La Tarification sur les chemins de fer et les tarifs de pénétration

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La Tarification sur les chemins de fer et les tarifs de pénétration
Revue des Deux Mondes3e période, tome 102 (p. 178-197).
LA
TARIFICATION SUR LES CHEMINS DE FER
ET LES
TARIFS DE PÉNÉTRATION

M. Allain-Targé n’est pas seulement un financier de mérite, c’est un homme heureux. Quelque chose restera de lui : un mot, qu’il a créé, en 1883, lors de la discussion des conventions, un mot qui fait image, qui fait aussi illusion à ceux qui parlent des tarifs de chemins de fer sans toujours beaucoup les connaître et autour duquel beaucoup de bruit s’est fait, depuis sept ans, un peu à tort et à travers. Nous voulons parler des Tarifs de pénétration.

Ils ne sont pas d’invention nouvelle, ils ont toujours existé; mais tant qu’on les appelait simplement tarifs internationaux, personne ne s’occupait d’eux ; il a suffi d’un nom de baptême imagé pour rendre rapidement populaires, ou mieux impopulaires, des tarifs qu’il est de bon ton de charger de tous les péchés d’Israël, des tarifs qui ruinent l’industrie nationale, l’agriculture nationale, qui paralysent ou annihilent l’effet des droits de douane, etc.

Dans ces accusations parfois un peu aveugles, dans ces discussions souvent confuses, il n’est sans doute pas hors de propos d’apporter un peu de lumière. Le sujet est un peu aride, sa connaissance complète ne s’acquiert pas sans travail ; pour ceux cependant qui n’aiment à parler que de ce qu’ils savent bien, quelques explications ne seront pas inutiles. Si l’application de détail est nécessairement compliquée, le principe du moins est excessivement simple.

Jetons au préalable un coup d’œil sur l’ensemble de la tarification des marchandises sur les chemins de fer français.


I. — BASES GÉNÉRALES DE LA TARIFICATION DES MARCHANDISES.

Aux termes du cahier des charges, les marchandises sont divisées en quatre classes. Les trois premières sont taxées d’après les bases de 16, 14 et 10 centimes par tonne et kilomètre, toujours les mêmes, quelle que soit la longueur du parcours ; la base kilométrique de la taxation de la li classe n’est pas constante, elle est d’autant plus basse que le parcours est plus grand : initialement fixée à 8 centimes, elle est de 5 centimes pour un parcours de 100 kilomètres et de 4 centimes au-delà de 300.

Cette 4e classe offre ainsi l’exemple de l’application légale, obligatoire, d’un principe éminemment rationnel, le principe différentiel, d’après lequel la taxe d’un transport, croissant toujours avec la distance, croît cependant moins rapidement qu’elle.

Principe éminemment rationnel, disons-nous, et pour deux raisons : d’abord, les frais de traction ne sont pas exactement proportionnels à la distance ; ils contiennent un certain nombre d’élémens qui restent les mêmes, quelle que soit la longueur du parcours ; ensuite et surtout, il est utile, même au prix d’une certaine anomalie, d’étendre pour les consommateurs le rayon possible de leur approvisionnement, pour les producteurs, le rayon dans lequel ils peuvent raisonnablement écouler leurs produits.


Ce Tarif légal du cahier des charges ne s’applique jamais dans la pratique : il est trop absolu, trop invariable pour être autre chose que l’indication d’un maximum. Aux quatre classes entre lesquelles le cahier des charges répartit les marchandises, en en dénommant, d’ailleurs, une faible quantité, toutes les compagnies ont substitué d’un commun accord, en 1879, une répartition uniforme de toutes les marchandises transportables en six séries, dont les bases kilométriques initiales varient de 16 à 8 centimes par tonne. C’est ce qu’on appelle le Tarif général.

On a embrouillé à plaisir la question des tarifs en en multipliant outre mesure les subdivisions. Il n’est pas besoin de tant de noms de baptême. Il n’y a, en réalité, que deux sortes de tarifs : le Tarif général et les Tarifs spéciaux. L’un et les autres sont établis, sur tous les réseaux, d’après le principe différentiel.

Le tarif général s’applique aux envois ordinairement de détail, pour lesquels l’expéditeur exige des compagnies l’accomplissement rigoureux de toutes leurs obligations légales de délais, de responsabilité ; il s’applique à environ 10 pour 100 du tonnage total de petite vitesse.

Les Tarifs spéciaux, aux conditions desquels s’effectue le transport du reste du tonnage (90 pour 100), régissent les envois pour lesquels l’expéditeur, en échange d’une réduction de taxe, accorde aux compagnies certaines facilités. Ils s’appliquent tantôt aux expéditions de détail sans condition de tonnage, le plus souvent aux grosses expéditions remises par lots de 5 ou 10 tonnes.

Du Tarif général nous ne parlerons pas longuement. Toutes les marchandises qui y sont dénommées au nombre de l,400 y sont réparties, suivant leur nature, leur densité ou leur valeur, en six séries, les mêmes pour toutes les grandes compagnies : les bases kilométriques de la première varient de 16 centimes à 12,4 , suivant que le parcours effectué varie de 1 à 1,100 kilomètres, maximum du parcours possible sur un seul réseau (Paris-Lyon-Méditerranée) ; les bases de la deuxième varient de 14 à 10,4 ; celles de la troisième, de 12 à 8,5 ; celles de la quatrième, de 10 à 6,7 ; celles de la cinquième, de 8 à h, l ; celles de la sixième, de 8 centimes à 2,9.

Les six barèmes établis en 1883 par la compagnie Paris-Lyon-Méditerranée pour ces six séries ont été successivement adoptés, identiquement ou avec de très faibles modifications, par toutes les grandes compagnies ; mais ils ne s’appliquent jusqu’à présent, avec leur principe différentiel, que dans l’étendue d’un même réseau.


Les tarifs spéciaux sont intérieurs ou communs : les tarifs spéciaux intérieurs sont limités au réseau d’une seule compagnie ; les tarifs communs sont combinés, pour un certain nombre de marchandises déterminées, entre deux ou plusieurs compagnies, soit françaises, soit étrangères.

Intérieurs ou communs, les tarifs spéciaux sont constitués : tantôt par des barèmes du genre de ceux qui viennent d’être définis à propos du tarif général ; c’est le cas de presque tous les tarifs spéciaux intérieurs ; tantôt par des prix fermes entre un certain nombre de localités déterminées qui donnent lieu à des échanges d’une importance spéciale; c’est actuellement le cas de presque tous les tarifs spéciaux communs à deux ou à plusieurs compagnies. Les barèmes n’y sont jusqu’ici qu’une exception.

