La Situation financière et le budget de 1892

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La situation financière et le budget de 1892
Cucheval-Clarigny

Revue des Deux Mondes tome 108, 1891


LA
SITUATION FINANCIÈRE
ET LE
BUDGET DE 1892


I

Nous entrons décidément dans l’ère des budgets de repentir. Celui de 1892 paraît devoir être établi avec une sincérité relative, et donnera satisfaction à une partie des critiques adressées à bon droit, jusqu’ici, à la politique financière de notre gouvernement. Les écrivains qu’on a taxés de pessimisme ou d’hostilité systématique contre le régime actuel sont en droit de prendre acte, aujourd’hui, des aveux que l’évidence des faits et les dures leçons de l’expérience arrachent à nos ministres des finances et aux divers rapporteurs du budget. A-t-on eu tort de considérer comme un gaspillage peu judicieux des ressources préparées par la sagesse et la fermeté de l’assemblée nationale, et comme de pures manœuvres électorales, ces dégrèvemens intempestifs, célébrés sur tous les tons par MM. Wilson, Rouvier. Jules Roche, Millaud et par le chœur de la majorité opportuniste ? Écoutez ce qu’en pense le rapporteur général du budget de 1892, M. Godefroy Cavaignac.

« Même pendant les trois années où les recettes croissaient encore, il est permis de se demander si la prudence financière autorisait l’abandon de ressources aussi considérables. Les dépenses, en effet, pendant ces trois exercices, n’ont pu être couvertes qu’à l’aide d’un appel à des ressources exceptionnelles dont le chiffre a atteint 120 millions en 1879. Il serait moins aisé encore de justifier les dégrèvemens qui ont été votés postérieurement dans des périodes plus difficiles… Quelques-uns d’entre eux ont constitué des mesures essentiellement provisoires sur lesquelles on est revenu au bout de quelques années, comme le dégrèvement des sucres… Personne, croyons-nous, ne pourrait soutenir que les résultats produits par ces dégrèvemens de près de 400 millions aient été une compensation suffisante pour les sacrifices qu’ils ont imposés au trésor et pour les difficultés financières qu’ils ont créées… L’exemple même des dégrèvemens réalisés vers 1880, des maigres résultats qu’ont donnés la plupart d’entre eux, commande en ces matières la plus grande circonspection. Il montre surtout combien il est important de ne point faire d’expérience prématurée. »

Les censeurs du gouvernement ne disaient pas autre chose ; et après avoir apprécié comme eux l’imprudent abandon qui a été fait de ressources précieuses, M. Cavaignac énonce avec infiniment de clarté les principes sur lesquels ils fondaient leurs critiques. « Il n’y aura, dit-il, de véritables dégrèvemens, comme il ne peut y avoir de véritable amortissement, que le jour où le budget ordinaire comprendra et couvrira par les ressources ordinaires l’ensemble des dépenses publiques… Ce serait une politique qui manquerait à la fois de sincérité et de clairvoyance que de paraître restituer d’une main aux contribuables ce qu’on serait obligé de demander de l’autre à des expédiens. » Expédions ! le mot y est. N’est-ce donc pas à bon droit que, pendant une série d’années, on a pu dire que l’équilibre du budget était fictif, et qu’en voyant le gouvernement, suivant les propres expressions de M. Cavaignac, chercher en dehors des produits normaux pour couvrir une part des dépenses publiques normales, des ressources extraordinaires extérieures au budget, on lui a reproché de n’obtenir qu’à l’aide d’expédiens une apparence d’équilibre ?

Une de ces ressources, justement qualifiées d’extraordinaires, a été l’application aux dépenses d’un exercice des excédens laissés par un exercice antérieur. On y a recouru tant qu’on a pu invoquer des excédens plus ou moins réels, et malgré la loi qui attribuait à ces excédens une affectation spéciale et obligatoire ; ce n’est pas M. Pelletan qui excusera ce procédé, car, quand il se plaint, dans son rapport sur la dette, de la difficulté d’établir exactement ce que la France a perçu, dépensé et emprunté dans chaque exercice, il rapporte cette obscurité à « l’habitude de se décharger d’une partie des dépenses sur des caisses ou services spéciaux, sans distinction d’exercices, et d’attribuer fictivement et après coup à une année financière des ressources qui appartiennent à une année déjà passée. »

Était-il loisible d’inscrire dans le budget, au même titre que les recettes normales et destinées à se reproduire, des rentrées occasionnelles, des reliquats de compte ou des prélèvemens arbitraires sur des ressources à réaliser ? Non ! répondrait sans aucun doute M. Cavaignac, car, à son avis, « l’une des améliorations les plus notables qui aient été réalisées dans ces dernières années a été d’écarter, sauf de rares exceptions, des ressources budgétaires, toutes celles qui avaient un caractère exceptionnel et qui avaient tenu, durant plusieurs années, une place considérable dans l’évaluation des voies et moyens. » Ce sentiment n’est pas particulier à M. Cavaignac, puisque la commission du budget, tout en souscrivant à une liquidation définitive de la caisse de la dotation de l’armée, a rayé du budget des recettes le produit présumé de cette liquidation.

Un autre passage du rapport explique l’importance que M. Cavaignac attache à l’amélioration qu’il croit pouvoir signaler dans les procédés financiers du régime actuel. « De 1878 à 1885, nous dit-il, le budget n’a cessé de faire appel, pour son équilibre, à des ressources exceptionnelles : prélèvemens sur les exercices antérieurs, ressources exceptionnelles de diverse nature. Les ressources exceptionnelles ont figuré au budget, durant cette période, pour des chiffres qui n’ont jamais été inférieurs à 64 millions, et qui, en 1885, atteignaient encore 85 millions. » N’est-ce pas là la justification des critiques qui ont été adressées à ces sept budgets consécutifs ? Le rapporteur reconnaît, en même temps, le bien fondé des objections élevées contre le mode d’évaluation des recettes. « De 1883 à 1887, les évaluations se sont régulièrement trouvées supérieures aux recouvremens, et ces écarts qui ont atteint des sommes importantes ne provenaient point seulement du fléchissement des recettes ; ils provenaient aussi de la méthode imprudente qui avait été adoptée en 1883 pour l’évaluation des recettes… On escomptait des plus-values qui ne se sont pas toujours produites, et l’on a créé des mécomptes qui se sont élevés, certaines années, au chiffre de 70 millions. » Le rapporteur ajoute, et nous prions que l’on remarque cette déclaration : « Depuis 1888, au contraire, les évaluations se sont de nouveau trouvées inférieures aux recouvremens, et si l’année dernière, on a eu recours, au dernier moment, à l’expédient d’une majoration des évaluations, nous vous proposons de revenir, cette année, à des évaluations plus mesurées. » Après l’aveu contenu dans ces dernières lignes, ne serait-on pas tenté de taxer d’optimisme la conclusion suivante de M. Cavaignac : « Si donc, dans les périodes difficiles, on s’était créé des facilités artificielles à l’aide de ressources exceptionnelles et à l’aide d’une majoration des évaluations jusqu’à concurrence de 71 millions, 105 millions et jusqu’à 145 millions, on a renoncé généralement depuis à ces procédés. »

On reprochait à nos gouvernans de recourir à deux procédés pour abuser l’opinion sur la situation financière. Le premier, dont, après ce qui précède, on ne saurait plus contester l’emploi, était d’enfler démesurément le chiffre des recettes ; le second, non moins critiquable, était de dissimuler le chiffre réel des dépenses, en rejetant une partie de celles-ci hors du budget, pour les mettre à la charge soit de la dette flottante, soit de comptes spéciaux qu’on ne pourvoyait point de ressources effectives. M. Cavaignac n’use point d’une franchise moindre sur le second procédé ; non-seulement il reconnaît que des dépenses considérables, « suivant qu’elles sortaient du budget ordinaire ou qu’elles y rentraient, en modifiaient singulièrement le caractère, » mais il en fait une énumération qui semble à peu près complète. « Ce sont, dit-il, les dépenses du budget extraordinaire, les subventions mises à la charge de la caisse des écoles, les supplémens de pensions, les reboisemens, les téléphones, les hôtels des postes et télégraphes mis à la charge de la caisse des dépôts et consignations, toute une série de dépenses dont l’imputation sur des ressources exceptionnelles ne peut se justifier que par les exigences d’une heure difficile, et dont la place au budget est marquée, parce qu’elles incombent à l’État. » Il ne manque à cette énumération que les garanties d’intérêts dues aux chemins de fer ; mais le rapporteur répare un peu plus loin cette omission en signalant ces garanties comme une des dépenses « qui avaient été retirées à tort du budget et qui devaient y figurer. »

Les dépenses qui ne pouvaient faire l’objet de comptes spéciaux étaient-elles inscrites exactement dans la loi de finance ? Un des reproches les plus fréquemment adressés aux ministres a été de restreindre intentionnellement leurs demandes de crédits, soit pour faire accepter plus aisément le principe d’une dépense, soit pour rendre l’équilibre du budget plus facile à établir ; puis, dès l’ouverture de l’exercice, de demander à des crédits supplémentaires ou extraordinaires les moyens de pourvoir à la dépense réelle. Ces mauvaises habitudes n’auraient-elles pas encore complètement disparu ? Le rapporteur se plaint que la commission du budget ait à pourvoir à 14 millions de dépenses, « que quelque prévoyance commandait d’incorporer au budget primitif. C’est le cas des dépenses du Dahomey et du Soudan, connues depuis longtemps, et que le souci de la régularité financière eût prescrit de faire figurer dans les propositions primitives. » S’associant à ce reproche, le rapporteur du budget des colonies, M. Delcassé, a proposé effectivement d’inscrire à ce budget, pour un million, les dépenses du Dahomey. Le rapporteur général résume en ces termes, non sans quelque amertume, les griefs de la commission contre le ministre des finances : « Nous ne pouvons nous dispenser de faire remarquer ici que le gouvernement, après avoir écarté ces dépenses qu’il connaissait pour la plupart au moment de la préparation du budget, en a peu après demandé l’inscription, détruisant ainsi l’équilibre du budget qu’il avait présenté, sans apporter aucune ressource nouvelle pour y faire face. »

