La Syrie et la Question d’Orient/02

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La Syrie et la Question d’Orient
Revue des Deux Mondes2e période, tome 29 (p. 627-658).
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LA SYRIE
ET
LA QUESTION D'ORIENT

II.
L'EUROPE ET L'ORIENT

Après avoir essayé de décrire la Syrie dans ses traits généraux, l’étude de la situation nous a conduits à reconnaître que le gouvernement du sultan n’était guère plus dans ce pays qu’une fiction impuissante, que le pays lui-même n’offrait pas les élémens nécessaires à la reconstitution d’un gouvernement, et qu’enfin aucune des solutions qui ont été proposées en prenant pour base une combinaison empruntée aux choses ou aux hommes de l’Orient ne présentait de garanties réelles à l’Europe et à l’humanité, soit pour la création d’une administration respectable, soit contre le retour de crises pareilles à celle qui vient de soulever le monde chrétien et de raviver les inquiétudes qui s’emparent inévitablement des cabinets et des esprits lorsque l’Orient est en jeu.

Aujourd’hui, puisque l’Orient nous fait défaut, je veux rechercher s’il n’est pas en dehors de lui quelque moyen de résoudre ou au moins d’atténuer la crise qui, à bien considérer les choses, n’est pas seulement spéciale à la Syrie, mais qui menace encore d’éclater chaque jour sur vingt autres points de l’empire ottoman. Les scènes révoltantes dont la Syrie vient d’être le théâtre ne sont pas en effet un incident purement local, elles sont malheureusement l’un des symptômes d’un état général qui s’est révélé l’année dernière à Djeddah, qui vient de se manifester aujourd’hui à Damas, qui ensanglantera peut-être demain la Bosnie, ou le Monténégro, ou encore quelque autre partie des états turcs. À moins d’un miracle que rien n’autorise à prévoir, je tiens le mal pour incurable ; aussi n’ai-je pas la prétention de chercher à le guérir. Je crois seulement que si l’Orient n’est pas capable de se sauver lui-même, ni de nous épargner les conséquences que doivent produire ses révolutions, l’Europe cependant n’est pas réduite à la triste condition de voir venir ces conséquences sans essayer de détourner les unes et d’amoindrir les autres. J’espère et je crois que si elle veut bien s’aider elle-même, elle peut beaucoup faire pour diminuer les dangers qui la menacent du côté de l’Orient. Il faut qu’elle prenne son parti de ne pouvoir ni les dissiper absolument, ni les ajourner à une époque indéfinie, car il faudrait pour cela le rajeunissement impossible de l’empire ottoman ; mais ne serait-ce rien que d’amortir les intrigues qui minent ce sol épuisé ? Ne serait-ce rien que de créer une situation de laquelle on n’aurait pas à craindre le retour de guerres semblables à celle de Crimée, des guerres qui mûrissent peut-être la question, mais qui ne la résolvent pas et la laissent toujours pendante sur les têtes des peuples européens ? Borner là son ambition, c’est sans doute être bien modeste au gré des esprits qui ont une plus grande confiance que moi dans la sagesse humaine ; je crois cependant que c’est là tout ce que comporte la situation et tout ce qu’il convient aujourd’hui, d’essayer de lui faire produire. Lui demander davantage serait poursuivre une chimère.

Ce n’est donc pas une solution proprement dite, ni encore moins un remède souverain que je viens proposer pour l’Orient malade, c’est simplement un moyen d’amoindrir les dangers que son état nous réserve. Je ne chercherai pas non plus à revendiquer en ma faveur la priorité de l’invention pour les idées qui vont être exposées. J’ai au contraire quelque plaisir à voir les hypothèses que j’avais moi-même conçues depuis longtemps déjà naître spontanément dans quelques pays étrangers. Si ce qui, m’avait semblé être le plus conforme aux intérêts réels et raisonnables de la France peut être aussi agité en Angleterre comme ce qui est le plus conforme aux intérêts du peuple anglais, c’est un exemple précieux, et qui prouve que les gouvernemens, s’ils le voulaient bien, pourraient s’entendre plus facilement qu’on ne dit pour maintenir la paix générale, en essayant de résoudre une à une les difficultés secondaires, comme est l’affaire de Syrie, au fur et à mesure qu’elles se présenteront, en s’employant à débarrasser le terrain des incidens de moindre importance jusqu’au jour où, le dénoûment suprême s’étant produit, chacun saura du moins, s’il est obligé de combattre, ce que valent au juste ses prétentions, ses alliances et les intérêts qui lui feront prendre les armes. Nous n’en sommes pas là heureusement, j’espère même faire voir qu’il est possible d’ajourner cette éventualité cruelle, et l’affaire de Syrie va encore ici me servir d’exemple, comme étant à la fois et la plus pressante et celle qui peut nous aider, si elle est bien conduite, à rentrer par le détail dans l’ensemble de la question d’Orient.


I.

A propos de la Syrie et des moyens d’y établir un gouvernement acceptable, les Anglais ont donné largement carrière à leur esprit si fertile en combinaisons pratiques. Dans leur pays, où non-seulement la parole appartient en droit à tout le monde, mais où en fait chacun croit remplir un devoir en se servant de la parole toutes les fois qu’il a quelque chose à dire, les solutions proposées pour le problème qui nous occupe ont été innombrables, et chaque jour en voit encore se produire. Il y a même plus, c’est que le même personnage où le même journal ne se fait aucun scrupule d’en soumettre plusieurs au public. Les bonnes gens qui chez nous se prennent pour de profonds politiques ne manquent pas d’ordinaire de signaler cette variabilité de l’opinion anglaise comme une preuve de son machiavélisme, tandis qu’on devrait y voir au contraire une preuve de sa naïveté. En Angleterre, il1 n’existe rien de semblable à ce que la jurisprudence officielle qualifie chez nous de vieux partis, il n’y existe que des partis très vivans, qui se disputent l’influence avec assez d’ardeur, mais qui ont l’avantage d’être tous d’accord sur le fond des choses, sur l’organisation de la société et des pouvoirs publics, sur tous les principes qui servent de base à la constitution même de l’état. Sur ces points, qui ne sont jamais discutés parce que personne ne les met en question, whigs, tories, radicaux, adeptes de l’école de Manchester n’ont qu’une manière de voir, et il en résulte que la discussion publique ne porté jamais que sur les moyens de faire les affaires du pays. Il en résulte aussi que, malgré la vivacité de la polémique orale ou écrite, il subsiste toujours entre les partis un fonds sincère de tolérance mutuelle qui sollicite toutes les imaginations, on pourrait dire toutes les fantaisies, à se produire librement et sans crainte ; sur le continent, on a des arrière-pensées ou l’on redoute de passer pour en avoir. Il en est tout autrement en Angleterre, où personne ne craint que l’on suspecte le fond de sa volonté, où le milieu moral dans lequel on vit accepte a priori que quiconque prend la parole a pour but de servir l’intérêt général en poursuivant pour lui-même une influence dont la recherche est regardée comme une vertu et non pas comme un vice. C’est là ce qui explique pourquoi les Anglais sont si prompts et si féconds à produire en toute occasion, et à propos des plus petites comme des plus grandes affaires, des montagnes de projets et de solutions. Ce n’est pas du machiavélisme, c’est tout simplement le fruit naturel et sain d’une société qui se sent en paix avec elle-même, qui a su concilier l’ordre avec la liberté.

Quoi qu’il en soit, le plus accrédité des organes de la presse anglaise, le Times, proposait l’autre jour à l’Europe une solution qui me parait être de toutes la plus efficace et celle qui offre le moins de dangers réels. Sans préjudice de ce qu’il avait dit la veille, ni de ce qu’il allait dire le lendemain, il conseillait d’établir en Syrie un prince appartenant à l’une des familles souveraines de l’Europe. Ce serait un grand parti à prendre, qui aurait certainement, bien ses périls, et qui ne pourrait passer dans les faits qu’à travers bien des difficultés. Tout considéré, ce serait peut-être cependant le plus sage et le plus prudent, quoiqu’il soit le plus radical, il n’y a point à se le dissimuler.

Les objections que soulève ce projet sont de deux genres : les unes font valoir les droits écrits et reconnus du sultan sur la Syrie, les autres prennent pour texte la jalousie qui divise les gouvernemens de l’Europe, et qui les empêcherait de consentir les sacrifices nécessaires pour assurer la réalisation du projet. Quant au pays lui-même, il n’y ferait véritablement obstacle qu’autant que l’Europe le voudrait bien permettre. Il est encore plongé dans un état de barbarie, d’ignorance et de discordes tel que personne sans doute ne pense à le consulter, soit par la voix de ses cheiks, de ses émirs ou de ses notables, soit même par la voix du suffrage universel, sur le gouvernement qu’il conviendrait de lui donner. Je tiens pour très sérieuse l’objection qui se tire du droit public des nations, lequel ne permet de distraire légalement la Syrie de l’empire ottoman qu’à la suite d’une guerre heureuse que personne aujourd’hui ne saurait déclarer justement à la Turquie, ou que par un effet de la libre volonté du sultan. Loin de penser que la facilité avec laquelle on dispose maintenant des couronnes soit une raison que l’on puisse alléguer pour autoriser une nouvelle violation des principes, il semble que c’est au contraire un motif de plus pour les défendre avec autant de vigilance que jamais. Dans l’affaire qui nous occupe néanmoins, ce qui serait le plus dangereux, ce ne serait pas tant l’atteinte portée aux traités mêmes que la chance de créer un précédent dont les convoitises qui guettent impatiemment l’héritage des Turcs pourraient se faire une arme redoutable contre la paix du monde. C’est là que gît la difficulté réelle ; mais dans le compte qu’il en faut tenir, la question à se poser est celle-ci : les inconvéniens que présente cette solution ne sont-ils pas moindres que ceux qui résulteraient du statu quo, ou de l’intronisation d’Ab-el-Kader, ou de la réunion administrative de la Syrie à l’Égypte, ou enfin de toutes les autres hypothèses qu’on a mises en avant ? Or je crois avoir démontré qu’il n’en est pas une seule qui offre quelque garantie contre le retour d’événemens pareils à ceux dont l’Europe vient d’être si profondément troublée. Qu’en arriverait-il une autre fois lorsqu’on aurait donné le temps de mûrir à toutes les intrigues qui conspirent la destruction de l’empiré ottoman, et qui sont certainement beaucoup plus réelles et plus dangereuses que les complots dont on accuse les Turcs, qui n’en peuvent mais, car leur véritable crime, c’est leur faiblesse ?