Les prix fermes qui figurent dans les tarifs spéciaux intérieurs ou communs, sont parfois réciproques, c’est-à-dire jouent dans les deux sens ; parfois ils ne jouent que dans un seul sens, par exemple quand leur but est de favoriser l’exportation des produits français. — Cette question de réciprocité est importante, et nous aurons l’occasion d’y revenir. Pénétrons maintenant plus avant dans les détails.


Les tarifs spéciaux intérieurs c’est-à-dire limités à l’étendue d’un seul réseau, sont actuellement, dans les six grandes compagnies, au nombre de 30 (en laissant de côté ceux qui, ayant pour objet des réglementations diverses, ne se rapportent pas au transport proprement dit).

Chacun d’eux s’applique à une nature déterminée de marchandises. C’est une disposition adoptée en 1877 par la compagnie Paris-Lyon-Méditerranée et que les autres compagnies ont bien voulu admettre successivement dans une vue de simplification et d’uniformité avantageuse évidemment à tous les intérêts. Les bases de la taxation, dans chacun de ces tarifs, ne sont pas les mêmes pour toutes les compagnies. Chacune a ses intérêts et s’en inspire de son mieux. — Mais c’est déjà beaucoup, au point de vue de la simplification, que cette uniformité dans le classement des marchandises et dans la numérotation des tarifs. — Un négociant en céréales sait que, dans chaque réseau, les renseignemens qui l’intéressent sont réunis dans le tarif 2 ; le négociant en vins, dans le tarif 6 ; le tarif 7 contient tout ce qui touche les producteurs ou consommateurs de houilles, etc.; dans le tarif 14 sont tous les renseignemens intéressant les industries métallurgiques, et ainsi de suite.


Les tarifs spéciaux communs sont combinés, avons-nous dit, entre deux ou plusieurs compagnies soit françaises, soit étrangères.

Les premiers ont été classés en 1887 par la compagnie Paris-Lyon-Méditerranée dans la série 100 avec les mêmes désinences ou numéros d’unité que ses tarifs spéciaux intérieurs : 102 comprend pour les céréales, etc., toutes les combinaisons de prix existant entre la compagnie Paris-Lyon-Méditerranée et les autres compagnies françaises; le tarif 106, toutes les combinaisons intéressant le transport des boissons sur territoire français, etc.

Les seconds ont été classés de même en 1888 par notre compagnie dans la série 200. Tous les transports qui font l’objet de prix direct entre un point du réseau Paris-Lyon-Méditerranée et un point étranger quelconque, avec ou sans réciprocité, figurent dans cette catégorie : 206 pour les vins, etc., 214 pour les produits métallurgiques, etc. — Ce sont, à proprement parler, les tarifs internationaux ; c’est dans cette catégorie que se trouvent tous les tarifs qu’on a baptisés du nom expressif de tarif de pénétration et dont nous allons nous occuper spécialement.

Enfin, une dernière catégorie, la série 300, toujours avec les mêmes désinences, comprend tous les tarifs communs d’exportation, sans réciprocité naturellement, destinés à faciliter le transport hors de la France, des produits de notre industrie.

Cette classification et cette uniformité de désinences, auxquelles toutes les grandes compagnies ont bien voulu successivement adhérer, ne font pas assurément que le maniement des tarifs soit commode pour tout le monde, que la lecture du recueil Chaix, qui contient tous les tarifs de toutes les compagnies françaises grandes ou petites et de leurs correspondans à l’étranger, soit facile sans quelque préparation ; c’est au moins un guide matériel précieux qui limite et circonscrit les recherches : le négociant en vins, par exemple, sait que toutes les combinaisons de tarifs intéressant son commerce se trouvent dans les tarifs 6, 106, 206 et 306, et ne se trouvent que là ; le métallurgiste n’a besoin de connaître que les tarifs spéciaux no 14 et 114 pour des transports ne sortant pas de France, 214 pour des échanges internationaux, 314 s’il s’agit d’exporter à l’étranger les produits de son industrie.

À défaut de barèmes ou de prix fermes dans ces quatre tarifs, il faut recourir : si le transport ne sort pas d’un réseau, à l’application, fort simple d’ailleurs, du tarif général ; s’il en sort, à la soudure des tarifs des divers réseaux intéressés au transport ; dans ce dernier cas, quoi qu’on fasse, la recherche de la taxe exacte à appliquer est délicate, même pour des initiés.


II. — TARIFS DE PÉNÉTRATION.

Ces explications préliminaires données, et elles m’ont paru indispensables pour permettre aux personnes qui veulent parler tarifs de chemins de fer, de connaître très exactement les bases de notre tarification, revenons plus spécialement aux tarifs spéciaux de la série 200, internationaux, c’est-à-dire combinés entre compagnies françaises et compagnies étrangères. C’est parmi eux, nous l’avons dit, que se trouvent


Ces pelés, ces galeux d’où nous vient tout le mal.


Nous voulons dire les tarifs de pénétration. Parmi ces tarifs internationaux, les uns sont absolument réciproques et les transports qui s’effectuent aux conditions de ces tarifs sont taxés de même dans les deux sens. C’est le cas, pour la compagnie Paris-Lyon-Méditerranée, de ses tarifs italiens, dont l’action (sauf pour les vins, dont nous parlerons tout à l’heure) a survécu à la dénonciation que l’Italie a cru devoir faire de ses traités de commerce avec nous. De même que deux régions différentes de la France, l’une au nord, l’autre au midi, échangent leurs produits, de même aussi, et a fortiori, deux pays limitrophes, de climats aussi différens que la France et l’Italie, l’un plus industriel, l’autre plus agricole, ont intérêt à s’acheter et à s’expédier l’un à l’autre les objets qu’ils ne fabriquent ou ne produisent pas et qu’ils consomment. De ces tarifs internationaux réellement réciproques, il n’y a évidemment rien à dire.

D’autres tarifs internationaux, tout en étant réciproques, ne jouent, en fait, que dans un sens; c’est le cas du tarif 206 Paris-Lyon-Méditerranée, par exemple, relatif aux vins, la France n’envoyant pas de vins communs dans un pays qui, comme l’Italie, ne sait où placer sa surabondante production.

