La Télégraphie aérienne et la télégraphie électrique

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La
Télégraphie aérienne
et
la télégraphie électrique.


Depuis quatre ans bientôt, le télégraphe électrique est établi en France, il fonctionne sur les chemins de fer de Paris à Lille et de Paris à Rouen. On peut dire cependant, sans rien exagérer, que l’administration est encore à peu près seule dans le secret de l’entreprise ; quand on vient à parler de l’existence, dans notre pays, de la télégraphie électrique, on ne rencontre guère que des sceptiques ou des incrédules. Les journaux anglais et les feuilles américaines proclament à l’envi les étonnans résultats obtenus au Nouveau-Monde et dans le Royaume-Uni par cette invention admirable, et on ne sait pas que chaque jour de semblables merveilles se reproduisent chez nous, mais jusqu’ici sans grande utilité. D’où vient cette ignorance ? d’où vient cet étrange oubli qui pèse sur nos établissemens de télégraphie électrique ? C’est qu’on n’a rien fait, il faut bien le dire, pour populariser en France une si précieuse découverte. À Londres, le gouvernement, le commerce, les besoins privés des citoyens en retirent des services de tous les jours et de tous les instans aux États-Unis, le nouveau télégraphe transporte d’une extrémité du pays à l’autre les interminables messages du président de la république, il transmet aux provinces les avis de la métropole et sert d’intermédiaire à un grand nombre de transactions privées. En France, au contraire, aucune occasion ne vient jamais s’offrir de révéler par quelque éclatant service l’existence de cette conquête nouvelle de la science. À ne considérer que les résultats, on croirait vraiment pie la télégraphie électrique n’existe pas chez nous.

L’application de l’électricité à la télégraphie n’est pas cependant parmi nous de date si récente. Il a tout juste un siècle que les premiers essais de ce genre furent exécutés, et depuis cette époque l’ardeur de nos savans ne s’est guère ralentie à la poursuite de ce magnifique problème. L’idée d’appliquer l’électricité à la transmission des signaux est en elle-même si simple, qu’elle vint naturellement à l’esprit des physiciens qui observèrent les premiers la rapidité prodigieuse avec laquelle le fluide électrique circule dans ses conducteurs. Toutefois, pour plier aisément l’électricité aux exigences infinies des communications télégraphiques, il aurait été nécessaire de posséder une connaissance approfondie des propriétés de ce fluide. Or, pendant toute la durée du XVIIIe siècle, l’électricité ne fut que très imparfaitement connue. Aussi bien des tentatives, bien des essais inutiles furent-ils réalisés dans cet intervalle ; l’idée de la télégraphie électrique fut cent fois abandonnée et reprise. D’ailleurs, en même temps que les physiciens s’efforçaient d’appliquer l’agent électrique à la transmission rapide de la pensée, d’autres savans cherchaient la solution du même problème dans l’emploi de moyens en apparence plus simples. Un grand nombre de mécaniciens s’occupaient d’établir un système rapide et régulier de correspondance, en combinant divers signaux formés dans l’espace et visibles à des distances éloignées. Les difficultés sans cesse renaissantes qu’on rencontrait dans le maniement pratique de l’électricité encourageaient les efforts des partisans de la télégraphie aérienne. Enfin, dans les dernières années du siècle, la persévérance et le génie d’un mécanicien français mirent un terme à ces luttes. La découverte du télégraphe de Chappe, qui remplit d’une manière si remarquable les conditions les plus variées et les plus difficiles de l’art, consacra le triomphe de la télégraphie aérienne. C’est alors que fut adopté et établi le système de télégraphes aériens qui couvrent aujourd’hui de leur réseau la surface de la France et des grands états de l’Europe.

Cependant, depuis cette époque, la physique s’est enrichie d’admirables conquêtes. L’électricité a révélé au génie de nos savans des propriétés inattendues. Ces caractères, ces aptitudes nouvelles, si heureusement découverts dans l’agent électrique, ont permis de le manier et de l’assouplir comme le plus docile de nos instrumens. Dès-lors, la télégraphie électrique a pu regagner le terrain qu’elle avait perdu, et elle n’a pas tardé à mettre en évidence son incontestable supériorité sur la télégraphie aérienne. On comprendra aisément qu’il nous serait impossible de séparer l’histoire de ces deux inventions qui, par des moyens différens n’en tendent pas moins au même but. Toutes deux ont marché simultanément, s’atteignant, se dépassant au milieu des fortunes les plus diverses s’empruntant mutuellement le secours de leurs méthodes et de leurs perfectionnemens respectifs, se disputant à des titres divers le succès et la faveur publique. Ces deux branches d’un art important sont si étroitement unies, qu’à les disjoindre, à les considérer isolément, on courrait le risque de c’être inexact ou inintelligible.


I

Les premiers essais sérieux de télégraphie ne datent que de la fin du XVIIe siècle. Chez tous les peuples et dans tous les temps on a employé, il est vrai, divers systèmes de signaux destinés à transmettre rapidement des avis d’un point à un autre ; mais ces moyens imparfaits et grossiers n’offraient aucune combinaison possible, ou du moins suffisante, pour exprimer plus de trois ou quatre pensées bien déterminées d’avance. L’art des signaux, que l’on rencontre à divers degrés de perfectionnement chez toutes les nations civilisées, ne pouvait en effet se développer et s’étendre que par les progrès de l’optique. Pour écrire de loin, il faut voir de loin : la découverte des lunettes d’approche et des têtescopes pouvait donc seule permettre de créer la télégraphie.

C’est à un physicien français, Guillaume Amontons, que revient I’honneur d’avoir appliqué le premier les instrumens d’optique à l’observation des signaux aériens. Dans l’Éloge d’Amontons, Fontenelle a décrit son invention avec assez d’exactitude : « Peut-être ; dit Fontenelle, ne prendra-t-on que pour un jeu d’esprit, mais du moins très ingénieux, un moyen qu’il inventa de faire savoir tout ce qu’on voudrait à une très grande distance, par exemple de Paris à Rome, en très peu de temps, comme en trois ou quatre heures, et même sans que la nouvelle fût sue dans tout l’espace d’entre-d’eux. Cette proposition, si paradoxe et si chimérique en apparence, fut exécutée dans une petite étendue de pays, une fois en présence de Monseigneur et une autre en présence de Madame. Le secret consistait à disposer dans plusieurs postes consécutifs des gens qui, par des lunettes de longue vue, ayant aperçu certains signaux du poste précédent, les transmissent au suivant et toujours ainsi de suite, et ces différens signaux étaient autant de lettres d’un alphabet dont on n’avait le chiffre qu’à Paris et à Rome. La plus grande portée des lunettes faisait la distance des postes, dont le nombre devait être le moindre qu’il fût possible, et, comme le second poste faisait des signaux au troisième à mesure qu’il les voyait faire au premier, la nouvelle se trouvait portée de Paris à Rome presque en aussi peu de temps qu’il en fallait pour faire les signaux à Paris. »

Amontons était un des physiciens les plus habiles du XVIIe siècle. Ses travaux sur le thermomètre à air, sur le baromètre conique et sur l’hygrométrie ont exercé sur les progrès de la physique naissante une influence des plus salutaires. Il était né inventeur ; mais, s’il avait le génie qui dicte les découvertes, il était loin de réunir les qualités d’esprit qui font le succès et la fortune des inventions. Hors de ses livres et de ses machines, c’était l’homme le plus gauche et le plus ennuyeux du monde. Ajoutez qu’il était sourd. Il ne voulut jamais essayer de guérir sa surdité ; « il se trouvait bien, dit Fontenelle, de ce redoublement d’attention et de recueillement qu’elle lui procurait, semblable en quelque chose à cet ancien que l’on dit qui se creva les yeux pour n’être pas distrait dans ses méditations philosophiques. » Ceci était admirable pour faire des découvertes mais fort peu propre à en assurer le retentissement au dehors. Aussi est-il probable que la découverte d’une machine à signaux qu’il fit vers 1690 serait restée à jamais inconnue, si le hasard ne s’en était mêlé. Mlle Chouin, maîtresse du premier dauphin fils de Louis XIV, entendit parler de la découverte d’Amontons. En sa qualité de favorite, Mlle Chouin avait ses caprices : elle eut la fantaisie de voir fonctionner la machine du savant, elle s’intéressa à la fortune du pauvre inventeur ignoré. Mlle Chouin avait aussi d’autres qualités, et elle ne manquait pas d’un certain esprit d’intrigue, ce qui fit qu’en dépit de l’indolence et de l’apathie du dauphin, elle obtint de lui la promesse d’une expérience publique. L’expérience eut lieu dans le jardin du Luxembourg, devant le dauphin ; mais elle tourna fort mal. La présence du prince, les brillans costumes des seigneurs qui l’entouraient, tout cet étalage solennel et inusité, troublèrent le savant. Sa surdité augmentait sa confusion. Il manoeuvra tout de travers et ne put transmettre aucun signal ; le dauphin se mit à bâiller, et tous les courtisans de l’imiter. La séance se termina sur cette triste impression. Cependant Mlle Chouin ne se découragea pas : elle obtint une seconde épreuve, qui se fit en présence de la dauphine. Cette fois les choses marchèrent, mieux, mais tout le crédit de la favorite ne put aller plus loin. Que pouvait-elle obtenir de plus de la nullité d’un prince qui, au rapport de Saint-Simon, depuis qu’il était sorti des mains de ses précepteurs, « n’avait de sa vie lu que l’article Paris, dans la Gazette de France pour y voir les mariages et les morts ? » Amontons, découragé, abandonna sa découverte. Il se consola de cet échec en prenant place, quelques années plus tard, sur les bancs de l’Académie des Sciences.

On a beaucoup vanté les encouragemens et les honneurs qui furent accordés, sous Louis XIV, aux lettres et aux beaux-arts. Il faudrait ajouter, pour tout dire, que les sciences ne participaient guère de ces hautes faveurs. Quand Louis XIV eut fondé l’Académie, lorsqu’il l’eut installée au Louvre, et qu’il eut ainsi fait aux académiciens la politesse royale de les recevoir chez lui, il se crut suffisamment acquitté envers la science. Cinq ou six pensions accordées à quelques savans bien en cour, adulateurs émérites, de la trempe de Fontenelle ou de Fagon, en de rares occasions quelques visites solennelles aux académiciens assemblés, voilà à peu près à quoi se réduisit la protection du grand roi. On cesse d’être surpris de la lenteur qu’a présentée, au XVIIIe siècle, le développement des sciences, quand on songe qu’elles avaient Fontenelle pour interprète et Louis XIV pour protecteur. On vient de voir comment fut accueillie l’idée d’Amontons, qui renfermait le germe de la télégraphie moderne ; quelques années après, un autre inventeur se présenta avec la même découverte, et il ne fut pas mieux traité.

Cet autre inventeur s’appelait Guillaume Marcel ; il occupait à Arles la place de commissaire de la marine. Après plusieurs années de recherches, il était parvenu à construire une machine qui transmettait des avis dans l’intervalle de temps qu’il aurait fallu pour les écrire. Les expériences faites à Arles, et dont le procès-verbal existe encore, ne laissent aucun doute à cet égard. Les mouvemens de la machine s’exécutaient avec une rapidité égale à la pensée. En outre, l’appareil fonctionnait de nuit aussi bien que de jour ; Marcel avait donc inventé le télégraphe nocturne, ce phénix tant cherché depuis et qui est encore à trouver. L’inventeur se refusa à publier sa découverte ; il voulut d’abord la mettre sous l’invocation et la protection de louis XIV. Marcel avait déjà servi, quoique indirectement le grand roi. Avocat au conseil, il avait suivi M. Girardin à l’ambassade de Constantinople ; nommé ensuite commissaire près du dey d’Alger, il y conclut le traité de 1677, qui rétablit nos relations commerciales dans le Levant. C’est en récompense de ses services qu’il avait obtenu la place de commissaire de la marine à Arles. Il voulut donc présenter au roi l’hommage et les prémices de son invention : il lui adressa un mémoire descriptif avec les dessins de son appareil ; il ne demandait rien d’ailleurs, et sollicitait seulement le transport de sa machine à Paris. Ce mémoire resta sans réponse ; le roi était vieux, il commençait à négliger pour les choses du ciel son royaume terrestre. Marcel écrivit lettres sur lettres aux ministres ; mais Colbert n’était pus là : il n’y avait plus que Chamillard, et le pauvre homme avait assez à faire avec la coalition européenne à combattre et Mme de Maintenon à ménager. Marcel attendit long-temps. Enfin un jour, fatigué d’attendre et dans un moment de désespoir, il brisa sa machine et jeta au feu ses dessins. À quelques années de là il mourut, emportant son secret. Il ne laissa ni plan, ni description de ses instrumens, et l’on ne trouva dans ses papiers que son Livre des signaux (Citatoe per aëra decursiones), dont sa femme et un de ses amis avaient seuls la clé.