Si l’on pouvait obtenir du sultan qu’il renonçât à la Syrie, comme on a obtenu de lui qu’il sollicitât l’appui des troupes françaises (car c’est ainsi que la chose est consignée dans les derniers protocoles), la plus grosse part de la difficulté serait levée, et il ne resterait plus qu’à s’entendre sur les moyens d’exécution ; mais il est au moins douteux que les conseils de l’Europe soient assez éloquens pour inspirer à la Porte un désintéressement aussi généreux. Faudrait-il donc alors passer outre ? En le faisant, commettrait-on une iniquité absolue ? Les droits du sultan sur la Syrie sont, je le répète encore, entièrement réguliers au point de vue de la jurisprudence internationale ; n’est-il rien cependant qu’on puisse faire valoir à leur encontre ? Lorsqu’il y a vingt ans l’Europe coalisée arracha la Syrie à l’oppression du vice-roi d’Égypte pour la donner au sultan, était-ce seulement un cadeau à titre gracieux que l’Europe entendait lui faire en courant elle-même pour cet acte de libéralité les chances d’une guerre générale ? Y a-t-il mauvaise foi à prétendre en 1860 que ce qui se passa en 1840 fut un marché à titre onéreux pour les parties contractantes i les unes s’étant imposé des frais et des risques considérables, l’autre ayant pris l’engagement moral de bien gouverner le pays en retour de ces frais et de ces risques dont l’Europe seule a supporté tout le poids ? Après vingt ans de désordres et d’anarchie, après vingt ans d’un gouvernement incapable et qui vient d’aboutir à un interrègne de pillages et de massacres tolérés peut-être par la complicité de quelques fonctionnaires turcs, encouragés à coup sûr par la faiblesse et par l’impuissance de tous les représentans de la Porte en Syrie, l’Europe n’est-elle pas en droit de dire que les conditions morales du marché qu’elle avait consenti n’ont pas été tenues ? N’est-elle pas autorisée, au moins jusqu’à un certain point, à reprendre ce qu’elle aurait certes pu ne pas donner, ce que le sultan lui-même eût été dans l’impossibilité de conquérir par ses propres ressources, et ce qu’il semble être aujourd’hui dans l’impossibilité de conserver ?

Les droits légaux des souverains sont aussi respectables que ceux de la propriété privée, avec laquelle ils ont des liens étroits. Toutefois la propriété qu’on ne possède pas, et dont on n’a même pas payé loyalement le prix d’achat, n’est-elle pas dans une situation particulière vis-à-vis de la loi ? — Le propriétaire dont la maison s’écroule sur la voie publique au grand danger des voisins et des passans, le propriétaire ; qui est dans une position de fortune telle que personne ne veut lui prêter l’argent qui lui manque pour réparer ses ruines n’est-il pas, lui aussi, dans une situation particulière vis-à-vis de la loi ? — Enfin le propriétaire qui n’aurait jamais été que le possesseur nominal de sa maison, et qui en ferait ou laisserait faire un dépôt de matières incendiaires ou un repaire de malfaiteurs, n’aurait-il pas, lui aussi, compte à rendre à la justice ? Toutes ces questions peuvent être soulevées à propos de la Syrie et du titre en vertu duquel le sultan la détient aujourd’hui.

Il est certainement très cruel pour un souverain de renoncer à une province, mais pour les souverains comme pour les autres hommes il est des nécessités qu’il faut savoir accepter volontairement plutôt que de se les laisser imposer par la force. Tous les traités qui garantissent au sultan l’intégrité de l’empire ottoman n’ont pour base solide en définitive que sa propre aptitude à gouverner lui-même ses états. L’Europe n’a pas pris et ne peut pas prendre charge de gouvernement en sa place ; mais là où le pouvoir du sultan s’écroule, elle est forcée, bon gré, mal gré, de songer à combler le vide. Inquiété, poursuivi comme il l’est par toutes les ambitions qui minent le terrain sous ses pas, il ne serait peut-être que sage au sultan de renoncer là où il ne peut pas faire acte de puissance et de gouvernement réel. C’est là en effet qu’on l’attaquera, qu’on fera éclater de temps à autre quelque explosion qui servira à justifier les entreprises contre le reste de ses possessions. Or, s’il est des points qu’il ne possède pas et sur lesquels il ne puisse plus étendre son bras affaibli, c’est à coup sûr la Syrie et l’Arabie. Il n’y est pas beaucoup plus sérieusement le maître que les princes qui ont encore conservé parmi leurs titres ceux de roi de Chypre et de Jérusalem. La Syrie est une cause de dépenses bien plutôt qu’une ressource pour son trésor épuisé ; la Syrie ne lui fournit pas d’hommes, ou ce qu’elle lui fournit, il vaudrait mieux pour lui ne le point avoir. Le corps d’armée de l’Arabistan, comme on appelle les levées qui se font en Syrie, n’existe guère que sur le papier ; c’est tout simplement une mine à exploiter pour les concussionnaires, et la moralité des quelques hommes que l’on est obligé de tenir sous les drapeaux, on vient de voir par les événemens de Damas le cas qu’il en faut faire. À quelque point de vue qu’on se place, la Syrie n’est pour le sultan qu’une cause de faiblesse et qu’une occasion de scandale.

Si donc le concert européen parvenait à convaincre le sultan de la sagesse de ces conseils, il aurait rendu un véritable service à la cause générale et au sultan lui-même ; mais s’il éprouvait un refus à Constantinople, devrait-il et pourrait-il prendre le parti de passer outre ? Oui sans doute, il le pourrait et il le devrait faire. Les traditions de la diplomatie et du droit international lui fourniraient des antécédens qui justifieraient une pareille résolution. En 1827, n’est-il pas intervenu entre le sultan et l’une de ses provinces révoltées pour constituer le royaume actuel de la Grèce ? Si en 1830 et dans les années qui ont suivi l’Europe a semblé faire d’abord quelques difficultés pour reconnaître nos droits sur l’Algérie et pour sanctionner l’état de choses que nous voulions voir établi à Tunis, n’a-t-elle pas fini cependant par accepter ce que nous avons fait ? De même en 1840 n’a-t-elle pas, malgré la résistance du sultan, institué en Égypte une vice-royauté héréditaire ?

Ce sont là autant d’exemples très frappans et qui peuvent être invoqués dans les circonstances actuelles avec d’autant plus de force qu’en Grèce, en Algérie, à Tunis, en Égypte, il s’agissait précisément, comme aujourd’hui en Syrie, de pays que le sultan ne pouvait plus gouverner, et de la nécessité de créer quelque chose là où son impuissance ne laissait plus que le vide et l’anarchie. Et si l’on rejette ces précédens parce que, s’appliquant tous à l’empire ottoman, ils ont l’air de tendre à la création, en dehors du droit commun, d’une jurisprudence spéciale qui serait particulièrement applicable à l’Orient, on peut trouver encore dans l’histoire récente de l’Europe un cas analogue et qui doit lever tous les scrupules. En 1830, les provinces belges du royaume des Pays-Bas s’étant insurgées contre le gouvernement que le congrès de Vienne leur avait donné, l’Europe se trouva dans une position infiniment plus délicate que celle où elle se trouve aujourd’hui vis-à-vis de la Syrie. C’était son propre ouvrage qu’il fallait défaire, c’était la première brèche à ouvrir dans ces traités de 1815 qui tenaient si fort au cœur de tous les gouvernemens, excepté celui de la France. D’un autre côté, les provinces soulevées n’avaient véritablement à alléguer d’autres griefs qu’une question d’antipathie nationale et de suprématie religieuse, et elles ne pouvaient pas prétendre que le sceptre de la maison d’Orange eût été oppressif pour elle, que le règne du roi Guillaume ne leur eût pas procuré tous les biens que porte avec lui un bon gouvernement, l’ordre, la liberté, une exacte justice, une administration intelligente et bienfaisante, un degré de prospérité qu’elles n’avaient jamais connu jusque-là. Il y avait même plus, c’est que si l’on eût laissé la carrière libre au prince d’Orange, il était possible qu’il eût réussi à ramener sous le joug les provinces révoltées ; au moins la campagne de 1831, où il ne fut arrêté que par nos troupes, donne quelque vraisemblance à cette hypothèse. Que fit cependant L’Europe ? Elle intervint, elle évoqua l’affaire ; la conférence de Londres fut constituée, et pendant les années où elle siégea, elle rendit au monde entier des services que la reconnaissance publique ne peut avoir oubliés. Je ne connais pas un intérêt respectable qui ait souffert de ses décisions, des résultats de son œuvre. Je n’en vois aucun auquel on ne doive applaudir. La Hollande elle-même s’en est retirée saine et sauve dans sa dignité ; sa considération n’en a pas été amoindrie au milieu des nations, et son exemple prouve que, si, étant menacée de l’arbitrage de l’Europe, la Porte arguait aujourd’hui pour le repousser du tort qui serait fait à son influence et à son honneur, ce n’est pas à autrui : mais bien à elle-même d’abord qu’elle devrait s’en prendre.

Sans compter la nécessité qui nous presse, tous ces exemples, le dernier non moins que les autres, paraîtront sans doute concluans, et l’on ne devine pas quel motif raisonnable pourrait empêcher les cinq puissances signataires déjà des premiers protocoles de se former en conférence, comme elles l’ont fait autrefois à Londres, et d’évoquer à leur tribunal les affaires de la Syrie, comme elles ont évoqué autrefois celles de la Belgique. Qu’elles discutent toutes les hypothèses qui ont été proposées pour résoudre la question, et lorsqu’elles auront vu s’évanouir dans le creuset de la discussion tous les projets qui consistent à chercher en Orient ou en Syrie même les moyens de résoudre le problème, alors qu’elles aient le courage de la circonstance, et qu’elles placent sur le trône de Syrie un prince chrétien, comme elles ont placé le roi Léopold sur le trône de Belgique.

Le plus difficile probablement serait de désarmer les jalousies et les rivalités à propos de l’élection à faire, mais on y parviendrait sans doute en procédant par voie d’exclusion, c’est-à-dire en établissant comme principe que le choix ne pourrait porter sur aucun des princes appartenant à l’une quelconque des maisons royales ou impériales qui représentent les cinq grandes puissances.

Ce point une fois résolu, il est bien des choses qui iraient presque d’elles-mêmes. Il n’est pas probable par exemple que des puissances qui, entre elles cinq, entretiennent près de deux millions d’hommes sous les armes se fissent beaucoup prier pour fournir pendant cinq ou six ans un corps d’occupation de 20 ou de 25,000 hommes, qui serait indispensable au nouveau gouvernement pour s’établir, comme il n’est pas probable non plus qu’elles se refusassent à lui faire, sur des budgets dont l’ensemble monte à six ou sept milliards, une avance de quelque cinquante millions qui ne serait pas moins indispensable.

On pourrait aussi par prévision neutraliser les troupes qui seraient employées à ce service d’ordre européen.

Même en supposant que tout cela réussît, il est encore une question sur laquelle il serait nécessaire de s’entendre à l’avance. L’Arabie, qui en droit dépend, comme la Syrie, du sultan, mais sur laquelle en fait il ne règne pas plus que sur la Syrie, comme on ne l’a que trop vu à Djeddah l’année dernière, l’Arabie se trouverait, par suite d’un arrangement pareil, encore plus étrangère au sultan qu’elle ne l’est maintenant. L’anarchie ne serait pas seulement, comme aujourd’hui, son état réel ; ce serait, s’il est permis de parler ainsi, son état constitutionnel, mais que les intérêts européens auraient de la peine à tolérer, parce qu’ils ont besoin de sécurité dans la Mer-Rouge. Il serait prudent de statuer d’avance sur cette question. Et même, en tout état de cause, ne serait-il pas sage d’y penser dès aujourd’hui ? L’Europe peut-elle se contenter longtemps encore d’illusions ? Peut-elle accepter, comme garantie efficace et actuelle de ses intérêts dans la Mer-Rouge, le droit légal qu’elle a de porter, en cas de malheur, ses griefs à Constantinople, qui n’est même plus assez riche ni assez puissante pour assurer la réparation des crimes accomplis, à bien plus forte raison pour les prévenir ?