D’autres enfin ne sont pas réciproques; ils sont purement de pénétration en France et s’appliquent : soit à des marchandises que notre pays ne produit pas (oranges) ; ceux-là, on ne songe pas encore à les incriminer, — soit à des matières que notre pays produit, mais en quantité insuffisante pour sa consommation (houille, vins), — soit enfin à des marchandises que notre pays produit, mais, en raison du climat, plus tard que certains pays étrangers (fruits frais, légumes frais). Ce sont ces deux dernières catégories que nous discuterons plus spécialement. Mais entendons-nous bien tout d’abord.

Dans le vocable tarifs de pénétration, il y a deux choses à distinguer : la pénétration et le tarif. En ce qui concerne la pénétration, demandons-nous en premier lieu si, pour certains produits, elle est fâcheuse, ou inutile, ou évitable.

Les oranges, par exemple, ne sont pas un fruit indispensable à l’alimentation ; mais si l’on en veut consommer, il faut bien les tirer de l’étranger pour les faire pénétrer en France, puisque notre pays n’en produit pas.

Pour les fruits et légumes frais que nous produisons. Dieu merci, en grande abondance, on pourrait assurément n’en consommer qu’au moment où nos jardiniers français les produisent, et le reste de l’année se contenter de légumes secs ou conservés : c’est ce que, par vertu ou par nécessité, faisaient nos pères; mais cette sagesse ou cette résignation, nous ne l’avons plus, du fait des chemins de fer, évidemment, mais nous ne l’avons plus ; et alors qu’autrefois les heureux du monde goûtaient seuls le plaisir (parfois un peu frelaté) de manger hors de saison les légumes de primeurs, les fruits que les malle-postes amenaient en petite quantité à Paris, c’est tout le monde aujourd’hui qui veut goûter à ce que naguère on pouvait appeler le fruit défendu, manger les choux-fleurs, les artichauts de la Provence avant que les maraîchers de Paris n’en produisent, les fraises de Carpentras et d’Hyères alors que les jardins de Bourg-la-Reine attendent encore la floraison, les raisins de Montpellier alors que les treilles de Fontainebleau en sont encore au verjus, les pêches du Roussillon s’étalant aux Halles ou dans les charrettes des marchands des quatre saisons, alors que Montreuil couvre encore de paillons ses riches espaliers.

Est-ce un bien? est-ce un mal? Vaut-il mieux se créer des besoins et les satisfaire que n’en point avoir d’artificiels ? Grosse question que ce n’est pas ici le lieu d’aborder. — C’est un fait, nous nous bornons à le constater.

Les chemins de fer français achevés, les Alpes, les Pyrénées se sont percées, les services à vapeur de la Méditerranée, de l’Océan se sont perfectionnés et à des dates encore plus prématurées, les primeurs d’Italie, d’Espagne, d’Algérie, des Antilles même ont demandé et pris leur place sur nos tables et dans nos marchés. — A tort ou à raison, les consommateurs de Paris s’en réjouissent ; nos maraîchers de la banlieue ont-ils raison de jalouser leurs confrères de nos départemens du midi, et ces derniers de crier haro contre la concurrence que leur font, grâce aux chemins de fer, les producteurs des régions encore plus ensoleillées de l’Italie, de l’Espagne ou de l’Algérie?

Tout est une question de mesure, et nous aurons à examiner si les chemins de fer l’ont dépassée.

En ce qui concerne les céréales, il arrive de temps à autre, malgré l’étendue et la fertilité de nos champs, que leur récolte demeure inférieure à la consommation; il faut bien, dans ces années malheureuses, introduire, faire pénétrer en France ce qui nous manque.

Pour les vins, que notre pays produisait il y a dix ans en quantité bien supérieure à ses besoins, il est bien connu qu’en suite des ravages du phylloxéra, dans les départemens les plus producteurs, la récolte, depuis de longues années, ne donne plus que des quantités très inférieures à notre consommation, laquelle n’a pas diminué. Les replantations de vignes américaines se développent, le vignoble dans les départemens du Gard et de l’Hérault qui tenaient le premier rang dans la production du vin s’améliore chaque année, et il est permis de penser heureusement que dans peu de temps pour ces deux départemens, dans quelques années pour les autres, nous retrouverons la prospérité ou du moins la production d’autrefois et que nous pourrons nous suffire à nous-mêmes. Mais en attendant, il faut bien, inévitablement, à moins de ne plus boire de vin, et l’on n’a pas voulu s’y résoudre, introduire chez nous, en l’y faisant pénétrer de l’étranger, ce que notre sol ne suffisait plus à produire.

Dans le domaine industriel enfin, pour la houille, la production de nos mines est de 25,000,000 de tonnes, la consommation française annuelle est de 33,000,000. Il y a donc une insuffisance fatale, irrémédiable. — Nos mines ne produisent pas la quantité de houille nécessaire ou du moins, pour celles qui pourraient accroître leur production, et il y en a, ne la produisent pas où elle est nécessaire. Il faut donc bien, dans les régions de France où les charbons français n’existent pas ou ne peuvent arriver, dans la Normandie, la Bretagne, dans tout l’ouest de la France, faire pénétrer des houilles de provenance étrangère. — C’est une nécessité regrettable à coup sûr, mais il faut la subir.

Donc la pénétration est, dans nombre de cas, nécessaire, inévitable.

Pour cette pénétration, dont les quelques exemples que nous venons de citer montrent l’impérieuse nécessité, la voie par excellence est la voie navigable intérieure, naturelle ou artificielle. Les fleuves à grand tirant d’eau, tels que la Gironde, le Rhône, la Seine surtout, constituent des voies largement ouvertes à l’importation des produits étrangers et par lesquelles les céréales d’Amérique, les maïs de Turquie, les vins d’Espagne, les houilles anglaises, etc., pénètrent par pleins chargemens de navires jusqu’à Paris. — Ces voies naturelles sont continuées dans l’intérieur du pays par les canaux que l’État construit, entretient, surveille, améliore incessamment à ses frais, c’est-à-dire aux frais de la généralité des contribuables.

Il n’entre pas dans notre intention de rééditer ici un parallèle entre les voies de fer, obligées de construire leur outil de transport, de l’entretenir et de le surveiller, ayant reçu, à la vérité, une subvention de l’état[1], mais une subvention compensée par une telle quantité de charges imposées qu’elle représente pour l’État un placement à gros intérêt, et les voies d’eau artificielles qui ont reçu de l’État une subvention égale à la totalité des frais d’établissement [2], mais qui, en revanche, ne lui produisent rien. — Cette comparaison a été faite et nous ne la referons pas ici.