Le nom de Guillaume Marcel est à peu près oublié aujourd’hui, ou du moins il n’est resté attaché qu’à quelques ouvrages qu’il a laissés concernant l’histoire sacrée et profane et la chronologie. C’était le premier chronologiste de son siècle. Il réunissait, en effet, toutes les qualités de l’état ; sa mémoire tenait du prodige. Le Journal des Savans de 1678 (où il est désigné, par erreur typographique, sous le nom de Marcet) nous apprend qu’il faisait faire l’exercice à un bataillon, « nommant tous les soldats par le nom qu’ils avaient pris en défilant une fois devant lui, » et qu’il faisait, de mémoire, une opération d’arithmétique, fût-elle de trente figures. On ajoute qu’il dictait à la fois, à plusieurs personnes, en six ou sept langues différentes.

Nous arrivons aux premiers essais de télégraphie électrique. La découverte des phénomènes généraux de l’électricité ne date que du milieu du XVIIIe siècle. C’est vers l’année 1750 que Grey en Angleterre et Dufay en France observèrent les premiers les faits fondamentaux qui devaient servir de base à toute une science nouvelle. L’observation du transport à distance de l’électricité, la découverte des corps conducteurs et non conducteurs, les curieux phénomènes de l’étincelle électrique, tous ces faits si imprévus et si neufs avaient excité au plus haut degré l’attention du monde savant. De tous côtés se succédaient les découvertes. Mussenbroek construisait la bouteille de Leyde, Lemonnier observait les singuliers effets de l’électricité statique sur le corps de l’homme et des animaux, Franklin essayait d’apprécier la vitesse de transmission le l’électricité, et voyait avec un étonnement profond le fluide franchir, dans un espace de temps inappréciable, la distance de deux lieues. Peu de temps après, Franklin découvrait au sein de l’atmosphère la présence de l’électricité libre ; préludant à la plus éclatante des découvertes humaines, il s’apprêtait à aller conjurer au sein des nuées orageuses les terribles effets de l’électricité météorique.

Au milieu de cet élan général vers l’étude des phénomènes électriques, il était impossible que l’idée si élémentaire et si simple d’appliquer l’électricité à la transmission des signaux ne vint pas à se produire. Dès l’année 1750, il paraît que l’on conçut en Angleterre le projet d’établir un télégraphe mis en action par l’électricité ; cependant Ce projet resta sans exécution. L’honneur d’avoir réalisé le premier cette curieuse application des phénomènes électriques appartient à un savant genevois nommé George-Louis Lesage. C’était un physicien habile qui a laissé des travaux estimés ; il vivait à Genève du produit de quelques leçons de mathématiques. C’est vers l’année 1760 que Lesage conçut le projet d’un télégraphe électrique qu’il établit, dit-on, à Genève, en 1774. L’instrument se composait de vingt-quatre fils métalliques séparés les uns des autres et noyés dans une substance isolante et non conductrice. Chaque fil allait aboutir à un électromètre particulier formé d’une petite balle de sureau suspendue à un fil de soie. En mettant une machine électrique ou un bâton de verre électrisé en contact avec l’un de ces fils, la balle de l’électromètre qui y correspondait était repoussée, et ce mouvement désignait la lettre de l’alphabet que l’on voulait indiquer d’une station à l’autre.

Lesage était en correspondance suivie avec les savans les plus distingués de l’Europe, et particulièrement avec d’Alembert. C’est ce dernier, sans doute, qui lui suggéra l’idée de faire hommage de sa découverte au grand Frédéric, qui aurait aisément fait la fortune de l’invention. Lesage se proposait, en effet, d’offrir sa découverte au roi de Prusse ; il avait même préparé la lettre qui devait accompagner l’envoi de ses instrumens. Cette lettre était ainsi conçue : « Ma petite fortune est non-seulement suffisante à tous mes besoins personnels, mais elle suffit même à tous mes goûts excepté à un seul, celui de fournir aux besoins et aux goûts des autres hommes. Ce désir-là, tous les monarques du monde réunis ne pourraient me mettre en état de le satisfaire pleinement. Ce n’est donc point au patron qui peut donner beaucoup que je prends la liberté d’adresser la découverte suivante, mais au patron qui peut en faire beaucoup d’usage. » Frédéric se trouvait à cette époque au milieu des embarras de la guerre de sept ans. Lesage abandonna son projet, et il fit sagement.

Cependant l’idée de la télégraphie électrique avait déjà si bien pénétré dans les esprits, qu’on la trouve, quelques années plus tard, réalisée à la fois en France, en Allemagne et en Espagne. En 1787, un physicien, nommé Lomond, avait construit à Paris une petite machine à signaux, fondée sur les attractions et les répulsions des corps électrisés. C’est ce que nous apprend Arthur Young dans son Voyage en France. « M. Lomond, dit-il, a fait une découverte remarquable dans l’électricité. Vous écrivez deux ou trois mots sur du papier, il les prend avec lui dans une chambre et tourne une machine dans un étui cylindrique au haut duquel est un électromètre avec une jolie petite balle de moelle de plume ; un fil d’archal est joint à un pareil cylindre place dans un appartement éloigné, et sa femme, en remarquant les mouvemens de la balle qui correspond, écrit les mots qu’ils indiquent ; d’où il paraît qu’il a formé un alphabet du mouvement. Comme la longueur du fil d’archal ne fait aucune différence sur l’effet, on pourrait entretenir une correspondance de fort loin, par exemple, avec une ville assiégée, ou pour des objets beaucoup plus dignes d’attention ou mille fois plus innocens : entre deux amans à qui l’on défendrait des liaisons plus intimes. Quel que soit l’usage qu’on en pourra faire, la découverte est admirable. »

En Allemagne, Reiser proposa en 1794 d’éclairer à distance, au moyen d’une décharge électrique, les diverses lettres de l’alphabet, que l’on aurait découpées d’avance sur des carreaux de verre recouverts de bandes d’étain. L’étincelle électrique devait se transmettre par vingt-quatre fils correspondant aux vingt-quatre lettres ; on aurait isolé les fils en les enfermant sur tout leur parcours dans des tubes de verre.

En Espagne vers 1787, Bétancourt essaya d’appliquer l’électricité à la production des signaux, en se servant de bouteilles de Leyde dont il faisait passer la décharge dans des fils allant de Madrid à Aranjuez. Nous trouvons, quelques années plus tard, la télégraphie électrique beaucoup plus avancée dans le même pays. En 1796, François Salva établit à Madrid un télégraphe électrique. Salva était un médecin catalan qui s’était acquis dans la Péninsule une grande réputation par le courage et la persévérance qu’il avait montrés comme propagateur dans sa patrie des progrès de la vaccine. Toute sa vie ne fut qu’une lutte contre l’ignorance du peuple et l’entêtement des moines. Ce médecin, qui savait apprécier les découvertes utiles, présenta à l’académie des sciences de Madrid un mémoire sur l’application de l’électricité à la production des signaux. Le prince de la Paix voulut examiner ses appareils, et, charmé de la promptitude des effets, il les fit fonctionner lui-même en présence du roi. À la suite de ces essais, l’infant don Antonio, fils de Ferdinand, fit construire, un télégraphe semblable, qui embrassait un espace fort étendu.

Toutefois un télégraphe électrique, fondé sur les seuls phénomènes d’électricité que l’on connaissait à la fin du siècle dernier, ne pouvait, en aucun cas, être considéré comme un appareil sérieux. On pouvait en faire une curieuse machine de cabinet, mais il était impossible de penser à l’appliquer au dehors sur une échelle étendue. À cette époque, on ne connaissait, en effet, que l’électricité statique, c’est-à-dire celle qui est dégagée par le frottement ou fournie par les machines électriques et les bouteilles de Leyde. Or, l’électricité provenant de cette source ne réside qu’à la surface des corps qu’elle occupe, et tend continuellement à s’en échapper. C’est une électricité animée d’une grande tension, comme on le dit en physique. Il résulte de là qu’elle abandonne ses conducteurs sous l’influence des causes les plus difficiles à saisir et à apprécier d’avance ; l’air humide, par exemple, suffit pour la dissiper. Un agent aussi difficile à manier et à contenir ne pouvait, en aucune façon, être utilisé dans le service télégraphique. C’est dire assez que toutes les tentatives faites jusqu’à la fin du siècle dernier pour plier l’électricité aux besoin de la correspondance entre les lieux éloignés furent frappées d’une impuissance radicale. Après trente ans de travaux et de recherches inutiles, on abandonna comme impraticable l’idée de la télégraphie électrique ; on dut revenir à l’emploi des signaux formés dans l’espace et visibles à de grandes distances.

C’est à cette époque, c’est à la suite de ces travaux infructueux que le télégraphe aérien aujourd’hui en usage en Europe fut découvert en France par la patience et le génie de Claude Chappe ; mais, avant d’en venir à une découverte qui a si dignement marqué dans l’histoire de la civilisation moderne, il convient de signaler quelques recherches intermédiaires qui l’ont précédée sinon préparée.

Dans ses Mémoires sur la Bastille, le journaliste Linguet revendique, jusqu’à un certain point, l’honneur de la découverte du télégraphe français. Par suite de son humeur agressive et inquiète, Linguet passa, comme on le sait, plusieurs années de sa vie à la Bastille. Dans les loisirs forcés de sa captivité, son imagination ardente continuait de se donner carrière. Comme il s’était occupé de tout, Linguet avait fait quelques études sur la lumière ; il a même publié quelques pages sur cette question. C’est à la suite de ses observations d’optique qu’il fut conduit à imaginer un plan de télégraphe aérien. Il proposa au gouvernement d’en révéler le secret en échange de sa liberté ; il ne donnait cependant aucune description de sa machine, disant seulement qu’elle avait beaucoup d’analogie avec un outil très employé dans les ateliers. On ne voulut pas écouter le journaliste, et, peu de temps après, le ministère le laissa sortir sans conditions. Une fois dehors, Linguet oublia sa découverte ; il ne s’en souvint qu’au bout de plusieurs années, pour revendiquer, vis-à-vis de Claude Chappe, la découverte du télégraphe.

En 1788, François Dupuis habitait Belleville, tandis que son ami Fortin avait sa résidence à Bayeux. Pour correspondre avec son ami à travers la distance de plusieurs lieues qui les séparait, Dupuis imagina et fit construire une machine télégraphique. Cette machine devait avoir quelque valeur, car elle a subsisté long-temps. Cependant, à l’apparition du télégraphe de Chappe, Dupuis la fit enlever.

En Allemagne, un savant de Hanau, nommé Bergstrasser, a consacré sa vie presque entière à l’étude de la télégraphie. Il a écrit sur ce sujet plusieurs ouvrages estimés et a construit un très grand nombre d’appareils télégraphiques. Le mérite principal de ses travaux se trouve dans les perfectionnemens qu’il a apportés au vocabulaire de la correspondance. Il représentait les mots par des chiffres ; seulement, comme le système ordinaire de numération aurait exigé un trop grand nombre de caractères, il faisait usage de l’arithmétique binaire ou quaternaire, qui n’emploie que deux ou quatre signes pour représenter tous les nombres. C’est le système auquel sont revenus aujourd’hui les ingénieurs anglais dans leur télégraphe. Cependant Bergstrasser se proposait moins de construire un télégraphe que d’expérimenter tous les moyens qui permettent de transmettre au loin la pensée. Il avait étudié dans cette intention les différens procédés de correspondance télégraphique qui avaient été imaginés avant lui. Il employait le feu, la fumée les feux réfléchis sur les nuages, l’artillerie, les fusées, les explosions de poudre, les flambeaux, les vases remplis d’eau, signaux des anciens Grecs, le son des cloches, celui des trompettes et des instrumens de musique, les cadrans, les drapeaux mobiles, les fanaux, les pavillons et les miroirs. Nous n’avons pas besoin d’indiquer tout ce qu’avait d’impraticable la combinaison de tant de moyens différens. Comme l’arithmétique binaire exige que l’on répète un très grand nombre de fois les signes qui représentent les nombres, pour peu que ces nombres soient élevés, il en résultait que, pour transmettre une phrase de quelques lignes, il fallait reproduire à l’infini le même signal. Si l’on faisait usage du canon ou de fusées, pour une phrase composée d’une vingtaine de mots, Bergstrasser faisait tirer vingt mille coups de canon ou vingt mille fusées. L’excentricité allemande ne perd pas ses droits ; Bergstrasser fut un moment sur le point de voir adopter ses vingt mille coups de canon.