C’est ainsi qu’en travaillant à approfondir les questions, on arrive toujours à voir se lever devant soi de nouvelles et sérieuses difficultés ; mais parce qu’une solution n’est pas parfaite, est-ce une raison pour la rejeter, surtout en matière politique, surtout quand il s’agit de combler les vides que laisse se faire autour de lui un état qui est en décadence manifeste ? À ce compte, il n’y aurait de juste et de vrai dans le monde que la paralysie, et au lieu d’aider la situation à se dénouer de la façon la moins préjudiciable aux intérêts de tous, on ne ferait qu’augmenter les périls, en appelant les catastrophes les plus terribles sur ceux-là mêmes qu’on aurait eu la prétention de respecter.

Ici l’Europe se trouve aux prises avec une situation que dominent des lois en quelque sorte fatales, car il n’appartient à personne sur la terre, ni peuple, ni homme d’état, de soustraire l’empire turc à la défaillance qui est la cause des complications actuelles, qui sera demain la cause de complications encore plus redoutables. Aussi la sagesse consiste-t-elle, en cette occurrence, non pas à chercher la panacée qui n’existe pas, mais à prendre, quand il en est temps encore, le parti qui présente le moins d’inconvéniens. Ce parti, c’est celui que le Times a proposé entre beaucoup d’autres, le jour où il a provoqué en Syrie la création d’une principauté gouvernée par un prince européen.

En réalité, il s’agit d’arracher une terre en déshérence à l’abandon, au désordre, à la barbarie, et l’Europe seule peut assurer ce résultat. Osera-t-elle agir ? ou bien ce qui va sortir de ses conseils sera-ce un replâtrage quelconque du statu quo, et qui durera, ce qu’il plaira à Dieu, sans que le mérite des hommes ni des peuples ait contribué en rien à le faire durer ? Mais s’il venait à se rompre, si dans un an d’ici, plus tôt peut-être, les correspondances de l’Orient nous apportaient le récit de nouvelles horreurs, l’Europe serait-elle encore en mesure de faire ce qu’elle pourrait si bien faire aujourd’hui ? Serait-elle innocente du sang qui aurait coulé ?


II

Aujourd’hui en effet la politique européenne, en même temps quelle voit incessamment grandir sa sphère d’action, doit comprendre que l’étendue de ses responsabilités croît en raison même du développement de sa puissance. Un mouvement tel que les siècles antérieurs n’en ont jamais vu, même au temps de la découverte de l’Amérique, entraîne les peuples de race européenne à établir leur domination sur toute la terre. Depuis le pionnier du far west jusqu’au pasteur qui promène ses troupeaux dans, les solitudes de l’Afrique méridionale, depuis le chercheur d’or de la Californie ou de l’Australie jusqu’au soldat qui essaie de pénétrer les mystères du Sahara ou qui combat en Chine pour l’honneur du drapeau, depuis le colon de la Nouvelle-Zélande jusqu’au marchand, qui exploite les océans, du détroit de Behring aux antipodes et des antipodes au Grœnland, on ne voit partout que des Européens travaillant à établir par les armes et par la politique, par la propagande religieuse et par le commerce, par l’agriculture et par l’industrie, la domination de leur race sur toutes les autres races de la terre.

Aucune époque de l’histoire du monde n’a vu quelque chose de comparable à ce qui s’accomplit sous nos yeux ; jamais, même au temps de Pizarre, de Cortez ou d’Albuquerque, il ne s’est fait sur le désert ou sur les pays anciennement habités des conquêtes aussi extraordinaires que celles dont nous sommes les témoins depuis le commencement du siècle. À cette époque, les États-Unis ne comptaient pas 4 millions d’hommes, et leurs défrichemens dépassaient à peine les Alleghanys ; aujourd’hui ils ont franchi les Montagnes-Rocheuses, ils se sont établis sur les bords du Pacifique, ils comptent plus de 32 millions de citoyens. Au Canada, la population a quintuplé et refoulé les peaux-rouges aux extrémités du monde habitable. Au cap de Bonne-Espérance, les Boers, partis du 34e degré de latitude sud, se sont aujourd’hui répandus dans leurs migrations jusqu’au 18e degré. L’Inde anglaise a décuplé en superficie, et au lieu de 40 millions de sujets elle en compte maintenant 150. La Nouvelle-Hollande et la Nouvelle-Zélande se sont développées depuis dix ans seulement dans des proportions non moins extraordinaires. La Chine est entamée et tombe en poussière sous les coups des Européens aussi bien que sous l’influence délétère de l’anarchie. Le Japon nous provoque ; les colonnes russes sont descendues à l’est jusque sur les bords de l’Amour, et dans le sud elles donnent des inquiétudes aux garnisons anglaisés qui occupent les bords de l’Indus. La barbarie africaine est cernée de presque tous les côtés. En aucun temps, on n’a vu un pareil ensemble de conquêtes, soit que l’on compte l’étendue des territoires occupés ou le nombre des sujets auxquels la race dominante a imposé ses lois. Et qu’on le remarque bien, il n’est pas un seul point sur lequel cette race ait été repoussée ou arrêtée ; on dirait même qu’il suffit de son contact, fût-il le résultat, d’intentions bienveillantes, pour faire écrouler tout ce qu’elle touche en dehors d’elle-même. Elle a voulu ménager la Chine, et la Chine se dissout ; elle vient de faire un effort des plus énergiques, elle a dépensé des flots d’or et de sang pour soutenir la caducité de l’empire ottoman, et l’empire ottoman est plus faible que jamais.

Ce mouvement d’expansion de la race européenne sur la terre habitable ou habitée est le signe caractéristique de notre époque, et il produit des conséquences qui font croire que dans un demi-siècle d’ici le rang des puissances dans le monde sera fixé par l’importance du rôle que chacune d’elles aura joué dans ce grand ensemble. Ni rois, ni gouvernemens, ni combinaisons de la politique ou de la diplomatie ne peuvent en arrêter le développement, parce qu’il est l’expression même de la vie des peuples européens, parce qu’il est le résultat nécessaire de leurs bonnes comme de leurs mauvaises qualités, de leurs tendances les plus généreuses comme du jeu de leurs forces et de leurs besoins matériels, Sans rechercher les causes de cette situation, il doit suffire de constater qu’elle existe et qu’au nom des progrès moraux qu’ils ont réalisés chez eux, les peuples européens ne peuvent plus assister de sang-froid aux grandes injustices qui se commettent sur la terre près ou loin d’eux, que de plus la conséquence naturelle des merveilleuses applications qu’ils ont faites des sciences à l’industrie est de les mettre en contact permanent avec tous les peuples qui sont moins civilisés qu’eux, et qui provoquent d’eux-mêmes la conquête parce qu’ils sont incapables d’assurer chez eux le respect constant des droits de l’humanité ou l’exécution fidèle des engagemens internationaux. Alors survient l’emploi de la force, et la force physique aussi bien que morale appartient aux Européens. C’est la loi, mais c’est une loi que les passions des hommes et des gouvernemens peuvent invoquer souvent aussi sans justice, d’autant mieux que l’application ne relève encore d’aucune juridiction régulière. Contre les iniquités qui peuvent être tentées ou commises en son nom, il n’y a d’autre recours que la guerre entre les peuples européens eux-mêmes.

La situation actuelle de l’empire ottoman nous menace chaque jour de cette cruelle alternative ; ne saurons-nous rien faire pour l’éviter ou l’ajourner ? Nous laisserons-nous compromettre et engager sans avoir rien tenté pour atténuer la gravité de la crise lorsqu’elle éclatera ? Lors du congrès de Paris en 1856, on aurait dû espérer qu’il serait adopté d’un commun accord quelque tempérament en vue d’apaiser une question qui restait toujours aussi brûlante après qu’avant la guerre ; mais il n’en a rien été. L’incendie qui vient de se déclarer en Syrie, et qui n’est lui-même qu’un accident particulier d’une situation générale, laissera-t-il les gouvernemens de l’Europe toujours divisés par leurs jalousies à ce point qu’ils ne puissent même essayer de s’entendre dans l’intérêt de leurs peuples ? Quand je dis s’entendre, je n’ai pas dans l’esprit la formation d’une bande de conspirateurs qui se réuniraient pour partager les dépouilles d’une victime. Quoique le partage de l’Orient entre peut-être dans les rêves de beaucoup de gens, c’est un projet aussi peu sensé que peu moral. L’Europe, qui jadis a accepté le criminel partage de la Pologne, n’aurait pas aujourd’hui, je l’espère, le courage de ratifier de pareils attentats contre le droit des gens, et je la crois de plus assez éclairée pour ne pas savoir que tous les traités et toutes les conventions qu’on aurait pu faire à l’avance n’empêcheraient pas qu’un événement aussi considérable que la disparition subite de l’empire ottoman ne devînt la cause de longues et de grandes guerres. Une si grosse question ne se dénouera probablement qu’à coups de canon ; tout ce que la politique y peut faire, et c’est en cela qu’elle montrera sa sagesse, c’est de préparer le dénoûment pour le réduire aux plus minces proportions possibles, afin que les malheurs dont il sera le signal soient réduits d’autant. D’ailleurs les empires ne finissent pas ainsi du jour au lendemain. Le triste empire grec d’Orient, qui ne valait pas beaucoup moins au jour de sa mort qu’il ne valait au jour de sa naissance, a mis plus de mille ans à mourir dans sa honte. Sans doute les choses vont aujourd’hui plus vite qu’elles n’allaient il y a quatre cents ans ; mais ce qu’il ne faut pas oublier non plus, c’est qu’en 1453 les Grecs du bas-empire n’avaient plus aucune vertu militaire, tandis que cette vertu subsiste encore chez les Turcs. Leurs plus ardens détracteurs ne le contesteront probablement pas, car au besoin on pourrait leur rappeler que, dans la campagne de 1853-54, l’armée turque d’Europe a constamment battu les Russes à Oltenitza, à Citate, à Silistrie, à Giurgevo, sans essuyer elle-même un seul revers, et qu’elle avait fait évacuer les principautés à l’ennemi avant que les alliés eussent encore paru sur un seul champ-de bataille. Il faudrait consentir à des années de guerre et à des sacrifices de tout genre avant d’avoir vaincu et dompté les Osmanlis combattant chez eux, sur le sol qu’ils occupent réellement, pour leur foi et pour leur existence comme nation.