Nous nous bornerons à demander s’il faut que ce mouvement nécessaire, fatal, de pénétration soit le monopole exclusif des voies navigables et s’il y a lieu de contester aux chemins de fer le droit d’essayer d’en prendre leur part. — Quand on voit, par exemple, pour les vins d’Espagne, qui sont l’un des lieux-communs des récriminations, la compagnie de Lyon en amener à Paris par ses rails 87,000 tonnes, dans une année, au prix total de 52 francs au départ de Tarragone, et la navigation maritime et fluviale par Gibraltar et Rouen, y déverser 250,000 tonnes au prix de 30 à 35 francs la tonne, on peut se demander si ce sont bien les chemins de fer qu’il y a lieu d’accuser de créer une situation que les circonstances imposent, et si c’est eux, ou la navigation, qu’il faut prendre pour bouc émissaire.


Cette concurrence, dont on ne saurait leur dénier le droit, comment les chemins de fer l’exercent-ils? Par quels procédés? C’est ici que nous arrivons à la discussion des principes mêmes qui président à leur tarification.

Ce n’est pas d’aujourd’hui qu’est posée la question que nous examinons. Même alors que les idées protectionnistes s’étalaient moins ouvertement, il était de mode de s’élever contre les tarifs d’importation (le mot de pénétration n’était pas encore inventé), et l’on s’assurait un facile succès de presse ou de tribune quand on s’avisait de flétrir le patriotisme à rebours des compagnies de chemins de fer ruinant à plaisir (comme si vraiment elles y avaient intérêt) l’industrie française et l’agriculture nationale, et déjouant au profit de l’industrie ou de l’agriculture étrangères l’effet des protections douanières !

Dans la mémorable discussion des conventions de 1883 (qui occupa 14 séances de la chambre et 5 du sénat), ces idées eurent tout le loisir de se produire au grand jour. La compagnie de Lyon, la première sur la brèche à cette époque, avait (elle a encore) quelque peine à prendre au sérieux des accusations qui s’attaquaient moins encore à son prétendu manque de patriotisme, qu’à son intelligence des affaires et au souci éclairé de ses intérêts. Elle n’hésita pas un instant à donner au gouvernement les assurances qu’on lui demandait, et dans sa lettre du 26 mai 1883, que les autres compagnies ont successivement reproduite, elle prenait l’engagement « de modifier, en ce qui concerne les tarifs qui ont pour objet l’importation en France des marchandises de provenance étrangère, toute combinaison de prix dont l’effet pourrait être d’altérer les conditions économiques résultant de notre régime douanier, sous la seule réserve que les marchandises qu’ils visent ne soient pas importées en France à plus bas prix par d’autres voies de transport. »

Une enquête fut, en 1884, ordonnée par le ministre des travaux publics. Mis au pied du mur, en demeure de sortir des banalités et de signaler les tarifs dont on avait à se plaindre, les déposans étaient rares; et, malgré des rappels réitérés, les dépositions motivées n’arrivaient pas. On ne peut guère signaler qu’un rapport de 1885 de la chambre de commerce de Paris, dont un des membres les plus autorisés formulait, avec autant de compétence que de précision, quelques griefs bien déterminés. Nous les examinerons dans un instant, ceux du moins qui regardent la compagnie de Lyon. Pour les autres, nous manquerions de compétence : ne forçons point notre talent...

Plus tard, la grande enquête ordonnée en 1890 par le ministère du commerce, à propos du régime douanier à adopter en 1892, le questionnaire adressé à toutes les chambres de commerce, à toutes les chambres syndicales, a donné à quelques-unes d’entre elles, dans leurs réponses à la question n° 7, l’occasion de formuler quelques revendications précises, appuyées sur des chiffres parfois erronés, mais du moins explicitement formulés.


Il est bien vrai, a-t-on dit, que les voies d’eau concurrentes aux chemins de fer font pénétrer en France, et à meilleur marché qu’eux, un certain nombre de produits étrangers qui viennent concurrencer les nôtres, mais ce n’est pas une raison pour que les compagnies de chemins de fer agissent dans le même sens ; les chemins de fer qui sont un service public,.. ces puissantes compagnies,.. le monopole,.. L’oligarchie financière, etc. Laissons de côté cette phraséologie un peu bien surannée pour entrer dans le vif de la question.

Les compagnies de chemins de fer font leurs transports à des prix plus élevés que les voies navigables concurrentes. On le reconnaît, mais cela ne suffit pas; elles transportent, dit-on, les produits étrangers à meilleur marché que les produits similaires français, et non-seulement, en le faisant, elles détruisent les barrières artificielles constituées par les droits de douane ; mais, en supprimant les distances, elles abaissent les barrières naturelles géographiques.

Voilà une formule nette d’accusation: formule fausse, heureusement, et faussée à dessein quand elle est donnée dans ces termes. Ceux de nos contradicteurs qui sont éclairés et de bonne loi (il y en a beaucoup heureusement) la rectifient dans les termes suivans : « Nous savons bien que la marchandise étrangère, les vins espagnols, par exemple, supportent, depuis leur point de production jusqu’à Paris, leur point de consommation le plus important, une taxe totale supérieure à celle que supportent les vins français de leur point de production à Paris. Mais nous constatons que la part de cette taxe totale, qui correspond à un parcours français déterminé, Cette à Paris, par exemple, est très inférieure à la taxe que les vins français, produits ou créés à Cette, ont à supporter pour atteindre Paris. » Et de deux choses l’une, ajoute-t-on : « Ou bien la taxe appliquée aux produits étrangers n’est pas rémunératrice, c’est alors une mauvaise action dont l’État, qui homologue les tarifs et qui, par le jeu de la garantie d’intérêts, est en quelque sorte l’associé des compagnies, a le tort de se faire le complice; ou bien cette taxe est rémunératrice, et alors pourquoi la compagnie, qui s’en contente pour le produit étranger, n’en fait-elle pas jouir le produit similaire français ? »

Faisons justice tout d’abord de ce dernier argument. Un commerçant, un industriel quelconque n’a qu’un but, en définitive : prospérer le plus possible par des moyens légaux et honnêtes. De ce que les compagnies de chemins de fer assurent, comme on le dit, un service public, plus exactement un service qui intéresse le public tout entier, est-ce une raison pour que, commerçantes et industrielles, elles aussi, elles s’inspirent d’autres sentimens et ne cherchent pas à assurer honnêtement aux immenses capitaux que l’épargne publique leur a confiés la rémunération la plus élevée possible ?