Il ne manquait à sa gloire que d’avoir composé un télégraphe vivant. C’est ce qu’il fit en 1787, en dressant un régiment prussien à transmettre des signaux. Les soldats exécutaient les manœuvres télégraphiques par les divers mouvemens de leurs bras. Le bras droit, étendu horizontalement, indiquait le numéro un ; le gauche, placé de la même manière, le numéro deux ; les deux bras ensemble, le numéro trois ; le bras droit en l’air ; le numéro quatre, et le bras gauche ainsi élevé, le numéro cinq. Ces télégraphes animés ont manœuvré en présence du prince de Hesse-Cassel. Le régiment obtint un succès de fou rire[1].

À part ces bizarreries, Bergstrasser a rendu des services sérieux la télégraphie. Ses calculs pour la combinaison des chiffres représentatifs des mots étaient d’une rare justesse. Sa prévoyance n’était jamais en défaut. Il prévoyait même le cas où les interlocuteurs ne pourraient s’apercevoir entre eux, bien qu’ils fussent assez près pour se toucher. Alors il armait leurs mains d’un miroir avec lequel ils dirigeaient les reflets du soleil sur un objet placé à l’ombre. La répétition de ce signal à intervalles fixes était la base de son alphabet.

On voit aisément toutefois qu’avant la découverte de Claude Chappe, l’art télégraphique ne présentait que des principes confus et vagues, entièrement privés de la sanction d’une pratique sérieuse. Toutes ces idées, dont la plupart étaient resté sans application, n’enlèvent donc rien à l’originalité des travaux de Chappe, qu’il est juste de considérer comme le seul inventeur de la télégraphie moderne.


II

Claude Chappe était fils d’un directeur des domaines de Rouen ; il était le neveu de l’abbé Chappe d’Auteroche, que son dévouement à la science a rendu célèbre, et qui, envoyé par l’Académie des Sciences dans les déserts de la Californie pour observer le passage de Vénus sur le disque du soleil, y périt victime du climat de ces contrées. Claude Chappe était né à Brûlon, dans le département de la Sarthe. Cadet d’une famille nombreuse, il entra dans les ordres. Il avait obtenu à Bagnolet, près de Provins, un bénéfice d’un revenu considérable, qui lui fournissait les moyens de se livrer à son goût pour les recherches de physique. À l’âge de vingt ans, il faisait déjà partie de la société philomatique, qui commençait à cette époque à rendre aux sciences les services qui devaient et plus tard recommander si dignement son nom à la reconnaissance publique.

La révolution française l’arrêta dans ses travaux. Il perdit son bénéfice et retourna à Brûlon au milieu de sa famille, où il retrouva quatre de ses frères, dont trois venaient aussi de perdre leurs places. Dans ces circonstances, il lui vint à la pensée de mettre à profit quelques essais qu’il avait entrepris de concert avec ses frères dans les premières années de sa vie. Il espéra pouvoir tirer parti, dans l’ïntérêt de sa famille, d’une sorte de jeu qui avait fourni des distractions à sa jeunesse. Claude Chappe avait été élevé dans un séminaire près d’Angers, tandis que ses frères étaient placés dans une pension à une demi-lieue du séminaire. Pour tromper les ennuis de la séparation et de la solitude, il avait imaginé une manière de correspondre avec ses frères. Une règle de bois tournant sur un pivot et portant à ses extrémités deux règles mobiles de moitié plus petits était l’instrument qui leur avait servi à échanger quelques pensées. Par les diverses positions de ces règles de bois, on obtenait cent quatre-vingt-douze signaux qu’il était facile de distinguer avec une longue vue. Claude Chappe pensa que l’on pourrait tirer un grand parti de ce mode de signaux, en l’appliquant sur une échelle étendue aux rapports du gouvernement avec les villes de l’intérieur et de la frontière. Il proposa donc à ses frères de perfectionner ce moyen de correspondance et de l’offrir ensuite au gouvernement. Il fit adopter ces vues à sa famille, et décida ses frères à le seconder dans ses recherches.

Le système des règles mobiles, qui avait fonctionné heureusement lorsqu’il ne s’était agi que d’une correspondance entre deux points, rencontra des difficultés insurmontables quand on voulut multiplier les stations. On renonça donc à cette combinaison pour essayer l’électricité. Dans ses travaux de physique, l’abbé Chappe s’était surtout occupé d’électricité, et cet agent semblait si bien satisfaire à toutes les conditions du problème télégraphique, que des essais de cette nature étaient pour ainsi dire dictés d’avance. Son cabinet de physique permit d’entreprendre les expériences ; mais les frais qu’elles occasionnaient ne tardèrent pas à s’élever si haut, qu’il fallut vendre tous les instrumens. D’ailleurs, ces essais n’amenaient aucun résultat satisfaisant. On en vint alors à se servir d’un corps opaque, isolé dans l’atmosphère, et qui, par son apparition et sa disparition, indiquait l’instant précis de marquer le chiffre désigné par deux pendules placées aux deux stations et parfaitement concordantes entre elles. On put ainsi correspondre régulièrement et avec une grande promptitude à trois lieues de distance. Ces résultats furent parfaitement constatés par des expériences spéciales dont le procès-verbal existe encore, et qui furent exécutées en présence des officiers municipaux et des notables du pays, au château de Brûlon.

Muni de ces procès-verbaux, l’abbé Chappe vint à Paris vers la fin de 1791, et, après bien des démarches, il obtint la permission d’élever un de ses télégraphes sur le petit pavillon de gauche de la barrière de l’Etoile. Deux de ses frères le secondaient dans ses expériences, qui donnèrent les meilleurs résultats mais une nuit plusieurs hommes masqués envahirent le pavillon et enlevèrent le télégraphe. Cette mystérieuse disparition de leur machine, qui n’a jamais été bien expliquée, découragea les inventeurs et refroidit leur zèle. Ils auraient probablement renoncé pour jamais à l’entreprise sans un événement qui vint leur rendre quelque espoir. L’aîné des frères Chappe fut nommé, par le département de la Sarthe, membre de l’assemblée législative. Comptant dès-lors sur le crédit du nouveau député, l’abbé Chappe retourna à Paris et obtint l’autorisation d’établir un autre télégraphe dans le beau parc que Lepelletier de Saint-Fargeau possédait à Ménilmontant. Ce nouveau télégraphe consistait en une sorte de grand tableau de forme rectangulaire, qui présentait plusieurs surfaces de couleurs différentes, et dont l’axe pivotait de telle sorte que ces surfaces paraissaient et disparaissaient à volonté. Ce n’était pas encore là, comme on le voit, le télégraphe actuel ; c’est néanmoins la disposition qui a servi de modèle au télégraphe aérien aujourd’hui en usage chez les Anglais.

Les frères Chappe travaillaient avec ardeur à perfectionner et à régulariser le jeu de leur appareil, lorsqu’un matin, au moment où ils entraient dans le parc, ils virent accourir vers eux le jardinier tout épouvanté, qui leur cria de s’en fuir. Le peuple s’était inquiété du jeu perpétuel de ces signaux ; on avait vu là une machination suspecte, on avait soupçonné quelque correspondance secrète avec le roi et les autres prisonniers du Temple, et l’on avait mis le feu à la machine. Le peuple menaçait de jeter aussi les mécaniciens dans les flammes, s’ils osaient paraître. Les frères Chappe se retirèrent consternés. Cependant Claude Chappe ne se laissa point abattre. Il voulut poursuivre jusqu’au bout une découverte dont la première pensée lui appartenait. Pour la troisième fois, il demanda l’autorisation d’établir de nouvelles machines à ses frais, et il l’obtint par le crédit de son frère le député. Il disposa donc trois postes, dont l’un fut placé à Ménilmontant, l’autre à Ecouen, village situé à deux myriamètres d’Ecouen. C’est à cette époque que furent arrêtées entre les frères Chappe les dispositions et les combinaisons du télégraphe actuel.

Quand les stationnaires furent convenablement exercés à toutes les manœuvres de la ligne, l’inventeur demanda au gouvernement l’examen public de sa découverte. Un an s’écoula sans amener de réponse. En d’autres temps peut-être, ce retard eût été indéfini, et le projet de Chappe, enseveli dans les cartons poudreux d’un ministère, serait resté à jamais oublié, mais, à une époque où plusieurs armées se trouvaient éparses sur des points éloignés du territoire, un agent de correspondance précieux à tant d’égards devait appeler l’attention des dépositaires de l’autorité publique. Un député, nommé Romme, qui avait quelques notions scientifiques, découvrit l’exposé de Chappe dans les bureaux du comité de l’instruction publique. Frappé de la lucidité de ce travail et en comprenant toute l’importance, il le signala avec éloge au comité. Nommé rapporteur du projet, le 4 avril 1793, le mémoire de Chappe à la main, il monta à la tribune, et obtint de la convention qu’une somme de 6,000 francs fût consacrée à l’essai de ce système télégraphique.

Les expériences eurent lieu le 12 juillet suivant, Danou et Lakanal, commissaires de la convention, se tenaient à Saint-Martin, l’un des postes extrêmes, avec Abraham Chappe ; Arbogast et quelques autres députés se trouvaient, avec l’abbé Chappe, à Ménilmontant. Les expériences durèrent trois jours ; à la distance de sept lieues, toutes les dépêches furent transmises avec une précision et une promptitude extraordinaires. De retour à Paris, les commissaires firent à la convention un rapport qui détermina l’assemblée à ordonner l’établissement d’une ligne télégraphique de Paris à Lille. L’établissement de cette ligne exigea deux ans de travaux. Nous n’avons pas besoin de dire quels obstacles il fallut surmonter, quelles ressources, quelle activité il fallut déployer dans l’organisation d’un système où tout était nouveau. Ces difficultés ne pouvaient être vaincues que par le courage, la persévérance et l’accord d’une famille intéressée au succès d’une création dont la gloire devait lui revenir tout entière.

La ligne télégraphique fut inaugurée par l’annonce d’une victoire. Dans la séance du 12 fructidor 1794, Carnot apporta à la convention la nouvelle expédiée par le télégraphe de la prise de Condé sur les Autrichiens. Aussitôt les applaudissemens éclatèrent sur tous les bancs de l’assemblée. La convention transmit immédiatement cette dépêche : « L’armée du Nord a bien mérité de la patrie. » Elle envoya en même temps un décret par lequel le nom de ville de Condé était changé en celui de Nord-Libre. La dépêche, la réponse et le décret furent transmis avec une telle promptitude, que les ennemis crurent que la convention elle-même siégeait au milieu de l’armée.

Dans les dernières années de la république et sous l’empire, les frères Chappe organisèrent toutes les lignes télégraphiques qui sillonnent aujourd’hui la France. Ils furent naturellement mis à la tête de l’administration des télégraphes. Claude Chappe est mort sous l’empire, à la suite d’un dîner de savans. Les convives étaient un peu animés ; Claude Chappe se laissa choir dans un puits qu’il n’avait pas aperçu. Il eut la fin de l’astrologue de la fable, avec lequel il n’est pas sans avoir eu quelque ressemblance durant sa vie. Les deux frères René et Abraham Chappe restèrent, après lui, à la tête de l’administration jusqu’en juillet 1830, époque à laquelle le gouvernement provisoire les destitua. Abraham Chappe fut destitué pour avoir refusé, le 31 juillet 1830, de faire passer dans les départemens les dépêches du gouvernement provisoire. René Chappe fut renvoyé tout simplement parce que l’on avait besoin de sa place. Il avait cependant prêté serment au gouvernement nouveau, « comme j’en avais prêté dix autres, » ajoute-t-il assez piteusement dans sa brochure publiée en 1840 au Mans, où il s’était retiré.

