La Télégraphie internationale/01

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LA
TÉLÉGRAPHIE INTERNATIONALE

I.
LES ANCIENS TRAITÉS ET LA CONFÉRENCE DE PARIS.

I. Documens diplomatiques des conférences télégraphiques internationales de Paris, de Vienne et de Rome, Paris 1865, Vienne 1868, Rome 1872. — II. La télégraphie à l’exposition universelle de 1867, Paris 1868. — III. Procès-verbal de la conférence convoquée à Berne par les administrations austro-hongroises pour le règlement des tarifs des Indes et de la Chine, Berne 1871. — IV. Journal télégraphique publié par le Bureau international des administrations, Berne 1870-71-72.

Qui ne sent combien il importe à la paix du monde que les relations internationales se multiplient, bien que le moment puisse paraître mal choisi pour y porter l’attention? Condorcet, en esquissant le tableau historique des progrès de l’esprit humain, fait aboutir l’humanité à une dixième époque, qui est une sorte d’âge d’or où « les peuples sauront que des confédérations perpétuelles sont le seul moyen de maintenir leur indépendance. » Nous n’aurions que l’embarras du choix, si nous voulions nous reporter à tout ce qu’on a dit récemment d’ingénieux sur la fraternité des nations, à tous les procédés que l’on a proposés pour empêcher la terre d’être ensanglantée par les passions des hommes. Voici par exemple le professeur Seeley, qui indique aux membres de la ligue internationale de la paix comment la guerre pourrait être abolie en Europe. Il ne s’agit de rien moins cette fois que d’instituer de véritables états-unis européens. Il faut que nous cessions d’être simplement Anglais, Français, Allemands, et que nous nous considérions en quelque sorte comme citoyens d’une patrie nouvelle. L’Europe doit avoir une constitution aussi bien que les états qui la composent; il doit y avoir une législation européenne, un pouvoir exécutif européen, dans le genre des institutions qui fonctionnent à Washington. Il faut une juridiction centrale qui tranche pacifiquement tous les litiges, et ce tribunal, pour faire respecter et exécuter ses arrêts, doit avoir la force à sa disposition, doit commander aux armées combinées de toute l’Europe. C’est donc à la fédération et non aux états particuliers que doit appartenir le pouvoir militaire, et cette condition, tout en étant indispensable, paraît dès l’abord si difficile à réaliser que l’orateur est tout près de désespérer du système même qu’il défend. Comment d’ailleurs imaginer en Europe un pouvoir exécutif central? comment se représenter l’Angleterre, la France, l’Allemagne, se réduisant à n’être que les états particuliers d’une unique nation? Nous avons été dans ces derniers temps si fatigués des excès d’une phraséologie vide et ambitieuse, que nous éprouvons le besoin de rester terre à terre et de nous traîner près des faits. C’est donc dans la pratique et dans les circonstances courantes que nous voulons chercher ce qui peut servir les idées d’union européenne.

Laissons les mots sonores, les vastes pensées, les solutions à grande envergure. Arrêtons-nous à des procédés moins brillans, divisons les difficultés pour les résoudre. Que si les états européens, sans songer à une fédération effective, arrivaient à se concerter sur un grand nombre de points particuliers, sur le service des chemins de fer, des routes et des canaux, sur celui des postes, des télégraphes, sur les institutions de crédit, sur l’exploitation de telle et telle branche de revenus, sur les observations de physique générale, sur l’organisation et les encouragemens à donner au personnel de la science, toutes ces ententes partielles entremêleraient et confondraient peu à peu les intérêts des nations de la manière la plus efficace; elles finiraient par se trouver en quelque sorte fédérées par la force même des choses.

On aperçoit çà et là quelques heureux effets de cet esprit de concorde et d’union internationale. Le traité de Paris en 1856 a proclamé le grand principe de la neutralité maritime en temps de guerre. En 1868, la cour de Saint-Pétersbourg proposa une convention pour interdire l’emploi des balles explosibles. Quoi de plus saisissant que les heureux résultats obtenus par la Société internationale de secours aux blessés? Dès l’année 1863, la Société genevoise d’utilité publique en prend l’initiative; seize états signent, le 22 août 1864, la convention de Genève, et, dans les quatre années qui suivent, de nouvelles ratifications portent à vingt-deux le nombre des gouvernemens adhérens; on a vu dans la dernière guerre l’efficacité d’une institution qui portait en quelque sorte au milieu des belligérans le drapeau international de l’humanité. Nous ne parlerons pas de l’arbitrage qui se poursuit en ce moment au sujet de l’Alabama, et nous mentionnerons seulement en passant tous ces congrès où des délégués volontaires viennent discuter périodiquement, dans les principales villes de l’Europe, les grands problèmes de la géologie, de l’anthropologie, de l’archéologie, voire de la statistique et des sciences sociales. Ce sont là autant de brins du faisceau que forment peu à peu en se réunissant les intérêts des nations européennes. Pour aujourd’hui, nous voulons choisir dans ce faisceau, bien faible et bien mince encore, un sujet particulier d’étude, un exemple qui peut offrir un précieux enseignement. Sur aucune des questions qui ont provoqué ces délibérations internationales, l’accord ne s’est établi d’une façon aussi complète et aussi rapide que sur les règles du service télégraphique. L’attention publique, sans cesse attirée par des phénomènes plus spécieux et plus bruyans, a négligé jusqu’ici les résultats modestes, mais solides, qui ont été obtenus de ce côté. L’immense réseau de fils métalliques qui embrasse l’Europe, et qui atteint par des câbles sous-marins toutes les autres parties du monde, fonctionne maintenant sous l’autorité d’un véritable syndicat établi entre les administrations des divers pays. Des conférences internationales, dont la dernière a eu lieu à Rome dans les mois de décembre 1871 et de janvier 1872, règlent périodiquement les principes de cette exploitation syndicale.

Quand nous disons qu’un accord complet s’est rapidement établi entre les nations au sujet du service télégraphique, nous parlons seulement par comparaison. Les résultats acquis peuvent être regardés comme satisfaisans, si l’on considère les prodigieux embarras qui s’opposent à toute entente internationale. Si l’on se plaçait à un point de vue plus absolu, on pourrait trouver qu’il a été fait encore bien peu de chose, et que ce peu n’a été obtenu qu’au milieu d’hésitations et de tâtonnemens de tout genre. Aussi bien c’est là même qu’est l’intérêt principal de notre sujet. Ces hésitations, ces tâtonnemens, sont fertiles en leçons. On ne lira pas sans fruit l’histoire des efforts qui ont été faits pour fonder en Europe une véritable union télégraphique. En pareille matière, la bonne volonté ne suffit pas, il faut ce je ne sais quoi qui fait réussir, et ceux qui s’attacheraient à quelque entreprise de ce genre ne sauraient se donner une meilleure préparation que d’examiner en détail les procédés que d’autres ont employés efficacement. Au fond, les affaires humaines se conduisent toujours par les mêmes moyens, et ce qui a prise sur les hommes dans un cas donné peut servir dans tous les cas analogues.

Nous allons examiner par quelle série d’essais les administrations européennes en sont venues à instituer une exploitation télégraphique commune, qui, dans un service où la centralisation est nécessaire, a prodigieusement servi les intérêts publics. Il nous faudra sans doute entrer dans quelques détails techniques, présenter un certain nombre de particularités professionnelles; mais, sous l’aridité des problèmes spéciaux, on découvrira sans peine le jeu éternel des affaires humaines.

Traçons tout de suite par quelques grandes lignes le cadre de l’histoire que nous avons à écrire. Jusqu’en 1865, nous assistons aux origines, aux débuts de la télégraphie internationale. Ce n’est point une époque inféconde, loin de là : les questions se posent, les problèmes naissent et s’agitent, les idées s’éclaircissent et se font jour en se détruisant les unes les autres; en somme, on voit naître dans cette période préparatoire tous les germes des solutions que l’avenir mettra en œuvre. En 1865 s’ouvre la première grande conférence entre toutes les nations de l’Europe. Cette conférence promulgue une sorte de code, nourri de tous les travaux des années précédentes, mais qui, en les résumant et en les perfectionnant, les rejette dans l’oubli, et inaugure comme de toutes pièces un nouvel accord européen.

