La Terre ancestrale/02

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Les Éditions Marquette (p. 17-32).

II

Le doute et l’hésitation


Le Nord-Est mollissait Le Nord-Est, ce large vent du golfe qui, avec chaque grande marée, charroie sur le Bas Saint-Laurent, dans son puissant souffle, un incroyable amas de brume et de pluie. Toujours, il s’annonce par un brouillard si épais qu’il borne la vue à trente pas. Le lendemain, des orages torrentiels alternent avec des échappées de ciel bleu ; puis, pendant deux jours, une pluie fine et froide vous glace jusqu’aux os. Et sans arrêt, pendant quatre jours, l’ouragan s’engouffre dans l’entonnoir du golfe et suit le couloir du fleuve en débordant sur ses rives. C’est le vent si redouté des navigateurs ; c’est lui qui rend nos automnes pluvieux et retarde nos printemps.

Ce jour là, Hubert descendait à la grève. Il allait récolter des algues marines pour la fumure des prés. Pendant la tempête, les vagues les avaient déversées par rouleaux tout le long du rivage. Il suivait l’escarpement de la rivière Chassé quand, sur le sommet de la côte et commençant la descente, il s’arrêta surpris.

— Bonjour Jeanne ! que fais-tu donc ici ? salua-t-il.

La jeune fille, cachée par une touffe d’arbrisseaux, était appuyée à la clôture et contemplait l’immensité.

— Tiens ! Hubert ! Comme tu m’as surprise ! je ne t’ai pas entendu venir.

— Tu devais avoir la pensée ailleurs, car je ne marchais pas à patte de velours.

— C’est vrai, j’étais absorbée. Comme le vent avait séché l’herbe, je me rendais cueillir des églantines, quand je me suis arrêtée ici pour jouir du spectacle : ne le trouves-tu pas grandiose ?

Le panorama méritait vraiment d’être regardé. Le fleuve, d’un bleu presque noir, était, dans toute son étendue, pailleté de bouillons blancs qui apparaissaient soudain pour s’évanouir aussitôt. Les pointes des îles étaient couvertes d’écume : la vague qui les frappait, blanchie par le choc, jaillissait haut dans l’air ; aussitôt retombée, une autre la remplaçait, tantôt faible, tantôt s’élevant encore toute blanche d’embrun. On eût dit que les houles, béliers liquides, s’acharnaient sur les rochers, manquaient leur élan, puis recommençaient l’assaut avec plus de vigueur. Toute la plaine mouvante, une lame poussant l’autre, paraissait rouler vers la plage. De tout ce désordre, un sourd grondement s’élevait sans discontinuer. Les flots qui, sur la rive, s’écrasaient en s’aplatissant, pouvaient seuls dominer ce mugissement continuel.

Hubert porta les regards vers cette mer exaspérée, puis, se tournant vers la jeune fille :

— Oui, c’est beau, mais moins que toi.

— Va donc, moqueur !

Elle s’était légèrement colorée, pressentant un début d’aveu. Mais le jeune homme confus déjà, n’osait continuer. Il en est presque toujours ainsi dans les campagnes québécoises : une certaine pudeur, une grande timidité, empêchent les jeunes gens de s’exprimer leur amour par des paroles ; ils ne sont pas habiles à ce jeu. Aussi, le regard, l’expression du visage, parlent chez eux plus que les lèvres. On pressent, on devine, on comprend ce langage muet ; enfin, on est certain de l’amour partagé. Hubert était ainsi : il ne savait pas épancher son cœur. Pour cacher son trouble, il s’empressa d’émettre la première idée qui lui frappa le cerveau.

— Tu trouves cela beau la campagne, Jeanne ? Moi aussi ; mais tout de même, c’est monotone de voir toujours les mêmes choses.

— Les mêmes choses ! Moi je trouve du nouveau à chaque jour. Regarde : aujourd’hui il vente et la mer gronde ; demain le temps sera calme, le ciel pur et le fleuve aussi clair qu’une glace. Un autre jour, c’est la pluie qui lave tout. Au printemps, les arbres et les prés reverdissent ; plus tard les fleurs colorent les jardins et les champs ; ensuite les foins embaument l’atmosphère. Avec la saison qui s’avance, les grains mûrissent, les feuilles tombent après avoir charmé la vue par leurs nuances variées. Enfin c’est la neige qui recouvre la campagne ; tout est blanc ; la terre, les arbres, les toits et même la mer.