M. Rouvier avait répondu, à l’avance, par un conseil aigre-doux adressé à la chambre et qui tendait à rejeter sur elle la responsabilité de l’augmentation des dépenses et de la désorganisation du budget. « Au premier rang des causes d’aggravation des dépenses publiques, dit-il dans l’exposé des motifs du budget, il faut citer la facilité avec laquelle, trop souvent, des lois sont votées qui, sans la moindre ressource correspondante, rendent inévitables des charges nouvelles. Le gouvernement ne peut que les enregistrer quand la répercussion s’en fait sentir sur le budget. C’est au moment où la dépense prend naissance que, sauf de rares exceptions, il conviendrait d’assurer à l’État un surcroît équivalent de ressources. Nous faisons appel à la vigilance des chambres pour prévenir désormais un abus dont la persistance rendrait singulièrement malaisé l’établissement du budget. » L’abus que signale M. Rouvier n’est pas particulier à la chambre actuelle, car nous avons trouvé antérieurement les mêmes plaintes dans la bouche de M. Tirard et de M. Léon Say. L’important n’est pas de prononcer sur ce litige ni de faire la part des responsabilités, c’est de dégager et de mettre en lumière le résultat des mauvaises pratiques qui viennent d’être passées en revue. On ne saurait y apporter plus de franchise et de netteté que M. Cavaignac : « Il y a dix ans, dit-il, les préoccupations qu’excitait l’accroissement constant de notre dette en pleine paix avaient acquis une intensité singulière. Si le crédit de la France n’était point ébranlé par ces emprunts continus qui atteignaient dans une période normale les sommes qui, naguère, n’avaient été nécessaires que dans les crises exceptionnelles, le danger était cependant manifeste, et les pouvoirs publics étaient amenés à rechercher de toutes parts des intermédiaires pour éviter les appels directs et répétés au crédit. »

Il n’est pas besoin d’insister sur cet aveu loyal pour faire ressortir à quel point il donne raison aux critiques adressées depuis quinze ans à la politique financière du gouvernement. M. Cavaignac, il est vrai, plaide les circonstances atténuantes, comme avait fait M. Rouvier dans l’exposé des motifs, et, comme lui, il institue des comparaisons rétrospectives pour démontrer que la situation s’est sensiblement améliorée. En regard de 1883, où 834 millions de dépenses furent inscrites en dehors du budget et, déduction faite des amortissemens, grossirent la dette du pays de 646 millions pour un seul exercice, il place l’année 1892, où les dépenses destinées à accroître la dette publique ne s’élèveront qu’à 192 millions. L’écart est considérable, sans doute ; mais quand on jette les yeux sur les pays voisins, on est en droit de penser que ce n’est pas là un résultat satisfaisant. Les chiffres, d’ailleurs, ont besoin d’être vérifiés et de recevoir la sanction de l’expérience. Le ministre et M. Cavaignac estiment, tous les deux, que l’exercice 1889 a clos la période des déficits, et sera réglé avec un excédent de 24,193,792 fr. On peut les renvoyer à M. Pelletan qui, en décomposant les dépenses et les voies et moyens de l’exercice 1889, a constaté me millions de dépenses d’emprunt et une addition nette de 266 millions au passif de la France. Comment de pareilles divergences sont-elles possibles sur de simples questions de chiffres ? M. Pelletan a essayé de l’expliquer. « Ce qui a donné, depuis le début, à notre comptabilité, écrivait-il en 1890, son caractère spécial, c’est le goût et le talent des fictions financières… Ajoutez l’habitude toute française, à ce qu’il semble, des budgets multiples, et la passion de déployer un véritable génie de combinaisons ingénieuses pour inventer, dans les écritures, jusqu’à des ressources purement imaginaires dont on ne peut connaître le fond vrai que si l’on en a la clef, comme autrefois les soi-disant réserves de l’amortissement. Il est matériellement impossible, à moins d’une longue initiation, de se reconnaître au milieu des conventions qui servent depuis un temps immémorial à traduire dans les écritures de la façon la plus exacte, mais la moins accessible, les réalités financières. » Laissons donc nos augures se mettre d’accord sur les résultats vrais de l’exercice 1889 et abordons directement l’examen des deux budgets de 1892, celui du ministre des finances et celui de la commission de la chambre, pour voir s’il en sortira quelque amélioration dans la situation financière.


II

Commençons par rendre justice à M. Rouvier. Il a été, dans le passé, l’avocat persévérant et habile de toutes les prodigalités parlementaires, des abandons de recettes comme des aggravations de dépenses ; mais du jour où le pouvoir lui est arrivé, où il a eu à mettre son nom au bas d’un budget, il s’est assagi à la lumière des faits. Mesurant de plus près et plus exactement les périls de la voie dans laquelle gouvernement et chambres s’étaient engagés, il a essayé d’enrayer cette marche vertigineuse vers la banqueroute. La réintégration au budget ordinaire de toutes les dépenses de travaux publics, en supprimant le plus dangereux des budgets extraordinaires, a été un service signalé dont il faut lui reporter l’honneur. Ce louable exemple a entraîné la suppression du budget extraordinaire de la marine, et M. Rouvier lui-même a accompli l’an dernier la suppression du budget extraordinaire de la guerre, dont le chiffre élevé avait paru, aux ministres précédens, un obstacle insurmontable au rétablissement de l’unité budgétaire. Les bons effets de ces mesures n’ont pas tardé à se faire sentir. Pour incorporer les dépenses extraordinaires dans le budget ordinaire sans faire prendre à ce budget des proportions qui auraient alarmé la chambre et qui auraient été un obstacle à l’établissement d’un équilibre même apparent, il a fallu exercer sur les dépenses extraordinaires un salutaire effort de compression. Soumises à un contrôle plus direct et plus rigoureux de la part du ministre des finances et de la législature, ces dépenses ne sont pas remontées jusqu’ici, malgré les réclamations des bureaux, aux chiffres qu’elles avaient atteints grâce au laisser-aller avec lequel se préparaient et se votaient les budgets extraordinaires. Ainsi se sont trouvées justifiées tout à la fois la campagne persévérante poursuivie contre l’existence d’un budget extraordinaire et les critiques formulées contre l’exagération des dépenses. Le budget y a gagné sous le rapport de l’ordre et de l’économie.

M. Rouvier a voulu faire, cette année, un nouveau pas dans la même voie, en faisant rentrer les garanties d’intérêts dans le budget ordinaire. Il n’appliquait, il est vrai, cette mesure qu’aux garanties dues aux compagnies algériennes. Pour ne pas l’étendre à la totalité des garanties, il avait la meilleure des excuses, le manque d’argent ; mais pourquoi donner la préférence aux lignes algériennes ? Le ministre allègue pour raison que les lignes algériennes ne peuvent d’ici longtemps couvrir la totalité de leurs dépenses et renoncer au bénéfice de la garantie, tandis qu’on peut prévoir que les lignes françaises, ou au moins certaines d’entre elles, cesseront dans un avenir prochain d’avoir besoin de l’assistance de l’État et commenceront même à rembourser les avances qu’elles auront reçues. Il semble que l’argumentation du ministre peut être aisément retournée contre lui. Si l’on peut réellement envisager comme prochaine l’extinction des garanties afférentes aux lignes françaises, ce sont ces garanties qu’il faudrait préférablement inscrire au budget ordinaire, où leur disparition, quand elle aurait lieu, laisserait une place toute prête pour les garanties algériennes. La vérité est qu’il était plus facile au ministre de trouver vingt-trois millions que trente-quatre : encore n’avait-il à sa disposition que la moitié de la première somme, et, pour atteindre au chiffre nécessaire, il était contraint de faire état des onze millions que devait produire la liquidation définitive de la caisse de dotation de l’armée. Du reste, le ministre ne dissimulait pas son regret de s’arrêter à mi-chemin. La commission du budget a voulu se montrer plus logique que le ministre et, tout en écartant comme n’étant pas de nature budgétaire le produit attendu de la liquidation de la dotation de l’armée, elle s’est faite forte de trouver par des économies les millions nécessaires pour faire rentrer au budget la totalité des garanties.

Le second trait distinctif du budget de M. Rouvier, et celui sur lequel il insiste avec plus de complaisance, est la réduction de l’impôt sur les transports à grande vitesse. Cette mesure s’imposait au gouvernement, et si celui-ci avait été mieux éclairé sur les besoins et les intérêts du pays, il l’eût accomplie préférablement à tant de dégrèvemens intempestifs et mal calculés qui, de l’aveu de M. Cavaignac, « ne sont pas parvenus à ceux à qui le parlement les destinait » et n’ont profité qu’à des intermédiaires. On ne se rendait pas un compte suffisant de l’obstacle que la cherté des voyages apportait à l’extension des relations commerciales, du nombre d’industries secondaires à qui l’accroissement des voyageurs profiterait, ni des satisfactions légitimes et utiles dont les familles à ressources modestes étaient privées. Le chemin de fer étant un mode de locomotion plus facile, plus rapide et moins coûteux que l’ancienne diligence, il semblait que cela dût suffire, et que l’aggravation de l’impôt votée en 1871 ne fût qu’une surtaxe sur une dépense d’agrément ou de commodité. Cependant, les essais faits en Belgique et en Hongrie, l’expérience que les compagnies avaient tentée par l’établissement des trains à prix très réduit, dits trains de plaisir, et l’affluence considérable de voyageurs que les réductions de prix avaient déterminée partout, auraient dû éclairer le gouvernement sur l’effet compressif des tarifs élevés. Inquiet, pendant quelques semaines, sur le succès de l’Exposition de 1889, le ministère sollicita des compagnies de chemins de fer l’organisation de trains à des prix qui auraient semblé, il y a quelques années encore, d’un bon marché fabuleux : on sait quel mouvement énorme de voyageurs fut la conséquence immédiate des réductions de prix et des facilités accordées au public. Cette fois, l’expérience était trop décisive pour que le fisc pût continuer à prélever 23 pour 100 du prix des places en chemin de fer. Si on ajoute à cette taxe excessive les impôts de toute nature que les compagnies sont tenues d’acquitter, on se convainc aisément que 30 pour 100 du prix des places entrent dans les caisses de l’État.