Ce n’est pas une raison cependant pour croire à la vitalité de l’empire ottoman, et je voudrais dire pourquoi je n’y ai pas confiance. Je ne suis pas de ceux qu’une haine aveugle emporte contre les Turcs ; j’avoue même qu’en songeant à leur histoire, je ne puis me défendre d’une douloureuse compassion, Leur faiblesse et leurs vices d’aujourd’hui ne peuvent me faire oublier leur grandeur et leurs qualités d’autrefois. Parmi ces qualités, il en est une surtout qu’il me peine de voir méconnue et calomniée comme elle l’est de nos jours : c’est la douceur qui a présidé à leur conquête, c’est la tolérance comparative qu’ils montraient envers les autres religions, alors que l’Europe ne leur donnait que des exemples de fanatisme et de barbarie envers tout ce qui n’était pas chrétien, envers même tout ce qui était considéré comme hérétique. Eux, ils laissaient aux vaincus leurs institutions civiles et religieuses, ils leur laissaient leur autonomie et leur administration intérieure, à l’époque où l’Espagne massacrait par millions les Indiens du Nouveau-Monde, à l’époque où la France catholique égorgeait les protestans à la Saint-Barthélémy. Alors l’empire ottoman se présentait honorablement pour lui en contraste avec l’Europe par la mansuétude de son gouvernement envers les vaincus, car pour le temps cette mansuétude était telle qu’on avait vu des peuples chrétiens, comme par exemple les Roumains de Moldavie et de Valachie, reconnaître sa suzeraineté plutôt que de se laisser conquérir par leurs voisins chrétiens. Je n’entends, pas contester qu’en l’an de grâce 1860 les populations de la France, de l’Angleterre et de l’Allemagne ne soient animées de sentimens beaucoup plus libéraux et plus tolérans que les Turcs de l’an 1277 de l’hégire, et même que les Turcs de la réforme, ce n’est pas là ce qui est en question ; mais ce que l’on peut dire, et ce qu’il importe d’établir, parce que c’est la vérité, c’est que le Turc est encore, à tout prendre, la moins intolérante de toutes les créatures qui peuplent l’empire ottoman. Dans ces contrées, où la religion est le signe de la race et de la nationalité, les rivalités et les haines religieuses sont d’une ardeur extrême, et ceux qui les ressentent le plus vivement sont aussi ceux que leur religion place dans une situation inférieure. Il y a sans doute quelque chose d’éminemment respectable et de touchant dans cet attachement que les vaincus ont conservé, à travers des siècles d’humiliation, à la foi de leurs pères et je les en louerais sans réserve, si la violence des sentimens qu’elle leur inspire se tournait seulement contre leur vainqueur ; malheureusement ce qu’il est encore vrai de dire, c’est qu’ils paraissent se détester plus entre eux qu’ils ne détestent l’infidèle ; C’est à propos d’une querelle entre Druses et Maronites que le feu vient de prendre en Syrie ; c’est à propos d’un refus de sépulture opposé par des Arméniens du rite grec à l’enterrement d’un Arménien protestant qu’il a peut-être failli prendre l’autre jour à Constantinople ; c’est à propos du premier sujet venu qu’une habile intrigue peut le faire prendre à tout instant entre les Grecs et les Arméniens, en nous disant comme toujours que c’est le résultat d’un complot tramé par la barbarie turque pour exterminer les chrétiens. Et de même que le sentiment de la race n’unit pas toujours les rayas quand par hasard la religion les sépare, ainsi que le prouve la vivacité des haines qui divisent entre eux les Arméniens grecs et les Arméniens catholiques, de même le sentiment religieux ne suffit pas à les unir quand c’est la race qui les sépare, ainsi que le prouvent les éternelles discordes des Grecs et des Arméniens du rite grec, des Bulgares et des Grecs de Roumélie qui appartiennent à la même église. Le Turc est moins intolérant qu’aucune de ces races dont l’intolérance réciproque va presque toujours jusqu’à unir chacune d’elles au Turc contre chacune des autres. En tout lieu de l’empire ottoman, c’est l’histoire de chaque jour.

N’avoir réussi à rien constituer politiquement qu’un pareil état de choses, c’est la véritable faute des Turcs, et une faute qui suffirait à elle seule pour entraîner une condamnation définitive. Au lieu de fonder un état et une société, ils n’ont réussi, comme les autres Orientaux, qu’à créer une agglomération de races conjurées pour se perdre les unes les autres. Le christianisme (il est bien entendu qu’on en parle seulement ici au point de vue temporel et historique), le christianisme, autant que nous savons ce qui s’est passé sur la terre, est probablement de toutes les formes religieuses celle qui a le plus fait la guerre et fait disparaître le plus grand nombre de nationalités. C’est certainement ce que l’histoire nous enseigne depuis le temps des premières persécutions exercées par les empereurs grecs d’Orient jusqu’à celles que de nos jours encore l’empereur Nicolas faisait peser sur ses sujets catholiques ; mais du moins la sévère et terrible éducation qu’ont reçue les peuples chrétiens de l’Europe a produit des résultats qui éclipsent par leur magnificence et leur splendeur tout ce que le monde avait vu et peut-être même tout ce qu’il avait pu rêver. Que Dieu, dans ses impénétrables décrets, juge selon leurs mérites les auteurs des violences et des crimes qui ont été commis en son nom, ce qui reste cependant pour nous certain, manifeste, éblouissant comme le soleil, c’est que des épreuves imposées à son enfance la république chrétienne des peuples européens est sortie avec un cortège de nations dont la puissance et les lumières, dont la richesse, la moralité et la jeunesse toujours renaissante ne semblent plus pouvoir cesser d’être que par un acte de la volonté divine. Les moyens qui ont conduit à ce résultat, restent toujours soumis à la critique de l’histoire ; mais, quelque soit son jugement sur certains faits ou sur certains hommes, il lui reste à enregistrer avec orgueil la fondation d’une société de peuples qui ne sont plus divisés entre eux que par des nuances infiniment moins tranchées qu’on n’en pourrait signaler dans la population du plus petit des royaumes de l’Orient, et qui cependant se distinguent en individualités nationales que rien ne semble plus pouvoir effacer. La notion de l’état, à qui l’on peut se fier pour l’administration impartiale de la justice distributive, et le sentiment de la patrie, qui nous fait voir dans chacun de nos concitoyens un défenseur solidaire du bien commun, ont fondu les nationalités européennes en autant d’unités indissolubles et si bien liées que la critique historique a souvent aujourd’hui de la peine à en retrouver les origines.

Il en est tout autrement chez les Asiatiques, dont les musulmans ne sont après tout qu’une variété. Depuis Gengis-Khan jusqu’à Tamerlan et jusqu’à Nadir-Shah, il n’a pas manqué en Asie de destructeurs d’hommes ; mais il ne s’y est pas produit de convertisseurs inflexibles comme Charlemagne ou comme les cruels conquérans du Nouveau-Monde. Les conquérans asiatiques se répandaient sur la terre comme les torrens grossis par les pluies d’orage qui bouleversent et saccagent tout sous leur irrésistible effort, mais après le passage desquels les moissons et l’herbe des prairies se relèvent plus ou moins meurtries ou endommagées. Il leur suffisait de faire tout plier sous les pieds de leurs chevaux ; à aucun d’eux il n’est venu dans l’esprit d’employer les ruines qu’il avait faites, à la construction d’un nouvel édifice social. L’orgueil de la race, qui paraît être la forme la plus compréhensive sous laquelle se soit produit chez les Asiatiques le sentiment de la solidarité des hommes entre eux, ne leur permettait pas de songer à s’associer les vaincus dans une organisation commune. Pourvu que les vaincus payassent l’impôt, c’était tout ce qu’on leur demandait, et les vaincus eux-mêmes n’imaginaient pas qu’ils pussent aspirer à autre chose sous le joug de leurs vainqueurs. Les Indiens, eux, ont poussé le système à ce point extrême qu’ils en sont arrivés à ne pas concevoir comment un homme qui ne serait pas né d’eux pourrait aspirer à devenir membre de la plus vile de leurs castes, et aujourd’hui encore le plus humble ou le plus dégradé de tous les serviteurs hindous de lord Canning regarde de la meilleure foi du monde le représentant de la reine Victoria comme un être impur ; à aucun prix par exemple, il ne consentirait à boire dans un verre dont le vice-roi se serait servi. L’orgueil de la race tient lieu de tout à l’Indien ; il pourra subir, comme il l’a fait, des siècles de conquête sans croire qu’il en doive être humilié autant qu’il le serait par une association qui établirait, même sur la base de l’égalité, des liens quelconques entre ses vainqueurs et lui. Les musulmans, qui sont les moins insociables de tous les Asiatiques, et qui admettent en principe l’égalité de tous les serviteurs de Dieu, n’ont jamais été animés du prosélytisme violent qu’il est d’usage de leur attribuer. Ils se sont rués sur le monde non pour le convertir à leur foi, mais pour y établir la suprématie des croyans et pour faire rendre par ceux qu’ils appelaient les infidèles hommage à la parole divine. Une fois arrivés là, leur mission était remplie ; ils n’en demandaient pas plus. Aussi, tandis qu’en Europe tous les païens ont dû ou se voir exterminer, ou se soumettre à embrasser le christianisme, dans les pays occupés par les mahométans toutes les formes religieuses ont subsisté et subsistent encore, comme nous le voyons en Syrie par exemple. D’ailleurs, et quoiqu’ils se distinguent des autres Asiatiques par la facilité avec laquelle ils admettent qu’un homme né hors de l’islam peut y entrer, l’orgueil de la race domine les musulmans tout autant que l’orgueil religieux, et il fait beau voir comment un Turc traite un Kurde, comment un Bédouin de l’Arabie traite à l’occasion un Arabe de l’Algérie ou un nègre né de musulmans et musulman lui-même.

Dans ces conditions, il n’y a pas de patrie pour les Asiatiques. C’est un sentiment qui leur est tout à fait inconnu, comme le prouvent chaque jour d’innombrables exemples qui se passent sous nos yeux, quoique bien des gens aient des yeux pour ne pas les voir. Il y a trois ans, l’armée indienne de la compagnie au Bengale s’insurgeait tout entière contre les Anglais, et l’on se refusait à peu près généralement en Europe à voir dans cette insurrection autre chose qu’un mouvement du patriotisme national. La vérité est cependant qu’un an après, les Anglais avaient levé parmi les Indiens euxmêmes une armée plus nombreuse que celle qui avait fait défection, et qui était détruite par les nouvelles levées. De même, en ce moment où nous envahissons la Chine, nous avons formé en Chine, avec une rapidité qui tient du miracle, un corps de plusieurs milliers de Chinois pour remplir à la suite de l’expédition l’office de corps du train des équipages. Nous en avons eu des milliers, nous en aurons des millions, quand nous voudrons les payer, et pas un seul des individus que nous emploierons ne se fera le plus léger scrupule de servir contre ce que nous appelons sa patrie, mot vide de sens pour lui. En revanche, il n’en est pas un seul non plus qui ne se regarde comme très supérieur, par cela seul qu’il est un des fils de Han, à ceux qui restent toujours à ses yeux des barbares et des fan-kweï, quelle que soit la valeur physique, intellectuelle ou morale qu’il veuille bien leur reconnaître. Et à son tour il sera toujours considéré par les Mandchoux comme un être inférieur, bien que l’insurrection de la vieille race chinoise semble être sur le point de renverser l’empire des Mandchoux. Les Mandchoux, qui ont été cependant de grands politiques, ont-ils jamais fait un effort pour s’associer les Chinois, pour fonder entre les Chinois, les Mongols et eux-mêmes quelque chose qui ressemblât à ce que nous entendrions par une patrie commune ? L’Asiatique défend son village, sa tribu, sa race, sa religion ; mais il n’a pas de patrie.