— Je ne dis pas que tout soit laid, mais tu avoueras qu’il n’y a rien pour récréer dans tout ce que tu vois. C’est à la ville, dit-on, qu’il y en a des amusements de toutes sortes ; là, jamais d’ennui.

— La ville ! Es-tu sérieux ? La ville où il n’y a que des maisons et des rues pleines de monde, où l’on ne voit pas de champs, pas de mer comme ici, rarement la lune et presque pas le ciel. La ville ! mais Hubert ! la ville ce n’est pas chez nous !

Ils ne purent continuer longtemps sur ce thème, car tout à coup, un bruit de branches, et Delphis Morin déboucha sur eux.

— Ah ! bonjour mademoiselle ; tiens ! bonjour Hubert. Excusez-moi de vous avoir dérangés, je ne vous savais pas ici.

— Il n’y a pas de faute, répondit Hubert ; nous sommes ensemble par pur hasard ; nous nous sommes rencontrés sans l’avoir voulu.

— Oui, oui, tais-toi donc tricheur ; je connais ça. Surtout, je te trouve bien bête de te défendre : quand on fréquente une jolie fille comme mademoiselle Jeanne, on a tort de s’excuser.

— Monsieur Morin, je pense que vous voulez rire un peu de moi, répliqua la jeune fille.

— Moi rire de vous ! Je ne suis pas scrupuleux, mais je ne voudrais pas commettre ce péché là ! Voulez vous que je vous parle franchement ? Eh bien, si vous étiez à la ville, toutes les filles seraient jalouses de vous.

— Elles sont donc toutes laides par là ?

— Non pas ; mais à vous les comparer, je puis dire qu’elles ne sont pas belles.

— Je ne vous crois pas au point de me gonfler de vos compliments.

La jeune fille, seule dans les champs, avec deux hommes, se sentait mal à l’aise ; aussi, oubliant sa cueillette de fleurs, elle voulut les quitter pour revenir à la maison.

— Voulez-vous que je fasse un bout de chemin avec vous ? demanda Delphis.

Comment s’en tirer ! Accepter : c’était presque humilier son ami ; refuser ; il fallait des raisons.

— Je croyais que vous descendiez à la grève ; moi je n’ai que deux pas à faire, répondit-elle.

Ne voyant pas dans cette réponse un refus formel, le citadin, rempli d’audace, quitta Hubert pour rejoindre Jeanne Michaud.

Pauvre Hubert ! il se sentait bien petit, bien malheureux, pendant qu’à grandes enjambées, il descendait la côte. Tandis que Morin tournait de beaux compliments, lui, n’avait pas trouvé l’adresse de placer un mot ; il se laissait même sottement damer le pion par l’autre. Ah, cette indomptable timidité devant celle qu’il aimait ! Ainsi pensait le jeune homme ; puis laissant trotter son amère imagination ; « C’est curieux tout de même cette arrivée de Delphis, à travers le bois et juste sur nous. Avaient-ils donc un rendez-vous ? Ah non, ma Jeanne est trop bonne et trop franche pour agir ainsi ; c’est sans doute une pure coïncidence. Pourtant ces églantines, elle ne les a pas cueillies. Ce que c’est que de savoir bien parler ! J’apprendrai moi aussi ; oui, et je sais où aller pour me dégourdir ». Le dépit, le doute, la jalousie, mordaient au cœur le pauvre garçon, pendant que de sa fourche, avec colère, il poussait le goémon hors de l’atteinte des vagues.

Ce fut Jean Rioux qui en improvisa une grimace lorsque, levant les yeux, il aperçut ensemble Jeanne Michaud et Delphis Morin.

— Tonnerre de gringalet ! s’exclama-t-il ; ce que j’en écraserais avec plaisir des poignées de ces crapauds-là. Heureusement que la Jeanne est de bon bois d’érable.

