.
  7. Le monument hideux que les Turcs firent élever en souvenir de cet événement est encore debout aux environs de la ville de Nisch ; c’est une tour construite avec les crânes des Serbes. M. Kanitz l’a vue. Même pour les musulmans chez qui les haines de race et de religion n’ont pas éteint tout sentiment d’humanité, la tour des crânes (kele-kalessi) est un objet d’horreur. Plusieurs pachas (le territoire de Nisch n’appartient pas à la principauté) ont voulu faire disparaître ce trophée, qui ne rappelle après tout que l’héroïsme serbe et la barbarie ottomane ; le fanatisme turc s’y est opposé. L’un d’eux, Mahmoud-Pacha, pour se consoler de cet échec, a construit en 1860 à quelques pas de la tour, en signe de paix et d’oubli, une fontaine où chrétiens et musulmans viennent puiser les mêmes eaux. « Peut-être, ajoute M. Kanitz, faut-il désirer que l’horrible monument, auprès duquel aucun raïa ne peut passer sans émotion, reste longtemps debout afin de rappeler aux futures générations serbes les souffrances de leur pays et le martyre de leurs libérateurs. Il est vrai que le souvenir de la domination ottomane n’a pas besoin d’un monument artificiel. Longtemps après que le dernier Turc aura quitté le sol de l’Europe ou bien se sera uni aux élémens chrétiens qui doivent gouverner un jour la péninsule illyrique, les pays situés entre le Pont et le Danube porteront les traces difficiles à effacer de cette désastreuse époque, et l’histoire placera l’invasion turque dans le sud-est de l’Europe au même rang que les invasions des Huns et des Avares. » — Kanitz, Serbien, Historisch ethnographische Reise-Studien aus den Jahren 1859-1868, p. 293-294.
  8. Voyez Recueil des traités de la Porte ottomane avec les puissances étrangères, par le Baron de Testa. Paris 1865, Tome II, page 331.
  9. La lettre originale, en lange serbe, est conservée aux archives de l’empire. En voici la traduction latine officielle inscrite sur le verso.
    « Majestas tua imperialis !
    « Gloria armorum et facorum majestatis tuæ imperalis replevit orbem universum. Nationes in augustissima tua persona suum liberatorem et legislatorem suscipiunt ; hujus felicitatis particeps esse cupit serbica natio. Monarcha ! respire Slaveno-Serbos, quibus nec virtus bellica, nec fides erga benefactorem deest… Tempus et occasio hanc veritatem demonstrabunt, unaque id quod digni sint protectione magnæ nationis.
    « Spe fretum firmissima digneris, augustissime imperator, altissimo responso consolari
    « Majestatis tuæ imperialis
    humilimum et fidelissimum servum
    KARA-GEORGIUM PETROVITCH
    Antistitem nationis Serbicæ »
    Belgradi, 16 augusti
  10. On lit en marge de cette lettre : le tout, a été renvoyé au ministère. (Voyez Testa, Recueil des traités de la Porte ottomane, page 331.) Il faut ajouter sans doute : renvoyé, purement et simplement. On ne trouve en effet aucune réponse à cette lettre de M. de Champagny dans la Correspondance de Napoléon Ier.
  11. Véliko, d’abord simple voïvode, était devenu hospodar dans les districts du sud-est ; véritable haïdouk, impatient de toute règle et de toute domination, il se croyait trop assuré de son pouvoir pour craindre l’autorité croissante de Kara-George. Il était donc demeuré étranger aux conspirations des autres hospodars jusqu’au moment où les votes de la skouptchina lui parurent une menace.
  12. On n’invente pas de tels détails ; évidemment c’est Schivkovitch lui-même qui a du les raconter. M. Vouk Stefanovitch les a recueillis, et des notes du consciencieux annaliste ils ont passé dans le récit de M. Ranke.