La convention conclue à Paris en 1865 est révisée à Vienne en 1868. La conférence de Vienne, après avoir fixé dans le service un certain nombre de points secondaires, institue un véritable pouvoir exécutif dans la confédération télégraphique. Elle ébauche du moins à cet égard une solution qui offre une importance véritable. Au mois de septembre de l’année 1871, une commission spéciale se réunit à Berne en vertu des dispositions créées par le traité de Vienne. Cette commission n’a qu’une difficulté particulière à résoudre, celle du tarif des dépêches adressées aux Indes et en Chine; la complication croissante des réseaux télégraphiques, qui ont fini par atteindre l’Océanie et l’extrême Orient, Java et l’Australie d’une part, la Chine et le Japon de l’autre, crée en effet des questions de concurrence inconnues jusqu’alors. La commission de Berne se débat entre ces embarras d’un genre nouveau; mais l’importance qu’elle a pour nous ne dépend point de la question qu’elle traite : elle nous touche parce qu’on y voit fonctionner pour la première fois, dans un conflit d’intérêt, le système amphictyonique inauguré à Vienne.

Enfin le 1er décembre 1871, dans la nouvelle capitale de l’Italie unifiée, les délégués européens se réunissent de nouveau pour réviser le code général qu’ils ont édicté à Paris et à Vienne. D’intéressantes propositions leur sont soumises pour resserrer les liens de l’entente commune. On demande à neutraliser, afin de les garantir contre les risques de guerre, ces câbles si frêles qui portent la pensée sous les mers ; on demande à instituer les observations météorologiques sur un plan plus précis et plus ferme qu’on ne l’a fait jusqu’à ce jour; on demande à fonder dans un pays neutre, à Berne, à Zurich par exemple, une sorte d’école ou d’institut international, tant pour les ingénieurs que pour les employés du télégraphe. Tout compte fait, le résultat de la conférence de Rome a presque été négatif. Les délégués se sont perdus dans une série de questions de détails, ils n’ont point réussi à résoudre les grosses difficultés qui ont surgi sous leurs pas, et qui résultent de la puissance nouvelle des grandes compagnies industrielles. Cependant, n’faibles que soient les résultats obtenus à Rome, le syndicat télégraphique, par le fait même de la conférence, s’affermit, se consolide et assure la continuité de son existence. La conférence de Rome a décidé que la prochaine réunion aurait lieu en 1875 à Saint-Pétersbourg.


I.

La France fit ses premiers essais de télégraphie électrique en 1845, sur la ligne de Paris à Rouen, et en 1846 sur la ligne de Paris à la frontière du nord. Le nouveau service s’étant développé rapidement, le président de la république, par un décret-loi du 6 janvier 1852, affectait un crédit de 5 millions à la création d’un réseau de lignes qui embrassait tout l’intérieur de la France et atteignait les différentes frontières. Les choses se passaient à peu près de même dans les pays voisins, de sorte que les lignes françaises en vinrent naturellement à se relier aux lignes étrangères. Ces premières jonctions se firent entre les années 1852 et 1855. Chacune d’elles donna lieu à une entente diplomatique. Comme on se trouvait en face de questions tout à fait nouvelles, que l’on n’avait presque aucune donnée expérimentale pour se guider, on procéda par conventions signées à titre provisoire. Un acte de cette nature fut conclu le 25 août 1852 avec le grand-duché de Bade. Il servit de modèle aux traités qui intervinrent avec la Suisse (23 décembre 1852), avec le royaume de Sardaigne (28 avril 1853) et avec la Bavière (29 juillet 1853).

L’usage de la télégraphie était alors fort restreint. Elle ne servait guère qu’aux relations officielles. A peine envoyait-on quelques dépêches privées; le prix en était relativement considérable. Les premiers négociateurs, n’ayant encore que des idées fort incertaines sur les conditions auxquelles serait assujetti le service international, se bornent à stipuler quelques points essentiels. A chacun des points-frontières on établit timidement un bureau mixte pour l’échange des dépêches; ce bureau est composé de deux employés, l’un nommé et payé par la France, le second par l’autre puissance contractante. Le rôle international de ces employés est l’objet de stipulations spéciales de la part de la diplomatie qui règle les droits résultant de leur situation. Quant aux dépêches, elles subissent dans ces bureaux frontières une série de manipulations que rend nécessaires la discordance des moyens usités sur les différens territoires. Les appareils employés de l’un et de l’autre côté de la frontière ne sont pas les mêmes, ils produisent des signaux de nature différente : la dépêche a donc à subir une véritable traduction télégraphique pour être reportée d’un système de signaux dans un autre. De plus elle doit dans la plupart des cas changer de langue, être traduite par exemple du français en allemand.

Le 4 octobre 1852, une convention est signée à Paris entre la France, la Belgique et la Prusse. Le roi de Prusse n’y intervient pas seulement en son nom personnel, il y prend part au nom d’un groupe de puissances qui ont conclu entre elles un traité d’union dite austro-germanique. Ce sont, outre la Prusse, l’Autriche, la Bavière, les royaumes de Saxe, de Hanovre et de Wurtemberg, enfin les Pays-Bas, qui depuis le 18 juillet 1851 ont expressément accédé à l’union austro-germanique. On spécifie d’ailleurs que le traité s’appliquera aux puissances qui viendront par la suite se mettre dans les rangs de l’union allemande.

Cette convention de Paris était le premier exemple d’un accord intervenu entre un groupe déterminé d’états. Jusque-là on n’avait traité qu’entre pays limitrophes et seulement, comme nous l’avons dit, sur quelques objets très restreints. L’acte conclu à Paris en 1852 comprenait un plus grand nombre d’articles et visait à une certaine généralité. Il fixait par exemple les bases sur lesquelles serait calculée la taxe internationale, et inaugurait à ce sujet le système des zones. Des points-frontières étaient désignés d’un commun accord, et les bureaux étaient classés dans les divers pays suivant leurs distances à ces points. En France et en Belgique, la première zone s’étendait de 1 à 75 kilomètres, la seconde de 75 à 190, et ainsi de suite. En Prusse, la première zone était de 1 à 10 milles, la seconde de 10 à 25, etc. Le prix par zone était de 2 fr. 50 en France et en Belgique, et de 20 silbergros en Prusse pour la dépêche simple composée de vingt mots. Un exemple pourra donner une idée de ce tarif : une dépêche de Paris à Kœnigsberg (vingt mots) revenait à 25 fr. 50 cent.

Après avoir traité avec le groupe des puissances allemandes, la Francs convoqua pour le même objet ses autres limitrophes. Une convention fut signée à Paris le 29 décembre 1855 avec la Belgique, l’Espagne, la Sardaigne et la Suisse. La zone était encore admise comme base du tarif; mais l’étendue de la première zone était portée à 100 kilomètres, celle de la seconde à 250, et ainsi de suite d’après la même loi, chaque zone excédant de 150 kilomètres la largeur de la précédente. La dépêche simple était fixée à quinze mots, avec taxe additionnelle pour chaque série de cinq mots. Le prix par zone était de 1 fr. 50 cent, pour la dépêche simple avec augmentation de 50 centimes pour chaque série additionnelle.

Par ce simple aperçu des deux conventions de 1852 et de 1855, on voit surgir une cause grave da difficultés dans les relations internationales. Voilà deux traités, avec deux groupes de puissances, où toutes les règles de la taxe sont différentes. Si l’on songe que des divergences analogues se manifestaient sur les autres élémens de la transmission, si l’on pense d’ailleurs que d’autres groupemens de nations s’étaient produits en différens points de l’Europe avec des stipulations spéciales, comme par exemple l’union austro-germanique, on comprendra que le service européen devait être rapidement entravé par une confusion croissante, et que l’on devait avoir dès lors l’idée de réunir toute l’Europe dans une convention unique.

