La Société botanique de France à Fontainebleau (21-30 juin 1881)

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Revue des Deux Mondes tome 46, 1881
Eugène Fournier

La société botanique de France à Fontainebleau (21-30 juin 1881)


LA
SOCIÉTÉ BOTANIQUE DE FRANCE
À FONTAINEBLEAU
(21-30 JUIN 1881)

Depuis vingt-cinq ans, la Société botanique de France organise, à chaque retour de la belle saison, sur un des points du territoire national, sous le nom de session extraordinaire, un congrès local où elle convoque ses membres et où elle invite tous les amateurs qui s’intéressent à cette partie de ses travaux. Il ne s’agit pas là d’études techniques et profondes ; point de salle où le microscope en permanence, les instrumens de la physique ou les réactifs de la chimie nous découvrent la nature ou les fonctions des tissus végétaux, mais simplement le ciel ouvert, le grand laboratoire de la nature, et l’occasion d’en recueillir les produits dans des voyages charmans où règne la plus franche cordialité, en même temps que le ton de la meilleure compagnie. Les membres de la société et les amis amenés par eux, habitués à se rencontrer dans ces sessions d’une année à l’autre : membres de l’Institut, professeurs, médecins, pharmaciens, jeunes gens voués aux carrières scientifiques, amateurs sortis par la retraite de fonctions publiques dignement remplies et cherchant dans ces travaux une saine occupation, tous s’entendent sur un but commun : la recherche des plantes.

Le botaniste en session n’a que cet unique souci. Il a laissé sa famille en paix, en prospérité, — s’il possède les joies de ce monde, — et l’a prévenue qu’il donnerait rarement de ses nouvelles. Si le malheur a jadis fait sa trouée parmi les siens, il ne s’en jette qu’avec plus d’abandon sur le livre de la nature, dont les feuillets aimés remplacent les pages disparues du livre de sa vie. La plante est son unique objectif : ses pensées, ses actions, tout est conçu et dirigé pour la récolte, tout jusqu’à son costume, surchargé d’engins multiples. A la tenue classique du chasseur s’ajoutent les boîtes de toute grandeur, cylindriques ou mieux plates et carrées, où gisent, en attendant la récolte, la carte et la flore du pays ; les registres de papier buvard, presses portatives entourées-de toile cirée ou d’un grillage métallique ; les gourdes où clapotent suivant le goût de chacun l’eau-de-vie, le rhum, le café ou l’élixir de coca ; puis la série des instrumens spéciaux, le déplantoir, la houlette, le piochon, sans compter les loupes, les réactifs propres à déceler la nature d’une roche ou celle du tissu d’un lichen, ou à combattre dans la plaie même le venin de la vipère ; enfin les tubes contenus dans une gibecière spéciale et destinés à renfermer dans l’eau de chaque mare les algues microscopiques de cette mare : tel est l’équipage varié au gré de chacun qui se montre dans les rues des villes surprises, tantôt honorablement maculé par l’usage, tantôt, au contraire, tout battant neuf sur les épaules de quelques néophytes. Ceux-ci en effet sont les bienvenus à ces réunions confraternelles, et ils peuvent s’y rendre sans rougir d’une science à peine ébauchée ; ils repartiront au bout de quelques jours les mains pleines d’échantillons rares, et la mémoire riche de notions exactes ; ils auront acquis des trésors plus précieux encore, ce sont des relations nouvelles. Désormais, au lieu de peiner pendant des journées entières, à grand renfort de clés, pour nommer avec peu de certitude les plantes de leurs récoltes, ils savent à quelle autorité bienveillante ils pourront s’adresser pour résoudre en quelques minutes les difficultés qui les arrêtaient. Si les anciens sont heureux de cette occasion de former des jeunes, ils ne le sont pas moins de se retrouver entre eux, de se communiquer des idées, des découvertes inédites. De là ces entretiens intimes, ces groupemens par « affinités naturelles, » soit entre vieux amis, soit entre savans qui cultivent une même branche de la science : entretiens et groupemens qui se continuent dans les allées des bois, à travers les tourbières des marais ou les herbages des prairies, le long des dunes de l’Océan ou des glaciers des Alpes, enfin dans les jardins d’amateurs privilégiés et jusqu’à la table des hôtels, et qui donnent à chacune de ces sessions l’aspect enjoué d’une fête de famille.

Cette année, la session de Fontainebleau empruntait un intérêt spécial à la région qui en était le siège, et qui a tous les caractères d’une région naturelle par son sol, son climat et ses productions.

Pour faire clairement comprendre ce qu’est le sol de Fontainebleau, quelques mots de géologie sont indispensables. Comme l’a fort bien exposé M. le professeur Bureau dans une conférence qui a été comme la préface de la session, le terrain connu sous le nom de « Sables et grès de Fontainebleau » ou de « Sables et grès marins tertiaires supérieurs[1] » est compris entre deux assises de travertins calcaires, le calcaire de Brie au-dessous, le calcaire de Beauce au-dessus. Entre ces deux calcaires, les bancs de sable et de grès ont été profondément ravinés par les cataclysmes qui ont donné au sol parisien son relief actuel ; aussi n’apparaissent-ils guère à découvert et ne constituent-ils généralement que le versant des collines : au bas de ces collines, on est sur le calcaire de Brie ; en haut, on marche ordinairement sur le calcaire de Beauce. On ne foule que rarement le grès ou le saille lui-même sur terrain plat, et cela dans deux cas : d’abord sur les plateaux où manque le calcaire de Beauce, et où par conséquent le grès se montre à nu, sillonné d’ondulations qui gênent les pas du promeneur, creusé de cuvettes qui retiennent l’eau, ou couvert de bruyères ; en second lieu, dans certaines vallées étroites, bordées de chaque côté d’élévations formées de sable et de grès, sur les flancs desquelles le sable, entraîné par les eaux et par son propre poids, a glissé dans la petite vallée, où il forme un sol d’alluvion.