La suppression de la surtaxe établie en 1871 était une éventualité prévue dans les conventions de 1883, mais qu’on avait considérée comme d’une réalisation lointaine, vu l’état de nos finances. M. Rouvier entreprend de l’accomplir en la faisant partir du 1er avril 1892. Il estime avec raison que, le budget ne devant être voté, suivant la mauvaise habitude de la chambre, que dans les derniers jours de décembre 1891, trois mois seront nécessaires aux compagnies pour établir les nouveaux tarifs, les porter à la connaissance de leur personnel et du public, et se procurer les imprimés indispensables. L’impôt continuera d’être perçu sur l’ancien pied pendant le premier trimestre de l’exercice 1892, et le sacrifice demandé au trésor pour cet exercice sera diminué d’autant. En revanche, la mesure sera plus large que les conventions de 1883 ne l’avaient prévu. Non-seulement, M. Rouvier en étend les bénéfices à tous les modes de transports à l’usage du public, tels que les diligences et les bateaux à vapeur ; mais il réduit à 12 pour 100 du tarif le prélèvement du trésor sur le prix de transport des bagages, des articles de finances et des chiens, et il supprime entièrement les droits sur les transports à grande vitesse autres que les voyageurs. Cette concession supplémentaire coûtera quelques millions au trésor, mais elle sera un immense bienfait pour le commerce, à qui elle permettra désormais de faire voyager en grande vitesse des marchandises et des denrées, telles que le poisson, la volaille, les fruits, les légumes de primeurs, dont la conservation exige un transport rapide et dont le prix de vente eût été trop lourdement grevé par reflet des taxes actuelles. Les compagnies pourront tenir compte, dans l’établissement de leurs nouveaux tarifs, des doléances du commerce, et le fisc ne pourra plus intervenir comme il le faisait, pour interdire des combinaisons de service accéléré, qu’il considérait comme autant d’évasions de la taxe sur la grande vitesse. L’agriculture pourra tirer un parti plus avantageux des produits condamnés jusqu’ici à être consommés sur place, et l’alimentation des grandes villes en sera plus facile et plus abondante.

Quelles seront, au point de vue du budget, les conséquences de ces importans changemens ? Le produit de l’impôt sur les transports, calculé d’après les résultats de 1890 et en tenant compte de la bissextilité, pourrait être évalué à 92,586,200 francs ; et dans ce chiffre, la surtaxe établie en 1871 entrerait pour 40 millions. Son abandon pour trois trimestres entraînera un sacrifice que la prudence commande d’évaluer à 32,500,000 francs et non à 30 millions parce que le trafic des lignes ferrées est beaucoup moins actif dans les mois d’hiver que dans les mois d’été. M. Rouvier compte que l’abolition complète de l’impôt sur les transports en grande vitesse, autres que les voyageurs, les bagages, les articles d’argent et les chiens, occasionnera pour le trésor une nouvelle perte de 5 millions et demi. Le sacrifice total fait par le trésor serait donc de 38 millions. Le ministre estime que ce sacrifice sera couvert par le produit du nouveau tarif des douanes, qu’il évalue à 38 millions, mais dont il se refuse à attendre davantage ; il compte en même temps sur le développement normal du trafic pour mettre le trésor et les compagnies à l’abri de toute perte. Cette confiance, peut-être excessive, appelle quelques observations.

D’après l’arrangement intervenu entre le ministre et les compagnies, et basé d’ailleurs sur les conventions de 1883, l’État abandonne la surtaxe de 10 pour 100 sur toutes les catégories de voyageurs : les compagnies ne sont tenues à aucun sacrifice correspondant pour les voyageurs de 1re classe, mais elles doivent réduire de 10 pour 100 le prix des places en 2e classe et de 20 pour 100 le prix des 3es classes. La réduction totale sera donc de 10 pour 100 pour la 1re classe, de 20 pour 100 pour la 2e classe et de 30 pour 100, c’est-à-dire de près d’un tiers, pour la 3e classe. Il en résultera une modification profonde dans l’échelle adoptée jusqu’ici pour les tarifs. Actuellement, si l’on veut bien ne pas tenir compte de légères divergences dans la façon dont les compagnies ont établi leurs calculs, on peut considérer que le prix de la 2e classe équivaut à 75 pour 100, ou aux 3/4 du prix de la 1re classe, et que le prix de la 3e classe n’en représente que 52 pour 100, c’est-à-dire un peu plus de la moitié. C’est ce que démontre le petit tableau suivant, emprunté au tarif de diverses compagnies :


1re classe 2e classe 3e classe
Paris à Calais 36 fr. 35 27 fr. 25 19 fr. 95
Paris au Havre 28 fr. 10 21 fr. 05 15 fr. 45
Paris à Brest 75 fr. 10 56 fr. 35 41 fr. 35
Paris à Lyon 63 fr. 05 47 fr. 30 34 fr. 70
Paris à Marseille 43 fr. 30 32 fr. 50 23 fr. 85

Or, par l’effet des réductions simultanées qui vont être opérées, le prix de la 1re classe pour Calais ne descendra qu’à 32 fr. 72, tandis que le prix de la 2e classe sera abaissé à 21 fr. 80, et celui de la 3e classe à 13 fr. 96. Il serait superflu de refaire ce calcul pour les autres lignes. Cet exemple suffit à faire voir dans quelle proportion sera accru l’écart entre les prix des trois classes. Il est impossible qu’un pareil écart n’exerce pas une influence sensible sur la répartition des voyageurs entre les trois classes, surtout quand il s’agira de parcours moyens. Nombre de personnes qui, sous l’empire de certaines considérations, prennent des places de 2e classe, se laisseront tenter par l’appât d’une économie notable et voyageront en 3e classe. De même, beaucoup de voyageurs de l’e classe iront désormais en 2e classe, et ce mouvement prendra d’autant plus d’extension, qu’on tend de plus en plus à mettre les 2es classes de pair avec les 1res classes, sous le rapport de la rapidité des trajets et du confortable. Les chemins de fer allemands ont rendu leurs 2es classes si luxueuses que leurs 1res ne sont plus à l’usage que des membres des familles princières. Les lignes belges et hollandaises cherchent à retenir leur clientèle de 1re classe en lui offrant des avantages spéciaux, par exemple, en lui assurant, à l’exclusion des 2es classes, la correspondance immédiate et la continuité non interrompue du parcours rapide, quand un voyage nécessite l’emprunt de plusieurs lignes. En France, tandis qu’on ne cessait d’améliorer sous tous les rapports le traitement des voyageurs de 2e et de 3e classe, aucun avantage nouveau et spécial n’a été accordé aux voyageurs de 1re classe. Aussi ne brillent-ils plus que par leur absence, hormis dans les trains à long parcours et les trains de nuit. M. Rouvier répète, après le rapporteur des conventions, que ce sont les voyageurs de 3e classe qui fournissent la plus grosse part des recettes ; mais il convient de distinguer entre la recette brute et le produit net : un voyageur de 1re classe ne coûte pas plus cher à transporter qu’un voyageur de 3e classe, mais il fournit une recette double, dont la moitié est un profit net. Le prix des 3es classes couvre à peine les frais de transport, à moins que le train ne marche à wagons pleins, et c’est pour remplir leurs wagons que les compagnies ont multiplié les réductions de tarifs. On peut dire sans exagération que le produit des 1res classes représente le plus clair des bénéfices que les compagnies réalisent sur le transport des voyageurs. Le déclassement qu’on a sujet de prévoir ne peut donc manquer d’influer défavorablement sur les recettes nettes des compagnies : il en résultera directement un affaiblissement du produit de l’impôt conservé, et, par répercussion, une prolongation des appels à la garantie d’intérêts.

Le succès si désirable de la réforme proposée par M. Rouvier eût été plus certain si le ministre se fût prémuni davantage contre les mécomptes possibles. Peut-être l’obstination avec laquelle il refuse d’évaluer au-delà de 38 millions le produit à attendre du nouveau tarif des douanes tient-elle à une arrière-pensée, au secret espoir que, si ce produit est dépassé, la plus-value ainsi obtenue, et dont il n’aura pas été fait emploi, compensera la perte temporaire qui peut résulter d’un aussi grand changement dans la tarification des transports.