Toutefois il s’écoula encore une dizaine d’années avant que cette idée fût mise à exécution. Dans cet intervalle, il y eut place pour un certain nombre de stipulations diplomatiques. Ainsi, par une série de modifications, la convention conclue entre la France et les états allemands fut convertie en un traité signé à Berlin le 29 juin 1855, puis en un nouveau traité signé à Bruxelles le 30 juin 1858. D’un autre côté, à la convention intervenue entre la France et ses autres limitrophes s’était substitué un acte signé à Berne le 1er septembre 1858. A vrai dire, dans les premiers jours de l’année 1859, les traités de Bruxelles et de Berne, qui venaient d’être mis tous les deux en vigueur, constituaient pour l’occident de l’Europe une sorte de régime uniforme. Ces deux traités ne présentaient pas de dissemblance essentielle et pouvaient à la rigueur rentrer l’un dans l’autre. Il le fallait bien, puisque la Belgique et les Pays-Bas intervenaient comme parties contractantes dans ces deux actes; ces états n’auraient pu signer, ni surtout appliquer en même temps des dispositions foncièrement contradictoires; mais d’autres causes de difficultés étaient nées successivement. En dehors des états qui avaient signé de prime abord les actes dont nous avons fait mention, d’autres nations européennes étaient venues se joindre peu à peu à tel ou tel groupe de signataires. A cet effet, elles avaient adhéré à l’un des traités existans, puis, cette formalité remplie, elles avaient négligé de se tenir au courant des modifications apportées aux conventions originales. Il y avait ainsi un certain nombre d’offices qui restaient attachés à des actes annulés déjà entre leurs auteurs propres; nous ne parlons pas de certains autres qui ne savaient plus, à vrai dire, sous quel régime de contrats ils vivaient. Le Portugal avait adhéré au traité de Berne. Le Danemark, la Suède et la Norvège, la Russie, se soumirent dans les premiers mois de 1860 au traité de Bruxelles. D’autres puissances, la Turquie, la Grèce, la Servie, en étaient restées au traité de Berlin, qui, — tout en étant devenu caduc pour ses véritables signataires, — se trouvait ainsi maintenu accidentellement par des adhérens de seconde main. Dans cet état de choses, une dépêche pouvait se trouver soumise à des règles différentes pour les différentes parties de son parcours; il était même telle portion de territoire où l’on ne pouvait plus savoir quel principe il y avait lieu d’appliquer. Joignez à cela que les points-frontières s’étaient multipliés considérablement. Comme on continuait à régler partout les taxes suivant le système des zones, il fallait, pour établir le tarif des dépêches, classer par rapport à ces différens points-frontières les bureaux de chaque état. Les géographes traçaient donc avec leurs compas des séries de cercles autour de chaque point pour fixer les zones sur des cartes, la plupart du temps inexactes, et au milieu de tous ces cercles entrecroisés arrivaient difficilement à donner sans erreur la position de chaque bureau.

Ce dernier inconvénient pouvait être évité en établissant une taxe moyenne d’état à état. Le système des taxes uniformes commençait alors à s’établir dans quelques pays pour le service intérieur; la France notamment l’inaugurait chez elle par la loi du 3 juillet 1861. Taxer la dépêche suivant la distance parcourue est sans doute conforme à la justice; mais la taxe uniforme abolit bien des embarras en supprimant tous les calculs de distance, et, comme chaque expéditeur a d’ordinaire occasion d’envoyer des dépêches à des destinations tantôt proches, tantôt lointaines, l’équilibre se trouve rétabli pour chacun par une taxe unique et moyenne. Dès qu’elle eut constaté chez elle les bons effets de la taxe uniforme, la France s’efforça d’en introduire le principe dans le service européen.

Elle commença par agir dans ce sens sur ses limitrophes, les traités généraux lui laissant toute liberté pour cette action restreinte. Dès le début en effet, les divers états qui éprouvaient le besoin de s’unir avec les autres pays européens pour faciliter les relations télégraphiques comprirent qu’il leur importait de conserver toute leur liberté d’action à l’égard des limitrophes. Cette liberté devint comme un point de droit européen; elle fut réservée par des articles formels dans tous les traités conclus entre groupes de nations.

A partir de 1863, la France inaugure donc une série de conventions particulières avec ses voisins pour l’établissement de la taxe uniforme. Dans le courant de l’année 1863, la taxe des dépêches est fixée à 3 fr. pour la Belgique et la Suisse, à 4 fr. pour l’Espagne; en 1864, on adopte le taux de 3 fr. pour la Bavière et celui de 4 fr. pour l’Italie. Les états pontificaux, restés d’abord en dehors de cet arrangement, y entrèrent eux-mêmes dans le courant de l’année suivante avec surtaxe de 1 franc.

Le 10 septembre 1854, le Portugal intervint dans ces accords; c’était le premier exemple d’une taxe uniforme établie avec un pays non limitrophe; c’était par conséquent une dérogation assez formelle au traité de Berne, auquel le Portugal avait adhéré; mais la convention de Berne avait alors cinq ou six ans de date, et, d’après sa propre teneur, elle aurait déjà dû être révisée. On y dérogea donc sans grand scrupule, du consentement de l’Espagne, et le taux de 5 francs fut établi uniformément pour les dépêches franco-portugaises.

La taxe de 3 francs fut inaugurée, à partir du 1er janvier 1865, avec le grand-duché de Bade. A la même époque entra en vigueur une convention, signée avec la Prusse en 1864, et qui terminait la série des dispositions prises par la France avec ses limitrophes. La Prusse traitait cette fois en son propre nom seulement et non plus comme représentant l’union austro-allemande. Elle avait tenu d’ailleurs à ne point appliquer rigoureusement le principe de la taxe uniforme, et elle avait établi sur son territoire une distinction entre les bureaux situés à l’ouest du Weser et de la Werra et les bureaux situés à l’est de ces deux rivières; la taxe franco-prussienne était de 3 francs pour les premiers et de à francs pour les seconds.

Ces détails montrent suffisamment quel était au commencement de l’année 1865 l’état de l’Europe au point de vue des relations télégraphiques. La force des choses avait amené des ententes partielles, créé des règles différentes suivant les lieux; mais un accroissement considérable des correspondances rendait de plus en plus nécessaire une entente générale, et l’on sentait la nécessité de se rallier à quelques principes uniformément admis. Or en ce moment la France avait à convoquer d’une part les signataires du traité de Bruxelles, d’autre part ceux du traité de Berne, pour réviser ces deux conventions. Elle résolut de les appeler à une même conférence et d’y faire participer les autres pays de l’Europe qui n’avaient encore pris part que fort indirectement au concert télégraphique. Des lettres de convocation furent adressées en conséquence à tous les gouvernemens européens; on n’excepta que celui de l’Angleterre, où les lignes télégraphiques appartenaient alors exclusivement à des compagnies privées.

Réunir autour d’une même table de conférence les représentans de tous les états de l’Europe, ce n’est encore qu’un demi-succès; il faut de plus que ces représentans s’entendent et arrivent à déterminer en commun une série de mesures utiles. Toutefois, sur le premier point, sur la réunion même des délégués, on n’était pas sans craindre un échec. Tous les états attacheraient-ils au but même qu’on leur proposait assez d’importance pour se faire représenter à Paris? ne trouverait-on pas chez quelques-uns une négligence qui paralyserait l’entente générale? n’y avait-il pas d’ailleurs des motifs qui empêcheraient certains gouvernemens de vouloir que leurs envoyés siégeassent côte à côte? Heureusement ces appréhensions n’étaient pas fondées; les délégués furent exacts au rendez-vous. Voilà donc les représentans de l’Europe entière assemblés pour régler un grand objet d’utilité commune. Les solutions qu’ils ont adoptées sur l’ensemble du service télégraphique sont telles que cette première réunion a eu des effets décisifs. Elle a fait une œuvre durable; on le verra par les détails qui vont suivre.


II.

La conférence de Paris se réunit pour la première fois le 1er mars 1865 à l’hôtel du ministère des affaires étrangères; les états suivans y étaient représentés : l’Autriche, la Bavière, la Belgique, le Danemark, l’Espagne, la France, la Grèce, la ville libre de Hambourg, l’Italie, les Pays-Bas, le Portugal, la Prusse, la Russie, la Suède et la Norvège, la Suisse, la Turquie et le Wurtemberg. Les délégués du grand-duché de Bade, de la Saxe et du Hanovre vinrent prendre séance au cours de la conférence. à ne manquait donc à la réunion européenne que l’Angleterre, qui, pour le motif déjà dit, n’avait point été convoquée. Les plénipotentiaires de l’état pontifical n’avaient pas voulu venir s’asseoir à côté de ceux de l’Italie; cependant le cardinal Antonelli avait fait savoir qu’il adhérait par avance aux décisions que prendrait l’assemblée.