Ces trois terrains, le calcaire de Brie, le grès plus ou moins désagrégé à l’état de sable, et le calcaire de Beauce, ont des caractères très différens. Le calcaire de Brie que toujours accompagnent des marnes, est humide et compact ; le calcaire de Beauce, au contraire, qui repose sur les sables, est essentiellement sec : il constitue le terrain le plus chaud de la forêt et par sa nature minérale, et par la perméabilité du terrain qu’il recouvre.

Pour le terrain de Fontainebleau proprement dit, c’est-à-dire pour cette agglomération, intermédiaire aux deux calcaires, de sables et de grès, il présente de nombreuses variétés. Sur bien des points il est resté un sable pur, même sur de hautes collines où il brille aux rayons du soleil d’un éclat un peu jaunâtre : ce sont là les mers de sable des environs d’Arbonne. Quand on les examine à un kilomètre environ de distance, du sommet d’une autre colline, leur aspect réveille dans l’esprit étonné un souvenir inattendu, celui des montagnes alpines couronnées de neige, dont on ne voit bien le faîte chauve et scintillant que quand on s’est élevé à leur niveau sur une crête voisine : champ stérile d’ailleurs pour le botaniste, si l’on en excepte quelques rochers saillans recouverts de lichens. Sur beaucoup d’autres points, le sable s’est converti, dès les temps géologiques, en un grès plus ou moins solide, parfois dur et comme lustré, sous l’influence des eaux incrustantes qui l’ont pénétré d’un ciment calcaire[2]. De là ces immenses assises que nos ancêtres nommaient des « gresseries, » et qui, depuis deux cents ans exploitées pour le pavage de nos rues (comme pour la construction des maisons dans le pays), menacent aujourd’hui de se tarir dans les principales carrières. Sur certains points, le ciment calcaire n’a pas été suffisant, et le grès est resté friable ; ailleurs l’incrustation n’a formé que des blocs dans la mer de sable. Dans les ravinemens qu’a subis le sol parisien à chaque grande perturbation, le sable violemment emporté par les eaux a abandonné ces blocs et les a laissés, dépourvus de soutien, osciller et tomber les uns sur les autres : de là ces entassemens étrangement superposés, recelant entre leurs flancs disjoints des grottes converties en « curiosités naturelles, » le tout soigneusement relevé sur les guides pour l’ébahissement des touristes et pour la fortune des aubergistes.

Tel est le sol. Le climat y correspond, sec et extrême. Quand il a plu sur le sable de Fontainebleau, on peut y marcher après la pluie sans se mouiller les pieds, et l’évaporation n’enrichit pas longtemps l’atmosphère. Cette sécheresse, jointe à l’odeur balsamique des pins et des genévriers, si abondans dans la forêt, donne au climat de Fontainebleau des qualités hygiéniques particulières. Trop excitant pour les personnes nerveuses, il convient à merveille aux gens lymphatiques et à certaines variétés d’affections pulmonaires que l’on a retirées du cadre de la phtisie.