Le budget de M. Rouvier n’appelle, pour le surplus, qu’un petit nombre d’observations. Le ministre avait eu la malencontreuse idée de doubler la taxe postale sur les imprimés, et il attendait 2 millions de ce doublement. La publicité est le grand ressort du commerce, et son rôle dans les affaires tend à devenir de plus en plus important. La commission a donc eu raison de repousser une surtaxe dont le poids serait retombé tout entier sur les commerçans. Le ministre n’alléguait pour raisons que l’encombrement causé dans les bureaux de poste par la multiplicité des imprimés et le surcroît de travail qui en résultait pour le personnel. Or, la mesure ne pouvait être efficace et aboutir à une diminution notable dans le nombre des imprimés sans que le commerce fût paralysé dans l’emploi d’un de ses plus puissans moyens d’action, et le contrecoup de cette diminution eût été ressenti par toutes les industries qui concourent à la production des imprimés, depuis la fabrication du papier et de l’encre jusqu’à la lithographie, la gravure sur bois et l’imprimerie. Il est un moyen plus rationnel de soulager le service des postes, si l’on ne veut pas en augmenter le personnel, c’est de laisser le champ libre à l’industrie privée. La poste a renoncé, en fait, au monopole du transport des journaux, et il lui serait matériellement impossible de le reprendre et de l’exercer aujourd’hui, tant est grande la proportion des exemplaires qui sont transportés et distribués en dehors d’elle. Qu’elle accorde la même latitude pour les imprimés, et l’industrie privée aura bientôt organisé pour la province des services analogues à ceux qui fonctionnent déjà à Paris, et dont la poste est contrainte de subir la concurrence, parce qu’il lui en coûterait trop cher pour entreprendre de les remplacer.


III

Le budget de 1892, tel que M. Rouvier l’avait présenté dans la séance du 17 février, portait 3,218,404,133 francs en recettes et 3,217,825,525 francs en dépenses, ce qui supposait un excédent de recettes de 575,608 francs et un accroissement de 52,943,976 francs sur les crédits votés pour 1891 ; mais l’augmentation réelle de dépenses était beaucoup plus considérable. En effet, il fallait déduire des crédits de 1891 30,785,642 francs pour les dépenses qui ne se reproduisent pas en 1892 : travaux achevés, subventions expirées, entreprises terminées, etc., et 8,630,069 francs provenant des économies que le ministre avait réalisées sur les allocations du budget précédent, soit en tout 39,415,711 francs. Si l’on ajoute ce chiffre aux 52,943,976 francs d’augmentations accusés par le ministre, il en ressort que les créations de dépenses nouvelles et les augmentations de dépenses anciennes, par rapport aux chiffres de 1891, ne représentent pas moins de 92,359,687 francs. C’est cette somme énorme de 92 millions de crédits nouveaux, rapprochée du modeste chiffre de 8 millions d’économie, qui a mis la commission du budget en éveil. Bien que le ministre assurât que, sur cette somme, 62 millions 1/2 étaient la conséquence de lois votées ou de décisions prises par la chambre, et que les allocations nouvelles, concédées par lui à ses collègues pour assurer la marche des services, n’atteignaient pas à 30 millions, la commission a pensé que le dernier mot des économies possibles n’était pas dit, et qu’il y avait lieu de scruter minutieusement les crédits demandés par les ministres. Les curieuses révélations d’un des membres de la commission, M. Millerand, sur la gestion du ministère du commerce, semblent justifier cet épluchage. M. Millerand établit dans son rapport qu’à l’aide de viremens opérés à l’insu du directeur-général des postes sur les fonds alloués pour ses services, l’administration du commerce a pu appliquer 18,000 francs à des dépenses non prévues et non dotées. Parmi ces dépenses figurent les frais de voiture du chef du cabinet, 240 francs pour la réparation d’un lit capitonné et un couvre-lit à son usage, 161 fr. 39 pour remplacement de tapis, brosses et linoléum, 52 fr. 80 pour réparation et étamage d’une baignoire. Il est à remarquer que le fonctionnaire pour lequel on prend tant de soins, jusqu’à violer les règles de la comptabilité publique, n’a même pas le droit d’avoir un logement au ministère.

L’examen auquel la commission s’est livrée a abouti à 54 millions de réductions, portant pour 30 millions sur le ministère de la guerre et pour 7 sur celui de la marine ; mais comme, d’un autre côté, des augmentations, dont la plus considérable revient au ministère de l’instruction publique, sont consenties pour un chiffre de 13 millions, les économies proposées par la commission ne lui donnent qu’une disponibilité de 40,532,261 francs, insuffisante pour la réalisation de ses visées, qui comprennent l’incorporation au budget ordinaire non plus des seules garanties afférentes aux lignes algériennes, mais de la totalité des garanties, montant à plus de 57 millions. La commission avait de plus à pourvoir, et elle s’en est plainte amèrement, comme on l’a vu, à 21 millions de crédits demandés par le ministre postérieurement à la présentation du budget et sans qu’il se fût préoccupé des ressources nécessaires pour y faire face. Un certain nombre de millions manquaient donc pour pouvoir aligner le budget. On a recouru au procédé déjà employé, de l’aveu de M. Cavaignac, pour le budget de 1891 : on a enflé les évaluations de recettes.

Le ministre des finances refusant d’admettre que le produit du nouveau tarif de douanes pût dépasser 38 millions, la commission s’est adressée aux bureaux du ministère. Elle a demandé qu’il fût dressé un état des perceptions qui résulteraient de l’application aux entrées actuelles, en les supposant égales, du tarif minimum qui vient d’être voté par la chambre. Le tarif devant être mis en vigueur le 1er février 1892, le produit des nouveaux droits, poulies onze mois suivans, serait de 105 millions. La commission n’a pas osé adopter ce chiffre, évidemment excessif ; mais elle a cru, en l’abaissant à 70 millions, tenir largement compte du ralentissement probable des entrées pour certaines marchandises sur lesquelles les droits ont été notablement augmentés et des approvisionnemens que le commerce d’importation constituera pendant les derniers mois d’existence du tarif actuel. De ces 70 millions elle déduit 10,500,000 francs pour les primes votées en faveur de la sériciculture et des plantations de lin et de chanvre, et pour l’abaissement de la taxe sur les vins de raisins secs : il lui reste donc 59,500,000 francs de ressources nouvelles, c’est-à-dire de quoi faire face à la réintégration, dans le budget, de la totalité des garanties d’intérêts. Les 40 millions, devenus disponibles par l’effet des réductions opérées sur les crédits des divers ministères, permettent à la commission de couvrir les dépenses apparues depuis la présentation du budget, de renoncer aux 2 millions attendus de la surtaxe sur les imprimés, d’accorder diverses allocations, notamment un crédit de 900,000 francs pour améliorer encore la situation des instituteurs en ne considérant plus l’indemnité de résidence comme partie intégrante de leur traitement.

Tout en approuvant la liquidation définitive de la caisse de la dotation de l’armée, la commission a changé la destination des 11,400,000 francs à provenir de l’aliénation des rentes de la caisse. Le ministre les appliquait, comme on l’a dit plus haut, à couvrir une partie de la dépense des garanties d’intérêt ; la commission les distrait des recettes et en fait emploi pour rembourser les derniers bons de liquidation émis pour réparation des dommages causés par le génie militaire. La somme totale de ces bons n’a jamais été que de 26 millions : ils avaient été émis en 1874 ; ils étaient remboursables en vingt-cinq ans ; ils devaient être, par conséquent, éteints dans sept ans au moyen de l’annuité de 1,821,500 francs inscrite aux budgets précédens. Malgré la proximité de leur extinction, la commission du budget a cru devoir leur appliquer la mesure qui avait été imposée, l’an dernier, aux porteurs des autres bons de liquidation. On sait que la chambre, sans tenir compte du contrat virtuel qui existait entre l’État et les porteurs de bons, les titres remis à ceux-ci ne réservant en aucune façon au gouvernement le droit de se libérer anticipativement, a décidé le remboursement immédiat de tous les bons en circulation au moyen d’un prélèvement sur l’emprunt. Le but de cette mesure, dont la légalité a été contestée, était de réaliser une légère économie en substituant à des bons qui rapportaient 5 pour 100 le produit de rentes perpétuelles 3 pour 100. Les bons de liquidation étaient en voie d’extinction rapide, et leur disparition eût procuré un allégement au budget, tandis que la somme empruntée pour les rembourser est et demeurera une charge perpétuelle. On a donc, à l’inverse de ce que font d’autres États, rejeté sur les générations à venir le poids d’une dépense encourue dans l’intérêt et pour le compte de la génération présente : on a commis une faute financière et une iniquité.

Ces critiques s’appliquent avec moins de force à l’opération qui doit avoir lieu en 1892, parce que le remboursement des bons dont il s’agit sera effectif et s’opérera non avec des ressources d’emprunt, mais à l’aide d’une recette réellement disponible, la somme à provenir des rentes de la dotation de l’armée étant presque égale au capital à rembourser, 11 millions 1/2 d’un côté et 14 millions de l’autre.

Une mesure beaucoup plus grave et qui appelle un blâme sans restriction est le sacrifice imposé aux caisses d’épargne. Dans un moment de gêne, où il ne voulait pas mettre sa signature sur le marché, le gouvernement a fait prendre à la caisse des dépôts et consignations 240 millions d’obligations trentenaires 4 pour 100 que la caisse a réparties entre le portefeuille des caisses d’épargne privées, de la caisse d’épargne postale et de la caisse des retraites. L’État n’a pas le moyen de rembourser ces obligations qui représentent encore un capital de 202 millions ; néanmoins il impose à la caisse des dépôts et consignations, qui n’est que dépositaire de ces titres, de les échanger contre de nouveaux titres, ne rapportant plus que 3.25 pour 100. C’est une confiscation pure et simple de 0 fr. 75 pour 100 d’intérêt au préjudice des caisses d’épargne. L’argument invoqué par la commission qu’un intérêt de 4 pour 100 « n’est plus en rapport avec la valeur présente de l’argent » pourrait aussi être employé par tous les débiteurs vis-à-vis de leurs créanciers et notamment par les emprunteurs sur hypothèques vis-à-vis de leurs prêteurs. L’accueil que les tribunaux feraient à ce système n’est pas douteux ; mais il paraît que notre gouvernement est au-dessus des lois et de l’équité. Quand Louis XIV retranchait un quartier des rentes, il pouvait au moins invoquer les besoins urgens de l’État.