On remarquera d’ailleurs que la Prusse ne participait à la conférence qu’en son propre nom et ne représentait plus, comme elle le faisait précédemment, les puissances secondaires de l’Allemagne; celles-ci avaient envoyé leurs délégués particuliers. C’était là une sorte de succès diplomatique que la France avait cherché et obtenu. On était fatigué de l’insistance que mettait depuis quelque temps la Prusse à parler au nom des petites nations allemandes; de plus, au point de vue télégraphique, on était gêné par ce gros bloc de l’union austro-germanique, qui embrassait tout le centre de l’Europe, et qui, lors des traités antérieurs, avait souvent, par l’entente et la discipline établies entre tant d’intérêts, imposé sa volonté aux autres contractans. La diplomatie française crut donc faire un coup de maître en convoquant isolément les puissances allemandes, et elle se réjouit de voir celles-ci répondre isolément à son appel. Malheureusement l’avantage ainsi obtenu resta parfaitement illusoire, il tourna même contre nous. L’union germanique, pour ne point s’affirmer dans le protocole du traité, n’en continua pas moins d’exister; elle défendit en conséquence ses intérêts, et, quand on en vint à la rédaction des tarifs, elle figura expressément et nominativement dans les tableaux. Le faisceau de l’union n’avait donc pas été brisé, les liens même n’en avaient pas été relâchés; en admettant isolément les puissances allemandes à la conférence, on n’avait obtenu d’autre résultat que de donner à l’union autant de voix qu’elle comprenait d’états distincts et de lui assurer ainsi dans les délibérations un surcroît d’influence.

Quoi qu’il en soit, les diplomates qui représentaient les différentes nations européennes, après avoir dans deux séances préparatoires amorcé les travaux de la conférence, remirent le soin de rédiger le projet définitif à une commission composée des délégués spéciaux que les diverses administrations avaient envoyés à Paris. Cette commission, sous la présidence du directeur-général des lignes télégraphiques de France, commençait à fonctionner le à mars, et consacra jusqu’au 11 avril seize séances à élaborer le texte de la convention ainsi qu’un règlement de service qui y fut annexé. Elle prit pour base de ses travaux un projet préparé par les soins de l’administration française. Comme nous l’avons déjà indiqué, les traités partiels conclus antérieurement entre la France et diverses nations européennes n’avaient porté que sur un petit nombre de points particuliers; aucun d’eux n’avait été dressé de façon à comprendre dans un ordre méthodique l’ensemble des mesures relatives au service. Pour la première fois, une convention générale embrassait et classifiait toutes les questions qui intéressent la télégraphie. C’est un des caractères de l’esprit français d’aimer les matières ainsi traitées d’ensemble et les plans philosophiquement dressés. Le projet commençait par spécifier les diverses conditions dans lesquelles le réseau international doit fonctionner. L’uniformité est le premier résultat qu’il faut rechercher pour assurer un service régulier entre nations différentes; telle mesure, insignifiante par elle-même, arrive à un haut degré d’efficacité par cela seul qu’elle est l’objet d’une entente commune. Prenons un exemple dans les chemins de fer. La largeur de la voie a été déterminée par des motifs techniques : des raisons propres au service de chaque pays pourraient faire modifier cette largeur; mais alors les voitures ne pourraient plus passer d’un réseau sur l’autre. On voit le genre d’utilité qui résulte dans certains cas du seul fait de l’accord entre nations, et qui doit être par conséquent recherché au prix de concessios réciproques. Quelques délégués cependant opposaient une certaine résistance aux conditions énoncées dans le projet. Ceux des petits états surtout craignaient de voir leurs administrations entraînées à des dépenses excessives, s’il fallait régler leur service d’après un type arrêté par les grandes puissances. On dut les rassurer en atténuant la précision des mesures projetées.

On spécifia enfin d’un commun accord que des fils d’un gros diamètre seraient affectés aux relations internationales, et que les villes entre lesquelles l’échange des correspondances est très actif seraient reliées par des conducteurs directs entièrement dégagés du travail des bureaux intermédiaires. C’est là en effet un point essentiel. De même qu’il y a sur les chemins de fer, — prenons-les encore pour exemple, — des trains omnibus et des trains directs, il faut sur les lignes télégraphiques des fils pour les relations à petite distance et d’autres conducteurs qui desservent seulement les villes importantes. Le traité établissait d’ailleurs entre les centres principaux un service permanent de jour et de nuit, et régularisait les heures d’ouverture des bureaux non permanes. Ici l’utilité d’un accord commun saute aux yeux : comment communiquerait-on, si les bureaux des différens états étaient ouverts à des heures différentes?

A cet ordre d’idées, se rattache une disposition en vertu de laquelle on dut prendre pour heure de tous les bureaux d’un même état celle du temps moyen de la capitale du pays. Les délégués autrichiens déclaraient que cette disposition, essayée en Autriche, n’avait pu y être appliquée; mais l’envoyé moscovite affirma que dans tous les bureaux russes les heures mentionnées étaient celles du méridien de Saint Pétersbourg. Or les lignes moscovites occupent en longitude un si vaste espace que cet exemple parut tout à fait décisif. Parmi les règles générales adoptées par la commission, on peut encore citer l’usage de l’appareil Morse, qui fut provisoirement désigné comme le type affecté aux rapports internationaux. C’est, comme on sait, un appareil qui trace des points et des barres sur une bande de papier.

Le titre second du projet embrassait les diverses dispositions relatives à la nature des correspondances, à la rédaction, à la transmission et à la remise des dépêches. On admit que les dépêches pouvaient être rédigées en l’une quelconque des langues employées sur le territoire des états contractans; chaque état cependant devait indiquer, parmi les idiomes usités sur son territoire, ceux qui seraient admis à la correspondance internationale; ainsi devaient se trouver écartés les dialectes trop restreints ou ceux qui sont exclus par des raisons politiques.

La discussion assura aux langues germaniques un genre d’avantage dont elles jouissaient déjà. Ces langues, formant en toute liberté des mots composés et construisant ainsi des vocables d’une interminable longueur, font tenir dans le cadre d’une dépêche de vingt mots plus de matière que les langues moins privilégiées. Ainsi l’allemand exprime par le seul mot Rheinneckardampfschiffahrt-gesellschaft, ce que nous ne pouvons traduire qu’en disant : compagnie de la navigation par bateaux à vapeur sur le Rhin et le Neckar. L’Allemand dira Oberappellationsgerichtsrath, quand il nous faut dire conseiller à la cour supérieure d’appel. On pourrait citer des mots bien plus longs, car il n’y a pour ainsi dire pas de limite à ces agrégations, et la fantaisie peut s’y donner carrière. Depuis longtemps déjà, pour racheter jusqu’à un certain point le désavantage des idiomes latins, les traités avaient fixé à sept syllabes le maximum des mots, et spécifiaient que l’excédant serait compté pour un mot nouveau. Le projet français réduisait le maximum à six syllabes. C’était encore laisser une marge assez grande aux mots composés ; mais la commission refusa d’admettre cette restriction, et maintint au grand profit des Allemands la limite de sept syllabes usitée jusque-là.

Un des principes proposés par la conférence fut encore l’emploi du langage secret. On admit pour le public le droit de rédiger ses correspondances soit en chiffres, soit en lettres. Chaque état se réserva pourtant de faire encore à cet égard une déclaration explicite et de suspendre, dès qu’il le jugerait convenable, ce mode de correspondance. En fait, l’Autriche et l’Espagne sont les seules puissances qui aient profité jusqu’ici de cette réserve pour écarter d’une façon permanente l’emploi du langage secret.