Les productions naturelles, on le conçoit, doivent se ressentir beaucoup de ces caractères du sol et du climat. Nous nous bornons ici au règne végétal. On comprend déjà qu’il y aura dans la forêt de Fontainebleau trois flores, celle des forêts humides, correspondant au calcaire de Brie, celle des sables, et celle des calcaires de Beauce. De ces trois flores, celle du calcaire inférieur ne donnera aucune espèce qu’on ne puisse recueillir sur d’autres points de nos environs, mais elle réunira un groupe de plantes telles que Ranunculus nemorosus, Carex depauperata, Bromus asper, Athyriuma, Filix femina, c’est-à-dire la végétation qu’on a pu observer au commencement de l’herborisation de Chailly à Fontainebleau, sous la futaie élevée du Bas-Bréau, dont la fraîcheur est due à l’humidité du terrain. La flore du sable, dont les bruyères sont l’élément prédominant, est une flore pauvre où des espèces silicicoles vulgaires (Corynephorus canescens, Scleranthus perennis, Ornithopus, perpusillus) sont abondantes avec d’autres espèces, silicicoles également, mais plus rares et comme caractéristiques (Sorbus latifolia, Ranunculus gramineus et chœrophyllos, Alsine setacea, Carex ericetorum et montana, Sedum sexangulare, Erica scoparia, plusieurs Helianthemum, Scabiosa suaveolens, etc.). Un fait de géographie très curieux est la différence de végétation que présentent les mares de la forêt, selon qu’elles se rencontrent dans les marnes qui accompagnent le calcaire de Brie, ou bien entre les dépressions des roches siliceuses, c’est-à-dire au sommet de certaines collines que ne recouvre pas le calcaire de Beauce. Les premières mares (mares aux corneilles, aux bœufs, aux fourmis, etc.) ne présentent que des espèces aquatiques pour la plupart fort ordinaires ; les secondes, comme les mares de Franchart, la mare à Piat, et surtout les mares de Belle-Croix, offrent les plantes les plus rares de la forêt : sur leurs bords Ranunculus nodiflorus, Sedum villosum à fleurs violacées, Sedum sexangulare à fleurs jaunes, Trifolium strictum, Bulliarda Vaillantii, Juncus pygmœus et squarrosus, etc. ; dans l’étang lui-même, Alisma natans, Scirpus fluitans, Ranunculus tripartitus et hololeucos, etc. Ce sont des mares analogues par leur situation géologique qu’on retrouve dans la garenne qui sépare Recloses de Bourron et dans les bois de Darvault, de Nanteau et de Poligny, près de Nemours ; aussi offrent-elles une végétation analogue ; ce sont seulement ces mares des grès qui méritent la visite du botaniste. — Quant à la flore du calcaire de Beauce, elle se caractérise par les espèces propres aux calcaires secs, telles que : Phyteuma orbiculare, Globularia vulgaris, Ononis Columnœ, Inula hirta, Euphorbia esula, Linum tenuifolium, Helianthemum pulverulentum et canum, Kœleria cristata, Sesleria cœrulea, Thalictrum minus, Asperula tinctoria, Teucrium montanum, etc. Mais il s’y joint un autre élément dont l’importance, pour être bien appréciée, nécessite ici une courte revue de la flore des environs de Paris.

Paris est, on le sait, le centre d’un bassin géologique où les rivières convergent comme les flores. La flore de la région occidentale, qui pour vivre a besoin d’une humidité atmosphérique notable, et qui perd.graduellement cette humidité à mesure qu’elle s’éloigne de la mer, s’arrête avec la forêt de Rambouillet. Du côté du nord, la flore septentrionale ou montagnarde ne dépasse guère les étangs ou la forêt de Villers-Cotterets, puis s’éteint avec le Vaccinium Myrtillus sur les coteaux de Montmorency. De Fontainebleau à Nemours, au contraire, un bon nombre de plantes que recherchent les botanistes sont des plantes habitant les calcaires du midi de la France et qui viennent expirer à la limite de leur aire de végétation soit sur les coteaux boisées de Darvault (Satureia montana), soit sur les pelouses rases de la Genevraye au-dessus d’Episy (Kœleria valesiaca) Aira média), soit sur les pentes méridionales du Mont-Merle ou du rocher d’Apremont (Melica ciliata, Stipa pennata) soit sur la colline de la Charme près d’Arbonne, quelques-unes pour reparaître, par exception, à trente lieues de là, sur les falaises crayeuses et brûlantes de la rive droite de la Seine, aux environs de Vernon. Or c’est seulement à Fontainebleau, sur le calcaire supérieur ou calcaire de Beauce, que. ces échappés de la flore méridionale viennent chercher la chaleur géothermique nécessaire à leur existence.

Cette différence, si marquée à Fontainebleau entre la flore des sables et celle des deux calcaires, faisait l’intérêt véritablement scientifique de la session, en dehors de la recherche des espèces rares, tant prisées des collectionneurs. On sait que la répartition géographique des plantes est depuis de longues années l’objet de la méditation des botanistes les plus exercés, et, que l’une des causes qui, dans un même pays, influe le plus évidemment sur cette répartition, est précisément la nature du sol. Cette influence du sol a été, entendue de façons assez diverses et prête encore à des controverses assez vives. Les uns, avec Thurmann, l’ont attribuée à la nature physique du terrain ; les autres, bien plus nombreux aujourd’hui, à sa. nature chimique. Un excellent exposé de ces théories contradictoires et des discussions de leurs partisans a été publié récemment par M. Contejean[3], professeur à la faculté des sciences de Poitiers, qui, après avoir accepté avec enthousiasme la théorie de Thurmann dans ses premiers travaux, s’en montre aujourd’hui l’adversaire le plus décidé. On trouvera dans son livre de nombreux exemples de la difficulté que présente l’étude de l’influence du sol, exemples tour à tour invoqués en faveur des opinions les plus opposées.

