La Sicile et l’éruption de l’Etna en 1865/02

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Vue de Messine. — Dessin de H. Clerget d’après une photographie de MM. Sommer et Behles.


LA SICILE ET L’ÉRUPTION DE L’ETNA EN 1865.

RÉCIT DE VOYAGE PAR M. ÉLISÉE RECLUS[1].


TEXTE ET DESSINS INÉDITS.




LES ÎLES ÉOLIENNES.


La péninsule et la ville de Milazzo. — Traversée nocturne de Milazzo à Volcano. — Cratères et fumerolles. — Le brigand de la Calabre. — La ville de Lipari. — Le Monte Bianco. — Stromboli.

La péninsule de Milazzo était sans aucun doute, à une époque géologique antérieure, détachée de la Sicile. C’est un rempart de granit qui se prolonge perpendiculairement à la côte et dont l’extrémité septentrionale se recourbe légèrement vers l’ouest. Cette muraille, projetée à dix kilomètres en pleine mer, offre une hauteur à peu près uniforme dans toute son étendue ; seulement trois monticules, situés l’un au centre, les deux autres aux extrémités de la péninsule, rompent la ligne horizontale que dessine l’arête supérieure du plateau. De ces trois buttes disposées régulièrement sur la longueur de la presqu’île, l’une, celle du midi, est enfermée dans les murs de la citadelle de Milazzo ; l’autre, qui se dresse à l’extrémité du cap, est couronnée d’un phare de premier ordre ; la principale, qui s’élève au milieu, était jadis consacrée à Vénus et porte maintenant une petite chapelle dédiée au Saint-Esprit. Sur tout son pourtour la péninsule est coupée de falaises, dont quelques-unes, surplombant les vagues de la mer, sont percées de cavernes profondes. Une de ces grottes traverse, dit-on, le rocher de part en part en un endroit où il n’a pas moins d’un kilomètre de largeur ; une autre, qui s’ouvre au-dessous de la citadelle, ne serait rien moins que l’étable où, du temps d’Ulysse et de ses compagnons, les bœufs du Soleil se retiraient pendant les nuits. On l’appelle grotte d’Ulysse ou grotte de Polyphème. Les légendes commencent à se brouiller dans l’imagination populaire.

Jusqu’au moyen âge, la ville de Milazzo se trouvait sur la partie élevée de la péninsule, mais comme toutes les cités voisines, elle descendit par degrés du haut de son rocher et finit par s’établir dans l’isthme bas et sablonneux qui rejoint l’ancienne île à la terre ferme. Du reste, on n’a pas découvert le moindre débris de l’antiquité grecque sur l’emplacement occupé autrefois par Mylæ, et bientôt ce site prendra un aspect des plus modernes, grâce aux villas de toute sorte qu’y font construire des bourgeois retirés des affaires. Parmi ces maisons de plaisance, il en est de gracieuses qui ne déparent point les magnifiques paysages de la péninsule ; mais il en est aussi de grotesques et de prétentieuses auxquelles un artiste mettrait volontiers le feu. Une de ces villas, que décorent des vases japonais et des têtes de lions en faïence, porte sur sa façade le célèbre vers de Virgile incrusté en grandes lettres d’or :

 « … Nimium fortunatos sua si bona norint… »

Le digne propriétaire tenait sans doute à mettre le public lettré dans la confidence de son amour éclairé de la nature.

La ville moderne est sale et vulgaire ; mais au moins y voit-on, chose rare en Sicile, le spectacle d’une certaine activité commerciale. L’exportation des huiles et des vins du pays donne lieu à un assez grand mouvement d’affaires et plusieurs bricks sont toujours en chargement. Pendant les gros temps, le port de Milazzo est le principal asile de tous les navires qui n’osent pas entrer dans l’espèce d’entonnoir formé par le canal de Messine, et l’on voit alors jusqu’à cent cinquante et deux cents bâtiments en dedans du brise-lames. Actuellement on s’occupe de prolonger cette digue à une grande distance en mer et à transformer ainsi le port de Milazzo en un havre de refuge capable d’abriter des flottes entières. L’exécution de ce projet donnera un rôle maritime très-sérieux à Milazzo, qui jusqu’à nos jours devait son importance presque uniquement à sa position stratégique sur le littoral. Depuis la victoire de Duilius sur les Carthaginois, victoire qui nous a valu ces ridicules colonnes rostrales imitées dans les villes du monde entier, combien de batailles navales et terrestres ont été livrées près de Milazzo pour la possession de la Sicile !

Le dernier haut fait militaire accompli sous les murs de Milazzo est, on le sait, la victoire que remportèrent les garibaldiens en juillet 1860 sur les troupes du général Bosco. Ce fut la bataille la plus chaudement disputée de toute la campagne. Les Napolitains commandaient le passage de l’isthme par leurs canons, et c’est à l’assaut que les volontaires durent emporter les batteries. Garibaldi perdit sept cent cinquante hommes, près du cinquième de ses forces, à cette attaque désespérée ; mais il réussit pourtant à s’emparer des pièces d’artillerie. Maître de cette première position, il put alors rappeler ses combattants pour leur faire reprendre haleine, lava lui-même sa chemise rouge dans le ruisseau, puis, quand elle fut sèche, donna le signal de l’assaut contre la ville. Maison après maison, Milazzo fut emportée, et les soldats napolitains furent obligés de s’enfermer dans la citadelle, qu’ils rendirent quatre jours après.

C’est de Milazzo que les voyageurs partent le plus souvent pour aller visiter Volcano et Lipari, les deux îles du groupe Éolien les plus considérables en étendue. Je me rendis sur le port afin de passer en revue, non les embarcations, mais les bateliers eux-mêmes. Un grand nombre, qui sans doute étaient « au demeurant les meilleurs fils du monde, » avaient des figures assez déplaisantes, et je ne me laissai point séduire par leurs offres de service. À la fin, j’avisai un robuste vieillard à cheveux blancs, dont la physionomie douce et intelligente me plut beaucoup. En quelques instants le marché fut conclu. Le vieux pêcheur se fit prêter un canot plus commode et plus sûr que sa barque à demi pourrie, puis alla faire les achats de provisions nécessaires pour le voyage. En moins d’une heure, tous les préparatifs étaient terminés : don Gaetano me présenta son compagnon rameur, pauvre sourd-muet qui s’éprit aussitôt d’une grande amitié pour moi et me la témoigna bruyamment par ses cris, puis je m’installai dans le canot et l’on dénoua la corde qui nous retenait au quai de Milazzo.

Lorsque nous partîmes, le soleil allait se coucher de l’autre côté du promontoire, et ses rayons brillaient à travers les cimes des oliviers. Une heure après, le cap était doublé et nous entrions en pleine mer, dirigeant la proue de notre barque vers la fournaise écarlate où venait de disparaître le soleil. La mer était si peu agitée que le patron n’avait pas craint de confier la barre du gouvernail à mes mains novices ; tout autour de nous les lueurs de l’atmosphère se reflétaient dans le miroir poli des eaux comme dans un autre ciel. Graduellement. les splendeurs du crépuscule perdirent de leur éclat, le rouge vif, puis le jaune firent place à un reflet blanchâtre, et celui-ci finit par s’évanouir lui-même. Derrière nous, les falaises du promontoire de Milazzo s’effaçaient peu à peu dans l’obscurité. À l’occident, le brouillard qui me révélait auparavant l’île lointaine de Volcano s’était confondu avec les ténèbres de l’espace ; pour tenir d’une main ferme le gouvernail, je devais fixer les yeux sur la plus grande étoile d’Orion, que la voile en se penchant, puis en se redressant avec la barque, cachait et découvrait tour à tour. Plus tard, la lune, se levant derrière les montagnes de la Calabre, vint aussi voyager de conserve avec nous et déroula dans le sillage du bateau son immense nappe de rayons argentés. Des méduses, qu’on eût dit en feu, passaient en longues processions, tourbillonnaient un instant sous l’effort de la rame, puis allaient se perdre l’arrière dans le brasillement des îlots éclairés par la lune. Ah ! dans ces belles nuits de la Méditerranée, qu’il est doux de mettre ses pensées à l’unisson de la nature et de rêver aux choses qui, seules, donnent quelque valeur à notre passage dans la vie, la pratique de la justice et l’amour de la liberté !