Une des mesures qui donna lieu à la discussion la plus longue fut la remise des dépêches hors des localités desservies par les bureaux télégraphiques. Il n’y a de bureau que dans les villes d’une certaine importance. A la rigueur, le service peut se borner aux dépêches adressées dans ces villes ; mais on conçoit combien il est désirable qu’un télégramme puisse être adressé hors du réseau à une destination quelconque, à une petite ville, à une habitation rurale. C’est là une extension considérable du service. À la rigueur, la dépêche peut être mise à la poste pour achever son parcours ; mais cette solution est barbare, car la transmission postale, lente et intermittente, fait perdre le plus souvent au message le bénéfice de la rapidité télégraphique. Aussi, dans la plupart des pays européens, en est-on venu à instituer la remise des dépêches par exprès. C’est fort bien dans les centres principaux, où l’on peut toujours avoir sous la main des agens propres à porter des télégrammes à une distance quelquefois considérable. Il n’en est plus de même dans les petits bureaux ; là une pareille organisation présente les plus sérieuses difficultés et peut devenir à peu près impossible. Aussi dans la commission plusieurs délégués refusaient d’admettre aucune obligation au sujet de la remise des dépêches par exprès. Ceux de la Russie et de l’Espagne se prononçaient nettement dans ce sens. Quelques autres envoyés, ceux de la Suède et de la Norvège par exemple, considéraient au contraire l’institution des exprès comme un complément indispensable de la transmission télégraphique. Le débat qui eut lieu sur cette question aboutit à laisser à chaque état la liberté de se prononcer sur le principe même du service. On traça les principales règles auxquelles devraient s’astreindre ceux qui admettraient la remise par exprès. Chacun des contractans notifierait à cet égard ses propres décisions, et mettrait d’ailleurs le public en mesure de profiter des facilités offertes par les pays étrangers. L’Espagne, la Turquie et la Grèce sont les seuls états qui n’aient point organisé, tant bien que mal, un service d’exprès sur leurs réseaux.

Le projet français contenait ensuite, — et la commission les accepta, — une série de dispositions qui constituent de nouveaux droits pour le public. L’expéditeur peut affranchir la réponse demandée à son correspondant. La réponse peut d’ailleurs être adressée sur un point quelconque du territoire des états contractans ; je suis à Bruxelles par exemple, je puis demander qu’on me réponde à Paris. L’expéditeur peut encore « faire suivre » sa dépêche, c’est-à-dire en assurer la réexpédition autant de fois qu’il est nécessaire pour atteindre un correspondant en voyage. Des facilités spéciales ont été données pour l’envoi d’une même dépêche à plusieurs personnes ou à un même destinataire en plusieurs localités. Enfin, le traité institua la dépêche « recommandée, » qui donnait des garanties toutes spéciales à l’expéditeur. Celui qui envoyait une dépêche recommandée recevait une copie intégrale du texte remis au destinataire, de façon à pouvoir constater qu’aucune faute n’avait été commise. La dépêche « de retour, » qui donnait cette répétition, indiquait en même temps à quelle heure et entre quelles mains le télégramme avait été remis; un motif quelconque avait-il empêché la remise, on indiquait les circonstances qui s’y étaient opposées, et l’on mettait ainsi l’expéditeur à même de faire suivre son message, s’il le jugeait opportun. Toutes sortes de sûretés étaient donc accumulées autour de ces dépêches, qui étaient soumises à une double taxe.

Il faut mentionner aussi un nouvel ordre de messages, qui prenaient rang pour la première fois dans le service international. Des sémaphores venaient d’être établis sur les côtes de plusieurs pays pour correspondre avec les bâtimens en mer; les contractans s’engagèrent à prendre toutes les mesures que comporterait la remise à destination des dépêches venant de la mer. Dans ce cas en effet, la taxe télégraphique ne peut plus être, comme elle l’est d’ordinaire, perçue au départ, et il faut un concert international qui assure la perception à l’arrivée.

Après avoir spécifié les diverses mesures dont nous venons de donner un aperçu, réponse payée, dépêche recommandée, dépêche à faire suivre, dépêche à destination multiple, message maritime, le traité établissait explicitement que l’on combinerait de la façon la plus libérale toutes les facilités offertes au public. Ces combinaisons arrivaient dans certains cas à créer des conditions tout à fait nouvelles; la télégraphie se pliait ainsi à toutes les nécessités que la pratique révélait et se prêtait à une foule de services pour lesquels elle était autrefois impuissante.


III.

Les délégués en étaient arrivés au titre troisième du projet de convention; ce titre comprenait toutes les dispositions relatives aux taxes. C’est une remarque qui a pu être faite par chacun dans ces derniers temps, que les questions de chiffres sont souvent celles qui passionnent le plus les assemblées. On vit tout à coup parmi les délégués de Paris la discussion, jusque-là calme et régulière, devenir tumultueuse et confuse. La question de la taxe était celle à laquelle chaque délégué attachait le plus d’importance et pour laquelle chacun avait reçu de son gouvernement des instructions impératives. En somme, il s’agissait d’établir un système de taxes réduites, et la réduction totale devait être considérable. Il fallait donc que chacun fît pour sa part un sacrifice important; mais chacun, avec les ménagemens et les détours convenables, cherchait à faire porter sur les autres le plus fort de la réduction. C’est pour ce résultat que les divers délégués mettaient en jeu tout ce qu’ils pouvaient avoir de ressources diplomatiques.

L’administration française avait bien compris qu’il serait difficile d’établir dès l’abord entre tant d’intéressés une entente commune. Cependant elle mettait son honneur à voir aboutir l’œuvre d’union qu’elle avait inaugurée, et elle apportait même une certaine coquetterie à faire adopter sans changement notable le projet qu’elle avait préparé. Pour y arriver, elle n’avait voulu proposer que des mesures générales qui ne pouvaient pas soulever d’opposition grave, et elle avait rejeté à une époque ultérieure la détermination précise des taxes effectives. Le projet se contentait donc de substituer le principe de la taxe uniforme à celui de la taxe par zones. On se bornait à établir que toutes les dépêches échangées entre deux états, soit directement, soit par l’intermédiaire d’autres pays, seraient soumises à une seule et même taxe. Des accords particuliers interviendraient dans chaque cas spécial entre les gouvernemens pour fixer cette taxe et la partager entre les états intéressés, suivant le parcours moyen des correspondances dans chaque territoire.

Il faut bien l’avouer, le projet rejetait ainsi sur l’avenir le plus gros de la difficulté. Vingt et une puissances intervenaient à la conférence; si l’on songe au nombre de combinaisons que représentent les ententes nécessaires entre ces puissances prises deux à deux, trois à trois, quatre à quatre et ainsi de suite, on ne pourra manquer d’être effrayé du nombre d’arrangemens[1] qui devaient ainsi être conclus dans un bref délai. Sans doute, parmi les arrangemens théoriquement possibles, il n’y en avait qu’un très petit nombre qui fussent nécessaires ou réellement utiles; mais en se réduisant même à ceux-là, on se trouvait encore en face d’une série de traités vraiment inépuisable. Aussi des objections nombreuses s’élevèrent contre l’idée française. La plupart des délégués considéraient l’établissement du tarif comme le principal motif de leur voyage à Paris, et ils n’admettaient guère qu’ils pussent s’en retourner sans avoir arrêté le chiffre des taxes afférentes à leur pays. Les amendemens, les contre-projets arrivèrent donc en foule sur le bureau de la conférence. Ceux qui ne se proposaient pas encore d’établir un tarif général voulaient du moins restreindre par certaines règles la liberté laissée aux états. C’est ainsi que l’on battit en brèche le pouvoir, que des pays de vaste étendue voulaient se réserver, de diviser leur territoire en deux grandes circonscriptions comportant deux taxes différentes. Il avait bien été convenu que les colonies et les territoires hors d’Europe étaient exceptés des arrangemens en voie de conclusion. La Russie et la Turquie notamment, avant d’envoyer leurs agens à Paris, avaient spécialement déclaré qu’elles n’entendaient traiter que pour leurs possessions européennes et laissaient entièrement de côté les provinces asiatiques. Pour les terres européennes même, des réserves explicites étaient faites : la cour de Saint-Pétersbourg avait mis pour condition expresse de sa participation aux conférences que la Russie d’Europe pourrait être partagée en deux régions. On s’était résigné à cette exception, et la Russie avait un droit incontestable à la maintenir. Cependant le délégué de l’Espagne, faisant table rase des réserves diplomatiques, s’éleva avec une grande vivacité contre la mesure privilégiée dont la Russie était l’objet. Cette énergique opposition refoula les prétentions qui étaient sur le point de se produire, et elle triompha même jusqu’à un certain point de la détermination prise par l’administration russe; celle-ci se contenta de classer dans une catégorie spéciale les bureaux du Caucase, et ce fut la seule exception admise en Europe au principe général.