Nous pourrions nous en tenir là sur le projet de la commission si celle-ci, au dernier moment et avec une précipitation singulière, n’avait jugé à propos de s’approprier et d’incorporer au budget deux projets de loi émanés, l’un de l’initiative individuelle, l’autre du ministre des finances. La proposition de M. Brisson, que l’on qualifie pompeusement et improprement de réforme judiciaire, a pour objet de supprimer ou d’alléger les droits de timbre et d’enregistrement qui frappent certaines catégories d’actes de procédure et de créer une taxe nouvelle, dite des frais de justice, donnant ainsi un démenti à la maxime que la justice est gratuite en France. Elle l’est, en effet, mais l’esprit de fiscalité, stimulé par les nécessités financières, a assujetti toutes les productions à faire en justice à des droits de timbre et d’enregistrement et à des droits de greffe exorbitans. Un Anglais, condamné à une amende de 25 francs, tire de sa poche une guinée, la dépose sur le bureau du juge et s’en va paisiblement avec la quittance que le greffier du juge lui a délivrée séance tenante et sans frais. Un Français condamné à 1 franc d’amende pour contravention à un règlement de police n’a pas le droit de s’acquitter, il doit attendre trois ou quatre semaines, jusqu’à ce qu’on l’appelle au greffe où il devra verser 1 franc pour le principal et 14 fr. 75 pour les accessoires de la condamnation. Pour les contestations entre particuliers, le coût de la procédure n’est pas moins démesuré par rapport à l’objet du litige. Bien des voix se sont élevées depuis longtemps contre un pareil état de choses : on a toujours répondu au nom du gouvernement que le timbre et l’enregistrement étaient deux des principales sources du revenu public et que les besoins du trésor ne permettaient pas d’en affaiblir le produit : la réforme sollicitée devait donc être ajournée.

Ce n’est pas cette réforme que M. Brisson et la chambre entreprennent d’accomplir. S’emparant de ce fait que le rapport entre le coût de la procédure et l’objet du litige devient plus faible à mesure que le litige croît en importance, on propose de rétablir ce qu’on appelle la proportionnalité. Les petits procès coûteront moins par suite de la suppression de certaines formalités coûteuses ; en revanche, pour les litiges de quelque importance, la nouvelle taxe des frais de justice imposera pour l’introduction de l’instance et pour les diverses phases de la procédure un déboursé préalable de sommes fort élevées. Il y a au fond de ce système une idée fausse. Il ne s’agit point ici d’un impôt de répartition à répartir entre tous les citoyens au prorata des ressources de chacun. Les procès sont indépendans les uns des autres, et le timbre et l’enregistrement s’appliquent à toutes les pièces de procédure indistinctement et d’après les mêmes bases, sans tenir compte de l’intérêt que chaque plaideur peut avoir à ester en justice. De quel droit frapper un plaideur d’un impôt spécial, d’autant plus lourd qu’il a plus besoin de la protection de la justice ? On peut-être un pauvre diable et avoir à revendiquer ou à défendre des droits très importans. Déjà le chiffre élevé de la dépense à encourir arrête et même fait reculer bien des gens : on cherche un arrangement, on transige, on sacrifie une partie de son droit pour n’avoir pas à faire intervenir les tribunaux, et trop souvent des personnes riches et de mauvaise foi abusent de la situation d’adversaires peu fortunés pour leur imposer une transaction. Que sera-ce avec la législation que l’on propose : avoir 80 francs de procédure pour un litige de 100 francs est, sans aucun doute, excessif et tout à fait déraisonnable, mais personne n’en est ruiné. Si la nouvelle taxe, par les déboursés préalables qu’elle exige, me met dans l’impossibilité de défendre mes droits, elle équivaut à un déni de justice.

Le monde du palais s’est vivement ému du bouleversement qui serait apporté dans la procédure civile, et les hommes spéciaux, à l’aide d’exemples et de chiffres, ont fait ressortir les inégalités choquantes et les contradictions que recèle la proposition de M. Brisson, si légèrement adoptée par la commission du budget. Évidemment, des changemens de cette importance ne peuvent être improvisés. La commission ne s’est préoccupée que d’un seul point : il n’y aurait, si les calculs de M. Brisson sont justes, aucune diminution de la somme qui entrerait dans les caisses du trésor : partant, pas de modification à apporter dans le budget ; mais ce n’est pas la seule chose à considérer. La mesure proposée n’est pas un dégrèvement, puisqu’elle se borne à déplacer les charges actuelles de la procédure et à les faire passer d’une épaule sur une autre : encore faut-il que ce transfert ne blesse ni la raison ni l’équité. Elle n’apporte aucune ressource nouvelle au trésor, elle n’a donc aucun caractère d’urgence ; et aucun intérêt ne souffrirait si, en l’ajournant au prochain budget, on donnait au garde des sceaux le temps de consulter les cours de justice et de recevoir leurs observations désintéressées.

Les mêmes objections s’appliquent avec encore plus de force au remaniement de l’impôt sur les boissons que la commission veut faire entrer dans le budget. Cette question a été souvent agitée depuis une dizaine d’années sans jamais aboutir à une solution. La dernière tentative sérieuse remonte à 1886, au temps où M. Carnot était ministre des finances, et M. Carnot fut obligé de renoncer à la combinaison qu’il avait étudiée et qui devait faire partie du budget. Sous le ministère de M. Tirard, ce fut la commission de la chambre, qui, sous l’influence et par l’organe de son rapporteur général, M. Yves Guyot, entreprit de supprimer l’impôt sur les boissons par voie budgétaire. Le parlement eut la sagesse de reculer devant un changement qui pouvait compromettre gravement l’équilibre du budget. M. Rouvier, à son tour, a repris la question : il a adopté pour bases de sa combinaison les points essentiels des propositions de M. Carnot, à savoir l’affranchissement des vins, cidres et bières, et, par compensation, le relèvement des licences des débitans et une augmentation notable du droit sur l’alcool, qui serait porté de 154 francs à 200 francs l’hectolitre ; mais, instruit par les expériences malheureuses du passé, il s’était gardé d’établir un lien entre la mesure préparée par lui et le budget de 1892. Il en avait sagement fait l’objet d’un projet de loi spécial soumis à toutes les règles de la procédure parlementaire et dont l’examen ne devait apporter aucune complication ni aucun retard dans le vote du budget.

Le ministre des finances, comme c’était son rôle, s’était préoccupé de ne point diminuer les ressources du trésor ; il s’était attaché à retrouver d’un côté ce qu’il abandonnait de l’autre, et il avait assez de confiance dans ses calculs pour croire qu’il ne résulterait de l’adoption de son projet aucun amoindrissement des recettes. La commission n’en a pas demandé davantage ; désireuse d’enlever à un ministre qu’elle n’aime guère et de s’attribuer à elle-même le mérite d’une réforme populaire, elle s’est dit que, puisqu’il y avait équivalence entre le rendement de l’ancien impôt et le produit attendu de la nouvelle combinaison, il ne pouvait y avoir aucun inconvénient à faire immédiatement passer celle-ci dans la pratique. Voilà donc la loi de finance compliquée de deux graves questions qui donneront certainement lieu à des débats sérieux et qui pourront reculer jusqu’aux derniers jours de l’année, peut-être au-delà, le vote définitif du budget.

Le sénat n’a pas encore pu aborder l’examen du nouveau tarif des douanes, et il faut que ce tarif soit voté et prêt à être mis en vigueur le 1er février prochain, date de l’expiration des traités de commerce dénoncés par la France. Cette assemblée, au sein de laquelle tous les intérêts agricoles et industriels sont puissamment représentés et que les mécontens considèrent comme une cour d’appel destinée à réformer les votes de la chambre, fera-t-elle bon marché de son droit de révision et consentira-t-elle à se transformer en simple bureau d’enregistrement, alors qu’elle peut trouver un regain de popularité en prenant en main la défense de certaines industries ? Elle hésitera d’autant plus que l’examen du tarif se lie étroitement à l’établissement du budget, puisque le produit du tarif entre pour 38 millions dans les calculs du ministre des finances et pour 70 dans ceux de la commission de la chambre. Cet examen ne suffira-t-il pas à absorber les quelques semaines que la chambre voudra bien lui laisser, sans que si tâche soit compliquée de graves questions dont aucune ne demande une solution immédiate et qui appellent de mûres réflexions ?

Ce n’est pas à la légère qu’on peut aggraver de 25 pour 100 un impôt déjà fort lourd. On ne manquera pas de dire que l’alcool supporte, dans la plupart des autres pays, des taxes beaucoup plus fortes ; mais les situations sont différentes. C’est en France surtout que la fabrication de l’alcool a pris un développement considérable et se lie étroitement à la prospérité de plusieurs branches de la production nationale. L’alcool, pur ou dénaturé, est une matière première qui reçoit diverses applications dans de nombreuses industries ; il est la base du commerce des liqueurs dans lequel nous avons été longtemps sans rivaux et qui donne lieu à une exportation importante. Déjà, la concurrence est vive, la contrefaçon et la fraude s’exercent sur une grande échelle. A-t-on bien calculé les effets possibles d’une aussi notable aggravation de l’impôt ? On reconnaît déjà la nécessité d’accroître le nombre des agens du fisc et d’assurer une surveillance plus rigoureuse : est-on certain de l’efficacité des moyens qu’on projette d’employer ? Si l’on ralentit la production en la surchargeant, ou si l’on développe la fraude et la contrebande, que deviendront les recettes attendues ? Croit-on que les bouilleurs de cru, tant de fois frappés et tant de fois affranchis, se laisseront égorger sans résistance ? Les débitans, ces arbitres des élections, accepteront-ils une surcharge qui portera de treize millions à quatre-vingt-deux le produit des licences, et manqueront-ils de défenseurs ? Tout cela a-t-il été prévu et pesé suffisamment ? Combien le ministre des finances avait été mieux inspiré en donnant la préférence à un projet de loi spécial qui eût suivi la filière législative ordinaire, dont l’examen approfondi se fût concilié avec le respect des prérogatives du sénat, et dont les dispositions, après le vote définitif, auraient pris place tout naturellement dans le budget de 1893 ! On prête à M. Rouvier l’intention de demander l’ajournement des deux projets que la commission a greffés sur le budget : il aurait raison de le faire, il pourrait invoquer la nécessité d’assurer le vote de la loi de finance en temps utile, et se prévaloir devant la chambre des conseils de sagesse et de prudence en matière de dégrèvemens et de remaniemens d’impôts que M. Cavaignac a formulés dans son rapport.