La traversée dura sept ou huit heures. Aussi finis-je par m’endormir. Le sourd-muet prit ma place à la barre, tandis que le patron étendait une voile au-dessus du bateau pour me garantir de la rosée pernicieuse des nuits. Lorsque la barque talonna sur la grève de Volcano, je me réveillai brusquement et me dressai pour regarder autour de moi à travers cette demi-obscurité de la nuit qui s’efface. Ma première impression, à l’aspect de l’énorme scorie qui constitue l’île entière, fut celle de l’effroi. De Tyndare et du cap Celavà, j’avais déjà vu combien est désolé le versant méridional de Volcano ; toutefois, cette partie de l’île offre, çà et là, sur ses pentes rougeâtres, quelques nuances de vert dues aux plants de vignes et d’oliviers : on y voit même briller comme des points blancs trois ou quatre maisonnettes qu’habitent des cultivateurs venus de Lipari. La partie orientale de l’île, où s’ouvre le petit port dans lequel nous venions d’entrer, n’offre au contraire que l’image de la mort. Aucune trace de végétation ne se montre sur les escarpements décharnés : on croirait voir une de ces régions lunaires ou le télescope ne découvre que bouches volcaniques, fissures du sol, obélisques de laves. La plupart des roches sont noires ou d’un brun rouge comme le fer, cependant il en est aussi d’écarlates, de jaunes, de blanchâtres et presque toutes les couleurs sont représentées dans ce cirque de l’enfer, à l’exception de celle que donne la verdure. Là tout est laves ou scories, comme au jour où la masse bouillonnante jaillit de la profondeur des mers. À gauche se dresse un grand cône volcanique, encastré dans un vaste cratère ébréché ; à droite s’élève une autre montagne d’éruption, le Volcanello ; le port même dans lequel se balance la barque est un ancien cratère sous-marin.

Bientôt après mon arrivée dans l’île, un homme sortit d’une grotte creusée à la base du Volcanello et vint à ma rencontre. C’était le cicerone du volcan. Il me salua, puis, sans mot dire, prit le chemin du grand cratère et marcha rapidement devant moi. Le sentier traverse d’abord une petite plaine formée de tous les débris que les eaux entraînent des hauteurs environnantes et déposent sur le pourtour de la baie, puis il se développe sur les pentes escarpées du volcan, coupées çà et là de larges ravines. La terre que l’on foule résonne sous les pas comme la voûte d’une cave. Vers les deux tiers de la hauteur, quelques lézardes laissent jaillir des fumerolles, et des cristallisations de soufre semblables à des plaques de lichen recouvrent les talus. Des vapeurs, blanches le jour, colorées en rouge pendant les nuits, flottent au-dessus de la montagne, et suivant l’état de l’atmosphère et l’intensité des forces volcaniques, s’amassent en nuages épais à la bouche du cratère ou bien apparaissent un instant en légers brouillards et se fondent dans le bleu du ciel. Les habitants de Lipari considèrent les nuées du Volcano comme un baromètre sûr. Tel vent doit souffler lorsque les masses blanchâtres s’étagent en lourdes assises ou s’épandent en brumes sur toute la montagne ; tel autre courant atmosphérique doit prévaloir quand on n’aperçoit pas de loin la calotte du volcan. Il y a sans doute dans ces pronostics, dont ont parlé tous les auteurs anciens depuis Polybe, un fond sérieux de réalité, puisque ces prédictions sont formulées d’après l’expérience séculaire des marins lipariotes ; toutefois Spallanzani et d’autres savants n’ont pu réussir à confirmer la tradition par des observations directes.

Lors de ma visite, des tourbillons de vapeur emplissaient le cratère. Cette immense cuve, la plus grande de toutes celles qu’offrent les volcans de l’Europe méridionale, n’a pas moins de deux kilomètres de circonférence sur le pourtour supérieur, et ses parois méridionales se dressent à près de trois cents mètres de haut : le fond de l’abîme peut avoir environ cent mètres de large. À travers le brouillard qui s’élève de cette chaudière, on aperçoit les escarpements rouges comme le cinabre, ou jaunes comme l’or, que rayent çà et là les couleurs les plus diverses des substances sublimées dans ce grand laboratoire. Sur les talus qui s’inclinent vers le fond du gouffre les pierres croulantes cèdent sous les pas, et cependant il faut descendre en courant, car en certains endroits le sol caverneux est brûlant comme la voûte d’un four. Des fumées rampent sur les pentes. L’air est saturé de gaz où domine une odeur sulfureuse difficile à respirer. Un bruit incessant de soupirs et de sifflements emplit l’enceinte, et de tous les côtés on voit entre les pierres de petits orifices d’où s’élancent en tourbillonnant les jets de vapeur. Là, quelques ouvriers, accoutumés à vivre dans le feu comme les salamandres légendaires, vont recueillir les stalactites de soufre doré qui craquent encore dans la main par l’effet de la chaleur, et les fines aiguilles de l’acide borique, aussi blanches que le duvet de cygne.

Parfois, les pluies qui s’abattent dans le cirque y forment un lac temporaire, mais une grande partie de l’eau s’échappe à travers les fissures du sol et s’écoule en torrent sur les pentes extérieures, tandis que le reste est rapidement vaporisé par le brasier de la montagne. Quelques-unes des fumerolles, dont les gaz ont été récemment analysés par M. Fouqué, ont une température supérieure à 360 degrés. D’autres jets moins chauds se font jour en diverses parties de l’île et même jusque dans les eaux de la baie. Des bords du grand cratère, on aperçoit à la base des talus ces vapeurs qui montent du fond de la mer et se développent en larges volutes blanchâtres semblables d’aspect à des boues argileuses, En certains endroits, la température de l’eau marine chauffée par ces gaz est assez élevée pour que les touristes anglais puissent se donner la puérile satisfaction de faire cuire des œufs dans « la grande tasse. »

Bien que Volcano ait une superficie de cinquante kilomètres carrés, elle n’a pour toute population permanente que six ou sept ouvriers chargés de recueillir le soufre et l’acide borique du cratère et de fabriquer en outre un peu d’alun. L’usine est un misérable hangar dont la couleur se confond avec celle des roches environnantes ; quant aux ouvriers, véritables troglodytes revêtus de vêtements sordides auxquels la poussière de lave donne la nuance de la rouille, ils ont pour demeures des cavernes ouvertes dans les flancs rougeâtres du Volcanello. Quelques-uns ont essayé de planter des légumes dans la plaine de cendres et de scories qui s’étend entre les deux cônes principaux ; mais toutes les cultures ont dépéri, et des plantations d’arbres fruitiers il ne reste plus que deux ou trois figuiers pareils à des fagots de bois mort. Toutes les provisions nécessaires à l’atelier sont portées chaque semaine de Lipari, et si par malheur la barque manquait un seul de ses voyages, la population de Volcano tont entière serait condamnée à mourir de faim.

On comprend que cette existence n’offre rien de bien désirable, même sous le beau ciel de la Méditerranée ; aussi tous les ouvriers ont-ils l’air triste et souffreteux. On m’avait dit à Milazzo que ces hommes étaient d’anciens brigands déportés de la Calabre ; pour mieux m’en assurer, je posai la question à mon guide que je prenais pour un préposé libre. Le jeune homme pâlit, puis, jetant un long regard vers les Apennins bleuâtres qui se montraient au delà du golfe, il me répondit en soupirant : « Oui, cela est vrai. » Lui-même était un de ces bannis, et sa figure morne révélait la profondeur de son chagrin. Quel terrible lieu d’exil, que cette rouge scorie volcanique !