Il faut convenir que, dans cette affaire, la sévérité fut poussée jusqu’à l’ingratitude. Le nom des Chappe est une des gloires de la France ; leur découverte a excité l’envie et l’admiration de l’Europe. Ils avaient épuisé leur fortune dans de longues et dispendieuses études ; ils avaient donné à l’administration quarante ans de leur vie, ils avaient ainsi bien acquis le droit de mourir à leur poste. La conscience publique se montre quelquefois plus fidèle que les gouvernemens au culte des gloires nationales. Quand on entre dans le cimetière de l’Est, on aperçoit, dans un coin retiré, un monument modeste qui porte pour tout ornement un télégraphe en fonte : c’est la tombe de Claude Chappe. Les hommes n’ont pas élevé d’autre monument à sa mémoire ; mais celui-là suffira, dans sa simplicité éloquente, pour rappeler le nom du savant laborieux et modeste dont la vie n’a pas été sans influence sur nos destinées contemporaines.

La découverte du télégraphe français produisit en Europe une sensation très vive : tous les peuples étrangers s’empressèrent de l’adopter ; Notre télégraphe fut établi en Italie, en Espagne, en Russie et même en Égypte. Dans les pays septentrionaux, les brumes particulières à ces climats rendent difficilement visibles les signaux allongés ; on préféra se servir de fanaux placés derrière des volets mobiles, et dont les combinaisons sont assez variées pour offrir une multitude de signaux. On a vu d’ailleurs que Chappe avait pendant quelque temps employé cette disposition. En Angleterre et en Suède, les télégraphes sont construits d’après cette méthode, et ils ne laissent que peu de chose à désirer.

La découverte française se répandit plus lentement en Allemagne Bergstrasser, qui n’abandonnait pas aisément la partie, dépeça, mutila le télégraphe français, et en fit une machine assez informe qui ne put jamais être employée. Il allait chercher toutes les raisons du monde pour donner le change à ses compatriotes sur le mérite de l’invention française, et parfois il rencontrait de singuliers argumens. « Au reste, dit-il dans un ouvrage dédié à l’empereur François II, je pense que les Français n’emploient pas leur télégraphe à autre chose qu’a un but politique : on s’en sert pour amuser les Parisiens, qui, les yeux sans cesse fixés sur la machine, disent : Il va, il ne va pas. On profite de la même occasion pour détourner l’attention de l’Europe et en venir insensiblement à ses fins. » Cependant on ne tint pas compte d’aussi bonnes raisons, et le télégraphe de Chappe est le seul qui fonctionne aujourd’hui dans les états allemands.

Quel est le mécanisme du télégraphe aérien ? Sur quels principes repose son vocabulaire ? C’est ce qu’il nous reste à faire comprendre.

La télégraphie est encore aujourd’hui un art fort peu connu. On s’imagine qu’elle constitue un des secrets de l’état : c’est une erreur. Les principes de la télégraphie n’ont rien de mystérieux ; le gouvernement ne réclame que le secret de ses dépêches, qui n’est en rien compromis par la publicité donnée aux règles de cet art.

Le télégraphe proprement dit, ou la partie de la machine qui forme les signaux, se compose de trois branches mobiles : une branche principale de quatre mètres de long, appelée régulateur, et deux petites branches longues d’un mètre, appelées indicateurs ou ailes. Le régulateur est fixé par son milieu à un mât qui s’élève au-dessus du toit de la maisonnette où se trouve placé le stationnaire. Ces branches mobiles sont disposées en forme de persienne, c’est-à-dire composées d’un cadre étroit, dont l’intervalle est rempli par des lames minces, inclinées les unes au-dessus des autres. Cette disposition a l’avantage de donner aux pièces une grande légèreté ; elle leur permet aussi de résister aux vents et de combattre les mauvais effets de la lumière. On peint en noir les branches, afin qu’elles se détachent avec plus de vigueur sur le fond du ciel. L’assemblage de ces trois pièces forme un système unique, élevé dans l’espace et soutenu par un seul point d’appui, l’extrémité du mât, autour duquel il peut librement tourner. Les pièces du télégraphe se meuvent à l’aide de cordes en laiton. Ces cordes communiquent, dans la maisonnette, avec les branches d’un autre télégraphe, qui est la reproduction en petit du télégraphe extérieur. C’est ce second appareil que le guetteur manœuvre ; le télégraphe placé au-dessus du toit ne fait que répéter les mouvemens imprimés directement à la machine intérieure.

Le régulateur est susceptible de prendre quatre positions : verticale, — horizontale, — oblique de droite à gauche, — oblique de gauche à droite. Les ailes peuvent former avec lui des angles droits, aigus ou obus. Ces signaux sont clairs, faciles à apercevoir, faciles à écrire ; il est impossible de les confondre.

Voici maintenant les conventions et les principes qui règlent la formation des signaux. Les frères Chappe ont décidé qu’aucun signal ne serait formé sur le régulateur place dans la situation verticale ou perpendiculaire. Les signaux ne sont valables que quand ils sont formés sur le régulateur placé obliquement. Ils ont encore décidé qu’aucun signal n’aurait de valeur et ne devrait, par conséquent, être écrit et répété que lorsque, étant formé sur une des deux obliques, il serait transporté tout formé soit à l’horizontale, soit à la verticale. Ainsi, le guetteur qui voit former le signal le remarque pour se préparer à le répéter, mais il ne l’écrit point ; aussitôt qu’il le voit porter à l’horizontale ou à la verticale, il est certain que le signal est bon, alors il le répète et le note. On appelle cette manœuvre assurer un signal. Cette manière d’opérer a pour but de bien marquer au stationnaire quel est, au milieu de tous les mouvemens successifs des pièces du télégraphe, le signal définitif auquel il doit s’arrêter pour le reproduire.

Les diverses positions que peuvent prendre le régulateur et les ailes donnent quarante-neuf signaux différens ; mais chaque signal peut prendre une valeur double, selon qu’il est transporté à l’horizontale ou à la verticale : ainsi, quarante-neuf signaux peuvent recevoir quatre-vingt-dix-huit significations, en partant de l’oblique de droite, pour être affichés horizontalement ou verticalement, et de même pour l’oblique de gauche ; en tout cent quatre vingt seize signaux. Les frères Chappe ont arrêté que la moitié de ces cent quatre vingt seize signaux serait consacrée au service des dépêches, et l’autre moitié à la police de la ligne, c’est-à-dire aux avis et indications à donner aux stationnaires. Les quatre-vingt dix huit signaux formés sur l’oblique de droite servent à la composition des dépoches, les quatre-vingt-dix-huit signaux formés sur l’oblique de gauche sont destinés au règlement de la ligne.

Maintenant comment ces différens signaux peuvent-ils transmettre l’expression de la pensée ? C’est ici que le génie de l’inventeur va se montrer avec toute la simplicité qui le distingue. Les frères Chappe ont consacré quatre-vingt-douze des signaux primitifs de l’oblique de droite à représenter la série des quatre-vingt-douze nombres, depuis un jusqu’à quatre-vingt-douze ; ensuite ils ont fait un vocabulaire de quatre-vingt-douze pages, dont chaque page contient quatre-vingt-douze mots. On est convenu que le premier signal donné par le télégraphe indiquera la page du vocabulaire, et le second le numéro porté dans cette page répondant au mot de la dépêche. On peut ainsi, par deux signaux, exprimer huit mille quatre cent soixante-quatre mots. C’est à le vocabulaire des mots.

Cependant huit mille quatre cent soixante-quatre mots seraient insuffisans pour exprimer toutes les pensées et pour répondre aux cas imprévus ; d’un autre côté, il est des idées qui doivent revenir fréquemment dans le cours de la correspondance : on a donc composé un second vocabulaire, que l’on nomme vocabulaire des phrases. Il est formé, comme le précédent, de quatre vingt douze pages, contenant chacune quatre-vingt-douze phrases ou membres de phrases, ce qui donne huit mille quatre cent soixante-quatre idées reproduites. Ces phrases s’appliquent particulièrement à la marine et à l’armée. Il est bien entendu que, pour se servir de ce vocabulaire, le télégraphe doit donner trois signaux le premier, pour indiquer qu’il s’agit du vocabulaire phrasique ; le second, pour indiquer la page, et le troisième, pour le numéro de cette page.

On a créé enfin sur les mêmes principes un autre vocabulaire, nommé géographique, qui porte la désignation des lieux[2]. Il est inutile de dire que l’administration a soin de changer très souvent, pour dérouter les observations indiscrètes, la clé des vocabulaires.

Quant aux signaux destinés simplement à la police de la ligne, on comprend que l’emploi de tout vocabulaire serait superflu. Les cent quatre-vingt-douze signaux formés sur l’oblique de gauche, qui ont cette destination, sont connus de tous les employés. Ils expriment les avis que l’administration transmet aux stationnaires : l’urgence, le but, la destination de la dépêche, les congés d’une heure, d’une demi-heure accordés aux guetteurs, l’erreur commise dans un signal, l’absence d’un employé, en un mot tous les cas qui peuvent être prévus, depuis l’absence ou le retard d’un stationnaire jusqu’à la destruction d’un télégraphe par le vent ou la foudre. Ces sortes d’avis parcourent la ligne avec la rapidité de l’éclair, et l’administration est instruite en un clin d’œil de la nature de l’obstacle qu’a rencontré la dépêche et du lieu précis où elle s’est arrêtée.

La vitesse de transmission des dépêches varie suivant la direction des lignes. On reçoit à Paris les nouvelles de Calais (68 lieues) en trois minutes, par le moyen de trente-trois télégraphes ; celles de Lille (60 lieues) en deux minutes, par vingt-deux télégraphes ; celles de Strasbourg (120 lieues) en six minutes et demie, par quarante quatre télégraphes ; celles de Toulon (267 lieues) en vingt minutes, par cent télégraphes ; celles de Brest (150 lieues) en huit minutes, par cinquante-quatre télégraphes.

Cinquante ans d’expérience ont suffisamment montré toute l’étendue des services que l’on retire de l’emploi de la télégraphie aérienne. Cependant cette télégraphie a ses imperfections, et nous devons les signaler. Les signaux du télégraphe se transmettent à travers l’atmosphère ; par conséquent ses indications sont soumises à tous les accidens, à toutes les vicissitudes atmosphériques. Les brouillards, les pluies abondantes, la fumée, le mirage, les brumes du matin et du soir, paralysent le jeu du télégraphe aérien. Claude Chappe avait constaté que le télégraphe ne peut fonctionner réellement que deux mille cent quatre vingt-dix heures durant l’année, c’est-à-dire six heures par jour, terme moyen. Aussi affirmait-il que sur douze dépêches de son temps envoyées par les ministère et les autorités à l’administration télégraphique ou aux directeurs du télégraphe en province, six restaient dans les cartons ou étaient envoyées par la poste ; trois ne parvenaient à leur destination que six, douze ou vingt quatre heures après avoir été remises à l’administration, et trois seulement arrivaient aussi promptement que possible. La pratique a montré néanmoins que, même avec ces conditions défavorables, le télégraphe de Chappe suffit, dans la généralité des cas, aux besoins du service. Le vice fondamental de la télégraphie aérienne ne réside donc pas, à proprement parler, dans le trouble accidentel que les variations de l’atmosphère introduisent pendant le jour dans le passage des signaux : cette télégraphie présente un inconvénient plus sérieux, et que, depuis trente ans, on essaie inutilement de combattre. On devine qu’il s’agit de l’absence des signaux pendant la nuit. Le repos force du télégraphe pendant toutes les nuits laisse dans le service une lacune funeste, puisqu’il diminue juste de moitié le temps de la correspondance. Toutes les dépêches que l’on apporte au ministère après deux heures du soir en hiver et après cinq heures en été sont forcément renvoyées au lendemain. Alors, le salut d’une armée dût-il en dépendre, l’état fût-il en péril, la révolte eût-elle arboré son étendard triomphant dans nos rues ensanglantées, nulle puissance humaine ne pourrait arracher le télégraphe à son fatal repos. Aux premières ombres du soir, il a replié ses ailes ; comme un serviteur paresseux, il dort jusqu’au lever de la prochaine aurore. Et cependant de quelle importance n’aurait pas été, en tant d’occasions de notre histoire, l’existence d’une bonne télégraphie nocturne ! La bataille ou l’émeute sont suspendues aux approches de la nuit ; dans ces heures de silence et de trêve, l’autorité publique a le temps d’organiser ses mesures. Les masses dorment, les chefs doivent veiller ; par leurs soins, sous l’ombre protectrice de la nuit, les ordres s’élancent dans toutes les directions avec la rapidité de la pensée, et le lendemain, quand le soleil monte sur l’horizon, la défense est prête ou l’attaque concertée.