Tout n’est pas à reprendre dans l’œuvre de la commission. Elle a cherché à tenir compte des critiques trop souvent et trop justement adressées à nos diverses administrations. C’est ainsi qu’une disposition législative spéciale épargnera désormais aux fonctionnaires mis à la retraite la longue attente qu’ils doivent subir avant de voir liquider leurs droits et d’entrer en jouissance de leur pension. Une tentative nouvelle est faite, sous forme d’observations assez sévères, pour vaincre la résistance que les bureaux opposent à la production d’un état exact et complet des dépenses engagées, qui permettrait à la commission du budget et à la chambre de distinguer immédiatement les dépenses que le parlement ne peut se dispenser de continuer et celles pour lesquelles son libre arbitre est demeuré entier. Les réflexions du rapporteur général, à cet égard, donnent raison aux prescriptions imposées aux ministres italiens dans la rédaction du budget, et qui les astreignent à mentionner à côté de chaque dépense si elle est obligatoire et à indiquer la loi de laquelle découle cette obligation. En Angleterre, les dépenses qui ne résultent pas d’une loi antérieure sont les seules qui soient soumises à un vote nouveau du parlement : il faudrait une loi spéciale pour supprimer ou modifier les autres, et il n’est pas admis qu’on puisse par une simple disposition budgétaire déroger à une loi régulièrement votée. C’est dans l’adoption de mesures analogues que la chambre trouvera le remède aux abus qu’elle cherche vainement à extirper, mais il faudra qu’elle commence par accepter des limites à l’omnipotence qu’elle s’arroge volontiers.

La commission a essayé de donner satisfaction aux observations de la cour des comptes sur les règles de comptabilité qui devraient être appliquées aux dépenses résultant des conventions de 1883 ; mais elle n’a pu vaincre la résistance du ministre des travaux publics, qui ne veut point accepter de contrôle pour les ingénieurs des ponts et chaussées, et qui s’est borné à promettre de mettre la question à l’étude. La commission, pour cette fois, s’en est tenue à prescrire l’établissement avec quelque régularité, et la communication aux chambres dans les premiers mois de l’année, d’un état des dépenses effectuées en conséquence des conventions, « afin, dit-elle, que le parlement puisse suivre approximativement l’exécution des contrats. » On ne saurait être plus accommodant. La commission n’a pas été beaucoup plus heureuse en ce qui concerne les fonds de concours, malgré la gravité des abus qui sont signalés et qui découlent du plus ou moins de bonne volonté et du plus ou moins d’ordre des administrations intéressées. « Des engagemens de concours, dit-on dans le rapport général, qui souvent ont déterminé l’État à entreprendre des travaux importans, demeurent ainsi lettre morte, et des sommes considérables qui devraient rentrer dans les caisses du trésor lui échappent durant des années et quelquefois pour toujours. Sur cet abus vient s’en greffer un second ; c’est que les recettes recouvrées tardivement, irrégulièrement, ne sont pas spécialisées, et servent parfois à couvrir des dépenses autres que celles en vue desquelles elles ont été perçues. » Ces constatations peuvent donner une idée du laisser-aller et du désordre qui règnent dans nos administrations. La commission n’a pas osé prescrire que ces engagemens envers l’État fussent pris en charge par un comptable responsable : elle s’est bornée à demander que les diverses administrations communiquent désormais au ministère des finances les engagemens pris par les particuliers ou les communes, et elle se repose sur la vigilance de ce ministère pour assurer la réalisation des contrats.


IV

Le budget de 1892, tel qu’il sort des mains de la commission, se réglerait par 3,234,205,743 francs en recettes et par 3 milliards 233,301,008 francs en dépenses, soit avec un excédent de recettes de 904,735 francs. Si l’on ajoute aux dépenses du budget ordinaire les 107,322,133 francs des budgets annexes, Imprimerie nationale, Légion d’honneur, Invalides de la marine, etc., et les 454,391,427 francs du budget sur ressources spéciales, c’est-à-dire des perceptions opérées pour le compte des départemens et des communes, on arrive en chiures ronds à une somme de 3,863 millions qui ne présente même pas tout ce que les contribuables français ont à payer ; car il y faudrait ajouter ce que les départemens et les communes s’imposent directement pour acquitter leurs dépenses et servir les intérêts de leurs dettes, et particulièrement les produits des octrois, qui dépassent 268 millions. On voit que la somme demandée aux contribuables pour les charges publiques ne s’éloigne pas beaucoup de quatre milliards et demi.

Maintenant, cet excédent de 904,000 francs, si laborieusement obtenu, peut-il être pris au sérieux ? Ne fera-t-il point place à un déficit, sans même l’intervention des crédits supplémentaires extraordinaires pour lesquels aucune ressource n’a été réservée ? L’équilibre du budget de la commission est subordonné à la réalisation de quatre hypothèses : 1° que la modification de l’impôt sur la grande vitesse, telle qu’elle est combinée, n’influera pas sur les recettes des compagnies de façon à réagir sur les perceptions du trésor et sur le jeu de la garantie d’intérêt ; 2° que la plus-value attendue dans les recettes des douanes par suite de l’application du nouveau tarif ne sera pas inférieure à 70 millions ; 3° que la perte prévue sur les recettes de l’enregistrement et du timbre sera exactement compensée par la nouvelle taxe, dite des frais de justice ; 4° enfin, que le remaniement de l’impôt sur les boissons n’aura pour conséquence ni un affaiblissement des produits de l’impôt, ni une augmentation des frais de perception. Qu’une seule de ces quatre hypothèses ne se réalise pas, et l’équilibre du budget est immédiatement détruit. Depuis la présentation de ce budget et avant même que la chambre en ait abordé l’examen, 21 millions de dépenses nouvelles et non prévues ont apparu. La commission ne peut s’abuser au point de croire que l’exercice 1892 s’écoulera sans demander de crédits supplémentaires, lorsqu’il en a été ouvert pour 83 millions pour l’exercice 1890, et que ceux qui ont déjà été demandés pour l’exercice en cours dépassent 30 millions. L’illusion est d’autant moins possible que la plus grosse part des économies que la commission se flatte d’avoir opérées a porté sur les ministères de la guerre et de la marine : 30 millions sur le premier et 7 millions sur le second. Or ces deux départemens sont de perpétuels quémandeurs, dont la chambre ne repousse jamais les demandes, et ils reprendront sous la forme de crédits supplémentaires ce qu’on leur a momentanément retiré.

La commission compte, sans doute, pour le maintien ou le rétablissement de l’équilibre, sur les annulations de crédits non employés qui s’élèvent tous les ans à une somme considérable, ce qui prouve, soit dit en passant, que les ministres demandent et obtiennent au-delà des besoins réels. M. Rouvier calcule que ces annulations atteindront le chiffre de 55 millions pour l’exercice 1890 : ce qui permettra de régler cet exercice avec un excédent de recettes presque équivalent. Jusqu’ici les recouvremens de 1891 présentent une plus-value notable sur les évaluations de recettes, calculées d’après les résultats de 1889, et aussi sur les recouvremens correspondans de 1890. Cette plus-value ne serait pas inférieure à 50 millions. C’est un résultat dont on a lieu de se féliciter, mais ce serait en exagérer la portée que de le présenter comme une preuve d’une éclatante prospérité. On ne doit pas perdre de vue que dans la seule année 1890 les chambres ont voté pour 39 millions de taxes nouvelles, sans compter la nouvelle surtaxe sur les sucres qui est toute récente. Quand on compare les résultats de 1890 et de 1891, il faut faire la part de ces 39 millions d’impositions nouvelles dont l’exercice 1890 n’a pas profité. Le parlement commettrait une grave erreur, si, sur la loi de ces plus-values, il se laissait aller à recommencer l’expérience des dégrèvemens prématurés.

Grâce à 50 millions d’annulations, provenant des crédits excessifs que l’on avait accordés au ministère de la guerre et que ce ministère n’a pas dépensés, le budget de 1888 s’est réglé avec un excédent de 47 millions. Le budget de 1889, bien que le compte général des finances qui vient d’être présenté à la chambre accuse une insuffisance de recettes de 11,169,412 fr. 62, devrait à des ressources exceptionnelles et à 69 millions d’annulations un excédent de 24 millions. Pour l’exercice 1890, le ministre compte sur d’importantes annulations de crédit qui aboutiraient à un excédent d’une quarantaine de millions. Tout porte à croire que l’exercice 1891 se réglera également dans des conditions favorables, et le même espoir serait permis pour 1892 sans les expériences aventureuses que la commission du budget veut tenter. Toujours est-il que cette succession des trois budgets consécutifs, se réglant par des excédens, contrasterait avantageusement avec la longue période de budgets en déficit qui a si déplorablement accru la dette nationale. Il est seulement à regretter que cette amélioration ne soit pas le résultat du progrès naturel et normal du revenu public. Loin qu’il en soit ainsi, on doit constater que deux des sources les plus importantes de ce revenu, celles que l’on considère comme reflétant le plus exactement la situation générale du pays et le mouvement des affaires, l’enregistrement et le timbre, continuent à donner un produit moindre qu’il y a dix ans : il se trouve même que cette année, ils sont en baisse sur 1890. D’autres branches du revenu ne se relèvent que lentement. L’équilibre du budget serait demeuré une chimère sans l’énorme aggravation de charges qui a été imposée au pays. Les taxes nouvelles et les augmentations de taxes qui ont été établies depuis 1885 ne s’élèvent pas à moins de 260 millions, sans compter ce que donnera la nouvelle modification apportée à la législation sur les sucres. La commission, dans ses évaluations pour 1892, a inscrit les sucres indigènes pour 190 millions : ils figuraient pour 133 millions au budget de 1881, cet énorme écart de 57 millions dans la recette demandée à un seul impôt donne la mesure du fardeau dont il a fallu charger le pays pour réparer les brèches faites à la fortune publique par les prodigalités et les gaspillages d’une longue période d’affolement.