Plan de Volcano d’après la carte de la marine, dressée par M. Darondeau.


L’île de Lipari est très-rapprochée de Volcano, le canal qui les sépare n’ayant pas dans sa partie la plus étroite plus d’un kilomètre de largeur. Deux roches en forme d’obélisque se dressent au milieu du détroit, de sorte qu’un bon nageur pourrait facilement se rendre d’une île à l’autre en se reposant à moitié route. Il est vrai que si les requins fréquentent la mer Éolienne, comme l’affirment les marins lipariotes, le hardi baigneur risquerait d’être happé au passage. Aussi, je me gardais bien de me précipiter dans l’eau fraîche et bleue qui m’invitait si gracieusement par ses petits remous, son clapotis harmonieux et la douce ondulation de ses flots. J’attendis prudemment pour faire mon plongeon que le bateau fût entré dans une baie de Lipari, sous les falaises surplombantes du mont Capiscello.

Le contraste est grand entre l’amas de scories qui constitue Volcano et le versant oriental de l’île de Lipari. Ici une ville considérable s’élève en un double amphithéâtre sur les deux pentes d’un promontoire que couronne un vieux château. Le port est rempli d’embarcations de petit tonnage. Une plaine très-bien cultivée L’île de Lipari. - Dessin de H. Clerget d’après une photographie de M. Paul Berthier. en oliviers, en orangers, en vignes, qui donnent d’excellents produits, s’étend autour de la ville ; les pentes des montagnes environnantes sont elles-mêmes couvertes de champs jusqu’au voisinage du sommet. Une population active de matelots et de marchands s’agite sur le port ; un grand nombre de bourgeois à la mine heureuse et placide se promènent dans les rues de la ville. Il est vrai que parmi ces derniers se mêlent plusieurs brigands de la Calabre auxquels le gouvernement a donné l’île de Lipari pour prison et qui vivent paisiblement de leurs petites rentes. On m’a dit qu’il n’y a point d’exemple que les bannis aient abusé de leur demi-liberté.

Lipari est une terre promise pour les géologues et les minéralogistes. Comme les îles voisines, elle a des volcans, des cratères, des laves d’espèces diverses, et de plus, elle présente en masses très-considérables certaines formations beaucoup plus rares dans le reste de l’archipel. Le mont della Castagna est en entier composé d’obsidienne ; une autre colline élevée, le Monte ou Campo Bianco, est composée de pierres ponces qui de loin ressemblent à des champs de neige. De longues coulées blanches, pareilles à des avalanches, remplissent toutes les ravines, du sommet de la montagne au rivage de la Méditerranée ; le moindre mouvement, causé par le pied d’un animal ou par le souffle du vent, détache de la surface du talus des centaines de pierres qui s’écroulent en bondissant jusqu’au bas de la pente et sont emportées au loin par le flot qui baigne le pied du volcan. Dans le voisinage de l’île, les eaux sont parfois couvertes de ces pierres flottantes qui ressemblent à des flocons d’écume.

Lipari a bien d’autres merveilles, sans compter la grotte de Molini, où, suivant une ancienne tradition, le diable se réfugia dans le vain espoir d’échapper au glaive de san Calogero, et d’où il s’enfuit de nouveau pour aller plonger dans le cratère de Volcano, qui est la grande porte de l’enfer. À ses diverses curiosités naturelles, Lipari ajoute le privilége d’être la mieux située pour les curieux qui veulent du haut de quelque cime se faire une idée de la distribution de toutes les îles Éoliennes. En effet, Lipari est le centre d’étoilement de trois rangées volcaniques : l’une se dirige au sud vers Volcano ; l’autre à l’ouest vers Alicudi, par Salina et Filicudi ; la troisième au nord-est, vers Stromboli, le grand phare de la Méditerranée. Je n’ai pas eu la joie de gravir ce dernier volcan ; mais je n’oublierai jamais la grande impression que j’éprouvai d’en bas à l’aspect de cette pyramide fumante. À sa forme superbe, on comprend que ses racines plongent dans la mer à des profondeurs énormes ; on voit, pour ainsi dire, les talus de débris se continuer sous les eaux jusque dans les abîmes de mille mètres que la sonde a révélés au fond de la mer Éolienne. En contemplant Stromboli, ceux qui naviguent à la base de ce pic se sentent presque suspendus au milieu du vide, comme si l’embarcation qui les porte voguait dans l’air à mi-hauteur de la montagne.

… Notre voyage de retour à Milazzo ne fut pas troublé par le moindre accident ; seulement à la hauteur du cap, les vagues brisaient avec tant de force qu’il fallut, pour le salut commun, me destituer de mon rôle de pilote et me reléguer honteusement au fond du bateau.


MESSINE.


L’octroi de Messine. — La Scala. — Vue de Messine et du détroit. — Fêtes de Messine. — La Barra. Bombardements et tremblements de terre. — Importance commerciale de Messine. — Le détroit du Phare. — Groupe de Charybde et de Scylla — Ignorance et misère. — Les méduses du port.

La route de Milazzo à Messine longe d’abord le littoral à travers des forêts d’oliviers poudreux. Çà et là se montrent quelques petites dunes couvertes de tamaris. Des villages aux constructions vulgaires et délabrées bordent le chemin, tandis qu’au loin sur les hauteurs se dressent de vieux châteaux pittoresques et des forêts démantelées. Toutefois l’horizon reste borné jusqu’au torrent del Gallo, presque toujours desséché, au delà duquel on commence à monter. Au lieu de continuer à suivre le bord de la mer, la route escalade par une série de lacets les montagnes abruptes qui se dressent à l’ouest de Messine, et développe ainsi sous les yeux des voyageurs le tableau de plus en plus étendu des rivages siciliens et de la mer de Lipari. On se trouve encore sur le versant septentrional de l’île, à une distance d’au moins dix kilomètres de Messine ; mais, si l’on en croyait le fisc, on aurait déjà fait son entrée dans la cité, car les employés de l’octroi, bravement installés au pied de la montée, examinent à loisir les chargements des voitures et les charrettes, et fouillent les passants pour voir s’ils n’ont dans leurs poches ni fromages, ni bouteilles d’huile. Une chaîne de montagnes, une région géographique tout entière sont comprises dans le district de l’octroi.

L’ascension, longue et pénible, ne dure pas moins de deux heures pour les voitures ordinaires. On dépasse la région des oliviers ; puis au delà du village de Gesso, tout hérissé de tours et de vieilles constructions du moyen âge, on contourne de profonds ravins entre des pentes couvertes de cistes et de bruyères. Pas une maison, pas un arbre, mais seulement la morne étendue des croupes brunes ou rougeâtres. Si ce n’était de la clarté du ciel et du parfum pénétrant des plantes odoriférantes, on pourrait se croire au milieu d’un paysage de l’Écosse ou de l’Irlande.