L’un de ces exemples, le plus célèbre peut-être, avait été choisi par Thurmann lui-même dans la forêt de Fontainebleau, où nous ne croyons pas d’ailleurs qu’il soit jamais venu. Les grès et les sables siliceux de cette forêt nourrissent, disait Thurmann, la flore de la silice ; néanmoins dans plusieurs localités, notamment au mail d’Henri IV, on trouve sur ces mêmes grès une véritable colonie de plantes du calcaire. Or l’observation a démontré que le mail d’Henri IV est couronné par le calcaire de Beauce, comme plusieurs autres sommets ou plateaux de la forêt, le mont Merle, le mont Morillon, le carrefour des hêtres dans les monts Girard, le point de vue du camp de Chailly, la butte Saint-Louis, le Monceau, et comme aussi certains points des environs de Nemours et de Malesherbes. L’observation a même été plus loin. M. J.-E. Planchon faisait remarquer dès 1854[4] que le calcaire était au mail d’Henri IV dissimulé par une couche très mince de silice. Il résulte des observations précises faites pendant la session sur les lieux mêmes par un des secrétaires de la société, M. J. Vallot, observations que ce jeune naturaliste développera lui-même, dans le Bulletin de la société, que, sur le sommet même du mail, le calcaire de Beauce disparaît, revêtu par un de ces dépôts siliceux de formation récente que les géologues rattachent aux terrains d’alluvion. Alors, en effet, réapparaissent quelques plantes de la silice. On voit combien des examens de cette sorte présentent de pièges et réclament d’application. Une autre difficulté qui se répète à Fontainebleau presque à chaque instant, c’est que le grès y renferme un ciment calcaire, à tel point que le carbonate de chaux en cristallisant, a parfois imposé sa forme géométrique aux molécules de grès, qu’elle enferme dans des solides connus des minéralogistes sous le nom un peu barbare de « chaux carbonatée rhomboédrique inverse quartzifère de Fontainebleau. » Quand on touche avec une baguette de verre trempée dans l’acide nitrique un de ces fragmens en apparence gréseux, le gaz carbonique que renferme le ciment calcaire, dégagé de sa combinaison par l’acide, s’échappe en bouillonnant sous l’œil de l’observateur, en un mot, comme disent les chimistes, « fait effervescence. » Cette effervescence prouve d’une façon irréfragable la présence du calcaire, et il suffit au botaniste d’emporter dans un compartiment de sa vaste boite un petit flacon d’acide pour constater sur le lieu même la nature minéralogique du sol. Quand on prend cette précaution, on voit bientôt s’évanouir une à une les objections échafaudées par Thurmann et ses partisans contre la théorie de l’influence chimique. Ainsi comprise, chaque excursion dans un pays à sol varié apporte son contingent de preuves à l’appui de cette théorie. Dans une des excursions que la société a faites, en dehors de la forêt proprement dite, aux environs d’Arbonne, du lieu dit La Cambuse au lieu dit La Maison du père Poteau, on a marché pendant 2 kilomètres sur le sable pur, caractérisé par la flore même de la silice, quand sont apparues quelques plantes du calcaire (Kœleria cristata), en même temps que parmi le sable on découvrait quelques nodules de cette substance détachés du mamelon qui s’arrondissait au bout et à droite du sentier et qui, entièrement calcaire, a présenté des plantes telles que le Teucrium montamum sur le premier contrefort du massif de La Charme. Il était impossible de constater plus nettement l’influence qu’exerce la nature du sol sur celle de la végétation qui le recouvre.

La valeur de semblables constatations locales, quelque importante qu’elle soit, ne doit pas sans doute être exagérée. Nous reconnaissons volontiers qu’elles ne portent pas plus loin que le point où elles ont été prises. Quand elles se multiplient, comme dans la session de Fontainebleau, elles acquièrent une importance plus grande et affectent l’ensemble d’une région naturelle, dont elles aident à caractériser la végétation. Cela n’empêche pas que des constatations différentes ne puissent être faites dans des pays et sous des climats différens. De bons observateurs affirment que les plantes qui, dans un pays donné, vivent sur le calcaire, préfèrent ailleurs les sols siliceux. Cela est possible. Il est possible que la même plante recherche dans le nord le sol calcaire, plus chaud, et dans le sud le sol siliceux, plus perméable et plus frais. Il est possible qu’elle se conduise différemment à des altitudes et à des expositions différentes. Nous ferons remarquer cependant ici que la plupart des contradictions apparentes que Thurmann et ses partisans faisaient valoir contre la théorie de l’influence chimique se sont évanouies devant une observation plus scrupuleuse des faits.

Un autre point s’offrait, dans cette végétation si connue des botanistes parisiens, bien digne de leurs méditations. Nous voulons parler de la modification graduelle des flores. Si l’on voulait par la pensée remonter aux temps des révolutions successives du globe, on pourrait affirmer que la flore d’une région donnée a toujours, depuis l’origine des créations, subi des modifications de plus en plus profondes. Encore faudrait-il bien s’entendre sur ce mot « révolution, » un peu suranné aujourd’hui, — en géologie du moins, — et que la science actuelle tend à remplacer par celui d’évolution. Il y a longues années déjà que Constant Prévost a battu en brèche l’idée trop exclusive de cataclysmes successifs séparés par des périodes de repos complet. On reconnaît généralement aujourd’hui que les modifications des flores, plus encore que celles des faunes, ont été lentes et graduelles, d’une époque géologique à une autre. Les membres de la société ont pu en avoir, dans une de leurs excursions, une preuve aussi rare que convaincante. Un naturaliste de Moret, M. Chouquet, a découvert, il y a quelques années, dans les environs de cette petite ville, à La Celle, des carrières fort intéressantes, Ces carrières traversent des couches de l’époque quaternaire, c’est-à-dire de celle qui a précédé immédiatement la nôtre. On trouve dans ces couches des végétaux dont M. de Saporta a donné la liste et dont une partie appartient encore à la flore de notre pays, tandis que les autres ne vivent plus que dans des régions plus chaudes. Ce fait, fourni par l’étude du sol parisien, en explique bien d’autres. Les végétaux devenus aujourd’hui méridionaux, dont nous constatons encore quelques stations restreintes, éparses sur les sommets calcaires les plus chauds de nos environs, depuis Vernon jusqu’à Nemours, ne sont-ils pas des témoins d’une époque géologique antérieure, des vestiges d’une race jadis commune sur notre sol et qui ne s’est maintenue que sur les points où des circonstances locales lui ont permis de continuer à vivre ? L’Ammorphila arenaria, plainte des sables maritimes que l’on est stupéfait de rencontrer à Malesherbes, sur le coteau d’Auxy, n’est-elle pas là comme la marque d’un ancien rivage de l’époque quaternaire, ou même de celles des sables de Fontainebleau, comme le Phleum arenarium, à la Frette près Argenteuil, indique l’ancien rivage des sables de Beauchamp ? Pour expliquer ces phénomènes singuliers et d’autres analogues, on a parlé de naturalisation. Cela est bien vague et n’est guère acceptable à quiconque sait ce qu’il en coûte pour maintenir dans un jardin, avec toutes les ressources de la culture, les plantes arrachées violemment à leur station naturelle. Le lis safrané de Provence, dont les bulbes pressés recouvrent une partie d’un monticule de la forêt, la butte Saint-Louis, près Bois-le-Roi, n’y a pas sans doute été apporté exprès.