La France n’est pas encore au bout des sacrifices qui seront nécessaires. Malgré les 260 millions de taxes ou de surtaxes nouvelles, on eût été encore loin de l’équilibre sans le dernier emprunt dont le produit, après avoir acquitté les obligations sexennaires échues en 1888 et 1889, et suppléé à l’émission nécessaire en 1890, servira encore à rembourser 100 millions de ces obligations à l’échéance de 1891 et 203 millions à l’échéance de 1892, déchargeant d’autant les budgets de ces deux années. Le produit de l’emprunt sera épuisé par l’échéance du 1er septembre 1892, et il faudra aviser, alors, au remboursement des 163 millions d’obligations qui viendront à échéance en 1893. Le ministre des finances ne dissimule pas que cette lourde échéance créera de graves difficultés pour l’établissement du budget de 1893, et le rapporteur général, en reconnaissant le fait, insinue que le plus simple moyen de se tirer d’embarras serait de ne point s’occuper de rembourser les obligations, de les renouveler à leur échéance, et de se reposer sur le temps et les chances heureuses pour amener l’extinction de cette dette. Ce serait un procédé commode, mais qui n’ajouterait point au crédit du pays. Quiconque ira au fond de la situation reconnaîtra la nécessité de nouveaux impôts et d’un nouvel emprunt pour éteindre la dette à court terme qui est en voie de se reconstituer. Quand on annonce qu’un exercice s’est réglé avec un excédent de recettes, le public se figure que les recettes ont suffi et au-delà à couvrir toutes les dépenses de cette année : il oublie qu’à côté des dépenses ordinaires inscrites au budget et qui ont été couvertes par les recettes, il y a les dépenses hors budget auxquelles il n’est fait face que par des moyens de crédit : bons du trésor, avances demandées à la Banque, émissions d’obligations, etc., dont le remboursement s’imposera tôt ou tard. L’exercice 1889 a présenté un excédent de recettes, et même la chambre en a disposé et en a appliqué une partie aux dépenses de 1891, avant le vote de la loi de règlement, ce qui est d’autant plus irrégulier que cet excédent avait une affectation légale et n’était disponible d’aucune façon ; mais M. Pelletan, dans un rapport sur la dette, sanctionné par la commission du budget de 1891, a calculé que cet exercice, à raison des dépenses non couvertes par des ressources effectives, ajoutait 266 millions au passif de la France. Ce sont encore les moyens de trésorerie qui ont pourvu en 1890 à 200 millions et pourvoiront en 1891 à 111 millions de dépenses hors budget. Enfin M. Cavaignac reconnaît que les dépenses hors budget s’élèveront en 1892 à 182 millions. La commission n’indique point comment ces dépenses seront payées, elle-même retire au ministre des finances l’autorisation, dont il n’avait pas encore usé, d’émettre pour 110 millions d’obligations à long terme. La dette flottante ne pourra pas cependant porter indéfiniment le fardeau toujours croissant qu’on lui impose : il faudra arriver à une consolidation, c’est-à-dire à un emprunt qui appellera à son tour la création d’impôts. Tant que la totalité des dépenses publiques ne sera pas couverte par les recettes régulières et normales du budget, les excédens budgétaires ne seront qu’un mirage, propre à entretenir une dangereuse confiance. Il faut donc que les commissions du budget s’évertuent ou à découvrir de nouvelles sources de revenu ou à opérer de nouvelles économies. Cette dernière tâche leur sera rendue plus facile par la réintégration dans le budget ordinaire de la plupart des dépenses qui en avaient été détachées. Soumises au contrôle plus direct et plus minutieux de la chambre et devenues l’objet de discussions plus approfondies, ces dépenses ont déjà subi une certaine réduction par suite de sacrifices plus ou moins spontanés : il faut veiller à ce que les ministres ne reprennent pas par la voie de crédits supplémentaires les sommes qu’ils ont abandonnées. Espérons que les commissions du budget sauront imposer à l’administration de la guerre des économies plus sérieuses que celle qu’elle réalise dans la fabrication des martinets. Le Bulletin officiel du ministère de la guerre a publié récemment une instruction qui pourrait figurer dans l’Art d’utiliser les restes. L’administration de la guerre a remarqué que les manches des martinets usés étaient encore susceptibles de servir si on les pourvoyait de nouvelles lanières, et qu’elle pourrait utiliser pour cet objet les vieilles lanières des chargeurs à main. Elle a donc rédigé une instruction qui indique la façon de dégraisser les lanières, de les tailler, de les assembler et de les clouer, avec le nombre de pointes à employer au bout du manche et sur le côté. Ces lanières seront cédées par les magasins de l’administration à raison d’un centime l’une. La demande des lanières par les corps, la constatation de leur arrivée et de leur nombre, le remboursement aux magasins, le reçu à délivrer, tout devra avoir lieu suivant les formalités administratives et avec la fourniture des pièces de comptabilité ordinaire. Il serait curieux de savoir si le coût de cette paperasserie administrative ne dépassera pas la valeur des martinets ressuscites. Une autre circulaire de la même administration a prescrit aux corps de troupes de recueillir les pellicules des cafés torréfiés qui leur sont livrées, attendu que ces pellicules sont riches en caféine et contribueraient à donner de l’arôme au café moulu. Accusez donc d’habitude

En 1884, le ministère de la guerre dépensait 589 millions et demi pour entretenir 477,000 hommes ; en 1888, il n’a plus dépensé que 547 millions et demi pour entretenir le même nombre d’hommes : comment expliquer cette différence de 42 millions, à si peu de distance, autrement que par une mauvaise administration ? Le gouvernement avait inscrit le ministère de la guerre dans le budget de 1892 pour l’énorme somme de 675 millions : la commission propose de n’en accorder que 645. Ce n’est sans doute pas le dernier mot des économies possibles, puisque les premiers retranchemens opérés dans ce budget auquel on n’a pas osé toucher pendant bien des années n’ont porté aucun préjudice à la réorganisation de nos forces militaires.

Il est une autre nature de dépenses qui seraient aisément compressibles, si on les scrutait avec soin ; ce sont celles de l’instruction publique, mais ce ministère a cette bonne fortune, qu’on ne réduit jamais ses crédits, et même que les commissions du budget prennent l’initiative de les accroître. On lui donne non-seulement plus qu’il ne demande, mais plus qu’il ne peut dépenser. Il a été inscrit au budget de 1878, et versé effectivement au trésor, une somme de 17 millions, sur laquelle l’enseignement secondaire impute depuis lors des dépenses diverses pour lesquelles il ne demande plus l’autorisation législative. A l’heure actuelle, au bout de treize ans, 4 millions n’ont pas encore été employés et attendent une destination : preuve évidente que l’allocation dont ils faisaient primitivement partie excédait de beaucoup les besoins réels. Cette année encore, la commission du budget accorde pour l’instruction publique 4 millions et demi de plus que le ministre n’avait demandé.

Il est avéré que les lycées de l’État ne couvrent pas leurs dépenses et qu’une partie des frais d’éducation de leurs élèves tombe ainsi à la charge des contribuables : frappé de ce fuit, M. Spuller avait essayé d’arrêter les progrès constans du déficit en augmentant le prix de la pension et de l’externat. Cela n’a pas suffi : mais on attribue aujourd’hui à cette augmentation la décroissance du nombre des élèves, bion que les prix de pension soient plus élevés dans beaucoup d’établissemens libres ; et un récent arrêté vient de réduire, à partir de la rentrée d’octobre, les frais de pension et de trousseau dans les lycées. Le déficit de ces établissemens va être augmenté d’autant, et la somme est facile à calculer d’après le nombre des élèves. Il ne paraît pas que la commission du budget ait, jusqu’ici, songé à y pourvoir par l’inscription d’un nouveau crédit. Sans revenir sur des observations qui ont déjà été formulées ici, nous ne croyons pas inutile d’emprunter aux documens officiels les plus récens le calcul des sommes dépensées pour les seules constructions d’écoles primaires à la date du 31 décembre 1890. Ces dépenses, dépassant sensiblement les chiffres fixés par la loi du 20 juin 1885, étaient de 5,027,847 fr. 40 pour les départemens, de 72,341,655 fr. 40 pour les communes, de 49,353,644 fr. 80 pour l’État : en tout, 126,723,127 fr. 60. L’annuité à la charge de l’État, pour la part d’amortissement qui lui incombe, dépasse 3 millions. Il a été dépensé 8,110,028 fr. en subventions pour les écoles primaires, et 109 millions en subventions aux collèges et lycées de garçons et de filles, sans compter 34 millions d’avances faites par la caisse des écoles. Y a-t-il lieu, en présence de la situation financière actuelle, de persévérer dans cette voie de dépense à outrance ?