À peu de temps de là, Delphis retournant à Québec, le vieux terrien se trouva débarrassé de son cauchemar. Avant de quitter Hubert, le citadin lui avait dit :

— Je t’écrirai, mon vieux, et te renseignerai. Quand tu voudras venir, envoie-moi un mot et je te trouverai de l’ouvrage.

L’automne vint, jaunissant la campagne. La nature préparait peu à peu le repos du sol.

Hubert, aiguillonné par l’orgueil et un peu par la jalousie, se montrait moins timide avec la fille de son voisin. Il se risquait même aux aveux, mais bien discrètement. La jeune fille souriait, approuvait. Bref, tout marcha si bien, qu’à la Noël, le mariage était presque décidé.

La Noël, la Minuit, les Fêtes ! époque tant désirée des petits et des grands : époque des réjouissances, des joyeuses réunions de famille auxquelles on se rend de fort loin. Ce soir de Minuit, la paroisse entière était en liesse. Toutes les maisons, d’ordinaire vite closes, gardaient leurs plus brillantes lumières. L’église, comme pour donner le branle à l’allégresse, resplendissait par toutes ses fenêtres. Chez Jean Rioux, on attendait Louis et Élise avec leur famille. La cuisine embaumait de la cuisson des beignets, pâtés, poulets, lièvres et autres mets canadiens. Chacun, à tout instant, allait regarder à la fenêtre, mettre l’oreille à la porte. Aussi, combien de fausses alertes !

— Tu ne les vois pas venir ; tu n’entends rien ?

— Non, tiens oui, une voiture ; ah non, ce n’est pas cela, elle passe.

— Comme ils retardent ! J’espère qu’ils n’ont pas eu d’accident et que personne n’est malade.

— Voyons ma pauvre femme, donne leur le temps ; on sait ce que c’est que de préparer les jeunes et de tout mettre à l’ordre avant de partir.

— Bon, cette fois ce sont eux.

Deux voitures, chargées d’enfants, arrivaient à fond de train pour s’arrêter juste devant la porte. Jean Rioux et son fils sortirent aussitôt pour aider ; les femmes attendirent sur le seuil. On s’interpellait, on se saluait à grands cris. Les jeunes mères, avec leurs enfants, se dépêtraient à grand’peine de l’amas de fourrures. Puis les hommes se rendirent à l’étable pour y dételer les chevaux. Ils s’y attardèrent à examiner les bêtes, à critiquer leurs mérites et à causer d’élevage. Pendant ce temps, Adèle et sa mère recevaient les petits à pleins bras. Tout en les débarrassant de leurs chauds habits, elles ne cessaient de les admirer ; l’un était plus gras, l’autre avait grandi ; celui-ci parlait mieux ; enfin, tous étaient pour elles un sujet d’émerveillement. Et à travers un continuel babil, c’était des caresses, des taquineries, de joyeuses exclamations. Les hommes rentrés, le tumulte des voix augmenta. Parmi les fines ripostes, les francs éclats de rire, on ne pouvait garder une conversation suivie.

— Dis donc Louis, questionna railleusement Hubert, as-tu commencé à faire charroyer ton poulain ?

— Doucement mon garçon, tu ne riras peut-être pas le printemps prochain.

— C’est celui que tu as apporté dans une poche ? demanda Arthur Gagnon, le mari d’Élise.

— Je crois vraiment qu’il y aurait tenu. Le pauvre petit, ayant perdu sa mère, allait mourir de faim. À le voir diminuer de jour en jour, on aurait cru qu’il retournait vers la naissance. Je l’ai acheté pour moins que la valeur de sa peau ; je l’ai soigné comme un enfant, je l’ai même nourri au biberon.

— Pour ça, répondit le cadet, on sait que tu lui as servi de mère ; tu peux même te vanter d’être le protecteur des orphelins.

— Oui, et mieux, d’être père nourricier, car lorsque je l’ai pris, il paraissait vivre sans manger.