Des modifications semblables à celles des époques géologiques s’opèrent encore peu à peu dans le tapis végétal qui nous entoure et sont appréciables pendant le cours de la vie d’un homme. Mais elles sont légères et, pour être saisies, supposent une connaissance complète et ancienne de la flore d’une localité. C’est bien le cas pour Fontainebleau, dont les plantes les plus saillantes, presque toutes décrites dès 1698 par Tournefort dans son Histoire des plantes des environs de Paris, avaient même été signalées avant lui. En effet, Tournefort, en nommant les plantes de Fontainebleau, cite plus d’une fois les phrases diagnostiques du botaniste anglais Morison. L’existence de Morison a été aventureuse. Compromis dès sa jeunesse dans les troubles politiques qui se terminèrent par l’exécution de Charles Ier et dévoué à la cause des Stuarts, Morison dut s’enfuir en France, où il prit le grade de docteur en médecine à l’université d’Angers, en 1648. Déjà passionné pour la botanique, il fut bientôt au nombre des savans que s’adjoignit le Mécène de l’époque, le duc Gaston d’Orléans, pour l’entretien et la culture de son jardin de Blois, et dont les principaux sont, avec Morison, Abel Brunyer, Laugier et Nicolas Marchant. C’est Abel Brunyer qui publia, sous le nom d’Hortus regius blesensis, l’index anonyme où sont décrites les cultures du jardin. Lorsque Morison, après la restauration des Stuarts, fut retourné dans son pays et comblé de dignités universitaires, l’un de ses soins fut de rédiger une deuxième édition du catalogue de Brunyer, sous le titre d’Hortus regius blesensis auctus. C’est dans ces publications que furent nommées pour la première fois des plantes de Fontainebleau ; on est donc autorisé à penser que dans les voyages qui s’exécutaient en France, aux frais et par les ordres de Gaston d’Orléans, pour la recherche des plantes utiles à l’accroissement du jardin de Blois, le pays dont Fontainebleau est le centre fut activement parcouru. Il existe même, pour le prouver, un manuscrit précieux, longtemps conservé dans la célèbre bibliothèque de Jussieu (n° 3966 du catalogue de vente), manuscrit relié aux armes de Gaston d’Orléans et intitulé : Index plantarum jussu et largitione Celsitudinis Suæ Regiæ Gastonis Franciæ in Gallia hucusque collectarum. Dans ce manuscrit, daté de 1651, se trouve une énumération de plantes recueillies à Fontainebleau, qui y mentionne la découverte d’espèces telles que : Helianthemum umbellatum, H. Fumana, Asperula tinctoria, etc., retrouvées pendant le dernière session, et même du Sorbus latifolia qui, en 1698, était encore inconnu à Tournefort. Nous sommes donc, pour cette partie de notre flore, en possession de documens datant de plus de deux cents ans. La tradition, après Tournefort, s’est perpétuée par Sébastien Vaillant, par Antoine et Bernard de Jussieu, qui conduisirent Linné à Fontainebleau en 17S8[5], et par leurs successeurs illustres, jusqu’à Adrien de Jussieu et à ses élèves, c’est-à-dire aux auteurs de la Flore des environs de Paris, dont l’un, M. E. Cosson, avait été choisi pour président de la session.