On cherchait en même temps à établir d’autres règles au sujet des taxes « terminales » et au sujet des taxes « de transit. » Les délégués avaient en effet été amenés par la discussion à distinguer, dans le tarif international, ces deux élémens qui se définissent d’eux-mêmes ; d’une part les taxes qui reviennent à chaque état pour les dépêches qu’il expédie ou qu’il reçoit, d’autre part les taxes qui reviennent aux intermédiaires pour les dépêches qui ne font que traverser leur territoire. Ici les questions générales se pressaient. Quel rapport y aurait-il entre les deux sortes de taxes? La taxe terminale serait-elle forcément la même que celle de transit? ou bien en serait-elle une portion déterminée? — Obligerait-on chaque état à n’avoir qu’une seule taxe de transit? Par exemple le transit austro-germain serait-il le même entre les frontières de France et de Russie d’une part, entre la Baltique et les Alpes d’autre part? — Si la taxe de transit variait, serait-elle du moins fixe dans chaque sens déterminé? L’union allemande par exemple, en recevant des dépêches sur le Rhin pour les transmettre à la frontière russe, serait-elle forcée de faire las mêmes conditions aux dépêches françaises et aux dépêches espagnoles? Pourrait-on au contraire, pour une même voie de transit, varier les taxes suivant les pays de provenance ou de destination?

Voilà déjà un assez riche assortiment de questions; d’autres encore venaient se mêler aux débats. Une taxe une fois déterminée par la conférence pourrait-elle être modifiée, abaissée par exemple, par les intéressés sans le concours des autres puissances? Et dans ce cas, comment définirait-on les intéressés au milieu de tant d’intérêts entre-croisés? Toutes ces données s’agitaient sans que les idées en vinssent à s’éclaircir beaucoup. On vota cependant que la convention contiendrait un tarif complet et déterminé de toutes parts. C’était un grand point; mais le tarif ne se faisait pas. Personne ne voulait formuler son taux; chacun évitait de se laisser acculer à des propositions précises et tournait court dès qu’on le serrait de trop près.

La délibération relative aux taxes se traînait ainsi, sans cesse ajournée et reprise, et menée d’ailleurs de front avec la discussion des autres articles, car on ne voulait pas qu’elle entravât à elle seule les travaux de la conférence. Le délégué de la Suède lui fit faire un premier pas important. Il demanda qu’une sous-commission fût chargée de s’entendre sur les intérêts des principaux groupes européens. C’était d’ailleurs le représentant de la Prusse qui avait proposé une division en trois groupes : le premier comprenait la Russie, les puissances scandinaves et la Prusse; le second était formé de la Turquie, de la Grèce et de l’Italie; la France enfin avec les autres puissances latines, avec la Belgique et la Suisse, formait le groupe de l’ouest. On invita chacun des groupes à fixer isolément l’ensemble de ses tarifs; les résultats devaient être combinés, et on arriverait ainsi à un système général où seraient conservés, autant que possible, les rapports établis par le premier travail. Tel était l’esprit de la proposition suédoise. Les trois groupes s’étant formés, les délégués de la Prusse, de l’Autriche et de la France furent respectivement désignés comme leurs représentans officieux, et ils s’attachèrent dès lors à triompher des incertitudes de la conférence. Leur travail était double : d’une part, dans chaque groupe, ils ébauchaient des arrangemens limités; d’autre part, réunis en sous-commission, ils s’étudiaient à établir une certaine harmonie entre ces efforts isolés. On peut remarquer que l’on en venait ainsi à exécuter, sous une forme pratique et commode, l’idée qui avait dirigé l’administration française dans la rédaction de son projet : on procédait par séries de conventions partielles; mais on le faisait en présence même des intéressés et l’on supprimait toutes les lenteurs de la diplomatie. Tout compte fait, la solution tardait à se dessiner. Il ne semblait pas qu’on fût près d’obtenir le résultat si laborieusement cherché. Le 15 mars, à la sixième séance, les délégués français, résolus à frapper un grand coup, déposèrent sur la table de la commission une note qui tranchait dans le vif toutes les difficultés. Il ne s’agissait de rien moins que d’admettre une taxe unique, — absolument unique, — pour toutes les dépêches échangées entre les divers états de l’Europe. Comme le nombre des pays où une dépêche peut passer sans sortir d’Europe n’excède pas six, la note française admettait le chiffre de 6 francs pour cette taxe internationale. Les pays de transit recevraient chacun 1 franc ou 50 centimes, suivant l’étendue de leur territoire; les états extrêmes se partageraient le reste, soit en parties égales, soit dans la proportion de deux à un, suivant que ces états seraient de même ordre ou d’ordre différent.

C’était là, comme on voit, une solution tout à fait radicale, si radicale qu’elle fut regardée comme inadmissible. Du moins les délibérations de la conférence en reçurent un coup de fouet, et c’était là le but que se proposaient les délégués français, qui n’avaient point espéré que leur projet fût pris au pied de la lettre. Un chiffre avait enfin été prononcé et pouvait servir de base à la discussion ; la taxe moyenne de 6 francs, bien différente de celle qui était alors en pratique, fut dès lors regardée comme l’objectif des décisions à prendre. Chacun se vit obligé de démasquer ses batteries et de définir nettement ses intentions. En même temps la conférence trouva une forme nette et précise pour déterminer l’ensemble des tarifs internationaux. Il y avait là en effet une difficulté, secondaire, mais réelle, et que les délégués avaient longtemps désespéré de résoudre; ils s’embarrassaient dans des barèmes compliqués, dans des tableaux à nombreuses colonnes et à clés multiples, qui n’offraient à l’esprit rien de satisfaisant. C’est alors qu’on en vint à distinguer les taxes « terminales » et les taxes « de transit, » conformément aux définitions que nous avons fait connaître. Le choix de ces données éclaira la question et facilita le travail; bientôt l’ensemble des tarifs put être enfermé dans un cadre clair et d’un maniement facile.

Deux tableaux distincts furent dressés. Le premier donnait les taxes terminales; chaque pays y indiquait le taux de ses correspondances pour les différens contractans. L’Italie par exemple n’avait qu’une taxe pour toutes les dépêches échangées avec l’union austro-allemande, une autre pour les dépêches échangées avec la Belgique. La division en régions avait entièrement disparu, au moins pour ce qui concerne l’Europe, une seule exception étant faite, comme nous l’avons dit déjà, en faveur des bureaux russes du Caucase. La Russie d’Asie, la Turquie d’Asie, intervenaient seules au tableau comme divisées en régions. — Le second tableau donnait de même les différens transits. Chaque état avait fixé les siens pour chacun des contractans, suivant sa convenance, en tenant compte des avantages respectivement offerts. Le principe de la liberté avait ainsi prévalu, mais le contrôle de la conférence avait harmonisé les résultats.

La taxe d’état à état résultait facilement de ces deux tableaux. On n’avait qu’à ajouter les taxes de transit aux taxes terminales. Comme d’ailleurs elles étaient presque toutes échelonnées entre 50 centimes et 3 francs, il en résultait un tarif très simple et surtout très modéré[2]. La convention de Paris inaugura donc une forte réduction dans le prix des dépêches. Cette réduction, jointe aux autres facilités qui résultaient du traité, imprima en réalité une puissante impulsion à la correspondance internationale.

En même temps que le taux de la taxe donnait lieu aux débats dont nous avons présenté le résumé, la conférence réglait une série de questions accessoires relatives au même objet. On décidait que le franc serait l’unité monétaire employée par toutes les nations dans la composition des tarifs, et la commission arrêtait la valeur du franc estimée en monnaie de chaque pays[3]. Un esprit de simplification était introduit en même temps dans la comptabilité internationale. Ce n’est point une petite difficulté que d’établir correctement et en toute exactitude le décompte de ce qui revient à chaque pays dans la taxe des dépêches. Il faut enregistrer chaque télégramme en particulier, en spécifier le nombre de mots, mettre en évidence les frais accessoires, etc.; c’est un détail interminable. La convention, sans prendre à cet égard de mesures bien radicales, établit du moins que l’on tâcherait d’établir les décomptes gênéraux en se référant seulement au nombre des dépêches et en négligeant toutes les différences qu’elles présentent (nombre de mots, frais de poste et d’exprès, etc.); mieux encore, on chercherait à établir, en opérant sur des périodes convenablement choisies, des moyennes qui éviteraient une comptabilité détaillée.