— Il aurait peut-être surpassé le veau de Pascal Larouche, remarqua le père. Je vais vous en raconter l’histoire : Vous savez que Pascal, pour le « génie », n’était pas un Papineau. Un jour il entreprit d’élever un veau et de le rendre vache laitière, sans le nourrir. Selon lui, manger n’était qu’une habitude. Après dix jours, le veau mourut. « C’est grand dommage que cet accident lui soit arrivé, se lamentait Pascal, il était déjà passablement bien habitué ».

La veillée s’écoulait ainsi dans de gais propos, lorsque Louis annonça :

— Allons, il est bien temps de partir pour la Minuit, la marche est assez longue.

— Comment la marche ? demanda le père : nos chevaux n’ont pas l’habitude d’aller au pas sur la voiture légère, je pense.

— Allons nous prendre la peine d’atteler, c’est si près.

— Ne me parles pas de me rendre à pieds à une Minuit : il faut y aller au grand trot de nos chevaux et au son des clochettes. Holà les femmes ! préparez-vous pendant que les hommes vont atteler.

— C’est moi qui reste pour soigner les petits et préparer le réveillon, déclara la mère.

Elle se promettait la jouissance de pouvoir, sans témoins, surveiller ses petits-fils, les dorloter, les couvrir de caresses, satisfaire leurs plus capricieuses fantaisies. Devant ses filles, elle n’osait pas trop, car on lui reprochait de gâter le caractère de ses petits-enfants. Ils dormaient, mais ce serait bien de la sorcellerie s’il ne s’en éveillait pas une couple. Alors, tout à son aise, elle contenterait son besoin d’affection. Bien vite, les attelages aux chevaux fringants se rangèrent devant la porte. Malgré le bruit des grelots, les femmes, jamais tout à fait prêtes, ne sortirent qu’aux appels de Louis qui entra les morigéner en badinant.

Alors commença la réjouissante course vers l’église, qui, par toutes ses ouvertures, brillait dans l’obscurité comme un phare aux cents feux. De gros flocons d’une neige douce tombaient mollement ; tous les habits prenaient vite la même couleur blanche. Les « carrioles », à toute allure, arrivaient du sud, de l’est, de l’ouest, dans une sonnaille de clochettes et de grelots. « Drin drin », tremblotaient les menues sonnettes agitées par les petits chevaux au trottinement nerveux ; « gloum, gloum », les clochettes carillon balancées sur la sellette des grands chevaux de carrosse ambiant en cadence ; « gueling, gueling », la clarine pendue au collier des lourdes poulinières à la marche paresseuse. Et du haut du clocher, l’airain sonore, à toute volée, lançait dans l’espace, aux quatre coins de la paroisse, le joyeux carillon de l’Alleluia. Les fidèles, recueillis, entrèrent dans le saint lieu. En même temps, le vieux chantre, de sa plus belle voix, entonnait le « Minuit Chrétiens ». L’autel, ruisselant de lumière, était paré de ses plus beaux décors ; les harmonies de l’orgue flottaient au-dessus de cette foule en prière ; et la pieuse cérémonie se déroula au chant des cantiques. À la sortie de l’église, contre l’habitude, les bavardages ne durèrent pas, car dans la plupart des foyers, mijotait un succulent réveillon.

Au retour, Hubert, qui conduisait, rejoignit et voulut dépasser la voiture de Pierre Michaud ; mais le vieux, d’un coup de fouet, enleva son cheval. Les deux bêtes, allègrement trottèrent côte à côte. Le jeune homme, par délicatesse, n’osait pas trop presser la sienne, car il savait Jeanne dans l’autre « carriole », mais le père ne souffrait pas du même scrupule :

— Donne-moi les guides ; à ton âge tu ne sais pas encore conduire un cheval. Tom !

L’animal, sentant la pression des rênes, s’allongea, et à travers les éclats de rire, distança l’autre en ouragan.

— Bonjour, Hubert ! cria une voix, de l’autre voiture.

— Qui donc me salue ?

— C’est le garçon de Charles Morin, répondit Louis ; il est revenu de la ville depuis quelques jours. Il ne s’en vante pas, mais il paraît qu’il y a du chômage ; et ça m’a tout l’air qu’il vient hiverner chez ses parents.

— Comment se fait-il qu’il soit dans la voiture de Pierre ? questionna Jean Rioux.