Les modifications dont nous allons parler sont donc de celles qu’il est le plus facile de constater dans une flore si bien connue. Ces modifications sont dues soit au retrait, soit à l’arrivée de certaines espèces. Il en est, en effet, qui de nos jours disparaissent encore de notre flore comme elles l’ont fait dans les époques géologiques. De même que le grand cerf d’Irlande s’est éteint il y a seulement quelques siècles, de même la culture du figuier, célébrée aux environs de Paris par Julien l’Apostat, et celle de la vigne, attestée en Angleterre par plusieurs chartes de l’époque de la conquête normande, ont notablement reculé vers le Midi, sous l’influence d’un refroidissement lent de notre climat. Ce refroidissement n’est pas graduel, on le sait ; il ne procède pas d’une année à l’autre par une série d’abaissemens de l’échelle thermométrique, et il est compatible avec des étés exceptionnellement brûlans, comme celui-ci ; mais de temps à autre un hiver meurtrier vient anéantir certaines cultures et certaines espèces, de même qu’une suite d’automnes exceptionnellement tempérés empêche la maturation de certains fruits et la propagation des essences qui les portent. L’hiver de 1564, celui de 1709, celui de 1788, celui de 1879-80, ont été désastreux. Les ravages du dernier d’entre eux, qui ont passé à l’état de calamité publique, ont été étudiés spécialement, pour la forêt de Fontainebleau, par M. Croizette-Desnoyers, sous-inspecteur des forêts, pour le Vendômois, par M. Nouel, professeur de physique au lycée de Vendôme, et à un point de vue plus général dans un rapport officiel adressé au ministre de l’agriculture, par M. Prillieux, professeur à l’Institut agronomique[6]. On y trouve le sujet le plus intéressant de méditation en considérant tant les localités que les essences le plus profondément frappées. Il existe sur la répartition du froid un préjugé fort ancien, c’est que les points relativement le plus élevés d’un pays donné doivent ressentir, surtout pendant la nuit, la température la plus basse. Or l’observation a démontré précisément le contraire, il y a longtemps déjà, grâce aux travaux d’un naturaliste bien connu des lecteurs de cette Revue, M. Ch. Martins. Le réchauffement nocturne de la température avec la hauteur est un des faits les mieux constatés par les progrès de la météorologie moderne. Partout où a sévi le dernier grand hiver, c’est dans les vallées, et surtout dans les vallées étroites, que le froid a été le plus intense. Avec des thermomètres à minima installés par M. Renou, M. Nouel a constaté des températures ; de — 22, °, — 25°, — 28° et — 30° ; à Fontainebleau, où le climat est plus oriental, partant plus extrême, M. Croizette-Desnoyers a noté — 32°. Les météorologistes ont cherché à expliquer la cause du refroidissement spécial des bas-fonds : l’air dont la température s’est abaissée pendant la nuit, à cause de son contact avec le sol glacé, devient, disent-ils, plus lourd, et s’écoule en vertu de son poids, vers les parties déclives, en formant de véritables courants gazeux. Cette explication séduisante n’a pas encore triomphé de toute contestation, mais le fait lui-même est malheureusement hors de doute, et dans l’exploration qu’ils viennent de faire, les membres, de la société en ont plus d’une fois constaté la triste réalité. La magnifique futaie du Bas-Bréau, si connue des peintres, qui a fait la renommée du hameau de Barbizon, s’élève sur un terrain bas, et elle a particulièrement souffert, Un autre fait moins facile à comprendre, c’est que les arbres ont été d’autant plus profondément atteints que dans le sol où ils croissent le sable a les grains plus gros. L’exposition est encore un facteur important dans l’ensemble des effets produits : sur les pentes exposées au midi, les désastres sont plus grands parce que le dégel est plus rapide. Enfin pour certaines ! espèces buissonnantes, l’abri a joué un rôle important, pour la lauréole par exemple, qui a gelé à — 22° dans les espaces découverts.