  13. On lit au tome XXI de la Correspondance de Napoléon Ier des détails fort curieux qui se rapportent à cette arrivée des Russes à Belgrade. Quand la guerre s’était engagée en 1809 entre la Russie et la Turquie, c’était au lendemain de l’entrevue d’Erfurth, et on sait que Napoléon avait sacrifié les intérêts turcs pour gagner, le tsar, son nouvel allié. Deux ans plus tard, les choses sont bien changées ; toute l’année 1811 est employée par Napoléon à préparer la guerre contre la Russie, qui vient de se rapprocher de l’Angleterre et de brûler nos marchandises dans ses ports. On comprend que l’arrivée des troupes russes en Serbie au printemps de l’année 1811 ait paru suspecte à Napoléon, puisqu’elle inquiétait aussi Kara-George. Les Russes, demandait l’empereur, songent-ils à occuper la Serbie ? Ont-ils l’intention d’y établir un prince grec ? Coïncidence singulière, ces craintes que Kara-George avait ressenties à son point de vue particulier, Napoléon les éprouvait au nom des intérêts généraux de l’Europe. Voici ce que M. de Champagny écrivait à ce sujet au comte Otto, ambassadeur de France à Vienne, la lettre, écrite manifestement sous la dictée du maître, est datée du 26 mars 1811. « Si sa majesté voit avec déplaisir les Russes dans la Valachie et la Moldavie, elle serait bien plus alarmée de les voir occuper Belgrade et tout disposer pour établir un hospodar ou prince grec en Servie. Sa majesté envisage toutes les conséquences fâcheuses d’un tel établissement, la tranquillité de la Dalmatie et des provinces illyriennes en serait moins assurée ; l’influence du nouveau gouvernement servien s’étendrait sur tout le littoral de l’Adriatique et sur la Méditerranée ; une souveraineté établie en Servie exalterait les prétentions et les espérances de 20 millions de Grecs, depuis l’Albanie jusqu’à Constantinople, qui à cause de leur religion ne peuvent se rallier qu’à la Russie ; l’empire turc serait blessé au cœur. L’empereur veut donc, monsieur, que vous déclariez à la cour de Vienne son intention de ne point souffrir que les Russes conservent, à la paix, de l’influence en Servie, ni qu’ils y établissent un gouvernement de leur choix. Vous pourrez même, si vous trouvez le ministère autrichien dans des dispositions favorables, concerter avec lui les mesures propres à procurer à la Porte, lors de la paix, la restitution de la Servie, ou du moins à empêcher qu’il ne s’y établisse un ordre de choses favorable à l’influence russe, ou qui laisse exister dans cette province un gouvernement grec. » L’influence russe en Serbie, un gouvernement grec à Belgrade, n’est-ce pas là aussi ce qui avait effrayé Kara-George ? Quel malheur que Napoléon n’ait pas été mieux informé de la situation des choses ! Au lieu d’inscrire dans son programme la restitution de la Serbie à la Porte, il aurait aidé Kara-George à constituer sans les Russes, bien plus, contre les Russes, l’indépendance des Serbes. A quoi servent les combinaisons les plus profondes, si elles reposent sur des renseignemens inexacts ou incomplets ? C’est la statue d’or aux pieds d’argile. Napoléon avait bien raison d’écrire le 24 janvier 1810 ; « Remontez la correspondance des relations extérieures. Ce département languit. »
  14. On verra par la suite de ces études que Milan et Milosch étaient fils de la même mère, mais non du même père. Milosch n’avait pas le droit de s’appeler Obrenovitch, c’est-à-dire fils d’Obren ; il était fils d’un pauvre valet de ferme nommé Théodore. C’est pour remplacer son frère Milan dans l’hospodorat de Rudnik que le fils du valet de ferme prit ce nom. d’Obrenovitch, devenu aujourd’hui le nom d’une dynastie.
  15. Das Leben des fürsten Milosch und seine Kriege. Nach serbischen Originalquellen bearbeilet, von P. A, Fedor Constantin Possart, Stuttgart, 1838.
  16. M. Kanitz a donné une intéressante description de Topola et des constructions qui rappellent les souvenirs de Kara-George. De hautes murailles flanquées de tours enferment le domaine qui fut jadis l’humble demeure de Petroni. Ce château fort était la résidence favorite du prince Alexandre Kara-Georgevitch. Derrière le château, sur le penchant de la montagne, s’élève l’école du bourg avec la petite église où reposent les cendres de celui qui fonda la principauté de Serbie. La porte est basse, la nef resserrée, et le jour ne s’y introduit que par d’étroites fenêtres. A gauche en entrant, on voit plusieurs tombeaux ornés d’emblèmes princiers et couverts d’inscriptions : ce sont les sépultures des membres de la famille. De l’autre côté, en face, une plaque de marbre rouge toute simple, toute nue, indique l’endroit où est enseveli Kara-George.
  17. Lamartine, Voyage en Orient. Voyez dans l’édition de 1859 le chapitre intitulé Notes sur la Serbie.