Il y a deux manières de faire des affaires : vendre peu, à prix fixe et bénéfice uniforme ; vendre le plus possible, en se contentant du bénéfice qu’il est possible en chaque cas de réaliser.

Le raffineur de Paris vend son sucre, pris à l’usine, à un certain prix à Paris et dans la Seine ; à un prix moindre à Dijon, à Clermont, à Lyon; à un prix d’autant moindre, s’il veut aller plus loin, qu’il s’éloigne davantage de Paris et se rapproche davantage du rayon naturel d’action des raffineries concurrentes de Nantes et de Marseille. S’il vend à l’étranger, il baisse encore son prix de vente à l’usine, parfois même jusqu’à vendre sans bénéfice (cela réduit toujours ses frais généraux) pour lutter en Italie, au Maroc, en Perse, par exemple, contre la concurrence des industries similaires de tous les pays du monde.

Le savonnier, le fabricant de bougies de Marseille, font de même. Leur prix de vente à l’usine est d’autant plus bas qu’ils veulent expédier leur produit plus loin, élargir davantage le rayon de leurs opérations, pénétrer davantage dans la zone des savonneries ou des stéarineries de Lyon ou de Paris.

Les mines de houille ne font pas autre chose, et non-seulement leurs prix de vente varient (c’est le cas de tous les industriels, sauf les chemins de fer) suivant qu’elles ont affaire à un gros ou à un petit client, mais elles réduisent d’autant plus leurs bénéfices qu’elles veulent aller plus loin, se contentant d’un minimum presque égal à zéro quand elles veulent, pour les mines du Gard, par exemple, soit pousser leurs houilles anthraciteuses à Paris, en concurrence avec les produits similaires du Nord ou de l’Angleterre, soit exporter l’excédent de leur production en Italie, en concurrence avec les houilles anglaises et allemandes.

Telle est la loi générale du commerce; il n’est pas un industriel qui, réalisant un bénéfice de 10 francs par tonne, par exemple, en vendant sur place, ne se contente, quand il y a placé tout ce qu’on peut y consommer, d’un bénéfice moindre : 8 francs, 5 francs, 1 franc et même moins, pour placer dans des régions plus éloignées l’excédent de sa production. Il n’est personne qui s’en étonne et qui dise au commerçant : Puisque vous pouvez vous contenter ici d’un bénéfice de 1 franc par tonne, pourquoi, là, ne vous en contentez-vous pas? L’industriel aurait beau jeu à répondre : On gagne ce qu’on peut et le commerce ne vit ni de philosophie, ni de formules mathématiques.

Ce qu’on ne songe pas à dire à un industriel ordinaire, pourquoi donc n’hésite-t-on pas à le dire aux chemins de fer? Y a-t-il donc deux vérités commerciales? j’entends bien la réponse : les compagnies de chemins de fer ne sont pas des industriels ordinaires : c’est une sorte de service public, fonctionnant sous la surveillance de l’Etat, qui a, pour sa création, reçu de lui d’importantes subventions. A la bonne heure! et je le veux bien ; que l’État les surveille et les contrôle, qu’il se réserve l’approbation de leurs règlemens d’exploitation, l’homologation de leurs tarifs, rien de plus naturel, je le concède de grand cœur : ce n’est pas une raison pour paralyser leur liberté commerciale, pour ne pas leur laisser, sauf à en surveiller et à en réprimer les abus, l’usage des pratiques et des droits inhérens à toute industrie.

Pourquoi demander contre eux cette excessive limitation? Pourquoi leur contester à eux seuls l’application du principe différentiel? Car, qu’on ne s’y trompe pas, c’est ce principe différentiel, loi nécessaire, nous l’avons montré, de toutes les transactions commerciales, qui est seul en cause, qu’on le veuille ou non. Nous allons l’établir en prenant quelques exemples, les plus frappans, relatifs à la compagnie Paris-Lyon-Méditerranée, parmi ceux qu’a fournis la récente enquête commerciale ; nous voulons parler des fruits frais, des légumes frais et des vins, pour lesquels la chambre de commerce de Paris, la chambre de commerce de Montpellier, la chambre syndicale de navigation de Cette, la Société d’agriculture d’Avignon, ont formulé des critiques précises et formelles. Examinons-les.


Si l’on en croyait la chambre de commerce de Montpellier, le commerce des raisins de table de l’Hérault avec Paris serait compromis et entravé par le traitement plus favorable que nous appliquerions aux raisins en provenance d’Espagne. Compromis, pas encore, à coup sûr ; car si, de I884 à 1889, le tonnage total des raisins expédiés de tous les points du réseau Paris-Lyon-Méditerranée sur Paris est passé de 7,000 à 8,800 tonnes, celui des raisins de l’Hérault seul s’est accru de 500 à 2,500 tonnes, accroissement rassurant pour la vitalité de ce trafic.

Quant aux raisins d’Espagne, ils sont taxés sur Paris, en grande vitesse, 480 francs au départ de Murcie, contre 205 francs au départ de Montpellier. Ce n’est pas, évidemment, du prix total qu’il y a lieu de se préoccuper, mais de la part de ce prix total de Murcie qui est afférente au parcours de Montpellier à Paris. Cette part est de 197 fr. 50, plus faible de 7 fr. 50 que la taxe imposée pour le même parcours aux raisins de l’Hérault. — Inde iræ ! Quoi de plus naturel, cependant ?

Pour étendre le rayon d’approvisionnement de Paris, pour rendre possibles les transports à grande distance, la compagnie de Lyon a cru devoir établir son tarif spécial intérieur n° 10 sur des bases différentielles, c’est-à-dire sur des bases kilométriques décroissant d’autant plus que le parcours total augmente davantage. Après avoir appliqué ce principe jusqu’à l’extrémité de son réseau (Cette), elle l’a étendu, d’accord avec la compagnie du Midi (tarif commun 110), jusqu’aux Pyrénées, et, d’accord avec les compagnies espagnoles (tarif commun 210), aussi loin qu’il a paru intéressant et possible de pousser le rayon d’approvisionnement de la capitale.

Dans ces tarifs, les taxes totales vont toujours, cela va sans dire, en croissant avec la longueur du parcours ; elles passent, par exemple, de 20 francs de Fontainebleau à Paris (pour 59 kilomètres), à 96 francs pour Dijon, 143 francs pour Lyon, 200 francs pour Avignon, 266 francs pour Perpignan, 290 francs pour Barcelone, pour atteindre enfin 480 francs à Murcie (1,859 kilomètres de parcours total). Mais, en même temps, la base kilométrique des transports, qui est de 34 centimes par tonne pour les raisins de Fontainebleau, descend à 30 centimes pour ceux de Dijon, à 29 pour Lyon; elle tombe à 28 pour Avignon, à 27 pour Montpellier; les raisins de Perpignan supportent une taxe kilométrique encore moindre : 26 centimes. Au-delà, cette base se maintient uniforme et s’applique jusqu’à Murcie, point extrême de provenance.