N’ayant pas le sentiment de la patrie, l’Asiatique n’a pas non plus la notion de l’état ; ce sont deux choses corrélatives, et qui se supposent mutuellement. Peut-être l’idée de l’état pourrait-elle conduire à celle de patrie, lorsqu’après de longues années de bonne administration et d’exacte justice, les sujets auraient fini par comprendre qu’ils font chacun partie intégrante d’un tout auquel ils doivent fidélité et dévouement en retour du bien qu’ils en retirent, eux et leurs familles. Dans cette hypothèse, il resterait cependant à voir comment on s’y prendrait pour concilier les haines de races et de religions. L’impossibilité d’y réussir suffirait seule sans doute pour éloigner encore le résultat final ; admettons néanmoins qu’il soit possible de surmonter ce gros obstacle : ce que l’on ne peut accorder, c’est qu’il soit possible d’obtenir des Asiatiques, quels qu’ils soient, musulmans ou chrétiens, Chinois ou Indiens, quelque chose qui, sauf les accidens, corresponde à ce que nous comprenons par une administration intelligente et régulière.

Ce n’est pas qu’il ne puisse se produire de temps à autre chez les Asiatiques, on l’a vu dans leur histoire, quelque souverain à l’âme magnanime qui, animé du sentiment de la justice, parviendrait à opérer dans son empire de grandes et salutaires réformes. Ce grand homme ne serait cependant toujours qu’un accident, comme on l’a aussi toujours vu dans l’histoire de l’Asie, un accident qui naîtrait en quelque sorte sans cause et qui disparaîtrait sans laisser de traditions durables. Chez nous, quel que soit le souverain, nous n’avons pas vu interrompre le travail qui a rendu de siècle en siècle l’administration publique plus éclairée, plus morale, plus juste, plus dévouée au bien général. Quand le ciel nous envoie un grand homme, nous profitons de son génie ; mais nous en sommes arrivés à cette heureuse situation où il ne serait pas déraisonnable de supposer que si même le personnel administratif était composé d’esprits très médiocres, nous ne croirions pas pour cela à la vénalité, à l’injustice, à la tyrannie. La machine est si bien montée et si énergique, que sa force et son crédit sont presque devenus des dangers publics. L’état existe avec une autorité si bien consentie par tout le monde, qu’il menace en beaucoup de pays d’écraser les individualités sans que personne y prenne garde. Chez les Orientaux, il en est tout autrement, et la raison de cette différence à leur détriment, c’est que chez eux la puissance temporelle et la puissance spirituelle sont réunies dans les mêmes mains. La séparation de ces deux pouvoirs, : si profondément établie aujourd’hui dans les états de l’Occident, a sauvé la liberté et les droits individuels ; elle a été la sauvegarde de la moralité de tout le monde, princes et sujets, administrateurs et administrés. C’est parce qu’en Occident le spirituel est indépendant du temporel, parce que le royaume de Dieu y est sérieusement considéré comme n’étant pas de ce monde, qu’il va de la liberté pour les citoyens, de la modération dans les gouvernemens, de l’honneur sur la terre. Réunir la double autorité dans les mêmes mains, c’est imposer à la fragilité humaine des épreuves qu’elle ne peut pas supporter ; c’est livrer le monde au despotisme de la force brutale, au déchaînement des appétits matériels. Dans les hautes sphères du gouvernement, les nécessités politiques emporteront tout le reste. Au lieu d’être pour l’homme un domaine inviolable où son âme s’élève librement jusqu’à la contemplation des vérités morales, au lieu d’être pour lui une forteresse au pied de laquelle viennent humblement expirer les exigences et les brutalités de la matière, la religion deviendra infailliblement dans ce cas un instrument déplorable de corruption, de police, de gouvernement. On verra, comme aujourd’hui en Russie, où les deux pouvoirs sont réunis dans les mains de l’empereur, le clergé réduit à se laisser imposer l’obligation légale de révéler ce que les mystères du confessionnal lui ont appris sur les sentimens politiques des fidèles. Dans les sphères inférieures, la vénalité et la prévarication deviendront le pain quotidien de fonctionnaires qui ne sont pas seulement mal payés, mais qui arrivent à croire presque naïvement que le pouvoir auquel ils participent leur confère le droit de se donner à eux-mêmes l’absolution pour tous leurs méfaits. Je viens de lire quelques ouvrages récemment publiés sur la Russie, et je ne saurais dire l’opinion que m’ont laissée de l’administration russe ceux même de ces livres qui sont écrits dans le sens le plus bienveillant pour le gouvernement impérial[1]. Cette administration ne paraît pas valoir infiniment mieux que celle qui pèse sur les rayas grecs de la Turquie. Leurs popes, à qui les vainqueurs ont laissé le pouvoir de rendre et d’administrer la loi civile aussi bien que la loi religieuse, sont peut-être les auteurs du plus grand nombre des exactions et des malversations dont les rayas ont le droit de se plaindre. Quant aux Turcs, que l’on accuse bien souvent du mal qu’ils n’ont pas fait, il est malheureusement pour eux trop vrai que leur administration ne vaut pas mieux que celle des autres ; elle aussi, elle paie la peine d’être investie de la double autorité spirituelle et temporelle. La nation tout entière est imprégnée, comme le reste des Orientaux, de l’esprit que produit cette désastreuse constitution du pouvoir. C’est à ce point que tel Turc que vous aurez connu honnête, charitable et digne d’estime quand il n’était qu’un simple particulier, ne sera plus le même aussitôt qu’il aura été revêtu du plus mince emploi. Dieu lui a donné le pouvoir et la force, c’est pour qu’il en use. Il le fait avec la plus incroyable sécurité de conscience, et ce qui est plus remarquable encore, c’est qu’en général l’opinion publique est de son avis. Ceux qui ont un peu vécu avec les Orientaux ne me contrediront sans doute pas quand je dirai qu’à moins de ces faits éclatans qui prouvent un amour tout à fait exceptionnel du bien, celui qui, Turc ou chrétien, étant en place, ne chercherait pas à s’y enrichir aux dépens du public, aurait aux yeux de ce même public beaucoup plus de chances de passer pour un sot ou pour un poltron, que pour un honnête homme.

Ainsi, quoiqu’ils aient été la plus sociable et la plus habile en politique de toutes les races de l’Asie, les Turcs n’ont su constituer, ni pour les peuples ? qu’ils ont conquis ni pour eux-mêmes, rien qui ressemble à ce que nous entendons par les mots de patrie, d’état, d’unité nationale, rien qui soit capable d’occuper sa place dans la constellation des états européens. Tandis que ceux-ci parvenaient, par la fusion harmonique de tous leurs élémens, à un degré de lumières, de richesse et de puissance qui leur livrera la domination complète sur le monde, les Turcs ont réussi seulement à amasser dans leur sein des trésors de préjugés, d’ignorance et de haines toujours prêtes à faire explosion. Leur empire ne présente plus aujourd’hui, et à commencer par eux-mêmes, que le déplorable tableau de populations ennemies, dont chacune est toujours portée à croire que les autres conspirent pour l’égorger. Ils sont aujourd’hui comme le moine de la légende qui, ayant découvert par à peu près les principes constitutifs de la poudre, se fit sauter lui-même avec son invention. Sur la pente fatale qu’ils descendent, une chose peut-être serait capable d’enrayer le mouvement : ce serait une véritable réforme de l’administration ; mais cette réforme est devenue maintenant la chose improbable. Aussi longtemps que la victoire a souri à leurs armes des conquérans qui se croyaient envoyés pour faire payer par toutes les nations un tribut à l’islam ont pu se montrer généreux envers des vaincus qu’ils regardaient comme désignés d’avance à leur joug par la volonté divine. L’enthousiasme religieux, que maintenaient dans les voies de la clémence tant de préceptes charitables du Koran, qui ne cesse de recommander la modération aux croyans victorieux, pouvait alors avoir d’autant plus de prise sur leurs âmes que de merveilleux succès confirmaient les paroles et les promesses du prophète. Malheureusement, depuis qu’ils ont rencontré des peuples plus habiles qu’eux dans les arts de la guerre, depuis qu’aux victoires ont succédé les défaites, la démoralisation s’est emparée d’eux, car c’était pour eux comme une trahison du ciel. Alors on a vu se produire les conséquences naturelles de toute théorie du pouvoir qui confond dans les mêmes mains l’autorité spirituelle et l’autorité temporelle. Aujourd’hui la corruption la plus profonde dévore l’empire des Turcs comme son domaine naturel, et les remèdes qu’ils pourront emprunter aux formulaires administratifs les plus perfectionnés de l’Europe ne paraissent pas pouvoir les guérir jamais ; c’est le principe même de la vie qui est attaqué.

Tels sont surtout les motifs qui doivent faire croire à l’inévitable ruine de l’empire ottoman. D’un côté, il est menacé tout à la fois par les plus mauvaises et par les plus nobles passions des peuples européens ; de l’autre, il est lui-même en proie à des causes d’épuisement qui le mènent à sa perte plus sûrement encore que les convoitises de ses ennemis. C’est une affaire de temps, mais qui, avant d’arriver au dénoûment suprême, demandera encore de longues années, pendant lesquelles l’Europe, si elle n’y prend garde, verra éclater périodiquement des secousses qui mettront périodiquement aussi la paix du monde en question.


III

En face de ces périls, l’Europe ne saurait rester inerte et désarmée, et elle doit comprendre que la surveillance exercée par chacun pour son compte particulier sur les éventualités de l’avenir n’est une garantie suffisante pour personne. Dans l’intérêt de tous, il convient d’organiser quelque autorité qui soit pour la politique générale ce qu’ont été en Californie les comités de vigilance qui ont sauvé l’ordre social, et le meilleur moyen de constituer cette autorité serait de rendre permanente, en vue des affaires de l’Orient, la conférence que la force des choses amènera nécessairement à réunir pour statuer sur les affaires de la Syrie. On n’imaginera sans doute pas un tribunal qui soit plus capable de maintenir l’harmonie entre les cabinets, de rassurer toutes les prétentions légitimes et d’arrêter par le seul fait de son existence le travail des intrigues qui couvrent aujourd’hui de réseaux mystérieux toute la surface de l’empire ottoman.