Enfin la route gagne le point culminant de la Scala, et tout change comme par enchantement. À ses pieds on voit s’ouvrir un abîme, du fond duquel jaillissent des cimes de collines pointues couronnées de pins. En bas la ville de Messine ceinte de forteresses et de couvents, se déploie sur la rive, comme un relief en miniature, et projette au milieu des eaux bleues la gracieuse péninsule en forme de faucille qui lui avait valu le nom grec de « Zancle. » Au sud, la mer d’Ionie s’étend jusqu’à l’immense rondeur de l’horizon ; au nord, le fameux détroit du Phare que, depuis le sage Ulysse, ont bravé tant de navigateurs, s’arrondit comme le méandre d’un large fleuve. Le regard l’embrasse tout entier avec les rides et les remous qu’y dessinent les courants. Près de la pointe sablonneuse du Phare, on distingue les flots blanchissants de Charybde et le conflit des vagues qui se heurtent, soit dans le canal lui-même, soit à l’entrée. Des vapeurs, laissant derrière eux un long sillage et leur traînée de fumée noire, passent au travers des flottilles de voiliers effarouchés qui semblent errer paresseusement au gré de la mer. Sur la rive opposée, des villes et des villages, Reggio, San-Giovanni, Scylla, Bagnara, se confondent en une ligne continue de maisons resplendissant au soleil ; mais au-dessus de la gracieuse bordure des villas et des jardins, de sombres gorges entaillent profondément les pentes, et, comme de longs plis dans un manteau, rayent la masse rougeâtre de l’Aspromonte, à jamais rendu célèbre par Garibaldi. Entre les deux terres le contraste est frappant. Du côté de la Sicile, la chaîne des Pélores se hérisse de nombreux sommets terminés en pointes, revêt ses flancs d’arbrisseaux verts et de bouquets d’arbres, tandis que du côté de l’Italie, le continent vient finir majestueusement par une montagne aride à la longue croupe uniforme. L’aspect des hauteurs siciliennes est gracieux et pittoresque, tandis que le dernier promontoire de l’Europe a quelque chose de superbe et de formidable.

Du haut de la Scala, nous descendons à Messine comme un orage. La route plongeante contourne en lacets rapides les ravins et les contre-forts, sort de la région des bruyères pour entrer dans celle des oliviers et des orangers, dépasse les villas et les couvents, et pénètre dans la ville en empruntant le lit d’un torrent desséché. Le spectacle magnifique de la mer et des montagnes ne s’est pas encore effacé des yeux, que la voiture roule déjà sur les dalles blanches de la rue Garibaldi, et que l’on ne voit plus rien de la nature, si ce n’est, à chaque rue transversale, une échappée soudaine sur la nappe bleue du port et sur les monts de la Calabre.

Lorsque j’entrai dans Messine, les habitants célébraient la fête d’un grand saint, l’apôtre Paul, si je ne me trompe. Une procession, composée de milliers de personnes, faisait le tour de la ville en s’arrêtant devant tous les oratoires, toutes les églises, tous les couvents. Néanmoins, la multitude assemblée n’avait rien de cet air dévot, de cette démarche grave, qui distinguent les catholiques du Nord marchant processionnellement dans les rues d’une cité. Au contraire, la foule de Messine était ivre de tapage et se démenait pour faire en l’honneur du saint le vacarme dont il était digne. En tête de la procession, quelques jeunes gens, vêtus de robes monacales, portaient sur leurs épaules la grande statue de bois doré, enveloppée d’un lambeau d’étoffe rouge. En même temps, ils chantaient une hymne religieuse de toute la force de leurs poumons, tandis que les marchandes, installées sur le chemin du cortége, offraient en criant leurs sucreries ou des liqueurs rafraîchissantes, et que les gamins poussaient des cris de joie ou faisaient éclater des pétards dans les jambes des passants. Devant la porte de chaque couvent le tumulte redoublait. Alors des grappes d’enfants se suspendaient aux cordes de toutes les cloches et les mettaient en branle, les quêteurs agitaient leurs sonnet les et leurs bourses, les tambours battaient, les crécelles grinçaient, des fusées de pétards jaillissaient de tous les côtés à la fois ; on respirait à peine dans cette atmosphère de bruit, de poussière et de soufre. Lorsque la foule atteignit enfin la place de la cathédrale et se dirigea vers le porche largement ouvert, il me sembla d’abord que la bande joyeuse faisait mine de se recueillir ; mais tout à coup la procession se rompit. La plupart des jeunes gens s’élancèrent vers un coin de la place où un quêteur venait de trébucher en répandant son argent sur le sol. Accueillis par les rires des bourgeois, les gamins et jusqu’aux porteurs de la statue, se précipitaient à la curée, sans souci de la dignité du saint qui, sur toute cette mer de têtes, paraissait courir avec des balancements grotesques.

Au bruit que j’avais entendu, j’aurais pu croire que j’avais assisté à la plus grande fête de Messine ; mais, celle de la Barra, que l’on célèbre au mois d’août, est bien autrement grandiose. Alors, ce n’est pas une seule statue que l’on promène à travers la ville, et l’on ne se borne pas à s’amuser pendant un jour. Durant trois journées consécutives, les habitants de Messine et les étrangers venus des localités voisines font assaut de cris, de chants et de vacarme. Des géants en carton, à la gueule rouge et aux dents énormes, font leur apparition dans les rues, accueillis par les applaudissements enthousiastes de la foule ; puis vient un grand chameau suivi de cavaliers en costume de Maures que l’on poursuit de huées ; ce sont, dit-on, des Sarrasins qui reviennent se faire chasser de nouveau de la Sicile. Ensuite passe une espèce de galère, richement décorée, rappelant l’arrivée miraculeuse de quelques vaisseaux chargés de blé qui firent leur entrée dans le port en un jour de famine, puis disparurent soudain dès, que le peuple eut porté sur les quais toute la cargaison. Mais tout cela n’est rien comparé au grand char triomphal de la Barra que l’on voit se dresser à douze mètres de hauteur, au plus épais de la multitude. Le char ne représente rien moins que l’Assomption de la Vierge à travers les espaces célestes, de la terre jusqu’à l’empyrée. Sur la plate-forme inférieure, les douze apôtres, que figurent des adolescents de Messine, sont groupés autour d’un lit de parade où le corps de la Vierge est étendu. Au-dessus, porté par des amas de nuages en bois, tourne un soleil à la face jaune hérissée de longs rayons auxquels s’accrochent des petits enfants ; plus haut encore se trouve le ciel lui-même, globe semé d’astres sur lequel sont juchés d’autres chérubins vivants ; tout à fait au sommet de la pyramide, l’âme de la Vierge, que symbolise une petite fille ornée de rubans et de fleurs, apparaît à la droite de Dieu. Tandis que le char vacillant s’avance au milieu du cortége des prêtres, des moines, des magistrats, des militaires, tous revêtus de leur grand costume, les canons tonnent, la voix des cloches descend du haut de toutes les églises et de tous les couvents, la foule délirante éclate en cris de joie. Du reste, les citoyens de Messine pourraient-ils faire moins pour la Vierge, qui leur envoya jadis une boucle de ses cheveux, ainsi qu’une lettre autographe, les assurant à jamais de sa protection spéciale ?

Les Messinois ont un grand patriotisme local et mettent une passion jalouse à défendre leur ville, même lorsqu’il leur faut pour cela changer de maîtres. Ce sont eux qui, pour se débarrasser des Sarrasins, introduisirent les Normands en Sicile vers la fin du onzième siècle, et qui, près de six cents ans plus tard, firent appel aux Français pour se défaire des Espagnols. Durant les siéges qu’eut à subir Messine, les habitants se sont toujours défendus jusqu’à la dernière extrémité, et les femmes elles-mêmes, ainsi que le dit un vieux chant de guerre, ont travaillé à la défense commune avec autant d’énergie que leurs maris et leurs frères :

Deh ! com’egli è gran’pietate
Delle donne di Messina,
Veggendole scapigliate
Portando pietre e calcina !
Iddio gli dea briga e travaglia
A chi Messina vuol guastare[2] !