Nous ne croyons pas que personne puisse songer à attaquer cette décroissance progressive des bases kilométriques de la taxation. — Et cependant, si on les applique à un parcours déterminé, celui de Dijon à Paris, par exemple, nous voyons que, pour ce même parcours de 315 kilomètres, les raisins de Dijon paient une taxe de 96 francs par tonne, ceux de Lyon une taxe de 92 francs ; elle s’abaisse à 87 francs pour ceux d’Avignon, à 85 francs pour ceux de Montpellier et tombe à 80 francs pour les raisins en provenance de Perpignan, Barcelone, Alicante et Murcie.

On comprendrait, à la rigueur, que Dijon, s’il s’en tenait aux apparences, pût s’étonner et se plaindre de payer 96 francs pour un parcours pour lequel les raisins du Roussillon et d’Espagne ne paient que 80 francs. Il ne le fait pas, et, contre cette conséquence inévitable du principe différentiel dans l’établissement des tarifs de chemins de fer, c’est de la Chambre de commerce de Montpellier et de la Société d’agriculture d’Avignon que viennent les plaintes; de Montpellier et d’Avignon, qui, en raison de leur éloignement de Paris, ne pourraient que très difficilement y écouler leurs produits, si le tarif était uniformément établi sur la base kilométrique initiale de 34 centimes; de Montpellier et d’Avignon, qui doivent précisément aux tarifs différentiels de pouvoir présenter leurs raisins sur le marché de Paris en concurrence avec ceux des régions moins éloignées de la capitale. Cette coïncidence n’est-elle pas faite pour surprendre ?


Pour les légumes frais, les critiques n’ont pas été moins vives; elles sont pourtant encore moins fondées. Ils sont taxés sur le réseau Paris-Lyon-Méditerranée (tarif G. V. n° 10) aux conditions du barème (différentiel) n° 3 qui édicté pour les transports sur Paris des taxes de 69 francs au départ de Dijon ; 106 francs, de Lyon; 151 francs, d’Avignon; 159 francs, de Cette; 186 francs d’Hyères.

Dans le langage courant des revendications soumises à l’opinion publique on dit : la compagnie fait payer plus cher aux légumes de Dijon qu’à ceux d’Hyères! Il faut dire pour être exact : la compagnie, pour le même parcours de 315 kilomètres de Dijon à Paris, prend 69 francs aux maraîchers de Dijon, elle ne prend que 68 fr. à ceux de Lyon, 66 à ceux d’Avignon, 64 à ceux de Cette, 63 à ceux d’Hyères. En effet, et c’est la conséquence de l’application du principe différentiel que personne de raisonnable ne songe à contester dans l’intérieur d’un réseau déterminé.

Si l’on sort des limites du réseau Paris-Lyon-Méditerranée, l’on trouve dans son tarif de grande vitesse 110, commun avec la compagnie du Midi, une taxe totale de 221 francs de Perpignan à Paris, qui, pour le parcours de Dijon à Paris, correspond à 64 francs, et dans le même tarif commun avec les chemins de fer espagnols, des taxes totales de 290 francs et 356 francs de Tarragone et de Valence sur Paris correspondant à 74 francs pour le parcours pris comme type de Dijon à Paris. Ce n’est pas ici, à coup sûr, que l’on peut parler de faveur faite aux produits étrangers.


Une critique plus fondée, au moins en apparence, nous a été adressée en ce qui touche les légumes d’Italie. — Notre tarif commun de grande vitesse n° 110, § 6, les taxait par tonne de Milan à Paris (924 kilomètres) : à 212 francs sans condition de tonnage; à 165 pour les expéditions par wagon complet de 5,000 kilogr. ; à 140 francs pour celles de 10,000 kilogrammes, alors que notre tarif intérieur n° 10 faisait supporter aux légumes français expédiés sans condition de tonnage : 151 fr. 55 d’Avignon (724 kilomètres); 186 fr. 25 d’Hyères.

On en concluait à la ruine (systématique et voulue, bien entendu, par la compagnie Paris-Lyon-Méditerranée) de l’agriculture française par l’agriculture italienne. On ne manquait pas d’ajouter que pour mieux accentuer ses tendances antifrançaises, la compagnie avait mis ce tarif en vigueur le 1er juillet 1888 au moment même de la rupture du traité de commerce italien et pour contrebalancer l’effet du relèvement des droits d’entrée en France. La réalité était tout autre : Tant de fiel n’entrait pas dans l’âme des bureaux !

En premier lieu, les prix incriminés du tarif 110 avaient été soumis, dès le 25 janvier 1888, à l’homologation ministérielle; ils n’avaient été faits par la compagnie Paris-Lyon-Méditerranée que pour retenir sur ses rails, de Modane à Paris, les légumes qui, de Milan, pouvaient y parvenir par la voie du Gothard et Delle, grâce à des prix identiques résultant d’un tarif commun aux compagnies italiennes, suisses et de l’Est français ; en second lieu, l’avantage de prix ainsi fait aux légumes italiens n’avait guère de réalité que sur hi papier, puisqu’il n’existait que pour les expéditions par wagon complet de 5 et de 10 tonnes qui, elles, n’existaient guère ou n’existaient pas. Quoi qu’il en soit, il y avait là une anomalie réelle, trop facile à exploiter, et dès qu’elle nous a été signalée, nous l’avons fait disparaître en proposant à l’administration supérieure de supprimer complètement ce paragraphe du tarif 110, en même temps d’ailleurs que, par mesure complémentaire, l’Est supprimait le tarif commun via Gothard dont l’existence avait été la seule raison d’être du nôtre.


Prenons enfin un dernier exemple, celui des vins étrangers, dont l’introduction paralyserait soi-disant le relèvement de la viticulture française. Celle-ci, grâce à Dieu et aux cépages américains, se relève vaillamment dans les départemens qui, comme l’Hérault, ne se sont pas abandonnés. Jusqu’à nouvel ordre, toutefois, la France ne produit plus la quantité de vins nécessaire à sa consommation ; il faut donc bien qu’elle tire la différence de l’étranger. Dans cette invasion nécessaire, la voie d’eau joue certainement le rôle prépondérant, la voie de 1er un rôle relativement effacé. Pour les provenances de l’Espagne, en particulier, la mer et la Seine ont amené à Paris, en 1889, nous le rappelons, 250,000 tonnes, au prix de 30 à 35 francs; le chemin de fer Paris-Lyon-Méditerranée 87,000 tonnes, au prix de 52 francs. C’est lui, cependant, dont on critique les agissemens et les tarifs.