Quant à la nature des végétaux sauvages ou cultivés tués par la rigueur du froid, il faut distinguer d’une part les céréales et les plantes herbacées, d’autre part les espèces ligneuses. Les céréales, au rebours des arbres, ont plus souffert sur les lieux élevés que dans les bas-fonds, parce que la neige est leur meilleure défense contre la gelée, et que, sur les points découverts, cette neige était souvent balayée par le vent, laissant la terre sans protection. Beaucoup de plantes herbacées ont trouvé comme les céréales un abri sous la neige, mais celles qui croissent à nu sur les murailles ou le long des rochers ont succombé, par exemple la linaire des murailles (Linaria Cymbalaria), la giroflée jaune et la pervenche. Une loranthacée, dont l’histoire est célèbre et dont l’existence dépend de celle de l’arbre sur lequel elle s’implante, le gui, n’a jamais été flétrie, à moins que ce ne fût par la mort de son support ; le gui a résisté à — 30 degrés, On s’est demandé si ce ne serait pas à cette immunité singulière, presque merveilleuse, que jadis en Gaule ce parasite aurait dû son caractère sacré. Parmi les espèces ligneuses, il faut encore distinguer ici deux catégories, selon qu’elles gardent ou perdent leurs feuilles pendant l’hiver, Les espèces à feuilles persistantes devaient être plus fortement atteintes par les froids hivernaux, qui les saisissaient pendant une activité plus grande de leur végétation, que tes espèces à feuilles caduques. L’arbre vert dont la quasi-destruction a été un fléau pour tout le centre de la France, c’est le pin maritime, que l’on croyait acclimaté dans cette région et qui a péri généralement dans toute la Sologne, en Champagne, dans la Sarthe, à Rambouillet comme à Fontainebleau et dans maint autre endroit, tandis qu’il est demeuré intact sur les dunes du Pas-de-Calais : exemple de ce que nous disions plus haut des conditions de la végétation occidentale ou maritime. Le pin maritime a résisté quand l’atmosphère lui a offert une quantité suffisante de vapeur d’eau. Voici maintenant un exemple des conditions de la végétation méridionale. La bruyère à balais (Erica scoparia), très abondante dans la Sologne orléanaise, où elle sert à la fabrication de ces ustensiles de ménage, avait été signalée jadis dans la forêt de Fontainebleau par Tournefort et par Sébastien Vaillant et même plus près de nous par Thuillier : c’était la limite de sa végétation. Mais depuis bien des années on ne l’y trouve plus, et il est permis de croire que sa disparition est due à la ligueur de certains hivers, d’abord parce qu’elle croît dans le sable, moins chaud que le calcaire, ensuite parce que l’hiver dernier M. Nouel l’a vue geler presque partout dans le Vendômois. Avec elle ont aussi gelé, dans le centre de la France, le houx, le lierre, le buis et le fragon petit-houx (Ruscus aculeatus). Le houx, qui a les dimensions d’un arbre en Algérie, en Corse et dans notre Midi, et qui se réduit de dimensions sous le climat septentrional, appartient comme le lierre et le buis à des familles déplantes dont ils sont aujourd’hui les seuls représentans dans notre pays, mais qui, dans des périodes antérieures, y étaient nombreuses, comme le prouvent les empreintes fossiles. Ces familles ont disparu sous l’influence de la rigueur croissante des hivers, n’ayant laissé derrière elles que des sentinelles attardées, destinées à disparaître fatalement à leur tour. Parmi les espèces à feuilles caduques, le sureau, les chênes eux-mêmes, surtout le chêne pédoncule, ont gravement souffert, mais le véritable désastre a frappé les châtaigniers et les noyers, si largement cultivés dans tout le val du Loir et en Touraine, et dont la perte laisse inactifs pour longtemps les moulins à huile de cette partie de la France. En dehors du refroidissement, dont l’action s’étend sur de grandes périodes, des modifications passagères du climat peuvent aussi appauvrir la flore. Il suffit d’une année de sécheresse pour compromettre gravement, la végétation des terrains sablonneux, comme nous l’avons vu dans le voisinage du château de Thurelles, où la session s’est terminée au bruit des toasts et au choc des verres, chez notre président. Si l’abondance régnait dans son beau domaine, si la végétation de ses prairies, où croît un chardon rarissime de notre flore, le Cirsium bulbosum, se montrait luxuriante, parce que des ordres spéciaux avaient élevé le niveau des écluses en prévision de notre visite, aux environs immédiats tout était frappé d’une stérilité désespérante. Dans cette région, intermédiaire à la vallée de la Loire et à celle de la Seine, il n’était pas tombé de pluie depuis deux mois, et la végétation solognote, qui lance une pointe vers le nord dans ce coin du Gâtinais, malgré son habitude de supporter la sécheresse, n’y montrait pas sa plante principale, une résédacée d’aspect grisâtre, l’Astrocarpus Clusii : la lande était frappée d’avortement. Ailleurs, c’est l’homme qui modifie ces conditions que la nature avait faites. Déjà, en 1855[7], le dévoué secrétaire que la société a perdu depuis quelques années, W. de Schœnefeld, dans un rapport sur une excursion faite à Fontainebleau, notait l’appauvrissement d’une des bonnes localités de la forêt, la plaine de la Chaise-à-l’Abbé, ou champ Minette, qui présentait jadis en notable quantité des espèces rares telles que Carex nitida, Scorzonera austriaca, Trifolium montanum, Trinia vulgaris, etc. « Là aussi, disait-il, les plus grandissent et étoufferont bientôt ce qui reste de ces espèces. » La société n’en a retrouvé aucune.

Dans d’autres cas, il faut bien le dire, ce ne sont pas des modifications. naturelles qui restreignent la végétation ; ce sont les botanistes qui la dépeuplent, alléchés par la joie d’emporter avec eux le plus d’échantillons qu’ils peuvent des « bonnes plantes ; » et à Franchart, dans la forêt de Fontainebleau, la Roche-qui-Pleure semble maintenant pleurer la perte de l’Asplenium lanceolatum, qui croissait sous l’abri protecteur de ses pierres humides.

