La Terreur future

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Ollendorff (p. 279-287).


LA TERREUR FUTURE




Ἔλεος καὶ πάθος.

Les organisateurs de cette Révolution avaient la face pâle, les yeux d’acier. Leurs vêtements étaient noirs, serrés au corps ; leur parole brève et aride. Ils étaient devenus ainsi, ayant été différents autrefois. Car ils avaient prêché les foules, en invoquant les noms de l’amour et de la pitié. Ils avaient parcouru les rues des capitales, avec la croyance à la bouche, chantant l’union des peuples et l’universelle liberté. Ils avaient inondé les demeures de proclamations pleines de charité ; ils avaient annoncé la religion nouvelle qui devait conquérir le monde ; ils avaient réuni des adeptes enthousiastes pour la foi naissante.

Puis, au crépuscule de la nuit d’exécution, leurs manières changèrent. Ils disparurent dans une maison de ville, où ils avaient leur siège secret. Des bandes d’ombres coururent le long des murs, surveillées par des inspecteurs rigides. On entendit un murmure plein de pressentiments funestes. Les abords des banques et des maisons riches frémirent d’une vie neuve, souterraine. Des éclats de voix retentirent, comme de soudains claquements, dans des quartiers éloignés. Un bourdonnement de machines en mouvement, une trépidation du sol, de terribles déchirements d’étoffe ; ensuite un silence étouffant, semblable au calme avant l’orage ; et tout à coup la tempête sanglante, enflammée.

Elle éclata au signal d’une longue fusée flamboyante qui jaillit de l’Hôtel de Ville dans le ciel noir. Il y eut un cri poussé par la poitrine générale des révoltés, et un élan qui secoua la Cité. Les grands édifices tremblèrent, brisés par en dessous ; un roulement jamais entendu franchit la terre d’une seule onde ; les flammes montèrent comme des fourches saignantes le long des murs immédiatement noircis, avec de furieuses projections de poutres, de pignons, d’ardoises, de cheminées, de T en fer, de moellons ; les vitres volèrent, multicolores, dans une gerbe d’artifices ; des jets de vapeur crevèrent les tuyaux, fusant au ras des étages ; les balcons sautèrent, tordus ; les laines des matelas rougirent capricieusement, comme des braises qui s’éteignent, aux fenêtres distendues ; tout fut plein d’horrible lumière, de traînées d’étincelles, de fumée noire et de clameurs.

Les bâtiments, se disjoignant, s’ouvraient comme des pièces dentelées, couvrant l’ombre d’une nappe rouge : derrière les constructions qui s’abattaient des deux côtés, s’épanouissait l’orbe de l’incendie. Les masses croulantes semblaient d’énormes monceaux de fer rougi. La Cité n’était qu’un rideau de flammes, tantôt claires, tantôt bleu sombre, avec des points d’intensité profonde, où on voyait passer des noirceurs gesticulantes.

Les porches des églises étaient gonflés par la foule terrifiée, qui affluait de partout en longs rubans noirs ; les faces étaient tournées, anxieuses, vers le ciel, muettes d’épouvante avec les yeux fixes d’horreur. Il y avait là des yeux largement ouverts, à force d’étonnement stupide, et des yeux durs par les rayons noirs qu’ils lançaient, et des yeux rouges de fureur, miroitant des reflets de l’incendie, et des yeux luisants et suppliants d’angoisse, et des yeux pâlement résignés, où les larmes s’étaient arrêtées, et des yeux agités de tremblement par la prunelle qui voyageait sans cesse sur toutes les parties de la scène, et des yeux dont le regard était intérieur. Dans la procession des faces blêmes, on ne voyait de différents que les yeux ; et les rues, parmi les puits de lumière sinistre qui se creusaient à l’angle des trottoirs, semblaient bordées d’yeux mouvants.

Enveloppées dans une fusillade nourrie, des haies humaines reculaient sur les places, poursuivies par d’autres haies humaines qui avançaient implacablement ; la bande qui fuyait agitant tumultueusement ses bras étrangement illuminés ; la bande qui marchait, serrée, dense, réglée, résolue, avec des membres qui agissaient en cadence, sans hésitation, sur des ordres silencieux. Les canons des fusils formaient une seule rangée de bouches meurtrières, d’où filaient de minces et longues lignes de feu, qui rayaient la nuit de leur sténographie mortelle. Par-dessus le ronflement continu, parmi les accalmies effrayantes, retentissait un crépitement singulier et ininterrompu.

Il y avait aussi des nœuds d’hommes, groupés trois à trois, quatre à quatre, cinq à cinq, entrelacés et obscurs, au-dessus desquels tournoyait l’éclair des sabres droits de cavalerie et des haches affilées, volées dans les arsenaux. Des individus maigres brandissaient ces armes, fendant les têtes avec fureur, trouant les poitrines avec joie, décousant les ventres avec volupté, et piétinant dans lés viscères.

Et, à travers les avenues, pareilles à des météores étincelants, de longues carcasses d’acier poli roulaient rapidement, traînées par des chevaux au galop, effarés, crinières flottantes. On eût dit des canons dont la volée et la culasse auraient le même diamètre ; derrière — une cage de tôle montée par deux hommes actifs, chauffant un brasier, avec une chaudière et un tuyau d’où s’échappait de la fumée ; devant — un grand disque brillant, tranchant, échancré, monté sur excentrique, et qui tournait vertigineusement devant la bouche de l’âme. Chaque fois que l’échancrure rencontrait le trou noir du tube, on entendait le bruit d’un déclic.