Les considérations empruntées aux données de la science montrent sous un autre aspect les avantages de la télégraphie nocturne. La météorologie nous apprend que les nuits limpides sont plus fréquentes que les jours sereins. Presque tous les phénomènes atmosphériques qui, dans le jour, contrarient la libre transmission des signaux, perdent leur influence pendant la nuit. Jusqu’au lever du soleil, les fleuves, les bois, les marais, cessent d’élever leurs vapeurs. Le mirage est nul, les brouillards tombent avec le crépuscule. La nuit abaisse les vapeurs que le soleil avait élevées ; la nuit, les villes, les villages, les usines sont sans fumée. Le refroidissement du soir précipite, il est vrai, l’eau répandue en vapeur dans l’atmosphère, et la résout en un brouillard léger ; mais ce phénomène ne se passe qu’à quelques pieds du sol, et n’atteint jamais la hauteur des régions télégraphiques. Il faut remarquer de plus que presque toujours des nuits sereines succèdent à des jours pluvieux et réciproquement. En supposant donc la télégraphie nocturne établie conjointement avec la télégraphie de jour, il serait difficile que l’intervalle de vingt-quatre heures s’écoulât sans laisser quelques heures favorables au passage des signaux.

Ces considérations ont été si bien appréciées par toutes les personnes qui ont mis la main à l’administration des télégraphes, que depuis trente ans on a fait de continuels efforts pour arriver à créer la télégraphie nocturne. Les frères Chappe n’ont jamais perdu de vue cet objet capital. De leurs recherches assidues, il est résulté que le problème de la télégraphie nocturne ne peut se résoudre que par ce moyen : éclairer pendant la nuit les branches du télégraphe. Malheureusement les essais pour cet éclairage ont presque tous échoué, et il est aisé de le comprendre, car les conditions à remplir sont aussi nombreuses que difficiles. Il faut que le combustible employé donne une lumière assez intense pour que la distance des postes télégraphiques ne lui fasse rien perdre de son éclat (cette distance est en moyenne de trois lieues) ; il faut que, sans entretien et sans réparation, cet éclat reste invariable pendant toute la durée des nuits ; il faut que la flamme résiste à l’impétuosité des vents et des courans atmosphériques qui balaient les hauteurs ; il faut enfin qu’elle suive sans vaciller les branches du télégraphe mises en mouvement par les manœuvres.

La plupart des combustibles essayés ont présenté chacun des inconvéniens particuliers. Les graisses, les résines, la bougie, donnent peu de lumière et une fumée abondante qui masque et offusque les branches du télégraphe. Le gaz employé à l’éclairage de nos rues donnerait une lumière d’une intensité convenable, mais il serait impossible de le distribuer à tous les postes télégraphiques. L’huile ne soutient pas la flamme dans les mouvemens de l’appareil ; la lumière vacille et disparaît par intervalles. Le gaz tonnant, c’est-à-dire le mélange explosif des gaz hydrogène et oxigène, fut essayé à l’époque où Napoléon armait le camp de Boulogne et préparait sa descente en Angleterre. Les expériences faites à Boulogne eurent les plus beaux résultats : le volume de lumière était énorme ; au milieu de l’obscurité des nuits, le télégraphe brillait comme une étoile détachée des cieux, mais le maniement de ce mélange explosif pouvait causer de terribles accidens, et l’on dut renoncer à en faire usage.

Plus récemment M. le docteur Jules Guyot a montré que l’hydrogène liquide, combustible nouveau qu’il a découvert, brûlé dans des lampes de son invention, suffirait à toutes les exigences de la télégraphie nocturne. On a trouvé cependant que la pose de ces lampes serait peut-être par les mauvais temps très difficile ou même impossible, et, par suite de ce déplorable système qui consiste à exiger qu’une découverte atteigne du premier coup la perfection absolue, le projet de M. Guyot, qui aurait pu offrir à l’état de très sérieuses ressources, a vie abandonné. Toutefois, il faut le dire, les essais de télégraphie nocturne auraient été poursuivis avec plus de persévérance par les inventeurs, accueillis avec plus de faveur par le gouvernement et les chambres, si des conditions capitales et toutes nouvelles n’étaient venues apporter dans la question un élément d’une irrésistible influence. Pendant que la télégraphie aérienne cherchait péniblement à accomplir de nouveaux progrès, la télégraphie électrique avançait à pas de géant dans la carrière. Long-temps vaincue, elle grandissait tous les jours en puissance, et un jour vint où il fallut sérieusement compter avec cette rivale presque oubliée.


III

Tous les essais entrepris avant les premières années de notre siècle pour appliquer l’électricité au jeu des télégraphes ne s’écartaient guère, à vrai dire, des conditions d’une belle utopie philosophique. L’électricité statique est un agent si capricieux, si difficile à maîtriser, que l’on ne pouvait raisonnablement en espérer aucun avantage sérieux dans un service régulier et continu. La découverte de la pile de Volta vint changer profondément la face de cette question. On sait que la pile électrique, découverte par Volta en 1800, est un instrument qui fournit une source constante d’électricité, électricité sans tension, c’est-à-dire qui n’a aucune tendance à abandonner ses conducteurs. La pile voltaïque offrit donc un moyen de faire agir l’électricité à travers un espace très étendu sans déperdition du fluide pendant le trajet.

Il restait cependant à remplir une condition capitale : il fallait rendre sensible à distance la présence de l’électricité par une action mécanique ou physique d’une intensité suffisante. Ce dernier pas fut heureusement franchi par la découverte bien connue du physicien danois OErsted. Dans l’année 1820, Œrsted découvrit ce fait fondamental, que les courans électriques produits par la pile de Volta ont la propriété d’agir sur l’aiguille aimantée et de la détourner de sa position naturelle. Si l’on fait circuler autour d’une aiguille aimantée un courant voltaïque, on voit aussitôt l’aiguille dévier brusquement, osciller pendant quelques instans, et abandonner sa direction vers le nord. La possibilité d’appliquer ce fait remarquable à l’art télégraphique fut bien vite saisie par les physiciens. Voici, par exemple, ce qu’écrivait Ampère très peu de temps après la découverte d’OErsted : « D’après le succès de cette expérience, on pourrait, au moyen d’autant de fils conducteurs et d’aiguilles aimantées qu’il y a de lettres, et en plaçant chaque lettre sur une aiguille différente, établir, à l’aide d’une pile placée loin de ces aiguilles et qu’on ferait communiquer alternativement par ses deux extrémités à celles de chaque conducteur, une sorte de télégraphe propre à écrire tous les détails qu’on pourrait transmettre, à travers quelques obstacles que ce soit, à la personne chargée d’observer les lettres placées sur les aiguilles. En établissant sur la pile un clavier dont les touches porteraient les mêmes lettres et établiraient la communication par leur abaissement, ce moyen de correspondance pourrait avoir lieu avec assez de facilité, et n’exigerait que le temps nécessaire pour toucher d’un côté et lire de l’autre chaque lettre. »

Le principe de la déviation de l’aiguille aimantée par l’influence d’un courant électrique a servi à construire plusieurs télégraphes ; tels sont ceux de Richitie et d’Alexander d’Edimbourg. Cependant ces appareils présentaient un vice capital qui devait singulièrement en compliquer le jeu : c’était la nécessité d’employer un grand nombre de fils métalliques pour indiquer les diverses lettres de l’alphabet. Le télégraphe d’Alexander employait trente fils de cuivre. Ainsi le problème n’était pas encore résolu, et la télégraphie électrique, pour atteindre à son dernier point de perfection, exigeait de nouvelles découvertes dans les propriétés de l’agent électrique. Ces découvertes ne se firent pas attendre.

En 1820, M. Arago observa ce fait fondamental, que l’électricité circulant autour d’une lame d’acier communique à l’acier les propriétés de l’aimant. Si l’on enroule autour d’une lame d’acier plusieurs tours de fil de cuivre et que l’on fasse circuler dans ce fil un courant électrique, en le mettant en communication avec une pile en activité, aussitôt la lame métallique est aimantée, c’est-à-dire qu’elle acquiert la propriété d’attirer, comme l’aimant, un disque de fer mobile. L’aimantation cesse dès que l’on interrompt le courant, de telle sorte qu’en établissant et rompant alternativement la communication avec la pile, on peut successivement donner et enlever à l’acier son aimantation.

C’est sur ce fait essentiel de l’aimantation temporaire de l’acier par les courans électriques qu’est fondé le principe de la télégraphie électrique moderne. Supposons en effet qu’il s’agisse d’établir une communication électrique entre Paris et Rouen. Plaçons à Paris une pile voltaïque en activité, étendons jusqu’à Rouen le fil conducteur de la pile et enroulons à Rouen l’extrémité de ce fil conducteur autour d’une lame d’acier. Le fluide électrique, en circulant autour de la lame d’acier, l’aimantera, et si l’on place au-devant de cette lame ainsi artificiellement aimantée, une pièce de fer mobile, aussitôt cette pièce de fer sera attirée et viendra se coller contre l’aimant. Maintenant que l’on interrompe le courant électrique, en supprimant la communication du fil conducteur avec la pile : aussitôt la lame d’acier revient à son état habituel, elle cesse d’être aimantée, elle n’attire plus le fer. Or, admettons que, pour se porter vers l’aimant, le fer stationnaire ait eu à vaincre la résistance d’un petit ressort : dès que le courant sera interrompu, le petit ressort ramènera la pièce de fer stationnaire à sa position primitive, puisque la puissance de l’aimant ne contre-balancera plus la tension de ce ressort. Ainsi, chaque fois que l’on établira et que l’on interrompra le courant, la pièce de fer sera portée en avant, puis repoussée en arrière. Par la seule action de la pile, on pourra donc exercer de Paris à Rouen une action mécanique qui donnera naissance à un mouvement de va-et-vient.

Si nous ajoutons maintenant que cet aimant artificiel peut recevoir tous les degrés de puissance, que, suivant ses dimensions et l’énergie du courant qui l’anime, il peut n’avoir que la force suffisante pour attirer un poids de quelques grammes, comme aussi il peut acquérir la force de mettre en mouvement des poids de plusieurs centaines de kilogrammes, on comprendra que le mouvement de va-et-vient dont nous venons de parler puisse s’appliquer à des leviers légers et très délicats, ou bien à des leviers composés de masses considérables ; on comprendra que cette force nouvelle, si facile à créer, si facile à anéantir, soit, comme on l’a dit, aussi propre à soulever le lourd marteau du forgeron qu’à mettre en mouvement le marteau le plus délié de l’horloger.

Ainsi, l’aimantation temporaire de l’acier ou du fer par l’influence d’un courant électrique donne le moyen d’exercer, à travers l’espace, un effet d’attraction et de répulsion, un mouvement continu de va-et-vient. La pile voltaïque permet à travers toutes les distances, de mettre un levier en mouvement. Tel est le principe fondamental de la télégraphie électrique. En effet, ce mouvement de va-et-vient une fois produit, la mécanique nous offre vingt moyens différens d’en tirer parti pour l’appliquer au jeu des télégraphes. Rien de plus varié que les procédés que l’on a mis en œuvre pour utiliser cette action mécanique. Les différentes combinaisons imaginées ont donné naissance à autant de télégraphes particuliers, qui, bien qu’identiques par leur principe, différent cependant beaucoup entre eux par les détails secondaires de leur mécanisme Nous n’essaierons pas de décrire en particulier chacun de ces instrumens. Il nous suffira d’exposer, selon l’ordre historique, la constitution des trois systèmes de télégraphie électrique établis successivement aux États-Unis, en Angleterre et en France[3].

Le télégraphe électrique qui traverse aujourd’hui les États-Unis sur une étendue immense a été imaginé et construit par M. Samuel Morse, professeur à l’université de New-York. M. Morse a été long-temps regardé comme le premier et le seul inventeur de la télégraphie électro-magnétique. Cette gloire lui est cependant disputée aujourd’hui par de nombreux rivaux. On nous permettra de ne pas toucher ici à cette question de priorité, débattue de part et d’autre avec une passion infatigable. Il est bon, il est juste de rapporter à leur véritable inventeur la gloire de ces découvertes immortelles qui changeront un jour les destinées de l’humanité ; mais, quand une question de ce genre est obscure, complexe, hérissée de difficultés de toute espèce, il est permis d’en suspendre l’examen. M. Westheaone disait, en 1838, qu’il avait recueilli pour sa part les noms de soixante-deux prétendans à la découverte du télégraphe électro-magnétique. Jusqu’à plus ample informé, nous nous en tiendrons aux allégations de M. Morse, en laissant toutefois reposer sur lui la responsabilité entière de ses assertions.