En 1848, lorsque les soldats napolitains furent chassés de la ville et des forts supérieurs, les Messinoises


Cap d’Alessio (avant le percement du tunnel). — Dessin de Saglio.


aidèrent les insurgés à prendre d’assaut le château Gonzague, transformer en boulets les statues de bronze des Bourbons, à répondre du haut des collines au canon de la citadelle. Quant à ce dernier ouvrage, armé de cent pièces d’artillerie, la valeur des Messinois ne pouvait que se heurter en vain contre les murs ; car il occupe une position presque insulaire sur l’étroite, pointe de galets qui sépare le port de la haute mer, et pour s’en emparer il aurait fallu nécessairement en faire le siège par terre et par eau. La citadelle resta donc au pouvoir des Napolitains, et ceux-ci purent à leur aise bombarder une partie de la ville. Ils démolirent à coups de boulets les maisons qui s’élevaient sur la place de Terra Nova, non loin de l’endroit où s’élève aujourd’hui la gare du chemin de fer, et s’attaquèrent même aux palais de la cité et aux édifices d’utilité publique. Le musée, qui occupe plusieurs galeries de l’Université, servit de cible aux projectiles, et le cicerone montre aux visiteurs, avec une sorte de fierté patriotique, des toiles déchirées par les bombes napolitaines. En 1861, la garnison de la citadelle épargna la ville ; mais il semble que les propriétaires de Messine durent se trouver pendant quelque temps sous le coup de la Taùrmine Dessin de H. Clerget d’après une photographie de M. Paul Berthier. terreur, car sur un grand nombre de maisons on lit encore ces inscriptions qui devaient protéger les immeubles contre la soldatesque : proprietà francese, proprietà inglese, proprietà prussiana.

Messine, il faut l’espérer, n’aura plus à subir de bombardement ; mais si elle n’a point à craindre d’être renversée par des boulets ennemis, elle est toujours menacée par les vapeurs élastiques frémissant dans le sol. Messine est située sur la ligne de jonction qui réunit. les deux foyers volcaniques de la Sicile et de l’Italie méridionale, et peut-être que sa position dans l’espèce de fossé formé par la dépression du détroit contribue à augmenter encore le danger. Aucune cité d’Europe n’est plus directement menacée que Messine par les tremblements de terre, aucune n’en a plus souffert. En 1783, les secousses renversèrent des centaines de maisons, abattirent les clochers et les tours, firent effondrer les voûtes des églises, tandis qu’un terrible raz de marée, après avoir balayé d’un coup deux mille personnes réunies sur la plage de Scylla, s’engouffra dans le port de Messine, y coula tous les navires et sapa par la base la superbe rangée de palais qui bordait le rivage. Plus de douze mille individus périrent dans cet effroyable désastre ; et bien qu’une période de quatre-vingt trois ans se soit écoulée depuis la catastrophe, on en voit encore en maints endroits les effets. Même dans le Corso, nombre de murs sont restés abattus ou lézardés, bien des entablements ont disparu, bien des sculptures brisées ont cédé la place à des pariétaires et à d’autres plantes apportées par le vent. Pendant les années de prospérité du dix-neuvième siècle, les Messinois ont en grande partie reconstruit leur ville, ils ont même bâti de nouveaux quartiers pour la population incessamment croissante ; mais d’un moment à l’autre, une nouvelle série de secousses peut faire osciller le sol et transformer encore une fois toute la cité en un monceau de ruines. Malheureusement l’état actuel de la science ne permet pas de prévoir et d’annoncer le retour périodique de ces terribles phénomènes ; et bien que la direction générale des oscillations du sol soit assez bien connue, la municipalité de Messine ne s’est point occupée de rectifier le plan de la ville, afin que désormais les maisons soient construites dans un sens parallèle au mouvement des ondes terrestres. Avant de prendre cette mesure, on attendra peut-être qu’une nouvelle secousse ait déblayé le terrain.

Les guerres, les bombardements, les tremblements du sol ne font que trop bien comprendre pourquoi la ville de Messine, si admirablement située pour le commerce, n’a pas acquis une beaucoup plus grande importance. Son port est le point central de la Méditerranée : d’un côté la mer d’Ionie s’étend jusqu’aux rivages de l’Orient, de l’autre, le bassin de la mer Tyrrhénienne va se réunir au golfe du Lion pour baigner les côtes de la France et de l’Espagne. Messine est donc l’étape naturelle de tous les navires qui desservent l’immense commerce maritime entre les pays de l’Europe occidentale et les contrées du Levant. La rade est d’ailleurs un excellent refuge pour les bâtiments, et les vaisseaux du plus fort tonnage peuvent y entrer sans crainte. La formation de ce havre, dont les brise-lames naturels semblent avoir été construits en pleine mer par la main de l’homme, est un phénomène géologique d’autant plus remarquable que la côte de Messine est très-abrupte et plonge dans les eaux sous un angle très-incliné. On ne peut s’expliquer l’existence de ce port et de la péninsule recourbée de la citadelle que par un effondrement du sol, ou par l’action de remous qui tournoyaient dans le canal jadis plus étroit de Charybde. Les anciens donnaient une explication plus simple. En passant en Sicile, Saturne, le père des dieux, aurait laissé tomber son immense faux au milieu des vagues ; mais, hélas ! depuis cette époque, on n’a pourtant pas cessé de mourir.

L’importance de Messine ne peut manquer de s’accroître lorsque le nord de l’Afrique, aujourd’hui en grande partie aride et dépeuplé, aura pris dans l’histoire de la terre le rôle auquel il est évidemment appelé par son heureuse situation sur les bords de la Méditerranée. Quand Port-Saïd, Benghazi, Tripoli, Tunis, Alger seront devenus, comme Alexandrie, de grands centres commerciaux, nul doute que Messine, située au milieu de l’immense réseau de toutes ces lignes de trafic tracées entre les marchés méditerranéens ne profite d’une manière étonnante de tous ces échanges. Espérons aussi que, dans un avenir plus ou moins éloigné, Messine sera la première station sicilienne du grand chemin de fer européen de Paris à Syracuse et Girgenti. Cette année ou l’année prochaine, Reggio sera le point initial d’une voie ferrée parcourant l’Italie dans toute sa longueur. Bientôt après, le réseau sicilien, complétement terminé, apportera voyageurs et marchandises sur les quais de la ville qui regarde Reggio de l’autre côté du détroit. Que restera-t-il alors à faire, sinon à jeter un viaduc entre les deux rivages opposés ? Un pareil travail, si jamais il s’accomplit, pourra certainement être considéré comme l’une des merveilles du monde ; mais il n’offre rien d’impossible puisque de hardis ingénieurs proposent déjà sérieusement de construire un pont de chemin de fer entre la France et l’Angleterre. À sa partie la moins large, le détroit de Messine offre une ouverture de 3 147 mètres environ, qu’il serait facile de rétrécir à 3 000 mètres en élevant une jetée sur le banc de sable qui continue dans la mer la pointe du Phare : c’est une œuvre qui, suivant la légende grecque, aurait été entreprise autrefois par le géant Orion. Toutefois, ce n’est point là qu’il serait praticable de faire passer le viaduc, à cause de la profondeur de l’eau qui, vers le milieu, n’a pas moins de 332 mètres ; mais plus au sud, entre le couvent de Santa-Agata et la pointe appelée Coda del Volpe (Queue de Renard), où l’ouverture du détroit est d’à peu près 3 300 mètres, la plus grande profondeur de l’eau est de 100 à 110 mètres, et d’après les meilleures cartes marines la moyenne ne dépasse pas 75 mètres. Un viaduc composé de travées de 240 mètres, comme le pont jeté sur l’Ohio entre Cincinnati et Covington, ne reposerait que sur une douzaine de piles et dépasserait en longueur de quelques mètres à peine le pont superbe que les Anglais ont déjà depuis plusieurs années jeté sur le fleuve profond et souvent obstrué de glaces du Saint-Laurent. Sur le quai de Messine, un beau groupe de sculpture représente Neptune levant sa main droite armée du trident et calmant du regard les deux monstres de Charybde et de Scylla ; mais lorsque le « cheval de feu » passera dans les airs, bien au-dessus de ce détroit que les chevaux de Timoléon le Corinthien et de Roger le comte normand traversèrent jadis en se débattant à la proue des navires, à quel génie faudra-t-il dresser une statue, si ce n’est à James Watt ou à Robert Stephenson ?