Ces machines galopantes s’arrêtaient de porte en porte : des formes vagues s’en détachaient et entraient dans les maisons. Elles sortaient, chargées deux à deux de paquets liés et gémissants. Les hommes du brasier enfournaient régulièrement, méthodiquement, dans l’âme d’acier les longs ballots humains ; pour une seconde on voyait, projetée à l’avant, saillissant jusqu’au ressaut des épaules, une face décolorée et convulsée ; puis l’échancrure du disque excentrique tournoyant rejetait une tête dans sa révolution ; la plaque d’acier restait immuablement polie, lançant par la rapidité de son mouvement un cercle de sang qui marquait les murs vacillants de figures géométriques. Un corps s’abattait sur le pavé, entre les hautes roues de la machine ; les liens se brisaient dans la chute, et, les coudes étayés sur le grès dans un mouvement réflexe, le cadavre encore vivant éjaculait un jet rouge.

Puis les chevaux cabrés, le ventre impitoyablement cinglé d’une lanière, entraînaient les tubes d’acier ; il y avait un tressautement métallique, une note profonde de diapason dans la sonorité de leur âme, deux lignes de flammes reflétées à leur pourtour et un brusque arrêt devant une nouvelle porte.

On ne trouvait, sauf les fous qui tuaient isolément, à l’arme blanche, ni haine, ni fureur. Rien qu’une destruction et un massacre réguliers, qui anéantissaient progressivement, semblables à une marée de mort, montant toujours, inexorable et inéluctable. Les hommes qui ordonnaient, fiers de leur œuvre, contemplaient l’action avec des figures rigides, figées d’idéal.

Au détour d’une rue noire, les sabots clapotants des chevaux rencontrèrent une barrière de cadavres sans tête, un amoncellement de troncs. La batterie de tubes d’acier s’arrêta dans la chair ; au-dessus des bras confusément crispés se dressait une forêt de doigts indiquant tous les points de l’espace, levés vers le ciel comme les pointes colorées d’une révolte de l’avenir.

Arrêtant les pièces de guillotine, les chevaux refusaient en hennissant de monter à l’assaut, fumaient des naseaux, et écrasaient sous les fers de leurs pieds des remous d’entrailles vertes. Parmi la viande pantelante, entre les ramures des mains inanimées, désespérément roidies, il y avait des sanglots de sang qui coulait.

Les prêtres du massacre montèrent sur la barricade humaine, où leurs pieds enfoncèrent, prirent les chevaux par la figure, les traînèrent par la bride, tandis qu’ils renâclaient, et contraignirent les roues à passer sur les membres épars dont les os craquaient.

Et debout dans leur boucherie, la face éclairée par l’Idée du dedans et par l’Incendie du dehors, les apôtres du néant regardèrent attentivement le fond de la nuit, à l’horizon, comme s’ils espéraient un astre inconnu.

Devant eux ils voyaient un amoncellement de façades rompues, de marches de pierre diversement plantées, de chevrons fumants, avec des briques, du hachis de bois, des lambeaux de papier, des morceaux d’étoffe, et des pavés de grès en grand nombre, entassés par paquets, comme lancés par une main prodigieuse.

Il y avait aussi une maison de pauvre, ruinée par la moitié, où les cheminées coupées tout le long avaient laissé une longue bande de suie, avec des embranchements aux différentes hauteurs. L’escalier de bois s’était écroulé par le bas, broyé à mi-distance du dernier étage ; si bien que les degrés tremblants allaient on ne sait où, vers les flammes rampantes et les cadavres crispés, comme une frêle passerelle venant du ciel. On voyait dans ces misérables chambres tranchées, mises au jour, toute la vie inférieure, une grille à charbon, un fourneau de terre fendu, rapiécé, un pot au feu en pâte brune, des casseroles noires, bosselées, des chiffons entassés dans les coins, une cage rouillée, laissant flotter encore quelques brins verts, où gisait sur le dos un petit oiseau gris, avec les pattes ramenées sous les plumes de son ventre, des flacons de pharmacie épars, un lit à sangles debout contre le mur, des matelas crevés d’où poussaient des touffes de varech, et des pots de fleurs émiettés, mêlés avec la terre végétale et les fragments des plantes.

Et, assis parmi les carreaux encaustiqués, arrachés sur le ciment gris, un petit garçon en face d’une petite fille lui montrait avec triomphe une fusée de cuivre qui était montée jusque-là. La petite avait une cuillère enfoncée dans la bouche et le regardait d’un air curieux. Le petit serrait ses doigts, dont la peau tendre était encore ridée, sur l’écrou mobile à trous de secondes ; et, faisant manœuvrer le vernier, il se perdait dans la contemplation de l’outil. Ainsi tous deux battant alternativement leurs pieds menus, les sortant de leurs chaussons, profondément occupés, n’étaient point étonnés de l’air qui entrait, ni de la lumière horrible qui les envahissait — sinon que la petite, retirant la cuillère qui gonflait sa joue, dit à mi-voix : « C’est drôle, papa et maman sont partis avec leur chambre — il y a de grosses lampes rouges dans la rue — et l’escalier est tombé. »

Tout ceci, les organisateurs de la Révolution le virent, et le soleil nouveau dont ils attendaient l’aurore ne vint pas. Mais l’idée qu’ils avaient au cerveau fleurit brusquement ; ils eurent une sorte de lueur ; ils comprirent vaguement une vie supérieure à la mort universelle ; le sourire des enfants s’élargit, et fut une révélation ; la pitié descendit en eux. Et, les mains sur les yeux, pour ne pas voir tous les yeux terrifiés des morts, tous les yeux qui n’étaient pas encore couverts de paupières, ils descendirent en chancelant du rempart d’hommes égorgés qui devait entourer la Cité nouvelle, et s’enfuirent éperdument, dans les ténèbres rouges, parmi le fracas de métal des machines qui galopaient.