L’idée d’ailleurs n’est pas tout à fait nouvelle. Lord Stratford de Redcliffe, qui connaît sans doute la question mieux qu’aucun homme vivant, a proposé, il n’y a pas longtemps, dans l’une des séances de la chambre des lords, de former une conférence spéciale des cinq grandes puissances qui serait chargée de présider d’une manière permanente à l’arrangement ou à la discussion des moyens d’arrangement que peuvent présenter les affaires d’Orient. Il n’y a, ce semble, aucune bonne raison à faire valoir contre le principe de cette sage proposition : la conférence rendrait les plus grands services à tous et à chacun ; j’ignore quel intérêt avouable pourrait y trouver l’ombre d’une menace contre ses espérances ou ses projets légitimes. Si la proposition était faite officiellement par l’une quelconque des grandes puissances, je ne sais laquelle pourrait la décliner. S’il en était une qui le voulût, l’opinion publique, dont le pouvoir est toujours grand, l’aurait bientôt contrainte à l’accepter. D’ailleurs il ne paraît pas que l’hypothèse même soit bien sérieuse. Après de longs efforts pour empêcher les affaires d’Orient d’entrer dans la sphère d’action du concert européen, la Russie n’a-t-elle pas appris à ses dépens qu’elle poursuivait une impossibilité ? L’expérience qu’elle a faite l’a sans doute détournée pour jamais de cette voie ; du moins une des dernières communications faites par le prince Gortchakof au corps diplomatique accrédité près de son souverain témoigne-t-elle qu’aujourd’hui le cabinet de Saint-Pétersbourg renonce à une action séparée. La signature des protocoles en vertu desquels nous sommes en Syrie ne témoigne-t-elle pas aussi, et mieux que ne pourraient le faire tous les raisonnemens, qu’il n’y a pas de dissidence à craindre sur le principe ?

Le seul gouvernement en Europe qui réclamerait contre la réalisation de ce projet, ce serait sans doute le gouvernement turc. Les discordes de l’Europe n’ont pas toujours été sans avantage pour lui, et dans sa faiblesse actuelle il ne verrait peut-être point d’un très bon œil une combinaison qui lui montrerait l’Europe cherchant à s’entendre, et lui imposant par suite, dans la plupart des cas, une ligne de conduite qu’il aurait peu de chances de faire modifier et de ne pas suivre, si elle ne lui convenait pas à lui-même. En effet, il serait inutile de se dissimuler que l’adoption d’un pareil projet ressemblerait fort à la mise en tutelle de la Porte, et ne serait pas tout à fait d’accord en théorie avec le texte des traités qui ont proclamé l’indépendance de l’empire ottoman. Il y aurait dans la pratique affaiblissement incontestable du prestige et de l’autorité des Ottomans vis-à-vis de l’Europe comme vis-à-vis des populations qu’ils dominent, cela est irrécusable. Cependant, si la Porte était bien inspirée ou bien conseillée, elle devrait se résigner, comme le malade se résigne à prendre les remèdes qui ne le sauvent peut-être pas, mais qui atténuent souvent les douleurs de sa situation. L’indépendance de l’empire ottoman, c’est certainement une très belle chose à proclamer ; mais cette belle chose n’existe que sur le papier. Quel est l’homme en Europe et même à Constantinople qui croie de bonne foi à l’indépendance du gouvernement du sultan ? L’indépendance est quelque chose qui se conquiert ou qui résulte de la force de celui qui y prétend ; mais c’est quelque chose qui ne se donne pas, et que l’on n’a pas donné au gouvernement turc. J’ai eu l’occasion de voir par moi-même, et d’assez près, l’existence qui est faite aux ministres du sultan, et je ne connais rien qui ressemble moins à l’indépendance, pris, comme ils le sont sans cesse ainsi qu’entre plusieurs laminoirs, entre les exigences presque toujours contraires des ambassadeurs et de leurs gouvernemens. Les opposer les uns aux autres, cela réussit quelquefois, mais cela se paie toujours, même assez vite. Le moyen qui permet encore de se maintenir le plus longtemps au pouvoir, c’est de renvoyer autant qu’il est possible les affaires au lendemain pour ne se compromettre avec personne, c’est-à-dire de ne rien faire. Est-ce. là de l’indépendance ? Les ministres et le gouvernement du sultan n’auraient-ils pas grand avantage à s’affranchir, jusqu’à un certain point, de ces misères quotidiennes en consentant à voir les grandes affaires de l’empire relever du concert européen plutôt que des divisions intestines des ambassadeurs, qui dans la réalité règnent à Constantinople, qui y font et défont les ministères, et qui, dans l’état actuel, ne peuvent vivre qu’opposés entre eux ? Ce ne serait pas l’indépendance, mais ce serait une amélioration notable à la situation ; ce serait surtout le moyen de rendre quelque vie à l’administration, que les questions de personnes, qui sont à Constantinople plus brûlantes que partout ailleurs réduisent à une impuissance presque absolue. Le génie humain se serait mis à la torture pour combiner des conditions qui dussent faire d’une capitale un foyer d’intrigues, qu’il n’aurait certainement pas réussi à produire quelque chose de comparable à ce qui existe à Constantinople, et le plus grand service qui, pour le moment, pourrait être rendu au gouvernement du sultan serait sans aucun doute de trouver quelque dérivatif, d’imaginer une combinaison qui déplacerait ou combattrait ces intrigues. La réunion de la conférence proposée serait certainement le moyen le plus efficace pour arriver à ce résultat.

Le principe semble donc peu contestable et même excellent. Dans l’application toutefois, il y aurait lieu de faire subir à la proposition de lord Stratford de Redcliffe, telle qu’elle a été formulée, un amendement important. Cet amendement porterait sur le lieu où la conférence devrait se réunir et sur le personnel qui la composerait. Il y aurait en effet de graves inconvéniens à réunir la conférence à Constantinople, et à la composer des ambassadeurs accrédités auprès du gouvernement du sultan, ainsi que le proposait le noble lord.

D’abord, et seulement au point de vue géographique et de l’expédition des affaires, Constantinople serait un lieu mal choisi. Ce que l’Europe a le plus à craindre aujourd’hui de l’empire ottoman, ce sont les surprises et les explosions inattendues qui peuvent à tout moment exiger l’accord des puissances et une action presque instantanée de leur part. Aussi le lieu qui serait à déterminer devrait-il être choisi non pas en raison de sa proximité du théâtre des événemens, mais en raison des facilités qu’il offrirait aux parties contractantes pour l’échange rapide de leurs dépêches et de leurs idées. À ce titre, un point quelconque du centre de l’Europe serait infiniment plus convenable que Constantinople, qui, est elle-même placée à l’extrémité du rayon, en dehors des chemins de fer et des moyens réguliers de communications. Berne, Francfort, Bruxelles feraient infiniment mieux l’affaire, surtout si l’on voulait éviter les questions d’amour-propre et de rivalité qui naîtraient probablement, dans le cas où il s’agirait de fixer le siège de la conférence dans la capitale de quelqu’une des grandes puissances.

Ensuite, dans l’intérêt du sultan, et pour ménager son prestige, déjà si fort affaibli, il serait bon de tenir à quelque distance de lui le conseil de famille qu’on aurait pris le parti de lui donner, et ce conseil lui-même aurait tout à gagner, pour la maturité de ses délibérations, à être éloigné d’une atmosphère aussi dangereuse que celle de Constantinople. Cette considération, qui est décisive, ne peut malheureusement être bien appréciée que par les gens qui ont un peu fréquenté le pays. Rien n’est plus brillant que la position d’un diplomate représentant l’une des cinq grandes puissances à Constantinople ; mais aussi rien n’est plus délicat, et, pour ne pas tomber dans les pièges qui lui sont incessamment tendus, il faut et plus de tact et plus de force d’esprit que partout ailleurs. Dans toutes les autres capitales, si ce n’est à Rome, il y a une cour qui est pour les ambassadeurs un centre de relations, et qui les conduit à la nécessité de former entre eux un corps dont l’esprit les réunit bien souvent, en dépit même des divisions de leurs gouvernemens. Il y a aussi une société et un monde composé de gens qui sont eux-mêmes des puissances politiques, financières, intellectuelles, qu’en tout état de cause les ambassadeurs seraient obligés de fréquenter pour apprendre à connaître le pays où ils vivent, si même les mœurs aimables et polies de la diplomatie ne leur donnaient pas le goût de le faire. Là encore ils se rencontrent, ils se voient, ils continuent entre eux les rapports qu’ils ont commencés ailleurs. Le grand bénéfice d’une pareille situation, c’est que, n’étant pas en première ligne, n’absorbant pas à eux tout seuls l’attention publique, ils ne sont pas incités à se livrer entre eux des guerres d’amour-propre et de rivalités. Ils peuvent vivre comme de simples mortels. Au contraire, à Constantinople il n’y a pas de cour, on ne connaît pas ce que nous appelons le monde, et parmi les étrangers qui y sont fixés pour leurs affaires on ne trouve rien qui ressemble aux gens de loisir, aux artistes, aux savans, aux personnages politiques, qui composent partout ailleurs une société. Là, chacun vit pour soi et à peu près ignoré. Il n’y a à tenir maison, comme on dit en Europe, que cinq ou six personnages du corps diplomatique sur lesquels tout le monde a les yeux, et que tout le monde s’applique à brouiller entre eux. Leur état est splendide, leur juridiction est très étendue, leurs prérogatives sont plus considérables que partout ailleurs ; ils ont des gardes et des bâtimens de guerre à leurs ordres, ils ont des tribunaux qui relèvent d’eux, ils ont toute une masse de protégés et de cliens qui viennent faire cortège aux grands jours : ils ressemblent d’aussi près qu’il est possible à des princes souverains ; mais outre qu’ils ont le malheur d’être sur le terrain où les intérêts de leurs gouvernemens les divisent le plus, les conditions mêmes de l’existence qui leur est faite sont aussi celles qui sont le plus capables d’empêcher tout accord entre eux. Il n’a probablement été nommé que très peu d’ambassadeurs à Constantinople qui ne se soient pas promis de bien vivre avec leurs collègues et de s’affranchir de toutes les misères qui résultent pour eux des passions et des intérêts de la nation, comme on appelle tout ce qui vit autour d’eux : combien en est-il qui aient pu tenir cette promesse ? C’est, je crois, la chose impossible, et la faiblesse actuelle du gouvernement de la Porte, qui a pour résultat de forcer les ambassadeurs, sous peine de ne pas faire les affaires dont ils sont chargés, à intervenir sans cesse et sans fin dans les détails de la politique et même de l’administration locale, cette faiblesse est à elle seule, pour les membres du corps diplomatique résidant à Constantinople, une cause infaillible de dissensions qui sont allées plus d’une fois jusqu’à des rivalités personnelles. À tous les points de vue, Constantinople serait le plus mal choisi de tous les lieux pour devenir le quartier-général d’une conférence comme celle qui a été proposée par lord Stratford de Redcliffe.