M. Morse, qui prétend à l’honneur d’avoir le premier conçu l’idée de la télégraphie électrique telle qu’elle est établie aujourd’hui, assure qu’il a imaginé son télégraphe électro-magnétique le 19 octobre 1832. Il revenait de France aux États-Unis, à bord du paquebot le Sully. Dans une conversation avec les passagers, on parla de l’expérience de Franklin, qui avait vu l’électricité franchir, dans un espace de temps inappréciable, la distance de deux lieues. Il lui vint aussitôt à la pensée que, si la présence de l’électricité pouvait être rendue visible dans une partie du circuit voltaïque, il ne serait pas difficile de construire un système de signaux par lesquels une dépêche serait instantanément transmise. Pendant les loisirs de la traversée, cette idée grandit dans son esprit ; elle devint fréquemment l’objet des conversations du bord. On lui opposait difficultés sur difficultés, il les surmontait toutes ; au terme du voyage, le problème pratique était résolu dans sa pensée. En quittant le paquebot, M. Morse s’approcha du capitaine William Pell, et lui prenant la main : « Capitaine, lui dit-il, quand mon télégraphe sera devenu la merveille du monde, souvenez-vous que la découverte en a été faite à bord du paquebot le Sully. »

Une semaine après son retour, M. Morse s’occupa d’établir les bases pratiques de son système. Cependant, en raison de difficultés et de longueurs aisés à concevoir, ce ne fut que cinq ans après qu’il put l’établir sur une échelle étendue. Les expériences publiques qu’il exécuta, à l’invitation et par le secours du congrès des États-Unis, eurent lieu le septembre 1837. La distance à laquelle le télégraphe fut essayé est de dix milles anglais où quatre lieues de France. Ces expériences eurent pour témoins une commission de l’institut de Philadelphie et un comité nommé par le congrès des États-Unis. Les rapports de ces deux commissions furent très favorables. Le comité du congrès proposa de consacrer 30,000 dollars (150,000 fr.) à une nouvelle expérience, sur une échelle plus étendue. C’est à la suite de ces derniers essais, dont les résultats furent sans réplique, que le système télégraphique de M. Morse, adopté par le gouvernement, fut établi tel qu’il existe aujourd’hui sur un grand nombre de chemins de fer des États-Unis.

Rien n’est plus simple que le système du télégraphe électro-magnétique américain. À la station où les dépêches doivent être reçues, se trouve un aimant temporaire en fer doux, autour duquel s’enroule l’extrémité du fil conducteur du télégraphe. Une pièce de fer mobile autour d’un axe est placé en regard de cet aimant, qui a une forme demi-circulaire, et est attiré par le fer lorsque passe le courant électrique. L’autre extrémité de cette pièce de fer est armée d’un petit levier qui porte un crayon. Sous ce crayon est un ruban de papier qui marche continuellement à l’aide de rouages d’horlogerie. À la station d’où partent les dépêches, il existe une pile voltaïque en communication avec le fil conducteur ; ce fil est interrompu sur un point de son trajet à peu de distance de la pile. Les deux extrémités disjointes du fil conducteur sont plongées dans deux coupes contigus contenant du mercure, de telle manière que l’on peut établir ou interrompre à volonté le courant, en plongeant ces extrémités dans la coupe ou en les retirant.

Quand on établit le courant, en plongeant les deux extrémités du fil dans le deux coupes, le fer à cheval est instantanément aimanté ; il attire à lui la pièce de fer doux dont le mouvement pousse le crayon contre le papier. Quand le circuit est interrompu, le magnétisme du fer à cheval disparaît, et le crayon s’éloigne du papier. Lorsque le circuit est ouvert et fermé rapidement, il se produit sur le papier mobile de simples points ; si au contraire il reste fermé pendant un certain temps, la plume trace une ligne d’autant plus longue que la durée du circuit a été plus prolongée. Enfin, rien n’est tracé sur le papier, tant que le circuit est interrompu. Ces points, ces lignes et ces espaces blancs conduisent à une grande variété de combinaisons. M. Morse a construit un alphabet à l’aide de ces élémens.

Le télégraphe américain est, comme on le voit, un instrument qui écrit lui-même les dépêches qu’il transmet. Le premier modèle de ce genre de télégraphe, construit par M. Morse, employait un crayon de mine de plomb. Comme il fallait à chaque instant aiguiser ce crayon, on le remplaça par une plume à laquelle un réservoir fournissait constamment de l’encre. Cette plume donna d’assez bons résultats, mais l’écriture parut confuse ; d’ailleurs, si la plume s’arrêtait quelque temps, l’encre s’évaporait et laissait dans la plume un sédiment qu’il fallait retirer avant de la mettre de nouveau en activité. Ces difficultés ont forcé l’inventeur à rechercher d’autres manières d’écrire. Après bien des expériences, il s’est arrêté à l’emploi d’un levier d’acier à trois pointes, qui imprime sur le papier tournant des marques très nettes et très durables. Ces pointes métalliques laissent sur le papier, qui est très épais, des marques en relief, analogues à ces caractères que les doigts de nos jeunes aveugles lisent si facilement.

M. Morse avait d’abord place les fils conducteurs de son télégraphe sous terre, en les enveloppant d’une substance isolante. Plus tard on eut l’idée heureuse de disposer ces fils le long de la voie des chemins de fer, en les soutenant à l’aide de poteaux. Cette disposition si avantageuse a été depuis adoptée pour la plupart des télégraphes électriques. Voici dès-lors comment le fil est élevé et soutenu. Des poteaux en bois, solidement plantes sur les bords du chemin de fer, à la distance de vingt ou trente mètres, soutiennent et isolent le fil à la hauteur de deux à trois mètres au-dessus du sol. Sur les poteaux sont placées des plaques isolantes en porcelaine ou en terre cuite, sur lesquelles passe le fil, et qui sont protégées contre la pluie par de petits toits de zinc ; car, s’il arrivait que les poteaux fussent mouillés et que les supports isolans le fussent aussi, l’isolement serait imparfait, il s’établirait des courans dérivés, et il faudrait des piles beaucoup plus fortes pour conserver au courant principal une intensité suffisante. De cinq cents mètres en cinq cents mètres, on place des poteaux plus forts, que l’on appelle poteaux de traction, sur lesquels on établit des espèces de cabestans propres à tendre le fil et à prévenir de trop grandes inflexions.

Les télégraphes électriques construits depuis quelques années n’ont qu’un seul conducteur, l’expérience ayant démontré que le sol peut fonctionner comme conducteur de pile et servir à compléter le circuit. On fait donc entrer la terre dans le circuit : il suffit pour cela de placer l’extrémité du fil conducteur à la station extrême en contact avec un des rails du chemin de fer ; l’électricité revient à la pile par le conducteur naturel que forme la terre[4].

Telles sont les dispositions générales des télégraphes construits en Amérique par M. Morse, et qui fonctionnent sur la plupart des chemins de fer des États-Unis La télégraphie électrique occupe aujourd’hui sur les rails-ways de ce pays une étendue totale de mille milles anglais (1,200 lieues de France environ). Elle relie le golfe de Mexico aux forêts du Canada. Voici, d’après M. Morse, l’ensemble du réseau américain déjà réalisé, et qui s’étend chaque jour :


D’Albany à Buffalo 350 milles
De New-York à Boston 220
De New-York à Albany 150
De New-York à Washington 230
De Washington à Baltimore 40
De Baltimore à Philadelphie 97
De Philadelphie à New-York 88
De New-York à New-Haven 84
De New-Haven à Hartford 30
De Hartford à Springfield 20
De Springfield à Boston 98
D’Albany à Rochester 252
1,659 milles

En Angleterre, la télégraphie électrique n’a pas fait de moins rapides progrès qu’aux États-Unis.

La plupart des lignes de télégraphie électrique qui fonctionnent aujourd’hui sur les chemins de fer anglais ont été créées par M. Westheaone. Le nom de ce savant mérite une place à part dans l’histoire de la grande invention qui nous occupe. S’il n’est pas authentiquement prouvé qu’il ait le premier conçu l’idée de la télégraphie électro-magnétique, on ne peut contester cependant qu’il ne l’ait le premier portée dans la pratique. C’est à M. Westheaone qu’appartient en effet l’honneur d’avoir le premier rattaché deux villes entre elles par un lien de correspondance électrique. Ce qu’on lui contestera moins encore, c’est d’avoir fondé la théorie scientifique de ces phénomènes et d’avoir élevé les procédés pratiques de cet art nouveau à un degré de perfection remarquable.

M. Westheaone, l’un des physiciens les plus distingués de notre époque, fut conduit à l’invention de ses appareils télégraphiques par les expériences qu’il fit en 1834 sur la vitesse de transmission de l’électricité. Il s’assura que cette vitesse est de 333,800 kilomètres par seconde, ou, si l’on veut ; que l’électricité pourrait faire, dans l’espace d’une seconde, huit fois le tour du globe. Pour faire ces expériences, il avait employé des fils de plusieurs milles. Les effets produits par l’électricité sur d’aussi grands circuits lui prouvèrent que les communications télégraphiques par l’électricité étaient non seulement possibles, mais très praticables. Il se mit donc à rechercher les appareils les plus convenables pour réaliser son projet et arriva bientôt aux résultats les plus satisfaisans.

Le premier télégraphe construit par M. Westheaone fut établi, en 1838, sur une partie du chemin de fer de Londres à Liverpool. Ce télégraphe était fondé sur le principe de la déviation des aiguilles aimantées par l’influence du courant voltaïque. Il employait cinq fils qui servaient à faire apparaître instantanément les diverses lettres de l’alphabet. L’emploi de cinq fils conducteurs était une complication sérieuse et une aggravation de dépenses. Aussi, ce système fut-il bientôt abandonné par l’inventeur, qui construisit de nouveaux appareils fondés sur le principe de l’aimantation temporaire par les courans électriques. Le nouveau système télégraphique de M. Westheaone a été établi en 1840 et fonctionne aujourd’hui sur quelques lignes anglaises. Il porte le nom de télégraphe à cadran. On peut dire sans trop de risques que c’est la perfection du genre. Comme les détails de construction mécanique nous bornerons à faire connaître les principes sur lesquels repose le jeu de cet admirable instrument.

Aux deux extrémités de la ligne télégraphique, on place deux cadrans circulaires parfaitement semblables et qui portent écrits sur leur circonférence les vingt-quatre lettres de l’alphabet et les dix chiffres de la numération. Ces deux cadrans communiquent entre eux par le fil conducteur de la pile. À l’aide de dispositions mécaniques convenables, chacune des lettres des cadrans peut se détacher du cercle et venir se placer au-devant d’une sorte d’indicateur qui permet de la lire. Ces deux cadrans sont liés entre eux de telle manière, que les mouvemens qui s’exécutent sur l’un des appareils sont répétés exactement et au même instant par l’autre. D’après cela, si, à la station d’où partent les dépêches, on amène successivement, les diverses lettres de l’alphabet devant l’indicateur, les mêmes lettres se détachent instantanément sur le cadran place à station où l’on doit recevoir les dépêches. On peut transmettre ainsi trente lettres au moins par minute et faire immédiatement la lecture des mots transmis.

Personne n’ignore qu’en Angleterre la télégraphie électrique est exploitée aujourd’hui sur une échelle très étendue. Depuis 1846, une compagnie puissante s’est formée pour étendre ce genre de communication à toutes les villes importantes de l’Angleterre et de l’Ecosse. Elle a fait élever l’année dernière de vastes bâtimens à Lothbury, à proximité de la Bourse et du quartier de la Banque. Ces bâtimens forment le point de jonction où viennent aboutir les lignes télégraphiques qui rayonnent de soixante villes importantes, telles que Manchester, Liverpool, Glascow, Edimbourg, Douvres, etc. En Angleterre, le télégraphe électrique est mis, moyennant une certaine rétribution, à la disposition du public ; tout individu ayant une communication à adresser à une ville éloignée apporte au bureau du télégraphe sa dépêche écrite en lettres ordinaires ou en chiffres : un quart d’heure après, il a reçu la réponse.