Ses agissemens d’abord. Mais, s’il s’abstenait, les 87,000 tonnes qu’il réussit à attirer à ses rails laisseraient-elles de venir à Paris par la mer et la Seine ? Et de quel profit serait pour la viticulture française l’abandon qu’il ferait, à raison de 30 francs environ par tonne, d’une recette annuelle de 2,600,000 francs, abandon qui dérangerait singulièrement l’équilibre de son budget et de ses relations financières avec l’État ?

Quant à ses tarifs, fait-il un usage excessif ou anormal de son droit incontestable à prendre sa part d’un trafic qu’il serait absurde et inique de prétendre réserver exclusivement à la navigation? Favorise-t-il les vins d’Espagne au détriment des vins de France? Les transporte-t-il, comme on ne se fait pas faute de l’affirmer, moins cher qu’il ne transporte les vins de l’Hérault? Examinons. Les transports de vins font l’objet des trois tarifs spéciaux : n° 6, pour l’intérieur du réseau Paris-Lyon-Méditerranée; 106, commun avec diverses compagnies françaises; 206, commun avec les chemins de fer étrangers (ou avec des compagnies de navigation, pour les provenances trop voisines du sud de l’Espagne pour qu’il soit matériellement possible de songer à les amener à Paris par toute voie de fer). Dans ces trois tarifs, les taxes totales croissent, cela va sans dire, avec la distance, mais pas proportionnellement (sans quoi l’exagération des prix aurait bien rapidement conduit à l’impossibilité des transports), et la base kilométrique de ces taxes est d’autant plus faible que la distance totale à parcourir est plus forte.

C’est ainsi qu’une tonne de vin expédiée à Paris supporte :


De Dijon 314 kilomètres, une taxe de 21 fr. 30, soit 0 fr. 068 par kilom.
De Mâcon 422 — — 26 fr. 10, soit 0 fr. 062 —
De Lyon 488 — — 28 fr. 50, soit 0 fr. 058 —
De Valence 599 — — 32 fr. 50, soit 0 fr. 054 —
De Cette 776 — — 39 fr. 70, soit 0 fr. 051 —
De Barcelone 1126 — — 52 fr. »», soit 0 fr. 046 —
De Tarragone 1229 — — 52 fr. »», soit 0 fr. 042 —
De Valence 1504 — — 52 fr. »», soit 0 fr. 037 —


Plus le point de provenance espagnole s’éloigne des Pyrénées, plus le fret maritime peut diminuer, avec la durée même du transport par mer, plus au contraire augmente la distance par rails. Les chemins de fer ne peuvent songer, comme il le faudrait cependant pour lutter avec la navigation, à appliquer à un parcours plus long une taxe plus faible que celle qu’ils appliquent à un parcours moindre : la clause des stations intermédiaires édictée, et avec raison, par la législation de tous les pays s’y opposerait ; mais du moins quand elle arrive à 50 francs, prix auquel les transports peuvent être, à la rigueur, disputés à la voie maritime, qui se contente de 30 à 35 francs, la taxe cesse de croître.

C’est contre la situation que nous venons de résumer en chiffres que proteste le commerce de Cette. Quand il dit que nous transportons les vins d’Espagne à meilleur marché que les vins de l’Hérault, ce n’est manifestement qu’une formule de langage, formule à effet par sa concision même, mais qui, dans son inexactitude démontrée par les chiffres ci-dessus, fait illusion aux masses et peut même finir par faire illusion à ceux qui l’emploient et la répètent trop souvent.

Ce que l’on veut dire, et sous cette forme cela est vrai, c’est que, pour un parcoure déterminé, celui de Cette à Paris, par exemple, alors que les vins produits à Cette supportent une taxe de 39 fr. 70, les vins provenant de Tarragone ne supportent que 29 fr. 65; ceux provenant de Valence (Espagne) que 26 fr. 90. — C’est vrai, mais ils n’en ont pas moins à acquitter une taxe totale de transport de 12 francs au moins supérieure à celle des vins de l’Hérault.

Mais faisons même, pour un instant, abstraction de l’existence et de la concurrence de la voie maritime et fluviale, de la voie de pénétration par excellence, nous ne saurions trop le redire; supposons qu’il n’y ait qu’un seul intérêt en jeu, et il est important, celui d’agrandir le rayon d’approvisionnement possible de Paris, la situation, telle que l’établissent les chiffres précédens, n’est-elle pas la plus naturelle du monde et la plus justifiée? Et l’Hérault qui, en raison de son éloignement de Paris, a dû à l’application du principe différentiel dans les tarifs de chemins de fer le colossal développement de sa production viticole, et avec lui sa fortune passée et, grâce à Dieu, sa fortune renaissante, l’Hérault est-il vraiment bien fondé à critiquer l’extension que nous avons faite de ce principe à l’Aude, aux Pyrénées-Orientales, à l’Espagne?

Oui, nous répond l’homme politique qui ne s’offensera pas d’être appelé le plus farouche adversaire des grandes compagnies et des conventions de 1883, que le souvenir de ses classiques condamne sans doute aux... imprécations et auquel sa haute intelligence et sa rare opiniâtreté au travail ont rendu familières toutes les questions de chemins de fer, oui, le principe différentiel est nécessaire ou utile, ou tolérable, mais pas dans son application à l’étranger.

Et pourquoi donc? Les vins étrangers n’entrent-ils pas en France? N’est-il pas actuellement nécessaire de les y faire pénétrer? S’ils n’y entrent pas par toute voie de fer, n’y entreront-ils pas par la voie fluviale que vous ouvrez au grand large, en laissant à la charge de l’État l’intégralité des dépenses de son amélioration, de son entretien, de sa surveillance? Voulez-vous donc proscrire les vins étrangers? Et, au nom de je ne sais quel principe, du principe des nationalités peut-être, que, dans un pays voisin (grand producteur de vin et terriblement embarrassé de sa production), son premier homme d’État traitait récemment avec tant de désinvolture, voulez-vous fermer vos frontières par des droits de douane ou des mesures équivalentes? Faites-le, si vous le croyez nécessaire et possible; — mais, en attendant, pourquoi donc un principe sera-t-il admis en deçà de la frontière et proscrit au-delà?