C’est surtout à l’Europe et à ses gouvernemens que la réunion de cette conférence serait appelée à rendre de grands services : elle ne blesserait la dignité d’aucune puissance, puisque l’on sait que dans une assemblée de ce genre les décisions ne sont pas prises à la majorité, et que chacun y conserve, sous sa responsabilité, sa liberté d’action et d’opinion ; mais ce qui serait d’un prix inestimable, ce serait de mettre les puissances en communication permanente sur un sujet qui menace plus qu’aucun autre de troubler parmi elles l’harmonie et la paix. Elles trouveraient chaque jour dans cette réunion une sorte de thermomètre qui leur indiquerait plus sûrement qu’aucun autre les éventualités du présent, qui leur permettrait de s’éclairer réciproquement avec plus de sûreté qu’elles ne le peuvent faire aujourd’hui, qui les affranchirait surtout d’une grande cause d’erreur en portant toujours et tout de suite leurs griefs en face de l’Europe, qui en définitive est le véritable arbitre duquel elles relèvent. Rien n’est plus dangereux que la condition actuelle, qui met chacune des puissances isolément en face de la faiblesse de la Porte, à qui seule elles peuvent, s’adresser, et qui, comme tous les faibles, ne répond que par des fins de non-recevoir quand elle ne se laisse pas arracher des promesses qu’elle ne peut pas tenir, mais sur lesquelles on bâtit souvent des projets téméraires. Rappelons-nous par exemple l’affaire des lieux saints ; rappelons-nous comment la France et la Russie, contraintes à porter une question qui leur était personnelle sur le théâtre de Constantinople, que l’objet du litige concernait à peine, ont conduit les choses, et sans le vouloir bien probablement, à une grande guerre. S’il y eût eu alors une conférence, qui peut croire qu’il en serait arrivé ainsi ? Si l’empereur Nicolas, dont toute la politique était fondée sur l’impossibilité prétendue d’une alliance entre la France et l’Angleterre et sur le concours qu’il attendait de la Prusse et de l’Autriche, eût pu être averti à temps des véritables dispositions de l’Europe, n’aurait-il pas été arrêté à temps aussi avant de s’engager jusqu’au point où son orgueil n’a pu reculer ? Cet orgueil, qui a joué un si grand rôle dans les causes de la guerre de Crimée n’a pas pu être éclairé, tandis qu’il aurait pu l’être, et qu’il eût accepté une décision de l’Europe avec bien moins de froissement qu’il ne le pouvait faire dans une condition qui ne lui laissait pas d’autre alternative que de paraître céder au seul ascendant de la France catholique.

Quel autre instrument mieux qu’une conférence peut dénouer à l’avantage de tous les difficultés de la question syrienne ? quel autre est capable de faire en sorte que les branches qui tombent tour à tour du vieil arbre des Ottomans ne se changent pas en autant de torches de discorde ? quel autre peut aussi bien leur donner une greffe nouvelle, préparer et assurer le terrain pour leur transplantation, résoudre les épineuses questions de politique ou de droit international que soulèvent les opérations de ce genre, et que l’Europe n’évitera pas, parce qu’il ne dépend pas d’elle de remédier à la décadence de l’empire des Turcs ?

Les fonctions de la nouvelle conférence ne seraient pas des sinécures. Aujourd’hui elle aurait à pourvoir aux affaires de Syrie et d’Arabie, demain à celles de Servie et du Monténégro, sous lesquelles se cachent des mystères qu’elle seule pourrait dévoiler, et rendre impuissans pour le mal, tout cela sans préjudice de l’avenir et de ce qui est à craindre en Bosnie et en Bulgarie, où il paraît qu’il y a aussi des causes de désordre qui sont à l’œuvre. La nouvelle conférence aurait encore à connaître de ces contestations délicates où les puissances européennes sont engagées entre elles, tout en ayant l’air de n’avoir affaire qu’à la Porte, laquelle n’en peut mais et est toujours jetée dans les plus grandes perplexités par les tiraillemens en sens contraires que lui font subir ses alliés. Ainsi on pourrait porter devant le conseil de l’Europe rassemblé la question encore pendante de l’isthme de Suez, et il faudrait bien dire enfin au monde les véritables motifs qui en retardent la solution. L’orgueil anglais n’a pas encore voulu les avouer, mais il serait bien forcé de le faire, et en attendant, puisque personne ni d’un côté ni de l’autre n’a voulu confesser la vérité, il me sera peut-être permis de dire ce que je crois qu’elle est.

L’opposition de lord Palmerston et de tous les ministères anglais à ce projet ne vient pas, comme on l’entend affirmer très souvent, d’un égoïsme qui serait aussi niais que condamnable, et qui se proposerait pour unique but d’empêcher le commerce des autres nations de se développer du côté de la mer des Indes. L’Angleterre et ses hommes d’état sont beaucoup trop éclairés pour ne pas savoir que si le percement de l’isthme de Suez doit produire quelques bénéfices pour le commerce, ce sont surtout le commerce anglais, la marine marchande anglaise, qui recueilleront ces bénéfices. S’il n’y avait que ce côté à voir dans la question, il y a longtemps que les Anglais seraient aussi favorables à l’entreprise qu’ils lui sont opposés. Malheureusement il y a aussi, à côté de la question commerciale, une question de guerre et de budget qui est le véritable nœud de la difficulté, et qu’il faut exposer en peu de mots. En creusant de Peluse à Suez un canal qui aurait vingt-cinq pieds de profondeur d’eau sur une largeur qui n’excéderait pas plus de deux ou trois cents pieds sur la plus grande partie du parcours, on ouvrirait un passage qui ne serait pas seulement praticable aux bâtimens du commerce, mais aussi aux plus grands bâtimens de guerre, et c’est là le motif de l’opposition anglaise. Supposez en effet qu’une flotte de six ou huit vaisseaux de lignes étant de connivence avec le pacha d’Égypte et ayant réussi à dérober seulement douze heures de marche à la flotte de Malte, s’introduise dans le canal, et voyez tout de suite ce qu’elle pourra faire ! Si les défenses de la terre ne lui paraissent pas suffisantes pour arrêter la flotte qui la poursuit, elle fait en quelques instans dans le canal des dégâts qui le rendent impraticable pour plusieurs mois, et pendant tout ce temps elle est maîtresse des mers de l’Inde et de la Chine, où elle peut causer impunément à l’Angleterre et à son commerce des dommages incalculables. La marine marchande est à sa discrétion, comme le sont aussi les rades et les ports et les villes d’Aden, de Bombay de Madras, de Pointe-de-Galle, de Singapore, de Hong-kong, etc. Elle aura pu tout détruire avant qu’il n’arrive par le cap de Bonne-Espérance des forces capables de la combattre, et peut-être, en insultant le littoral indien, réveillerait-elle l’insurrection qui a coûté plus d’un milliard et des peines infinies avant qu’on ait pu en devenir maître.

Faut-il, pour parer à l’hypothèse très admissible d’un pareil coup, se mettre à fortifier encore les côtes de l’Inde et les établissemens de l’Indo-Chine ? Mais ce serait une affaire de plusieurs centaines de millions ! Or cette année, le budget de la métropole ne paie pas ses dépenses, celui de l’empire indien est en déficit de quelque chose comme 300 millions ; et il est sûr que ce déficit va se reproduire pendant plusieurs années encore. D’ailleurs ces fortifications n’offriraient toujours que des garanties incomplètes. Il faudrait de plus augmenter les garnisons de l’Inde et de ses dépendances ; il faudrait surtout entretenir dans l’Océan-Indien une flotte beaucoup plus considérable que celle qui suffit aujourd’hui à y faire la police. Or combien tout cela représenterait-il encore de millions de dépense annuelle ? Et une fois tout cela fait, serait-on sûr de n’avoir pas toujours à courir le même danger ?

Telle paraît être la véritable clé de l’opposition que le gouvernement anglais n’a pas cessé de faire à ce projet, et je confesse que, si j’étais citoyen anglais, je trouverais les motifs de cette opposition très plausibles. Il me semble même qu’il est équitable de les voir prendre en considération, et qui peut le faire mieux qu’une conférence des grandes puissances ? N’est-ce pas elle seule qui serait capable de résoudre les difficultés que soulève cette entreprise ? Resterons-nous longtemps encore dans la situation actuelle, qui nous présente le spectacle peu digne d’une grande puissance comme l’Angleterre empêchant de faire ce qu’à tort ou à raison la plus grande partie du commerce de l’Europe regarde comme un travail d’utilité universelle, en forçant la Porte, qui n’est pas elle-même moins favorable que les autres au projet, à laisser dire sans protester qu’elle le considère comme contraire à ses intérêts ? C’est une comédie qui n’a rien d’honorable pour personne, mais on ne voit de moyen de la faire cesser que par une réunion des conseils de l’Europe.

Il y aurait peut-être mieux encore à faire et à espérer. Si, comme on aime à le croire, les protestations d’amour, pour la paix et de dévouement aux intérêts généraux que nous font entendre les gouvernemens de l’Europe ont quelque réalité, il y a des choses auxquelles ils pourraient se prêter au grand avantage de tous et que leur concours seul permettrait d’accomplir. Telle serait par exemple la construction d’un chemin de fer de Belgrade à Bassora, lequel, à mon gré, devrait rendre au moins autant de services au développement des intérêts européens vers l’extrême Orient que ne le fera sans doute jamais le percement de l’isthme de Suez. Seulement il s’agit de trois ou quatre mille kilomètres à construire ; c’est une entreprise qui est tout à fait au-dessus des forces et du crédit de l’empire ottoman. Dans la position des choses, il y a même des raisons de croire que les efforts isolés d’aucun gouvernement ne pourraient la mener à bien. Il faudrait une entente commune, ne fût-ce que pour trouver les capitaux nécessaires à un si grand travail, et cette entente, elle ne pourrait s’établir que dans une conférence qui deviendrait une sorte de syndicat européen. Mais quel intérêt n’aurait pas aujourd’hui l’Europe à mettre Paris et Londres à dix ou douze jours de Bombay ? Quelle source de richesses, de lumières et de civilisation serait ouverte à travers tant de pays aujourd’hui déshérités et barbares !

Il y a donc juste raison de dire que, dans toutes les hypothèses, la réunion d’une conférence siégeant en permanence pour veiller sur les affaires de l’Orient n’est pas contestable en principe ni en droit, qu’elle n’est contraire aux intérêts avouables d’aucune puissance, que, bien loin de là, elle serait appelée à rendre à toutes les services les plus considérables, et qu’elle serait enfin le moyen le plus propice à la conservation de la paix générale, aussi longtemps qu’elle pourra être conservée.


IV.