En moins d’une année, de juin 1846 au 29 mai 1847, la compagnie télégraphique avait établi en Angleterre 253 stations de télégraphie électrique, avec 228 appareils à aiguille double, 61 appareils à aiguille simple, et 355 timbres ou cloches, sur une longueur de 1,200 milles. La même compagnie se propose d’établir prochainement une communication télégraphique entre l’Angleterre et la France en déposant au fond de la mer un conducteur métallique bien isolé, qui reliera notre continent à la Grande-Bretagne. Au mois de janvier 1849, des expériences ont été entreprises pour étudier ce grand problème, et elles ont obtenu le plus éclatant succès. Ces expériences ont été faites à Folkstone sous la direction de M. Valker, sous-intendant du télégraphe électrique du chemin de Douvres à Londres, à bord du bâtiment la Princesse Clémentine.

Nous arrivons à la France, où la télégraphie électrique s’est aussi installée, mais avec une timidité excessive et après de bien longs tâtonnemens. L’histoire des progrès de la nouvelle découverte en Angleterre et dans le Nouveau-Monde est, il faut en convenir, à l’histoire de cette même invention en France un préambule d’un assez fâcheux effet. À côté des brillans résultats obtenus par les Anglais et les Américains, il faut se résigner à signaler chez nous des essais tardifs, timides, embarrassés, une réussite presque contestable. À de telles comparaisons, l’amour-propre national court les risques de plus d’un triste mécompte.

Tandis qu’en Angleterre et aux États-Unis la télégraphie électrique se jouait, grace au génie de Morse et de Westheaone, de la distance et de l’espace, elle rencontrait en France une résistance obstinée. Enchaînée par ses habitudes de routine, notre administration fermait les yeux aux plus éclatans progrès. Sans la persévérance du savant qui avait eu la gloire de découvrir les phénomènes physiques sur lesquels repose le mécanisme du télégraphe électrique, il est probable que nous en serions encore à envier à nos voisins la possession de cet instrument merveilleux. C’est à l’initiative de M. Arago que nous sommes redevables de l’existence dans notre pays de quelques lignes encore peu étendues de télégraphie électrique.

Au mois de juin 1842, le gouvernement présenta à la chambre des députés une demande de crédit pour perfectionner la télégraphie aérienne il s’agissait d’expériences de télégraphie nocturne, et, si nous ne nous trompons, on se proposait d’essayer le système d’éclairage de M. le docteur Jules Guyot. M. Pouillet était rapporteur du projet. Dans un rapport de ce genre, il était bien difficile de se taire sur l’existence de la télégraphie électrique, dont les journaux étrangers apportaient par intervalles les plus étonnans récits. M. Pouillet en parla en effet, mais ce fut pour déclarer que la télégraphie électrique n’était qu’une utopie brillante qui ne se réaliserait jamais. Une telle assertion émise par un juge que l’on devait croire compétent semblait devoir retarder indéfiniment l’installation de la télégraphie électrique en France. Heureusement M. Arago prit en main, contre M. Pouillet, les droits de la science ; il énuméra dans une improvisation brillante les avantages de la télégraphie électrique ; il fit connaître les merveilleux resultats obtenus en Amérique par les instrumens de M. Morse ; il prouva qu’il était facile de créer en France des établissemens analogues. Dès ce jour, les incertitudes, les résistances de l’administration durent cesser, et peu de temps après le gouvernement envoya en Angleterre M. Foy, administrateur en chef des lignes télégraphiques, avec mission d’y étudier les nouveaux appareils électriques.

À la suite des rapports de M. Foy, le gouvernement s’entendit avec M. Westheaone pour l’établissement en France d’une ligne de télégraphie électrique. On stipula le prix qui serait accordé à l’inventeur pour l’emploi de ses procédés et la fourniture des instrumens. M. Westheaone vint à Paris ; mais, au moment de prendre les arrangemens définitifs, des difficultés regrettables s’élevèrent inopinément. M. Arago et les savans français prétendaient que les lignes établies en Angleterre n’embrassaient pas une étendue suffisante pour décider a priori que les communications entre deux villes très éloignées, telles que Paris et le Hâvre, Paris et Lyon, pussent se faire sans aucune station intermédiaire ; on exigeait donc des expériences spéciales. M. Westheaone assurait, au contraire, que tout essai de ce genre était superflu, parce qu’il avait théoriquement et expérimentalement prouvé que le télégraphe électrique peut transmettre une dépêche à cent quarante lieues de distance sans aucune station intermédiaire. Les doutes de nos savans blessèrent un inventeur que huit années de travaux et de triomphes incontestés semblaient devoir affranchir d’un pareil contrôle. Ces premières difficultés en amenèrent d’autres ; bref, le conflit dégénéra en rupture complète. La commission instituée par le gouvernement pour l’établissement d’une ligne télégraphique de Paris à Rouen crut pouvoir se passer des lumières de M. Westheaone, et M. Westheaone quitta Paris. Pour l’avenir de nos établissemens de télégraphie électrique, il ne pouvait rien arriver de plus fâcheux. On va voir, en effet, à quels regrettables erremens s’est laissé entraîner la commission livrée à ses seules lumières et privée du concours et de l’expérience du savant illustre qui a doté l’Angleterre de son nouveau système de télégraphie.

Il y avait bien des manières d’établir en France la télégraphie électrique. On pouvait adopter le système américain de M. Morse, dont les résultats pratiques attestaient tous les jours la parfaite convenance. On pouvait employer les cadrans de M. Westheaone, qui nous paraissent en ce moment le dernier mot de l’art. On pouvait prendre, en les modifiant, les combinaisons mécaniques adoptées par M. Steinheil ou par M. Jacobi dans les appareils construits par ces savans en Allemagne et en Russie. La commission repoussa tout cela. M. Foy, qui présidait la commission et qui paraît avoir eu la haute main dans la direction de ses travaux, s’arrêta à l’idée étrange et bizarre de faire exécuter par le télégraphe électrique les signaux ordinaires du télégraphe aérien. M. Foy invoquait ce motif, qu’il désirait ne rien changer au personnel de l’administration télégraphique. Comment une idée semblable a-t-elle pu être accueillie par une commission formée d’hommes instruits et familiers avec toutes les difficultés et les exigences de la télégraphie électrique ? Nous l’ignorons. Toujours est-il que le projet de M. Foy fut adopté. M. Breguet construisit deux petits télégraphes longs de quelques pouces ; on les plaça aux deux extrémités de la ligne ; on tendit deux fils métalliques aboutissant à chacune des ailes de ces télégraphes, et, après les essais préalables, le système fut définitivement installé le 9 décembre 1844. Il fonctionne aujourd’hui sur les chemins de fer, de Paris à Lille et de Paris à Rouen.

On se serait proposé de chercher le plus imparfait, de tous les systèmes de télégraphie électrique, certes l’on n’aurait pas trouvé mieux. En premier lieu, le procédé de M. Foy exige l’emploi de deux courans voltaïques, au lieu d’un seul que présentent tous les appareils employés aujourd’hui. En effet, chacune des ailes de ces petits télégraphes est mise en mouvement par un courant particulier, ce qui exige l’emploi de deux piles, et de deux conducteurs. Tout le monde voit là une complication inutile et fâcheuse. L’emploi de deux conducteurs a l’inconvénient d’accroître les dépenses ; sur une ligne étendue, cet accroissement se traduirait par une différence de près de 1 million. Toutefois l’inconvénient capital n’est pas là ; il se trouve dans les embarras forcés qu’amène la transmission du courant sur deux lignes à la fois. Les chances d’erreurs sont ainsi doublées.

Un autre inconvénient du système de M. Foy, et qui a tout autant de gravité que le précédent, c’est que le nombre des signaux est excessivement restreint. Quand on voit manœuvrer les petits télégraphes de M. Foy, on est assez naturellement porté à croire qu’ils reproduisent fidèlement tous les signaux du télégraphe de Chappe ; c’est là cependant une erreur qu’un peu d’attention fait aisément reconnaître. Les télégraphes de M. Foy ne donnent que tout juste la moitié des signaux du télégraphe aérien. Le télégraphe de Chappe se compose, nous l’avons dit, de trois pièces mobiles : le régulateur et les deux ailes. Les ailes peuvent prendre quarante-neuf positions différentes ; ces quarante-neuf combinaisons graphiques sont vues sous deux aspects différens, selon que le régulateur est vertical ou horizontal ; de là, deux fois quarante-neuf ou quatre-vingt-dix-huit signaux dans la télégraphie aérienne. Or, le télégraphe électrique de M. Foy ne possède que deux pièces mobiles, les ailes. En effet, le régulateur qui n’existe que pour la forme, est fixé dans la position horizontale, au lieu d’être mobile autour de son centre, comme dans le télégraphe Chappe. Ce régulateur ne peut donc pas servir, comme celui du télégraphe aérien, à doubler par ses deux positions le nombre des combinaisons qui résultent de la situation des ailes. Le télégraphe électrique de M. Foy reproduit très bien les quarante-neuf signaux du télégraphe aérien dans lesquels le régulateur est horizontal, mais il ne peut reproduire un seul des quarante-neuf autres signaux dans lesquels le régulateur est vertical.

Il nous paraît donc indispensable de renoncer sans retard au système de télégraphie électrique que M. Foy a fait adopter sur les lignes françaises ; les embarras, les inconvéniens sans nombre des dispositions actuellement adoptées en font une loi. Le système à cadran de M. Westheaone nous semble appelé à remplacer la vicieuse combinaison en usage aujourd’hui. Si, néanmoins, l’administration tenait absolument à conserver, pour le télégraphe électrique, l’usage des signaux de Chappe, on pourrait dessiner ces signes sur un appareil à cadran et les faire successivement apparaître ainsi dessinés à la station extrême ; on pourrait tracer sur un même cadran deux ou trois séries des segmens concentriques portant deux ou trois séries des signaux de Chappe. Un de nos plus savans et de nos plus habiles constructeurs, M. Froment, construit et livré quelques télégraphes électriques sur ce modèle. On pourrait encore comme le propose M. Moigno, employer avec avantage un certain nombre de cadrans portant tous des signes différens, quatre-vingt-douze cadrans, si l’on veut, pour correspondre aux quatre-vingt-douze pages du vocabulaire phrasique de l’administration. Remplacer un cadran par un autre serait une opération de quelques secondes ; on indiquerait, par un signal particulier, celui des cadrans que l’on doit installer actuellement, celui des segmens dont les signes vont être transmis et doivent par conséquent, être remarqués et notés.

Nous ne voyons pas néanmoins pourquoi on s’obstinerait à conserver, dans la télégraphie électrique, l’usage des signaux de la télégraphie aérienne. Il n’y a qu’une utilité très contestable à combiner entre eux ces appareils qui ont été institués chacun en vue d’exigences très diverses. Les inconvéniens de cette fusion sont, au contraire, de la nature la plus grave. On limite, en effet, par là les ressources de la correspondance au répertoire très borné du vocabulaire de Chappe, et quelle nécessité d’enchaîner ainsi la langue des communications télégraphiques dans ce cercle étroit d’où elle ne pourra jamais sortir ?

Évidemment, le meilleur parti à prendre, c’est de renoncer à l’usage des signaux aériens et d’adopter le système à cadran de M. Westheaone. Un cadran circulaire portant les vingt-quatre lettres de l’alphabet et les dix chiffres de la numération est parcouru par une aiguille qui, par un mécanisme approprié, s’arrête à volonté devant chacune de ces lettres. Deux cadrans parfaitement semblables étant disposés aux deux stations extrêmes, par exemple à Paris et à Rouen, les aiguilles des deux cadrans sont d’abord placées sur un même signe servant de point de départ ; les cadrans sont ainsi réglés et mis d’accord. Si alors, sur le cadran de Paris, on amène successivement, l’aiguille devant les différentes lettres qui doivent composer un mot, le mécanisme de l’appareil présente l’aiguille au-devant des mêmes lettres sur le cadran de Rouen. L’employé peut ainsi lire et noter successivement les mots qui lui sont transmis. Pour indiquer la fin d’un mot, il suffit, à la terminaison de chaque mot, de ramener l’aiguille à la position de son point de départ. Tel est, en faisant ici abstraction des dispositions secondaires du mécanisme, le principe des télégraphes électriques que construit aujourd’hui M. Froment, et que nous avons vus fonctionner dans les ateliers de ce jeune et savant mécanicien. L’extrême simplicité, l’exactitude, la régularité du jeu de cet appareil, nous paraissent lui assigner le premier rang parmi les divers systèmes de télégraphes électriques exécutés jusqu’ici.