Il faut dire que jusqu’ici les faits n’ont donné qu’une médiocre satisfaction au désir de la conférence. La méthode qu’elle a recommandée n’est entrée que péniblement dans la pratique, et ce n’est que depuis très peu de temps que le système proclamé en 1865 commence à se généraliser. Il a reçu pourtant dans un cas particulier une application brillante, si brillante qu’elle dépasse même les modestes espérances que la commission avait formulées. En opérant comme nous l’indiquions tout à l’heure, on réalise des simplifications notables, mais en somme on a toujours un compte à tenir. Ne pourrait-on, dans certaines circonstances, s’affranchir de tout compte ? Que si, en examinant les moyennes, on arrive à reconnaître, dans tel ou tel cas particulier, que la circulation est la même dans les deux sens, les taxes terminales étant d’ailleurs équivalentes de part et d’autre, chacun gardera les sommes qu’il a perçues, et on pourra se dispenser de l’échange de tout décompte. Tel est le fait qui se présente dans les rapports de la France avec la Prusse, et depuis plusieurs années déjà ces deux puissances ont adopté ce mode de procéder éminemment commode, qui consiste à supprimer tout décompte international. Ce système, récemment étendu au service des postes dans un traité conclu entre la Prusse et la France, a donné lieu à des critiques évidemment mal fondées. Il y a là un exemple qui mérite à coup sûr d’être imité, et dont on pourrait tirer parti dans beaucoup de circonstances.


IV.

Après avoir ainsi réglé un certain nombre de questions plus ou moins professionnelles, la conférence devait s’occuper d’assurer l’avenir des rapports internationaux et la continuité de l’œuvre qu’elle inaugurait. C’était là l’objet du titre Ve du projet de convention. Et d’abord la convention elle-même devait être soumise à des révisions périodiques. Des conférences auraient lieu à cet effet successivement dans la capitale de chacun des états contractans. Le projet fixait à deux ans l’intervalle de ces réunions ; mais on fit remarquer qu’il était inutile d’établir une périodicité si régulière et que, sous l’empire des traités partiels conclus dans le passé et qui avaient de même établi des réunions périodiques, on avait toujours été conduit à violer les délais réglementaires. Les délégués de l’Autriche proposèrent en conséquence de ne point fixer d’époque pour les réunions ; on s’assemblerait sur la demande de trois des contractans ou sur celle de l’état dont la capitale serait désignée pour recevoir les délégués. Plusieurs membres dans la réunion répugnaient à rester dans cette sorte d’incertitude. Enfin on décida que chaque conférence déterminerait la date de l’assemblée suivante. La prochaine réunion fut alors fixée à l’année 1868.

Placerons-nous ici un petit incident qui porte avec lui son enseignement ? L’envoyé suédois, représentant d’un pays de neiges, où les voyages sont incommodes en hiver, demanda que le projet contînt une disposition explicite pour limiter à la saison d’été les réunions des commissaires. On lui fit remarquer qu’un pareil article n’était guère de nature à être inséré dans le traité, mais que, l’expression de son désir demeurant au procès-verbal, on en tiendrait nécessairement compte dans l’avenir. Le délégué suédois se déclara satisfait ; pourtant la date à laquelle s’est tenue à Rome la dernière conférence (1er décembre 1871) montre qu’il eût mieux réussi en exigeant une garantie plus formelle : l’envoyé norvégien, retenu par la difficulté que présente aux abords de décembre la navigation de la Baltique, ne put arriver à Rome qu’au cours de la conférence. Ne vous fiez pas trop aux mentions insérées dans les procès-verbaux des assemblées délibérantes ; rien ne vaut un bel et bon article bien précis.

Les questions principales étant réservées à la convention et aux conférences, qui devaient périodiquement les réviser, on décida que les règles de détail seraient insérées dans un règlement arrêté de concert entre les différentes administrations télégraphiques ; ces administrations pourraient en tout temps modifier ce règlement d’un commun accord. Pour que de semblables modifications pussent se faire sans désordre, il fallait évidemment créer à titre permanent une sorte de pouvoir exécutif. La conférence de Paris le comprit. Néanmoins elle n’entra que faiblement dans cette voie. Elle décida que l’administration de l’état où se serait tenue la dernière conférence recevrait les demandes de modification, les instruirait, constaterait l’assentiment des intéressés, et ferait ensuite toutes les notifications nécessaires.

Comme on le voit, la conférence de 1865, amenée par la nature des choses à instituer une sorte d’hégémonie télégraphique, en limitait strictement l’action. Les diverses administrations restaient chargées d’échanger directement entre elles les renseignemens émanés de chacune d’elles. Chacun s’engageait d’ailleurs à dresser toutes les années un tableau statistique du mouvement des dépêches sur son réseau et à publier tous les documens relatifs à son administration intérieure; mais ces divers élémens n’étaient pas centralisés; chacun conservait le soin de les envoyer à qui de droit, ainsi qu’il avait été pratiqué jusque-là pour les pièces analogues. On fit cependant une exception. L’administration française fut expressément désignée par un article spécial pour dresser et publier périodiquement une carte officielle des relations télégraphiques embrassant l’ensemble du réseau international. La France devait sans doute cette mission exceptionnelle à la publication d’une carte du réseau français qui venait de sortir des ateliers de l’imprimerie impériale et qui, figurant sous des couleurs vives et variées les conducteurs télégraphiques de différente nature, avait probablement séduit les délégués par son aspect élégant.

Ici nous devons dire que la conférence de Paris, si elle eût adopté les vues de l’administration française, eût fait un pas bien plus décisif vers l’établissement d’une véritable hégémonie. Le projet français contenait le germe d’une institution qui, momentanément ajournée, fut reprise plus tard à Vienne sous le nom de bureau international. Aux termes du projet, il y aurait eu une commission composée des délégués de chacune des administrations et qui eût été chargée de « dresser la carte complète des réseaux, publier des tarifs communs et procéder à toutes les études d’utilité générale. » Elle eût fonctionné dans la capitale de l’état où la dernière conférence aurait été tenue et sous la direction du chef de l’administration télégraphique de cet état. On objecta, — ce fut le délégué suédois, — que les travaux d’utilité commune qui pouvaient se placer entre deux conférences n’étaient pas assez considérables pour motiver la réunion permanente de tant de délégués. C’était là une raison valable; mais il était facile de répondre que l’on pouvait limiter le nombre des délégués, plusieurs nations pouvant s’entendre pour confier un mandat commun à un seul agent; la commission pouvait donc se réduire à un aussi petit nombre de personnes qu’il serait jugé nécessaire dans la pratique. En fait la proposition fut écartée sans grande discussion, et les délégués français, par un motif facile à comprendre, n’insistèrent pas sur leur projet. Comme la conférence se tenait à Paris et que les habitudes du passé semblaient ainsi assigner à la France l’espèce d’hégémonie dont il était question, ils craignirent qu’on ne les soupçonnât de vouloir se mettre au premier rang. C’est là sans doute la principale raison pour laquelle fut ajournée l’institution projetée et pour laquelle on se borna aux demi-mesures.

L’Europe entière, ou bien peu s’en faut, avait pris part à la convention. Il fallait cependant prévoir les adhésions qui pourraient se produire soit de la part d’autres états, soit de la part des compagnies privées; on voyait en effet déjà se grouper autour du réseau européen toute une série de sociétés concessionnaires de lignes sous-marines. On s’engageait à imposer autant que possible les règles de la convention aux compagnies privées auxquelles seraient concédées des lignes, soit sous-marines, soit terrestres. Il était naturel en effet que, pour jouir du bénéfice de la convention, pour profiter des taxes si réduites qu’elle instituait, les nouveaux adhérens apportassent non-seulement l’obligation de suivre les règles du traité, mais aussi un système de taxes en harmonie avec le tarif maintenant arrêté. Or les compagnies sous-marines ont une tendance aux très grosses taxes. Les divers états s’engageaient en commun à réagir contre elles. Quant aux moyens d’action, aux modes de coercition à réserver contre les nouveaux adhérens, la commission aborda ce sujet, mais en l’effleurant seulement. Les difficultés n’étaient pas encore bien pressantes, parce que les réseaux sous-marins ne faisaient que de naître.