En résumé, l’explosion qui vient de se faire en Syrie n’est malheureusement pas un accident isolé, mais le symptôme d’une situation générale à laquelle il faut aviser. — Toutes les hypothèses qui ont été avancées jusqu’ici avec le but avoué de conserver l’autorité nominale du sultan sur la Syrie ne présentent pas de garanties suffisantes pour l’établissement d’un gouvernement quelque peu digne de confiance dans cette province ; par suite de sa constitution ethnologique, il est impossible de trouver les élémens de ce gouvernement dans le pays lui-même. — Pour constituer ce gouvernement, il ne faut pas songer, quoique la majorité des habitans soit de religion mahométane, à aucun musulman, attendu qu’il ne saurait tirer de nulle part ni d’aucun des princes de sa religion les secours qui seraient indispensables à l’assiette d’un gouvernement. — L’Europe seule serait capable de fournir ces moyens, et par suite, la Syrie étant regardée en droit comme un bien tombé en déshérence, il y a lieu, dans l’intérêt général, d’instituer un prince chrétien et de race européenne en Syrie malgré les scrupules que peut inspirer la considération du droit écrit. — Depuis trente ans et plus en effet, comme il est prouvé par l’exemple de l’Algérie, de Tunis, de la Grèce, de l’Égypte, de l’Arabie, de la Syrie, la vie se retire des extrémités de l’empire ottoman, et il n’est au pouvoir d’aucune combinaison humaine de l’y faire rentrer. — Le monde n’a pas à regretter les distractions qui ont été déjà faites à ces extrémités malades et abandonnées de l’empire ottoman, tandis que d’un autre côté il n’a pas réussi, soit par les événemens de 1840, soit par la guerre de Crimée, à restituer à cet empire la vitalité qui l’abandonne. — Le choix à faire d’un prince ne peut être déterminé autrement que par une conférence des grandes puissances. — Enfin il serait d’une bonne politique de rendre cette conférence permanente pour la discussion des affaires de l’Orient ; ce serait encore le meilleur moyen de prévenir les surprises qui menacent la paix générale, d’épargner à la Porte et au monde une grande partie des embarras qui naissent de l’isolement réciproque où se tiennent les puissances relativement à cette question, comme aussi de rendre d’immenses services à la civilisation et aux intérêts de toutes les nations européennes pu asiatiques.

En finissant, je ne saurais m’empêcher de protester contre les clameurs inconsidérées qui, à chaque convulsion de l’empire ottoman, s’élèvent, et en France plus mal à propos qu’ailleurs, pour demander l’extermination ou l’expropriation des Turcs. On peut admettre que dans les dépendances du vaste empire où les Osmanlis n’ont jamais fait que passer les armes à la main, comme c’est le cas en Syrie, l’Europe se croie en droit d’intervenir pour combler le vide que laisse leur impuissance actuelle ; mais dans les pays qu’ils occupent réellement, dans les provinces de l’Asie-Mineure et de l’Europe où ils sont encore en nombre ou ils sont encore capables de maintenir leur prépondérance pendant de longues années, à moins que les intrigues secrètes de leurs voisins ne rendent leur gouvernement impossible, provoquer leur ruine et leur expropriation, c’est provoquer l’iniquité la plus manifeste. Solliciter l’expulsion des Turcs au nom de la civilisation, c’est faire à la civilisation elle-même l’injure la plus cruelle, car le plus grand honneur de la civilisation, c’est de protéger les faibles et d’assurer leurs droits contre les forts. A-t-on d’ailleurs quelque motif raisonnable d’espérer qu’après l’expulsion des Turcs sortirait des races, qu’ils dominent aujourd’hui quelque semblant de civilisation supérieure et ; surtout d’indépendance nationale ? Bien au contraire, l’Osmanli est seul capable de maintenir encore dans les parties de son empire qu’il habite une apparence d’ordre public. Cela est douloureux à dire, mais cela n’est malheureusement que trop vrai, les races qu’il a assujetties sont atteintes au même degré que lui des vices qui l’ont réduit à l’état où nous le voyons aujourd’hui. Il conserve cependant des qualités qu’on ne trouve pas chez elles. Quel est le voyageur qui est revenu de l’Orient sans attribuer au Turc l’avantage en matière de probité et de loyauté individuelles ? Qui lui conteste la supériorité militaire et une autre vertu qu’il est peut-être seul à posséder dans l’empire, la vertu de l’obéissance ? Laissez disparaître le Turc, et, comme le disait en 1853 lord John Russell à la chambre des communes, vous êtes sûrs de le voir remplacé par la plus épouvantable anarchie, par une anarchie qui ne trouvera sa fin que dans la conquête étrangère. Or provoquer la ruine du sultan pour ajouter une province aux états du roi Othon, pour donner la Servie la Bosnie, l’Albanie et je ne sais quelles autres parties de territoire encore à l’Autriche, pour établir l’Angleterre en Égypte et pour faire régner la Russie à Constantinople, c’est travailler inconsidérément contre les intérêts de la France et pour l’avantage de ses rivaux, sinon même de ses ennemis. Je défie cependant que l’on me montre aucun autre dénoûment probable à la catastrophe qui produirait un effondrement subit de l’empire ottoman.

Et puisque je suis sur ce terrain, je voudrais bien dire encore ce que je pense d’une illusion avec laquelle je vois qu’on mène chez nous l’esprit public. Sous couleur de chevalerie, on entraîne trop facilement notre amour-propre abusé à croire qu’en notre position de peuple qui se dit avec assez peu de modestie à la tête de la civilisation, comme aussi en notre qualité de protecteurs des chrétiens d’Orient, nous devons provoquer à nos risques et périls la ruine des Ottomans pour élever à leur place les descendans d’Alcibiade et de Périclès, les fils d’Athanase et de Jean Chrysostome. Ils nous paieraient, comme ils sont censés nous payer déjà, en reconnaissance. La reconnaissance politique des peuples ! je ne connais pas de plus fausse monnaie sur la terre ni de plus grande déception, si ce n’est celle qui porte un peuple à s’attribuer vis-à-vis des autres des droits à une reconnaissance qui ne lui est pas due. Telle est cependant notre position à l’égard des douze ou quinze millions de chrétiens grecs qui contribuent à peupler l’empire ottoman. Nous les regardons le plus souvent comme nos obligés, tandis qu’en réalité ils ne nous doivent que bien peu de reconnaissance, et cela depuis une quarantaine d’années seulement. Auparavant l’attitude de la France vis-à-vis d’eux n’a été que celle de l’indifférence, quand encore elle n’a pas été hostile. Le titre de protecteurs des chrétiens du Levant, qui appartient officiellement dans l’empire turc aux souverains de la France depuis Louis XIV, ne s’est guère jamais appliqué, en fait et en droit, qu’aux cent mille Maronites catholiques du Liban. Le mot était très pompeux, mais la chose était très petite. Notre droit de protection n’a même jamais compris les catholiques de la Turquie d’Europe ; c’est l’Autriche qui les a sous son patronage officiel, et c’est à ce titre qu’en 1853 encore elle envoyait le prince de Leiningen porter des réclamations à Constantinople en faveur des Albanais catholiques. D’ailleurs, si les chrétiens grecs d’Orient ne nous doivent que bien peu de chose et depuis bien peu de temps, en revanche ils ont contre nous des griefs qui remontent au temps des croisades, lorsque les compagnons de Godefroi de Bouillon traitaient leurs empereurs et leurs évêques avec le mépris dont les chroniques nous ont conservé le souvenir, lorsque Baudouin, comte de Flandre, était proclamé empereur à Constantinople, et partageait entre ses associés les provinces, qui restaient encore à l’empire grec. Depuis lors jusqu’à Navarin, ils n’ont connu la fille aînée de l’église latine que comme l’alliée de leurs maîtres ottomans, ce qu’elle a en effet été depuis François Ier jusqu’à nos jours, ou comme une rivale qui les dédaignait et ne s’occupait d’eux que pour obtenir quelques privilèges à leurs dépens. La Russie seule a fait preuve à leur égard d’une bonne volonté active, et c’est pour elle seule qu’ils se sentent quelque sympathie, ainsi qu’ils nous l’ont si bien montré pendant la guerre de Crimée, ils lui sont d’ailleurs alliés par la race aussi bien que par la religion, la très grande majorité d’entre eux étant d’origine slave. Aussi n’est-il pas de mystification plus complète dont nous puissions être les victimes que celle qui parviendrait à nous persuader qu’en provoquant une révolution dans l’Orient nous finirions par faire rendre leur héritage légitime aux petits-neveux de ces beaux génies à qui l’esprit humain doit ses plus belles conquêtes. C’est tout au plus si l’on peut croire qu’il s’en trouve encore quelques-uns autre part que dans certaines îles de l’archipel. Quant aux autres, je doute qu’ils soient attachés autant que nous à ces glorieux souvenirs, et je ne sais pas de quiproquo plus vraisemblable à supposer que celui qui pourrait naître au sujet du nom de Platon entre un Grec de nos jours et un homme de notre Occident, celui-ci ne pensant qu’à l’immortel auteur du Phédon, celui-là ne songeant qu’à un saint de son calendrier qui prie dans le ciel pour l’abaissement de l’église latine.

Je vois donc en définitive que, dans le cas d’un partage de l’empire ottoman, la part des autres est toute faite ; mais je ne vois pas celle de la France, car je ne saurais accepter comme digne d’elle l’hypothèse par suite de laquelle, invoquant comme un grief le dérangement produit, dans l’équilibre européen par ce qui serait devenu la proie des autres, la France se croirait en droit d’aller chercher querelle aux Allemands pour leur arracher à coups de canon une compensation sur la rive gauche du Rhin. La plus belle fin de cette croisade entreprise au nom du christianisme et de la liberté serait donc d’aboutir à faire changer les rayas de maîtres et à rendre inévitable une horrible effusion du sang chrétien. Encore même, si, écartant les principes de la morale et du droit, on accorde que la France puisse réussir dans un projet qui paraît cependant si téméraire, y trouverait-elle une compensation suffisante aux éventualités de l’avenir ? Cinq ou six millions de Français de plus, ce serait sans doute un accroissement de force réel ; mais que serait-ce dans la balance de l’avenir qui nous attend, qui nous presse déjà ? Il faut bien se dire en effet que si l’Angleterre pèse aujourd’hui dans les destinées du monde du poids de plus de 200 millions d’hommes, la Russie comptera à la fin du siècle 100 millions de sujets, que les États-Unis seront alors puissans de plus de 100 millions de citoyens, et que si nous voulons transmettre à nos enfans le rang que nos pères nous ont laissé dans le monde, ce n’est pas à conquérir quelques dizaines de lieues carrées autour de nos frontières que nous pouvons dépenser utilement notre force et notre esprit d’entreprise. C’est d’un autre côté qu’il faut tourner notre ambition. Le mouvement qui entraîne avec une si merveilleuse puissance les peuples de race européenne à la conquête de tout l’univers devrait ouvrir les yeux à tous les Français et leur faire voir que le pire de tous les calculs serait celui qui, en les désintéressant eux-mêmes du mouvement général, ferait de nous tout simplement les dupes des autres, et préparerait leur grandeur en consacrant notre amoindrissement.


XAVIER RAYMOND.

  1. Qu’on lise par exemple ce que disent de l’administration en Russie M. Jourdier, des Forces productives, destructives et improductives de la Russie, l’auteur de la Question du Servage en Russie, l’auteur du livre si curieux qui a pour titre le Raskol, M. Schedo Ferroti pseudonyme dans ses Études sur l’Avenir de la Russie, etc. Après avoir lu ces livres et d’autres, on a peine à comprendre la colère qu’a excitée à Saint-Pétersbourg le dernier écrit du prince Dolgoroukof, à moins qu’il ne faille l’expliquer par quelques anecdotes qui ont dû blesser certaines personnes. Quant au fond des choses, il n’est pas plus sévère que les autres, ou, si on l’aime mieux, les autres sont aussi sévères que lui.