C’est à grand tort que l’on objecterait que, dans le système adopté par M. Froment, le secret des dépêches ne serait pas suffisamment assuré. Pour réunir toutes les garanties nécessaires, il suffirait de prendre, pour le vocabulaire, une clé de convention habituelle, ainsi qu’on le fait pour les messages diplomatiques. Il faut bien remarquer d’ailleurs que cette question du secret des dépêches si grave lorsqu’il s’agit de la télégraphie aérienne, n’a qu’une très faible importance dans la télégraphie électrique. Le télégraphe aérien étale ses signaux à tous les yeux, il les déploie librement à la face du public, dont il semble provoquer sans cesse et irriter la curiosité. Au contraire, avec le télégraphe électrique, rien ne transpire au dehors ; non-seulement personne ne peut observer les signaux au passage, mais même aucun indice extérieur ne trahit le moment où la correspondance est en action. Toute surprise étrangère est donc impossible et l’on n’a à se prémunir que contre l’indiscrétion de quelques employés. Le changement fréquent des clés du vocabulaire suffit et bien au-delà pour remplir cette condition. Ainsi la question du secret des dépêches, question grave quand on fait usage du télégraphe de Chappe, n’est qu’infiniment secondaire avec les appareils électriques.

En résumé, nous croyons pouvoir conclure avec assurance que le système de télégraphie électrique aujourd’hui usité en France ne saurait être plus long-temps conservé. Des intérêts de tout genre en prescrivent l’abandon. En voulant concilier deux systèmes incompatibles, la télégraphie aérienne et la télégraphie électrique, on s’est engagé dans une voie fausse. Les temps de la télégraphie aérienne sont accomplis. Quelque merveilleux que soit en lui-même l’utile instrument que nous devons aux frères Chappe, quelle que soit l’étendue des services qu’il a rendus jusqu’à ce jour aux sociétés modernes, le moment est venu pour le télégraphe aérien de faire place à un rival contre lequel il ne saurait lutter. Autour de nous, d’ailleurs, tout annonce cette déchéance inévitable. En Angleterre, le télégraphe aérien est à peu près abandonné. Dans les états de l’Union américaine, la télégraphie électrique étend chaque jour les fils de son admirable réseau. L’Allemagne a été des premières à accueillir l’invention nouvelle et dans moins de deux mois Vienne et Berlin seront rattachés l’un à l’autre par un lien électrique. La Belgique, la Russie elle-même, commencent à participer aux avantages de la découverte de Morse. En France seulement, la télégraphie électrique a eu de moins heureux débuts. Trois causes retardent chez nous le développement de cette télégraphie : l’absence de lignes étendues de chemins de fer, les dépenses de premier établissement, les préjugés qui règnent encore dans notre pays sur l’emploi de l’électricité. De ces trois obstacles que rencontre en France la télégraphie électrique, le premier seul est sérieux.

Pour le nombre et l’étendue des lignes de fer, la France marche en arrière de toutes les grandes nations de l’Europe, et on ne peut guère espérer qu’elle sorte bientôt de cette situation d’infériorité. Or, la télégraphie électrique ne peut fonctionner dans toute sa puissance que secondée par un vaste système de voies de fer. On a tout récemment découvert, il est vrai, un moyen nouveau d’isoler au sein de la terre les fils conducteurs des télégraphes, et on prétend que ce moyen permettrait de se passer à l’avenir du secours des voies ferrées. C’est une assertion qui a grand besoin d’être sanctionnée par l’expérience, et en tout cas, pour la certitude, pour l’intégrité des communications électriques, pour la commodité de l’inspection journalière, pour l’indispensable surveillance à exercer sur le parcours des lignes, il nous paraît douteux que rien puisse remplacer la précieuse ressource qu’offrent les voies de fer.

Quant à l’objection qui dépenses de premier établissement, elle ne soutient en vérité pas l’examen. Le télégraphe électrique de Paris à Rouen n’a coûté que 1,400 fr. par kilomètre. De Paris à Toulon, par exemple, la dépense totale des frais d’établissement n’atteindrait pas la somme de 1,200,000 fr. D’autre part, les frais journaliers sont assez faibles, puisque tout se réduit à l’entretien des fils conducteurs, et le personnel est si peu nombreux que les dépenses d’administration sont insignifiantes. Toutefois, les frais d’établissement et d’entretien fussent-ils mille fois plus considérables, la télégraphie électrique l’emporterait encore, au point de vue de l’économie, sur la télégraphie aérienne. Aujourd’hui, celle-ci coûte annuellement un million au budget, et le gouvernement ne s’en inquiète guère, car cette dépense est couverte en grande partie par les économies que l’on réalise sur les estafettes et sur les courriers. Que sera-ce donc lorsque la vitesse de la communication sera centuplée, et quand le télégraphe pourra manœuvrer en toute saison, à toute heure de la nuit ou du jour, sans rien perdre de sa prodigieuse rapidité ! Le gouvernement, d’ailleurs, peut, quand il le voudra, tirer des lignes électriques un revenu assez important. Il lui suffira, pour cela, de mettre les télégraphes au service du commerce, de l’industrie et des particuliers, d’abandonner en un mot le monopole des communications télégraphiques dont il jouit en vertu de la loi de 1834. L’exemple de l’Angleterre, des États-Unis et de la Belgique répond, sous ce rapport à toutes les objections. Dans ces trois pays, le télégraphe, mis à la disposition du public, fournit à l’état un produit considérable. Le commerce et l’industrie auraient aussi leur intérêt à l’adoption de cette mesure, dont ils retireraient d’immenses avantages. L’expérience a montré que deux services télégraphiques, consacrés l’un aux dépêches du gouvernement, l’autre aux correspondances particulières, peuvent coexister sans inconvénient. Le changement fréquent des clés du vocabulaire dans la correspondance de l’état suffit en effet pour garantir le secret de ses messages.

Les objections dirigées contre les propriétés mêmes de l’agent électrique ne tirent guère leur importance, il faut bien le dire, que de l’ignorance et de la crédulité du public. On a prétendu d’abord que les mille variations de l’atmosphère, les brouillards, la pluie, les vapeurs condensées dans les tunnels, seraient autant d’obstacles à la libre circulation de l’électricité. La pratique a suffisamment répondu à ces craintes. L’isolement des fils conducteurs est parfait. Sous les tunnels comme sur les bords de la voie, le courant n’est jamais interrompu ni dissipé. Il se maintient avec la même régularité par les temps secs et par les temps de brouillard ou de pluie. On a même remarqué que la pluie est une condition plutôt favorable que contraire à la transmission des signaux, Dans le télégraphe que le savant Jacobi a construit en Russie, les conducteurs cheminent sous terre sur un espace de plus de sept lieues, et les communications ne sont jamais suspendues. On a beaucoup parlé aussi des difficultés que doit amener dans le service du télégraphe électrique l’existence constante de l’électricité libre au sein de l’atmosphère. On s’est demandé si, en temps d’orage, la vie des voyageurs ne serait pas mise en danger par la proximité de ce long conducteur métallique établi sur les bords des voies de fer. Ici encore l’expérience est venue prononcer en faveur de la nouvelle télégraphie. Par un ciel serein, l’électricité répandue dans l’air n’exerce aucune action appréciable sur les instrumens télégraphiques. Seulement, si le vent vient brusquement à changer, il s’établit un courant électrique qui influence faiblement le fil conducteur ; dès-lors l’appareil parle, c’est-à-dire que les signaux sont subitement mis en jeu et oscillent pendant quelques instans. Si le ciel est nuageux et les nuages fortement électrisés, quand le vent chasse les nuages dans la direction du fil, ces nuages agissent sur le conducteur, et les signaux se mettent encore en branle. Dans ces deux cas cependant, les effets n’ont rien de fâcheux ; ils ne peuvent aucunement troubler le service ; seulement, si la foudre éclate, si l’étincelle, partant d’un nuage fortement électrisé ; vient à frapper le sol, le fil métallique du télégraphe offrant à l’écoulement du fluide un passage facile, le conducteur peut être foudroyé. Quels sont alors les effets de ce coup de foudre ? Quelquefois le fil est rompu, les communications sont alors interceptées entre les deux stations ; mais cet événement est extrêmement rare, le fil étant d’un trop fort diamètre pour être aisément fondu. Dans tous les cas, si le fil est fondu, il ne l’est jamais que sur quelques points de sa continuité, et tout se borne à cette rupture. Le plus souvent la foudre, en frappant le conducteur, n’a d’autre effet que de fondre le fil très fin qui s’enroule autour de l’électro-aimant, c’est-à-dire de l’appareil qui forme les signaux. Alors les communications sont, arrêtées. C’est un accident qui est arrivé plusieurs fois sur la ligne de Rouen. Toutefois le mal est vite reconnu et aussi vite réparé. Rien, on le voit, n’est moins grave que les accidens déterminés par l’électricité atmosphérique dans les appareils de télégraphie électrique.

Un examen sérieux de toutes les questions soulevées par la nouvelle télégraphie ne mène donc qu’à une seule conclusion : c’est que rien ne saurait justifier l’accueil peu encourageant fait en France à la télégraphie électrique. L’exemple de l’Angleterre et des États-Unis ne nous permet pas d’hésiter : il nous indique la marche à suivre. Quelques mesures énergiques suffiraient pour tirer la télégraphie électrique de l’état d’imperfection et d’enfance où elle sommeille chez nous. Ces mesures sont les suivantes : 1° abandon du système de M. Foy, aujourd’hui en usage sur les chemins fer de Paris à Lille et de Paris à Rouen ; 2° adoption d’un système télégraphique fondé sur les principes du télégraphe à cadran de M. Westheaone ; 3° ouverture d’un concours de télégraphes électriques où seraient appelés les mécaniciens français et les constructeurs étrangers ; 4° libre usage du télégraphe électrique accordé au commerce et aux particuliers. Que ces conditions soient remplies, et la télégraphie électrique aura bientôt conquis en France la position qui convient à ce nouvel et puissant agent de communication. Il y a là une grande question d’utilité publique qu’il n’est pas permis de négliger, et le gouvernement qui saura la résoudre aura bien mérité de la science et du pays.


L. FIGUIER.


ERRATA

Dans l’article sur la Télégraphie aérienne et la Télégraphie électrique, page 611, ligne 4 et suivantes, au lieu de : « une lame d’acier communique à l’acier, etc. : , » lisez : une lame de fer communique au fer. Il faut partout, dans cette page, substituer les mots aimantation du fer aux mots aimantation de l’acier. C’est une erreur de plume facile à rectifier. »

  1. Un autre original, le baron Boucheroeder, parait avoir été jaloux de l’invention des télégraphes animés. Il était colonel d’un régiment de chasseurs hollandais, et en 1795 il dressa ses soldats à des manœuvres télégraphiques. La moitié du régiment déserta ; autre moitié entra à l’infirmerie. Au sortir de l’hôpital, les soldats refusèrent de recommencer les exercices ; le colonel, furieux, alla se plaindre à l’empereur François, qui lui rit au nez. C’est le même Boucheroeder qui, dans son traité de l’Art des Signaux, imprimé à Hanau en 1795, prétend que la tour de Babel n’avait d’autre objet que d’établir un point central de communications télégraphiques entre les différentes contrées habitées par les hommes.
  2. Depuis 1830, on a refondu en un seul les trois vocabulaires de Chappe, que l’on a d’ailleurs fort étendus. L’administration a trouvé les bases de ce travail toutes préparées par Chappe l’aîné, qui avait composé un vocabulaire de soixante-un mille neuf cent mots.
  3. On trouvera, dans l’ouvrage sur la Télégraphie électrique récemment publié par M. l’abbé Moigno, la description très fidèle des divers procédés mis en usage pour l’application de l’électricité à l’art des signaux.
  4. Dans les télégraphes où cette disposition n’est pas adoptée, il faut un fil d’aller et un fil de retour, et ces deux fils ne doivent ni se toucher ni communiquer entre eux. On les dispose alors sur les supports isolans, l’un au-dessous de l’autre, à une distance de 30 ou 40 centimètres.