Quoi qu’il en soit, la ville de Messine ne sera que pour une très-faible part redevable de ses progrès matériels à l’initiative de ses propres enfants. Ce sont presque exclusivement des étrangers, Allemands, Anglais, Français, Italiens du nord, qui se sont emparés du commerce maritime, et par le chemin de fer, ils vont également prendre le monopole des transports de terre. En dépit de son amour pour la terre natale, la population messinoise laisse aux « continentaux » le soin d’enrichir le pays, d’y construire des routes, des usines, des palais et des villas. Fière de son beau climat, de son port, de son détroit, de ses montagnes et de tout ce que lui a donné la nature ; orgueilleuse, à plus juste titre, des luttes héroïques qu’elle a soutenues à diverses époques pour son indépendance, elle n’a pas encore le droit de se glorifier de son initiative et de sa persévérance dans les travaux de la civilisation. Pour une foule de ses habitants la mendicité est plus en honneur que le travail ; les carrefours, les quais sont obstrués de quémandeurs, qui sous l’apparence de garçons d’hôtel, de bateliers, de vetturini, ne cherchent qu’à tromper l’étranger, pour gagner en cinq minutes de quoi vivre pendant une semaine. Quant à l’instruction publique, elle doit être dans un bien triste état, si l’on en juge par la pauvreté des deux ou trois boutiques de livres qui se trouvent sur le Corso et dans la rue Garibaldi. D’ailleurs, on n’a qu’à regarder les figures laides, à peine dégrossies d’un grand nombre de Messinois, pour voir qu’ils ont encore bien des progrès à faire avant de pouvoir prétendre, comme leurs ancêtres de Messane, au noble titre de citoyens.

De même qu’à Palerme et dans presque toutes les autres cités de la Sicile, la malpropreté des quartiers pauvres est vraiment lamentable. Autour de certaines églises et sur les bords des fiumare qui traversent la ville, nombre de maisons ne sont que de hideuses tanières où les hommes et les femmes grouillent pêle-mêle au milieu des ordures et des guenilles putréfiées ; pourtant, à l’arrivée du choléra ou de toute autre peste, des centaines de ces malheureux ignorants seraient peut-être plus disposés à faire une émeute pour massacrer de prétendus « empoisonneurs » qu’à nettoyer leurs tristes bouges. Les principales rues et la célèbre Marina qui borde le quai, sont elles-mêmes fort sales en dépit de leur architecture prétentieuse. Le port, dans lequel se déversent toutes les impuretés de la ville, ne serait qu’un réceptacle d’immondices, comme le vieux port de Marseille, s’il n’était largement ouvert du côté du nord-est au flot qui vient du détroit. D’innombrables méduses, que les gens du pays, hétérogénistes à leur façon, appellent « la crasse de la mer, » sont sans cesse à l’œuvre pour nettoyer l’eau du bassin. Ces petits êtres se distinguent de la plupart des autres méduses par la richesse des couleurs et la beauté des formes. Leur manteau transparent est veiné de rose ou de violet et chaque ondulation, chaque plissement en modifie la nuance délicate ; les tentacules, également roses, sont minces comme des fils et flottent gracieusement au gré de la vague. C’est par millions que ces charmantes méduses peuplent l’eau du port de Messine ; aux abords des navires surtout, elles se réunissent en essaims et le flot qui les berce noue leurs chevelures en un réseau inextricable. Pas une rame ne plonge dans l’eau sans y soulever des amas de filaments. Le jour, la vague, pullulant de méduses, en prend quelquefois une teinte rosée ; la nuit elle brille d’une lueur mate et phosphorescente.


LA ROUTE DE CATANE. — LE CAP D ALESSIO. — TAORMINE.


Le chemin de fer de Messine à Catane. — La route de terre. — Les fiumare. — Les pourboires et les mendiants. — Scènes de mœurs. — Montée du cap d’Alessio. — Le théâtre de Taormine. — Vue de l’Etna et de l’éruption du Monte-Frumento. — Le cap Schisò. — Campagne de Giarre.

Actuellement, un chemin de fer, longeant la base des montagnes du littoral, unit Messine à la ville de Catane, située à une centaine de kilomètres au sud, non loin de la base de l’Etna. C’est un grand progrès. D’ailleurs, ceux qui protestent contre les chemins de fer au nom du pittoresque seront toujours libres de suivre la côte avec toute la lenteur désirable.

Au printemps de l’année 1865, je n’avais pas le choix entre le chemin de fer et la route poussiéreuse, et malheureusement le soin de mon bagage m’empêchait d’aller à pied. Or, ce n’était point un plaisir de faire le trajet dans la carriole, décorée du nom pompeux de diligence, que fournissait l’administration des postes. Sans parler du véhicule lui-même, vieille caisse qu’on ne se donnait point la peine de nettoyer et qui exhalait une forte odeur de cuir et de victuailles de toute espèce, nous avions à redouter surtout la poussière et les cahots. Aux endroits où la route est assez unie, on se trouve enveloppé d’un véritable nuage, et l’on ne peut respirer qu’en tenant un voile sur sa bouche. De distance en distance, on cesse pourtant de manger la poussière ; c’est qu’alors on traverse le lit pierreux de quelque fiumara. La plupart de ces torrents, descendus des flancs ravinés de la chaîne Pélorienne, ne sont que de simples filets d’eau serpentant au milieu des cailloux ; mais parfois ils s’abattent en avalanches liquides, roulent d’énormes blocs de pierre et, rompant leurs digues, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, rasent les villages et dévastent les plantations. Plusieurs de ces fiumare n’ont pas moins d’un kilomètre de largeur ; quand l’eau est assez basse pour qu’on n’ait pas à craindre d’être soulevé par le courant et charrié jusqu’à la mer, il faut du moins subir le désagrément d’être tour à tour cahoté avec violence par le choc des roues contre les blocs épars et de s’enfoncer soudain dans quelque fondrière. Aussi les voyageurs que leurs affaires ou l’amour de la nature n’amène pas vers Taormine ou les villes situées à la base de l’Etna, se gardent-ils soigneusement de prendre la route de terre et s’embarquent-ils sur le bateau à vapeur qui se rend directement de Messine à Catane.

La poussière et le passage des torrents ne sont pas les seuls inconvénients qu’offre un voyage en diligence sur cette route du littoral, il expose aussi les étrangers aux importunités des mendiants qui ont remplacé les brigands d’autrefois. Avant de partir de Messine, le signor corriere prend déjà soin d’avertir les voyageurs non siciliens, s’il en a dans sa voiture, qu’ils feront bien de se munir d’une quantité de sous de cuivre afin de satisfaire à toutes les demandes. D’abord, les postillons ont acquis le droit, en vertu d’une longue tradition, de réclamer cinq bayoques par relais en sus du prix du voyage. Ensuite, le corriere lui-même ne manque jamais de décocher à ses compagnons de route les paroles les


Théâtre de Taormine. — Dessin de H. Clerget d’après une photographie de M. Paul Berthier.


plus doucement modulées et les regards les plus insinuants pour faire comprendre ainsi, sans le dire, que ses titres à la générosité des nobles étrangers sont encore bien plus sérieux que ceux des postillons. Puis en mettant la tête à la portière, on ne voit de tous côtés que des gens tendant la main : dans les villages, aux portes des maisons, ce sont des boiteux, des infirmes, des vieillards, des femmes en haillons ; sur la route, ce sont les gamins courant à droite et à gauche de la voiture au milieu des tourbillons de poussière ; enfin, devant les églises, les oratoires, les chapelles si nombreuses qui bordent le chemin, ce sont des moines mendiants s’offrant à réciter des Pater et des Ave pour ceux qui leur jettent quelques pièces de monnaie. L’un d’eux, jeune homme dans la force de l’âge, nous poursuivit pendant toute la traversée d’une fiumara, en nous demandant d’acheter une figure de saint grossièrement sculptée. J’avais déjà vu de bien étranges moines siciliens ; mais aucun ne m’avait semblé aussi bizarre que cet intrépide coureur à la robe retroussée, à la barbe inculte, à la voix glapissante.