Inversement, la flore peut s’enrichir. Tantôt, c’est par suite de l’industrie humaine. Lorsqu’on éleva les fortifications de Paris, les nouveaux talus du bois de Boulogne se couvrirent d’une plante de l’île de Malte, le Centaurea melitensis. Lorsqu’on ouvrit près de Thurelles les tranchées du chemin de fer de Montargis, on vit sur le terrain remué apparaître en abondance une légumineuse du Midi, le Lathyrus angulatus ; et il en est encore de même toutes les fois que le propriétaire du domaine fait défoncer le sol pour y planter quelques peupliers. Dans ces cas et dans beaucoup d’autres semblables, les plantes nouvelles venues appartiennent toujours à un climat plus méridional ; elles s’étaient conservées en graines dans le sol depuis des siècles ; ramenées à la surface, elles germent, se développent, mais généralement ne mûrissent pas leurs fruits et ne peuvent se reproduire sous un climat maintenant trop froid pour elles. D’autres fois, c’est par des semis que les nouvelles introductions ont lieu. Ce sont les céréales qui ont amené en Europe une petite cohorte de plantes orientales qui ne croissent que dans le sol meuble des moissons (par exemple le coquelicot et le bleuet) et que M. Alph. de Candolle appelle « plantes cultivées malgré la volonté de l’homme. » Des semis de plus dont les graines venaient des Alpes, faits par Duhamel du Monceau aux environs d’Orléans, sur la route de Fontainebleau, ont déterminé dans cette localité, il y a une cinquantaine d’années, le développement d’une orchidée alpestre, le Goodyera repens, qui, en 1854, a été constaté avec surprise sous les plus du mail d’Henry IV, à Fontainebleau, qui s’y est toujours maintenu et étendu, et qui croît aujourd’hui sous d’autres plantations de la forêt et même en dehors d’elle, sous les plus de Samoireau. La plante est maintenant complètement naturalisée. D’autres espèces acquièrent aussi après leur installation des lettres de grande naturalisation : ce sont des plantes qui gagnent de proche en proche sur le sol, en s’éloignant graduellement du centre de leur aire sous l’influencé de conditions plus favorables à leur existence ; tel est le Berteroa incana, crucifère de l’Allemagne et de l’Alsace, qu’on trouve déjà en Lorraine et que le président de la Société linnéenne de Bruxelles, M. Félix Muller, qui représentait à la session nos confrères de Belgique, à découverte sur le champ de tir à Fontainebleau. Parfois ces plantes naturalisées viennent de bien loin. Cornut, dont l’Enchiridion est de 1635, connaissait déjà l’Erigeron canadense, qui depuis deux-cents ans n’a fait que se multiplier dans nos guérets, et pendant les dernières excursions, on a constaté les nouveaux progrès qu’a faits dans nos rivières (le Loing) et jusque dans certaines mares de la forêt de Fontainebleau, une plante aquatique de la même origine, l’Elodea canadensis.

Ces modifications naturelles, ces extinctions justifieraient, s’il avait besoin de justification, le goût de quelques riches amateurs qui s’étudient à rassembler dans leurs jardins les spécimens des plus belles et des plus rares plantes de la flore indigène, empruntées aux porphyres des Pyrénées, aux prairies du Mont-Dore, aux landes de la Bretagne, et tout étonnées de se voir dans le même parterre mêlées aux frondes découpées des fougères exotiques. C’est un goût que quelques membres de la société ont vivement loué à Fontainebleau chez M. le comte de Circourt, à Nemours chez M. Fourcade ; c’est le même goût qui, rehaussé par l’intérêt de l’observation scientifique, a créé chez M. Cosson, dans son parc de Thurelles, des stations artificielles où sont cultivés les végétaux de notre Algérie, dont son magnifique herbier contient la collection sèche ; et la flore toute faite. Ces stations y sont de deux sortes : soit dans un parterre ensoleillé où nous sentions à nos dépens que la colonie algérienne retrouvait la chaleur de la Mitidja, soit sur des rochers construits au bord de l’eau, où les espèces montagnardes de l’Atlas jouissaient de la fraîcheur qui leur est nécessaire.

Ce court exposé des principales idées que suggère l’exploration d’une région de la France suffit pour montrer que le botaniste, en face de la nature, n’a pas pour unique pensée de remplir sa boîte à herboriser, et que le souci de déterminer exactement les végétaux recueillis, à l’aide des livres et des index, mène plus haut et plus loin qu’à la confection d’un simple catalogue. La recherche des lois naturelles qui président à la distribution des êtres est le but ultime de ces fécondes promenades, d’autant plus fructueuses qu’elles sont accomplies en commun, et dont on oublie bien vite les fatigues en présence de leurs résultats. On a pu éprouver çà et là quelque déconvenue ; on a regretté l’absence de confrères précieux pour leur valeur scientifique ou pour leur connaissance du pays ; on a eu maille à partir avec les aubergistes, tantôt parce qu’on est arrivé sept pour un déjeuner de trente couverts, et c’est aux dépens de la bourse ; tantôt parce qu’on est arrivé quarante-huit pour un déjeuner de vingt-cinq, et c’est aux dépens de l’estomac. Mais ces tribulations vite passées n’empêchent pas que le soir même les corridors de l’hôtel adopté par la société ne retentissent, d’un étage à l’autre, de syllabes grecques et latines représentant les noms des « bonnes plantes » de la journée. La nuit n’en souffre pas ; le rêve continue la réalité. Enfin la session est close, chacun est rentré chez soi : le botaniste pourra étudier et classer en toute liberté d’esprit les récoltes de son voyage, dût-il entre temps absorber du sulfate de quinine pour se débarrasser de la fièvre rapportée avec les plantes du marécage et jurant, malgré tout… qu’on l’y prendra encore.


EUG. FOURNIER.


  1. Par opposition aux sables ce Beauchamp, qui occupent dans le terrain parisienne situation inférieure.
  2. Voyez Stanislas Meunier, Géologie des environs de Paris, p. 325.
  3. Géographie botanique. Influence du terrain sur la végétation, par Ch. Contejean. Paris, 1881.
  4. Bulletin de la Société botanique de France, t. Ier, p. 354.
  5. Epistolœ Caroli à Linné, etc. (Acta Acad. Artium et scientiarum americanarum, ser. nova, t. V. p. 188.)
  6. Voyez le Journal officiel du 19 décembre 1880.
  7. Bulletin de la Société botanique de France, t. II, p. 597.