— Parce qu’il s’est offert, leur apprit Adèle ; je l’ai entendu à la porte de l’église qui s’invitait à réveillonner chez eux : c’était difficile de le mettre à la porte.

— Tonnerre ! s’exclama le vieux Rioux, ça gaspille tout ce que ça gagne ; puis, quand arrive la morte saison, ça vient manger le pain de son vieux père. C’est plutôt lui qui devrait nourrir le vieux. Au moins, s’il aidait aux travaux, mais je serais bien surpris qu’il s’occupât même à soigner les bêtes. Tonnerre ! il a le toupet d’arriver ici comme un prince ; il se croit maître partout. Il est chanceux que Michaud ne soit pas Jean Rioux ; il apprendrait où un fils doit aller réveillonner à la Minuit.

Hubert n’avait rien dit, mais son joyeux entrain l’avait quitté. Personne, à part peut-être Adèle n’en devinait la cause. Loin de blâmer, lui, l’audace de Morin, il aurait voulu la posséder. « Ah, pensait le garçon, comme la ville vous enlève bien la timidité ». Il ne voyait pas qu’à Morin, c’est l’effronterie qu’elle donnait. Il se disait aussi que Delphis ne devait pas manquer d’ouvrage, qu’il avait un but en passant les fêtes à la campagne. « Oui. songeait-il injustement, je suis ici toute l’année ; lui n’a qu’à y paraître deux jours pour être mieux reçu que moi. C’est ainsi qu’il en est quand on reste toujours dans son trou ; on ne peut pas s’exprimer, on n’a pas de manières. Mais prenons patience, je connais où est située Québec ».

Avec le jour de l’an, s’évanouirent les sottes appréhensions de l’amoureux. Ce matin là le soleil n’était pas haut, quand Hubert se présenta chez son voisin :

— Bonne année à tout le monde ! s’écria-t-il.

Le chef de la famille lui tendit la main :

— Bon, Hubert ! Bonjour mon garçon ! tu es le premier à nous la souhaiter. Qu’elle te soit propice comme toutes les autres. Viens prendre un verre ; le jour de l’an, c’est bien permis.

Les embrassades aussi sont permises ce jour-là, dans nos campagnes. Aussi il faut voir comme garçons et filles ne se font pas faute d’en profiter. Le jeune homme venait bien un peu dans cette intention, mais avec Jeanne, ce n’était pas comme avec une autre. Le père se détourna pour verser le vin, la mère s’activa à son poêle, et Jeanne se montra docile.

— À votre santé !

— À la tienne !

Puis quand les verres furent posés :

— Papa vous attend à la maison, monsieur Michaud ; venez avant qu’il vous arrive de la visite.

— Je chausse mes bottes et je te suis dans cinq minutes.

— Bonjour donc !

— Bonjour !

L’heureux jouvenceau arriva chez lui trop tard à son gré. Il eut aimé à jouir de l’embarras d’Adèle et de son fiancé ; car il faut vous dire que cette jeune fille possédait un cœur comme une autre et aussi un fiancé. C’était Paul Lavoie, un jeune marchand du village. Ce n’est pas le taquin de frère qui, par obligeance, se fût tourné le dos. Il se trouva donc déconfit en apercevant son futur beau-frère déjà rendu :

— Comment ! Paul ! tu es bien matinal aujourd’hui ; as-tu couché sur le perron ?

— Et toi donc ! tes visites sont déjà faites ; as-tu commencé hier au soir ?

— Dites-donc, vous deux, avez-vous fait votre jour de l’an ?

— As-tu fait le tien, toi ? rétorqua Adèle.

— Réponds-moi d’abord, curieuse !

— Indiscret toi-même ! occupe-toi donc de tes petites affaires ; c’est déjà trop pour tes forces, conseilla la sœur.

— Hein ? Vas-y voir avant de juger.

— Mademoiselle Rioux ! il ne l’a pas fait son jour de l’an ; non, je vous l’assure. Voyez, il se trahit ; il a le rouge au visage, non, il n’a pas osé.

— J’en suis certaine ; il est trop poule mouillée pour cela.

— Allez vous faire pendre. Souhaitons-nous la bonne année, Paul ».