Les mendiants siciliens n’ont rien de l’insolence farouche de ces loqueteux espagnols qui tendent une main comme si dans l’autre ils avaient un couteau ; ils ne peuvent être non plus assimilés à ces parias de Londres ou d’autres villes du Nord qui semblent avoir L’Etna vu du théâtre de Taormine. Dessin de H. Clerget d’après une photographie de M. Paul Bermhier. complétement perdu leur âme dans leur affreuse lutte contre la misère et qui n’ont même plus de regard dans les yeux. Non, le vrai mendiant de Sicile est un être content de lui-même et de sa destinée ; il est servile, mais non moins ironique ; il se fait humble, mais en ricanant ; il a toujours l’air de penser par devers lui que si on ne lui donne rien, il trouvera pourtant un gîte, du macaroni et des oranges. Du reste, il n’oublie jamais de s’exprimer en termes d’une politesse obséquieuse. Dans un des villages que nous traversâmes, un mendiant flâneur ayant daigné soulever une malle pour un de nos compagnons de route, reçut en échange de ses services un certain nombre de bayoques qui lui parut insuffisant : « Sans doute, dit-il, je dois être reconnaissant à Votre Excellence de la rémunération qu’elle a bien voulu condescendre à me donner. Je n’ai le droit de rien lui demander, je n’implore que sa faveur ; cependant il me semble que Votre Excellence aurait pu, par un effet de sa généreuse bonté, m’accorder quelques bayoques de plus pour me dédommager de mes fatigues. » Puis se tournant vers nous d’un air triomphant : « J’en laisse juges Leurs Excellences ! »

La poussière de la route et les tristes scènes de mœurs que m’offraient la misère et la mendicité ne m’empêchaient pas de voir la beauté des montagnes et de la mer. Les larges lits que les fiumare se sont creusés laissent monter librement le regard sur les flancs et jusqu’aux cimes pointues de la crête. Le premier piton que l’on voit s’élever à l’ouest est le Dinnamare, le Bimaris des anciens, ainsi nommé parce que du sommet on contemple à la fois les deux mers d’Ionie et de Sardaigne. Ensuite on contourne les contre-forts du Scuderi, qui se dresse à mille mètres de hauteur et domine ainsi tous les autres sommets des Pélores, puis on dépasse successivement les caps que d’autres monts projettent dans la mer comme de gigantesques racines. Au-dessus des escarpements du littoral, chaque gradin porte un village et les ruines d’un ancien château crénelé ; autour de chaque étroite baie, entre les âpres rochers, se nichent des maisons de plaisance et des jardins d’orangers ; sur chaque plage de nombreuses embarcations sont rangées côte à côte, semblables à de grands poissons noirs échoués sur le sable.

Au delà du village de Savoca, l’un des plus hérissés de tours et des plus pittoresques de cette région de la Sicile, on voit se dresser un promontoire, dont les parois en apparence inaccessibles sont couronnées par l’antique citadelle de Forza d’Agrò : c’est bien là l’aire de vautour de laquelle parlent les poëtes. Du côté de la mer, ce promontoire, connu sous le nom de cap d’Alessio, se termine par des rochers presque perpendiculaires dont la base est percée de grottes et qui porte un fort superbe, surplombant de ses créneaux le bord du précipice. Cet ouvrage, construit par les Anglais pendant les guerres du commencement de ce siècle, barrait complétement la route avant qu’il ne fût abandonné ; mais aujourd’hui ses embrasures, toutes pleines de myrtes et de lierre, ne menacent plus les passants ; la formidable citadelle, bâtie pour vomir la mort sur les régiments français, n’est plus qu’un trait gracieux dans la beauté du paysage.

Pour atteindre le fort, la route serpente en longs zigzags sur les flancs du promontoire. À chaque pas que l’on fait sur la rampe fortement inclinée, le spectacle de l’espace incessamment agrandi qu’embrasse l’horizon devient plus magnifique. Lorsque nous arrivâmes au cap d’Alessio, le soleil s’abaissait derrière les montagnes Neptuniennes et projetait leurs grandes ombres sur les eaux. À l’orient, la mer d’Ionie, éclairée par les derniers rayons du jour, brillait d’une belle teinte violette qui se confondait à l’horizon avec la couleur de l’atmosphère. À gauche, s’alignait la formidable rangée des montagnes assombries, dont chacune se faisait reconnaître à ses contre-forts parallèles, entourés de verdure à la base et séparés par les plages demi-circulaires ou se déversent les fiumare. Au loin, vers Messine, la chaîne de hauteurs semblait se réunir avec le continent d’Italie, puis se recourber au sud pour s’épanouir entre deux mers en un large promontoire. De grands navires, des vapeurs et des multitudes d’embarcations de pêche peuplaient la surface bleue. On eût dit que la Méditerranée n’était qu’une immense plaque de cristal, si un cercle de brisants et sa guirlande d’écume n’avaient entouré quelques écueils, tombés du haut des escarpements d’Alessio. Ce petit groupe de rochers tour à tour émergés ou couverts, ce conflit de vagues dont la voix montait jusqu’à nous contrastaient avec l’immense paix du paysage, et donnaient, pour ainsi dire, une âme à la nature.

Sur l’autre versant du cap d’Alessio, la vue est beaucoup plus bornée, mais elle offre un caractère tout spécial de beauté sauvage. La roche du promontoire est fendue dans toute sa hauteur et forme, au-dessous d’une noire embrasure du fort, une espèce de puits où des plantes grimpantes descendent en nappe comme une cascade de verdure. Au-dessus de la route, taillée dans le marbre à une grande profondeur, la montagne, qu’ont sans doute bien souvent secouée les tremblements de terre, est toute hérissée de pointes et parsemée de blocs qui diffèrent de couleur et de forme et donnent à l’ensemble l’aspect d’un chaos. En face, de l’autre côté d’une étroite fiumara, se dresse le grand rocher de Taormine dont la base est gracieusement découpée par la mer en criques et en falaises ; on dirait d’énormes griffes de lion s’avançant au loin dans la mer. Actuellement tous ces caps avancés sont percés de tunnels où le chemin de fer, dédaigneux des beautés de la nature, passe dans les ténèbres ; mais les voyageurs qui savent apprécier les splendeurs de la terre, ne manqueront jamais de descendre avant Alessio pour gravir a pied les deux promontoires.

Celui qui porte Taormine est assez pénible à escalader : c’est une citadelle naturelle, moins formidable à voir que Forza d’Agrò, mais néanmoins d’un aspect sinistre. La ville est une rangée de maisons située sur une étroite plate-forme entre le précipice et la roche abrupte que couronne l’ancien château féodal, réparé depuis les Sarrasins par tous les conquérants du pays. Tauromenium subit le malheureux sort de toutes les cités si bien défendues par la nature ; elle fut disputée avec acharnement pendant des siècles par tous les tyrans de la Sicile. Lors de la grande rébellion des esclaves en Sicile, cette place fut longtemps le boulevard de la liberté : les insurgés s’y défendirent avec une persévérance inébranlable ; plutôt que de se rendre, ils préférèrent s’entre-dévorer eux-mêmes, et le Romain Rupilius n’eût trouvé que des squelettes dans la ville si un traître ne l’y avait introduit.