Les dernières séances de la commission furent employées à la rédaction du règlement annexe, dont l’administration française fournit encore les élémens. Les délégués spéciaux, ayant terminé leur tâche, purent enfin remettre leur travail entre les mains de la conférence diplomatique qui devait le sanctionner. Deux séances générales furent encore tenues à cet effet au ministère des affaires étrangères, et M. Drouyn de Lhuys, dans un discours de clôture, put à bon droit faire ressortir les services que venait de rendre à l’Europe une conférence qui était un véritable congrès de la paix. « S’il est vrai, disait le ministre, que la guerre ne provienne souvent que de malentendus, n’est-ce pas en détruire l’une des causes que de faciliter entre les peuples l’échange des idées et de mettre à leur portée ce prodigieux engin de transmission, ce fluide électrique sur lequel vole la pensée à travers l’espace?.. De plus, ce ne sera pas sans avantages réciproques que des hommes d’élite, placés à la tête de grands services publics dans leur pays, seront venus de tous les points de l’Europe mettre en commun les résultats de leur expérience et constituer une sorte d’enseignement mutuel de haute administration. Il est certain que les relations personnelles qui viennent de s’établir entre les chefs des services télégraphiques de tous les états du continent faciliteront, dans la pratique, les rapports officiels, et contribueront à aplanir ces difficultés que les règlemens les mieux concertés ne sauraient toujours prévenir. »

On avait effectivement sous les yeux un exemple décisif de ce que le rapprochement des individus peut faire pour tempérer les difficultés administratives ou politiques. Les rapports étaient des plus tendus, à l’époque de la conférence de Paris, entre l’Autriche et l’Italie. Les délégués respectifs des deux pays se regardaient de mauvais œil au sein de la commission et ne laissaient pas de se parler d’un ton acerbe. Les signatures mêmes des deux ambassadeurs étaient comme étonnées de se rencontrer sur un même instrument diplomatique, et c’est là sans doute ce que voulait dire M. Drouyn de Lhuys dans cette phrase un peu énigmatique ; « Il faut remarquer que, la convention qui vient d’être négociée n’ayant eu pour objet que les règles d’un service international, la signature de cette convention ne saurait, au point de vue politique, préjudicier en rien à l’attitude et aux rapports des gouvernemens entre eux. » En bon français, cela voulait dire que MM. Nigra et de Metternich conservaient le droit de se détester et de se combattre officiellement. Fâcheuse réserve! dirons-nous. Non; d’ailleurs il n’est pas vrai que l’entente établie sur les questions administratives laisse toute carrière aux mésintelligences politiques. Signons autant d’arrangemens spéciaux qu’il sera possible, et soyons sûrs que les haines nationales se trouveront amorties d’autant.

Nous voilà ramenés à notre point de départ. C’est une œuvre fructueuse entre toutes et véritablement digne d’intérêt que celle que les délégués de l’Europe viennent de faire sous nos yeux autour du tapis vert de la conférence de Paris. Quelles que soient les questions traitées, n’est-ce point un spectacle plein d’enseignemens que de voir les représentans de l’Europe entière assemblés dans un dessein d’utilité commune? Au travail proposé, chacun apporte ses aptitudes spéciales; chacun prend sa part à l’œuvre d’ensemble. Voici d’abord le Français : il fournit sa langue, cette sorte de langue universelle, qui ne perdra sans doute pas de sitôt le privilège de servir aux relations internationales; il apporte encore cet esprit de généralisation qui étend et élève les questions. Voici le Prussien; raide et méticuleux, il oblige la conférence à régler toute sorte de points secondaires, ne voulant rien laisser à l’interprétation de l’avenir. Le Russe est autoritaire; il sera de bon conseil dans un service où la centralisation est indispensable, où l’unité de direction est impérieusement commandée par les besoins de la pratique. L’Italien a depuis quelques années fait preuve d’une merveilleuse habileté à régler tous les détails administratifs; il fournit naturellement à une conférence européenne des vues fines et ingénieuses; la statistique, dont il a fait un art, donne entre ses mains les leçons les plus élégantes. Voici l’Espagnol, qui se laisse emporter par quelques idées absolues; il touche parfois à la chimère, et on reconnaît chez lui à quelques traces le tempérament du héros de Cervantes. Voici encore le Suisse d’un côté, le Belge de l’autre: leurs pays sont petits, mais le rôle en est grand ; ce sont des hommes d’expérience, des fonctionnaires laborieux, rompus à tous les détails du service, des guides sûrs auxquels la conférence pourra recourir chaque fois qu’elle perdra sa route. Le fez ottoman ne dé- pare point une semblable réunion ; l’envoyé turc, sans suggérer de solution originale, accepte du moins avec grâce celles que l’Europe élabore ; il apporte au milieu de ses collègues les raffinemens subtils de la politesse orientale.

Pour en revenir aux délégués de 1865, signalons l’heureuse harmonie qui a régné entre eux. Leur œuvre a répondu parfaitement à l’esprit qui avait provoqué leur réunion. La France, avons-nous dit, avait fourni, par son avant-projet, la matière des délibérations et le canevas de l’œuvre commune ; la conférence s’est associée sans réserve à l’idée française, et s’en est pénétrée de telle sorte qu’elle a mis, dans les corrections qu’elle faisait au projet primitif, le sentiment d’ordre et de méthode avec lequel il avait été préparé. Aussi la convention signée en 1865 a subsisté depuis lors sans modifications importantes et n’a demandé dans la pratique que des perfectionnemens de détail. Ce n’est pas à dire que cette œuvre fût parfaite : nous avons signalé, chemin faisant, un des points principaux où elle laissait à désirer. On avait proclamé l’association des intérêts et posé les règles d’une exploitation commune dans le service télégraphique, on avait fondé d’une manière durable l’institution des conférences périodiques ; mais la direction du service, dans l’intervalle des conférences, restait incertaine et flottante. C’est de ce côté surtout qu’il y avait des progrès à réaliser. Il nous reste à dire ce qui depuis lors a été fait dans ce sens.


EDGAR SAVENEY.

  1. On sait comme les nombres grossissent vite lorsqu’il s’agit de sommer les combinaisons d’une quantité déterminée d’objets Donnons d’ailleurs ici un chiffre pour fixer les idées. Laissons de côté les arrangemens deux à deux, c’est-à-dire les conventions entre limitrophes, puisque, suivant les habitudes reçues, elles restaient en dehors du droit général. Prenons seulement les arrangemens trois à trois, quatre à quatre et cinq à cinq; négligeons ceux qui supposent l’accord de plus de cinq puissances. Nous arrivons ainsi, pour le total de ces arrangemens possibles, au chiffre fort respectable de 27,664.
  2. Les exemples suivans, pris au hasard, permettront de juger du progrès qui était réalisé sous le rapport du prix des dépêches :
    Tarif nouveau. Tarif ancien.
    Dépêches de France en Turquie. 10 f. Dépêches de Paris pour Constantinople 21 f.
    De France en Russie (le Caucase excepté) 10 f. 50 De Paris pour Moscou 24 f.
    D’Italie pour la Suède 9 f. Dépêches de Naples pour Stockholm 30 f.
  3. Les valeurs ainsi arrêtées par la commission sont les suivantes : en Autriche 40 kreuzers, — dans le grand-duché de Bade, en Bavière et en Wurtemberg, 28 kreuzers, — en Danemark 35 shillings, — en Espagne 40 écus, — en Grèce 1,11 drachmes, — en Hanovre, en Prusse, en Saxe 8 silbergros, — dans les Pays-Bas 50 cents, — en Portugal 192 reis, — en Russie 25 kopecks, — en Suède 72 öres, — en Norvège 22 shillings.