Il est vrai que tous ceux qui font entendre des conseils de prudence sont taxés de pessimisme, et on leur objecte comme une réfutation péremptoire le succès du dernier emprunt et la hausse continue de la rente. On oublie que les emprunts émis par M. Magnin et par M. Tirard ont été couverts, eux aussi, quatorze et quinze fois, et que, peu de temps après, ils sont tombés au-dessous de leur taux d’émission et ne se sont relevés que péniblement. Pareille mésaventure est arrivée à l’emprunt de 1891 : nul n’ignore combien la libération de cet emprunt est laborieuse, bien que les versemens à opérer aient été fractionnés et prudemment espacés. Cette libération eût été sérieusement compromise si le ministre des finances ne se fût décidé à autoriser la caisse des dépôts et consignations à acheter de nouvelles rentes pour le compte des caisses d’épargne. Or, des critiques rigoureux pourraient observer que l’achat de titres non libérés et d’une libération encore éloignée constitue un véritable achat à découvert, opération irrégulière de la part de la caisse. Qu’adviendrait-il si des événemens imprévus la contraignaient à consacrer toutes ses disponibilités aux demandes de remboursement qui lui seraient adressées ?

On peut demander, à ce propos, si l’absorption par les caisses d’épargne d’une masse considérable de rentes ne recèle pas un danger pour l’avenir. A l’heure actuelle, la caisse des dépôts et consignations possède, pour le compte des caisses d’épargne, 3 milliards 375 millions en rentes françaises, et elle en achète, tous les mois, en moyenne, pour 25 à 30 millions ; le chiffre de 4 milliards sera donc atteint à une date qu’on peut calculer. Les seuls arrérages d’une somme aussi énorme constituent un déboursé considérable : dans un jour de crise, le gouvernement, qui est le maître de la caisse des dépôts, ne sera-t-il pas tenté de donner à celle-ci du papier au lieu d’argent et de porter ainsi une atteinte sérieuse au prestige de la rente française ? Quant à l’impossibilité d’assurer le remboursement des dépôts, elle devient plus manifeste à mesure que la masse des versemens va croissant. Supposons qu’à la suite d’une panique ou de graves événemens, le quart seulement des dépôts soit réclamé, où la caisse des dépôts trouvera-t-elle de 450 à 500 millions ? Elle ne pourrait s’adresser qu’à la Banque de France pour un prêt gagé par son portefeuille ; mais la Banque de France, sollicitée peut-être de venir en aide au gouvernement, ne pourrait avancer une pareille somme sans enfler démesurément l’émission de ses billets : on serait donc acculé à une consolidation forcée. La seule appréhension d’une guerre pourrait donc entraîner des difficultés plus grandes que celles qui sont résultées des événemens de 1870 et 1871. Cela n’appelle-t-il pas des réflexions ?

Les achats continus opérés pour le compte des caisses d’épargne ont faussé le marché français et amené un déclassement notable de nos rentes. Les 3 milliards 1/2 que les caisses possèdent sont sortis de portefeuilles dans lesquels ils ne rentreront pas. En outre, parmi les souscripteurs des anciens emprunts, les plus avisés ont profité de la présence d’un acheteur infatigable pour réaliser le bénéfice considérable que leurs achats antérieurs leur assuraient, et pour se reporter sur les bonnes valeurs et sur les fonds étrangers, qui ont monté à leur tour par l’effet de ces remplois. Cette hausse sera-t-elle durable ? Est-elle à l’abri d’un mouvement de recul ? Si une baisse se produit sur les valeurs ou les fonds étrangers, que de rentiers seront tentés de profiter de cette occasion d’augmenter le revenu de leurs placemens ! La rente devra donc baisser par contre-coup et le portefeuille des caisses d’épargne subira une dépréciation : une partie des déposans sera également séduite par la perspective d’un placement avantageux, et des demandes de remboursement se produiront. Une partie notable des 3 milliards 1/2 que les caisses d’épargne ont portés à la Bourse ont alimenté les emprunts étrangers et se sont expatriés au détriment de notre fonds de roulement national : une autre partie représente des placemens temporaires déterminés par l’intérêt élevé que servent les caisses d’épargne, en attendant un emploi plus fructueux.

Au lieu de considérer, comme le fait la commission du budget, la situation des caisses d’épargne et la hausse vertigineuse des fonds publics comme des gages de sécurité, il faut y voir une source de périls pour l’avenir. Les inconvéniens que nous signalons sont la conséquence de la mesure imprudente qui a relevé le minimum des versemens et des facilités qui ont transformé les caisses d’épargne en véritables banques de dépôt, dont les livrets sont devenus des livrets de chèques. L’institution a été dénaturée : au lieu de demeurer l’asile des petites économies, ouvert à ceux qui n’ont encore aucun capital et qui veulent s’en former un, elle a appelé à ses guichets des capitaux tout formés, des cliens aisés et en état de défendre eux-mêmes leurs intérêts. De là cette dette de 3 milliards 1/2 toujours exigible, qui est suspendue comme une menace perpétuelle sur notre situation financière. Cet état de choses ne peut se prolonger, mais aucun des projets élaborés par le gouvernement ou par des commissions n’y remédiera, parce qu’on n’ose pas trancher dans le vif. Les caisses d’épargne doivent satisfaire à deux conditions essentielles, qui sont les bases mêmes de l’institution : sécurité absolue et disponibilité constante des dépôts. La première condition est assurée par la surveillance de l’État, et la seconde peut l’être si la responsabilité assumée ne dépasse pas certaines limites. Le mal est dans l’exagération des dépôts : on se flatte d’en diminuer le nombre et l’importance par des moyens détournés, tels que la réduction ou la graduation de l’intérêt ; mais on ne peut méconnaître que ces moyens grèveraient les caisses d’épargne de frais considérables ou frapperaient les petits déposans, les seuls intéressans. Il ne faut donc pas hésiter à limiter le maximum des dépôts exigibles à 500 francs, ou, provisoirement, à 1,000 francs, si l’on craint que la transition soit trop brusque. Il dépend de l’État de créer des titres de 3 francs de rente ; les obligations du Crédit foncier, de la ville de Paris et de beaucoup d’autres villes sont subdivisées en cinquièmes ; les déposans ne manqueraient donc pas de titres de tout repos et facilement réalisables pour le placement de leurs économies. Les versemens pourraient continuer jusqu’à 2,000 et même 3,000 francs, mais à la condition expresse que toute somme dépassant le maximum exigible serait transformée par la caisse des dépôts et consignations en un titre nominatif dont cette caisse serait seulement dépositaire. La caisse achèterait et vendrait gratuitement ces titres, choisis par le déposant sur une liste de valeurs sévèrement contrôlée ; elle en encaisserait les arrérages, qu’elle porterait au compte du titulaire. Elle rendrait, en un mot, aux déposans tous les services que les établissemens de crédit ordinaires rendent à leur clientèle. Lorsque les déposans auraient besoin d’argent au-delà du maximum qu’ils seraient autorisés à réclamer, ce serait à eux à demander la vente, à leurs risques et périls, de quelqu’un de leurs titres ; mais ni les caisses d’épargne ni l’État n’encourraient de ce chef aucune responsabilité. On ne peut laisser l’État sous le coup de demandes de remboursement pour plusieurs centaines de millions, et il n’y a pas d’autre moyen d’écarter les dangers qu’une pareille éventualité fait peser sur la fortune publique. Si l’État ne peut sans danger demeurer responsable des 3 ou 4 milliards versés par la caisse d’épargne, comment peut-on, raisonnablement, songer à lui imposer la gestion de la caisse universelle des retraites dont on projette l’établissement ? Les ouvriers ont témoigné, jusqu’ici, peu de goût pour les institutions de prévoyance ; les calculs d’intérêts composés éveillent leur défiance. Si la cotisation est laissée facultative, ils n’apprendront point le chemin de la caisse des retraites : si elle est rendue obligatoire, elle entraînera pour l’État le versement annuel de 80 ou 100 millions qu’il sera malaisé de trouver dans le budget sans la création d’impôts correspondans. Que fera l’État de tout cet argent dont il sera responsable, qu’il aura retiré de la circulation et qu’il ne pourra laisser improductif ? La caisse des retraites fera-t-elle concurrence aux caisses d’épargne dans l’absorption des fonds publics ? Si le taux de l’intérêt s’abaisse à 2 et peut-être à 1 1/2 pour 100, tous les calculs sur lesquels la caisse aura été établie se trouveront renversés. L’État comblera-t-il de nos deniers l’insuffisance des produits d’une cagnotte de plusieurs milliards, ou fera-t-il banqueroute à ses cliens ? De tous côtés on se heurte à des impossibilités. De nombreuses tentatives sont faites pour multiplier et propager les sociétés de prévoyance : que l’État étende sa protection et sa vigilance sur ces institutions naissantes. La plupart ont établi leurs calculs sur des bases défectueuses et seront hors d’état de tenir leurs engagemens. Leur échec serait déplorable parce qu’il tuerait en France l’esprit de prévoyance, déjà si faible. Que le gouvernement, à l’imitation de nos voisins d’Angleterre, impose à ces sociétés l’obligation de faire vérifier leurs calculs par des actuaires sérieux ; qu’il les prémunisse contre tout entraînement et toute illusion, mais qu’il ne les condamne pas à disparaître devant la concurrence de l’État. Il porterait un coup fatal à l’esprit d’initiative, il enchaînerait l’indépendance des classes laborieuses, et la création colossale qu’il rêve serait pour lui une source de périls et pour la nation un intolérable fardeau. Grâce aux sacrifices imposés aux contribuables, nos finances se relèvent lentement ; mais la prudence et le temps sont indispensables à leur établissement définitif ; que la commission du budget se défie de ses propres entraînemens. Qu’elle se garde d’obéir à une aveugle confiance et de porter une main imprudente sur des impôts qui peuvent donner prise à la critique, mais dont le rendement est certain, et, par-dessus tout, qu’elle oppose une résistance énergique à des projets irréalisables !


CUCHEVAL-CLARIGNY.