À la tombée de la nuit, j’étais au milieu de cet incomparable théâtre de Taormine, où plus de vingt mille Grecs assemblés dans l’enceinte pouvaient à la fois applaudir les vers d’Eschyle et contempler le grand pic fumant de l’Etna. C’est à bon droit que les voyageurs se rendent en pèlerinage à ce lieu célèbre d’où l’on peut voir en même temps les côtes fuyantes de Messine, les monts de la Calabre et le superbe colosse au pied duquel toute la Sicile est étendue. En aucune contrée de la terre, les hommes n’ont pu jusqu’à présent associer d’une manière plus remarquable les splendeurs de l’art à la magnificence de la nature. Plus de deux mille ans se sont écoulés depuis l’époque où les Grecs ont pu donner une satisfaction aussi complète à leur sentiment du beau, mais loin de les égaler par des œuvres semblables, ceux qui ont Suivi les Grecs et les Romains en Sicile semblent avoir surtout pris à tâche de détruire les monuments de leurs devanciers. Même de prétendus Mécènes, de violents protecteurs des beaux-arts, et notamment un certain duc de Santo-Stefano, ont aidé au travail de destruction en emportant les statues et les marbres pour décorer leurs palais. Ce qui reste de l’ancien théâtre grec reconstruit par les Romains suffit à prouver que c’était là un monument d’une rare beauté : on ne peut qu’en admirer les colonnes de granit, les niches ; vides de leurs statues, la scène, la mieux conservée de tous les édifices de ce genre en Europe ; mais ce que les ruines du théâtre de Taormine ont de plus beau, ce sont les arcades à travers lesquelles apparaissent le bleu de la mer ou du ciel, les blocs de marbre couchés dans les broussailles et les touffes de graminées qui poussent entre les pierres.

Toutefois je n’essayai point, sous la lumière affaiblie du crépuscule, d’étudier en détail les débris du théâtre de Taormine, car l’Etna présentait à mes yeux un spectacle dont l’intérêt était pour moi bien autrement saisissant. C’était la première fois que je voyais de près le volcan, et je distinguais sur son flanc septentrional, précisément en face, la lave rouge d’une éruption. Depuis près de deux mois déjà, la montagne s’était fendue verticalement du côté qui regarde le nord-ouest, et de l’énorme crevasse, longue d’environ quatre kilomètres, jaillissaient des vapeurs et des matières fondues. Un grand contre-fort de l’Etna, le Monte-Frumento, était ouvert, du voisinage de la cime jusqu’à la base, et la fente se continuait au pied de cet épaulement sur un plateau jadis boisé que parsèment d’anciens cônes d’éruption. C’est en cet endroit de la montagne, à la hauteur moyenne de deux mille mètres, que se trouvait le principal siége du phénomène. Plusieurs monticules de scories et de cendres s’y étaient élevés à vue d’œil, et de leur base s’était écoulé un énorme fleuve de laves qui, après avoir rasé les forêts du plateau, descendait sur les pentes de l’Etna, remplissait les vallées et détruisait les cultures.

Des murailles de Taormine, c’est-à-dire de dix-huit à vingt kilomètres de distance, il m’était impossible de discerner les détails de l’éruption, surtout à travers l’obscurité qui s’appesantissait graduellement sur l’espace ; mais la grandeur qu’offrait l’ensemble du spectacle était d’autant plus frappante. Un amas de vapeurs blanchâtres, encore parfaitement visible, se dressait à la cime du volcan comme un spectre et s’étalait dans l’immensité des cieux. Plus bas, sur une arête de la superbe pyramide de l’Etna, d’autres amas de vapeurs, provenant de l’éruption du Frumento, s’allongeaient en nuages comme la fumée d’un incendie et recouvraient les bois de leur voile grisâtre. Au-dessous se montrait la lueur écarlate des laves, rendue de plus en plus brillante par le contraste, à mesure que s’épaississaient les ténèbres de la nuit. Bientôt je cessai de voir la vallée intermédiaire qui sépare le promontoire de Taormine des flancs de l’Etna : il me sembla, par suite d’une illusion d’optique inévitable, que la grande montagne s’était rapprochée et que la fournaise flamboyante était là, tout près de moi, de l’autre côté d’un vallon. À la fin, le brasier de l’éruption n’était plus à mes yeux que la gueule d’une forge et les détonations rapides dont le vent apportait à mes oreilles le bruit affaibli me rappelaient le choc des marteaux retombant sur l’enclume. Par moments, il me semblait voir passer devant la flamme les ombres des grands Cyclopes forgeant les carreaux de Jupiter.

Le domaine de l’Etna commence au pied du rocher de Taormine, car c’est là que l’on rencontre le premier courant de laves. Ce fleuve de pierre, l’un des plus considérables qu’ait jamais vomis la terre de Sicile, n’a pas moins de vingt-cinq kilomètres de longueur et s’avance dans les abîmes de la mer à une distance de plusieurs centaines de mètres. C’est sur ce promontoire de laves, connu de nos jours sous le nom de cap Schisò, que les Ioniens fondèrent, il y a 2 600 ans, la première colonie grecque de la Sicile. De même que les émigrants allemands et irlandais établis dans le Nouveau-Monde cherchent à tromper l’amertume de leurs regrets en désignant leurs demeures d’Amérique par des appellations empruntées à la patrie, de même les colons grecs donnèrent le nom de Naxos à la ville qu’ils venaient de fonder sur la terre étrangère et dressèrent sur une falaise voisine la statue d’Apollon, leur dieu protecteur. La jeune cité grandit rapidement en population et en puissance, puis vinrent les guerres, les expéditions lointaines, les tyrannies, et Denys de Syracuse vint un beau jour raser la ville et réduire les habitants en esclavage. De nos jours, aucune trace ne rappelle l’antique existence de la colonie grecque.

Au sud du promontoire de Schisò on traverse la petite rivière de Cantara sur un vrai pont, qui n’est certainement pas une merveille d’architecture, mais que les Siciliens n’en montrent pas moins avec fierté ; puis on gravit obliquement les premiers renflements de la base de l’Etna. Le sol de la route a la couleur du fer, et la poussière qu’y soulèvent les roues ressemble à la limaille des usines ; à droite et à gauche s’élèvent des murs que l’on dirait construits en blocs de métal ; mais par contraste avec cette large ornière rougeâtre de la route, les campagnes que l’on parcourt offrent une végétation magnifique, beaucoup plus touffue que celle de toutes les autres parties de la Sicile. Les bosquets d’oliviers, d’orangers, de citronniers et d’autres arbres à fruit, auxquels se mêlent çà et là des groupes de palmiers, transforment en un grand verger tout l’espace compris entre la mer et la base de la montagne ; de nombreuses villas, des coupoles d’églises et de couvents se montrent de toutes parts au-dessus des massifs de verdure. La terre est si fertile que ses produits, nourris par des alluvions qui ont en certains endroits cinquante mètres d’épaisseur, peuvent suffire à une population


Val del Bove. — Dessin de Saglio d’après une photographie de M. Paul Berthier.


trois ou quatre fois plus forte en proportion que celle des autres contrées de la Sicile et de l’Italie. Les villes touchent aux villes. Riposto projette un long faubourg dans les campagnes pour aller rejoindre un quartier de Giarre, et celui-ci va d’un autre côté se réunir à Mascali ; les villages se suivent comme les perles d’un collier tout autour de la montagne. Au-dessus de ces pentes inférieures d’une si remarquable fécondité se dressent les flancs proprement dits de l’Etna, dont le sol excelle pour les forêts, ainsi que le prouvent le « châtaignier des Cent chevaux » et d’autres colosses du monde végétal. Quant à l’admirable spectacle offert, au-dessus de toute cette verdure, par la masse fumante de l’Etna entourant de ses deux contre-forts neigeux le cirque noirâtre du Val del Bove, c’est là un tableau qu’il est impossible d’oublier. La grande forme de l’Etna reste à jamais gravée dans le regard de celui qui eut le bonheur de la contempler un jour.

Élisée Reclus.

(La suite à la prochaine livraison.)



  1. Suite. — voy. page 353.
  2. Las ! comme c’est grand’pitié de voir les dames de Messine,
    échevelées, portant des pierres et de la chaux ! Ah ! que Dieu donne peine et travail à qui veut faire tort à Messine !