Admettons-le cependant, mais alors allons jusqu’au bout, car la logique est une et vous y condamne. Il est inadmissible, dites-vous, que, les vins de l’Hérault payant 39 fr. 70 pour parcourir les 776 kilomètres de Cette à Paris, les vins d’Espagne ne soient grevés pour ce même parcours que de 29 fr. 65 ou de 26 fr. 90. — A merveille, mais les vins de l’Aude, des Pyrénées-Orientales sont, eux, des vins français. Et trouvez-vous plus admissible pour cela que, pour le même parcours de 776 kilomètres, ils ne soient grevés que de 35 fr. 75 s’ils sont en provenance de Perpignan? Donc, vous voilà logiquement conduit à proscrire le principe différentiel dans les tarifs communs à plusieurs compagnies françaises et à ne plus l’admettre que dans l’intérieur d’un réseau. Mais, là-même, la logique va vous forcer à le proscrire. Tous les vins de l’Hérault, du Gard, de Vaucluse, de la Drôme, du Beaujolais, de la Bourgogne, empruntent, pour se rendre à Paris, la section de Dijon à Paris.

Pour ce même parcours de 314 kilomètres : les vins de Dijon sont grevés de 21 fr. 30 par tonne ; ceux de Mâcon, 19 fr. 45; de Valence, 16 fr. 95 ; de Cette, 16 francs ; de Draguignan, 15 Ir. 45. Est-ce plus admissible que ce que vous avez naguère critiqué? En aucune façon, et vous voici condamnés à proscrire le principe même des tarifs différentiels, c’est-à-dire le principe commercial et fécond par excellence, pour le remplacer, comme le proposent d’ailleurs certains esprits systématiques et absolus, par l’application d’une taxe fixe par kilomètre, quelle que soit la distance, et croissant mathématiquement, brutalement avec elle suivant une proportionnalité aussi régulière qu’anticommerciale.


Nous ne multiplierons pas davantage les exemples ; aussi bien croyons-nous avoir tout dit, en examinant les espèces les plus frappantes et le plus fréquemment répétées. Le vent est à la protection dans notre pays, et tout ce qui y contredit ou semble y contredire est frappé d’ostracisme. Faut-il dès lors s’étonner de l’émotion qu’inspire l’idée de pénétration des produits étrangers (comme si nous pouvions toujours nous en passer), du succès d’un mot fort expressif de cette émotion, et de l’ardeur aveugle de la campagne à laquelle nous assistons étonnés contre ce qu’on a baptisé les Tarifs de pénétration.

Qui dit commerce, cependant, dit échange. Vendre aux autres ce qu’on produit plus ou mieux qu’eux, leur acheter ce qu’ils produisent plus ou mieux que vous, c’est là toute la vie commerciale et elle n’est que là. Dans le commerce international, cela s’appelle l’importation et l’exportation.

Je ne suis pas de ceux qui s’enrôlent sous le drapeau du libre-échange. La protection me paraît le système qui convient à notre pays, mais encore faut-il qu’elle soit intelligente et mesurée. Indispensable quand il s’agit d’y rendre possible la production d’objets qu’il faut absolument fabriquer chez nous, nécessaire quand il s’agit de permettre à notre pays de défendre son industrie et son agriculture contre celles des pays voisins plus favorisés sous le rapport des matières premières, de la main-d’œuvre ou du climat, la protection est inutile dans les autres cas; nuisible même, si elle est poussée au point d’exagérer les prix de vente aux consommateurs (que nous sommes tous) et d’enlever à nos producteurs l’aiguillon salutaire de la concurrence, sans lequel l’activité s’émousse et le progrès s’arrête.

Veut-on donc proscrire le commerce international? Mais si chaque pays a la prétention de se suffire, de tout produire chez lui, en admettant que ce soit possible (sauf à relever les prix de tous les objets consommés), de s’isoler des autres, c’est revenir à l’état des civilisations primitives. Notre vie sociale actuelle avec ses raffinemens, ses exigences, ses besoins, souvent artificiels sans doute, qu’il serait plus sain peut-être de ne pas éprouver, mais contre lesquels on n’a guère le courage de réagir, notre vie sociale n’est possible que par les échanges, par l’exportation et l’importation. — Et ce n’est pas parce que le dernier terme de ce binôme sera débaptisé et appelé pénétration que l’éternelle logique des événemens cessera d’être vraie et qu’une agitation irréfléchie prévaudra contre elle. Les hommes sérieux ne se paient pas de mots et se ressaisissent à la réflexion.

La répétition est, dit-on, la plus puissante des figures de rhétorique. C’est sans doute pour cela qu’abusant d’un mot heureux et qui fait image, et le mettant à toute sauce, sans toujours en comprendre la portée, tant de personnes ressassent les mêmes attaques contre les tarifs de pénétration, ramassant des banalités qui depuis trop longtemps traînent sur le marbre de toutes les tribunes. Il est temps de se reprendre.

C’est pour cela que dans ce fatras confus de plaintes vagues, de déclamations plus ou moins désintéressées, nous avons été heureux de rencontrer au moins quelques griefs nettement formulés, quelques argumentations précises appuyées de chiffres, émanées de personnalités ou de corporations sachant ce dont elles parlent et respectueuses d’elles-mêmes comme de leurs contradicteurs. Prenant celles qui regardent le réseau que nous connaissons le mieux, nous les avons discutées honnêtement, sans passion, sans illusions croyons-nous, nous efforçant de dissiper ce que nous considérons comme des erreurs ou des exagérations, et de faire connaître aussi brièvement que possible, mais complètement, et les principes de la tarification sur nos chemins de fer et l’application raisonnée et, croyons-nous, raisonnable qu’ils en ont faite.

Ce petit travail sera peut-être utile aux personnalités éclairées dont je viens de parler; il s’adresse à ceux, adversaires ou amis, qui, sans se laisser rebuter par un travail parfois quelque peu ardu, étudient avec sincérité, apprécient avec droiture et pensent que le Tarte à la crème des marquis de Molière n’est ni un raisonnement, ni le fond de la raison.


G. NOBLEMAIRE.

  1. 3,019 millions de subventions aux six grandes compagnies de chemins de fer à fin 1887, non compris 543 millions pour le rachat des lignes qui ont constitué les chemins de fer de l’État.
  2. 1,425 millions à fin 1887.