La Toison d’or (Corneille)/Acte IV

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Œuvres de P. Corneille, Texte établi par Charles Marty-LaveauxHachettetome VI (p. 315-329).
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ACTE IV




DÉCORATION DU QUATRIÈME ACTE.

Ce théâtre horrible fait place a un plus agréable : c’est le désert où Médée a de coutume[1] de se retirer pour faire ses enchantements. Il est tout de rochers qui laissent sortir de leurs fentes quelques filaments d’herbes rampantes et quelques arbres moitié verts et moitié secs : ces rochers sont d’une pierre blanche et luisante, de sorte que comme l’autre théâtre étoit fort chargé d’ombres, le changement subit de l’un à l’autre fait qu’il semble qu’on passe de la nuit au jour.



Scène première

ABSYRTE, MÉDÉE.
Médée.

Qui donne cette audace à votre inquiétude,
Prince, de me troubler jusqu’en ma solitude ?
Avez-vous oublié que dans ces tristes lieux
Je ne souffre que moi, les ombres et les Dieux, 1395
Et qu’étant par mon art consacrés au silence,
Aucun ne peut sans crime y mêler sa présence ?

Absyrte.

De vos bontés, ma sœur, c’est sans doute abuser ;
Mais l’ardeur d’un amant a droit de tout oser.
C’est elle qui m’amène en ces lieux solitaires, 1400
Où votre art fait agir ses plus secrets mystères.
Vous demander un charme à détacher un cœur,
À dérober une âme à son premier vainqueur.

Médée.

Hélas ! cet art, mon frère, impuissant sur les âmes,
Ne sait que c’est d’éteindre ou d’allumer des flammes
Et s’il a sur le reste un absolu pouvoir,
Loin de charmer les cœurs, il n’y sauroit rien voir.
Mais n’avancez-vous rien sur celui d’Hypsipyle ?
Son péril, son effroi, vous est-il inutile ?
Après ce stratagème entre nous concerté, 1410
Elle vous croit devoir et vie et liberté ;
Et son ingratitude au dernier point éclate,
Si d’une ombre d’espoir cet effroi ne vous flatte.

Absyrte.

Elle croit qu’en votre art aussi savant que vous,
Je prends plaisir pour elle à rabattre vos coups ; 1415
Et sans rien soupçonner de tout notre artifice,
Elle doit tout, dit-elle, à ce rare service ;
Mais à moins toutefois que de perdre l’espoir,
Du côté de l’amour rien ne peut l’émouvoir.

Médée.

L’espoir qu’elle conserve aura peu de durée, 1420
Puisque Jason en veut à la toison dorée,
Et qu’à la conquérir faire le moindre effort,
C’est se livrer soi-même et courir à la mort.
Oui, mon frère, prenez un esprit plus tranquille,
Si la mort d’un rival vous assure Hypsipyle ; 1425
Et croyez…

Absyrte.

Et croyez… Ah ! ma sœur, ce seroit me trahir
Que de perdre Jason sans le faire haïr.
L’âme de cette reine, à la douleur ouverte,
À toute la famille imputeroit sa perte,
Et m’envelopperoit dans le juste courroux 1430
Qu’elle auroit pour le Roi, qu’elle prendroit pour vous.
Faites donc qu’il vous aime, afin qu’on le haïsse ;

Qu’on regarde sa mort comme un digne supplice.
Non que je la souhaite : il s’est vu trop aimé
Pour n’en présumer pas votre esprit alarmé ; 1435
Je ne veux pas non plus chercher jusqu’en votre âme
Les sentiments qu’y laisse une si belle flamme :
Arrêtez seulement ce héros sous vos lois,
Et disposez sans moi du reste, à votre choix.
S’il doit mourir, qu’il meure en amant infidèle ; 1440
S’il doit vivre, qu’il vive en esclave rebelle,
Et qu’on n’aye aucun lieu, dans l’un ni l’autre sort,
Ni de l’aimer vivant, ni de le plaindre mort.
C’est ce que je demande à cette amitié pure
Qu’avec le jour pour moi vous donna la nature. 1445

Médée.

Puis-je m’en faire aimer sans l’aimer à mon tour,
Et pour un cœur sans foi me souffrir de l’amour ?
Puis-je l’aimer, mon frère, au moment qu’il n’aspire
Qu’à ce trésor fatal dont dépend votre empire ?
Ou si par nos taureaux il se fait déchirer, 1450
Voulez-vous que je l’aime, afin de le pleurer ?

Absyrte.

Aimez, ou n’aimez pas, il suffit qu’il vous aime ;
Et quant à ces périls pour notre diadème,
Je ne suis pas de ceux dont le crédule esprit
S’attache avec scrupule à ce qu’on leur prédit. 1455
Je sais qu’on n’entend point de telles prophéties
Qu’après que par l’effet elles sont éclaircies ;
Et que quoi qu’il en soit, le sceptre de Lemnos
A de quoi réparer la perte de Colchos.
Ces climats désolés où même la nature 1460
Ne tient que de votre art ce qu’elle a de verdure,
Où nos plus beaux jardins n’ont ni roses ni lis
Dont par votre savoir ils ne soient embellis,
Sont-ils à comparer à ces charmantes îles

Où nos maux trouveroient de glorieux asiles ? 1465
Tomber à bas d’un trône est un sort rigoureux ;
Mais quitter l’un pour l’autre est un échange heureux.

Médée.

Un amant tel que vous, pour gagner ce qu’il aime,
Changeroit sans remords d’air et de diadème…
Comme j’ai d’autres yeux, j’ai d’autres sentiments, 1470
Et ne me règle pas sur vos attachements.
Envoyez-moi ma sœur, que je puisse avec elle
Pourvoir au doux succès d’une flamme si belle.
Ménagez cependant un si cher intérêt :
Faites effort à plaire autant comme on vous plaît. 1475
Pour Jason, je saurai de sorte m’y conduire,
Que soit qu’il vive ou meure, il ne pourra vous nuire.
Allez sans perdre temps, et laissez-moi rêver
Aux beaux commencements que je veux achever.



Scène II

MÉDÉE.

Tranquille et vaste solitude, 1480
Qu’à votre calme heureux j’ose en vain recourir !
Et que la rêverie est mal propre à guérir
D’une peine qui plaît la flatteuse habitude !
J’en viens soupirer seule au pied de vos rochers ;
Et j’y porte avec moi dans mes vœux les plus chers 1485
Mes ennemis les plus à craindre :
Plus je crois les dompter, plus je leur obéis ;
Ma flamme s’en redouble ; et plus je veux l’éteindre,
Plus moi-même je m’y trahis.

C’est en vain que toute alarmée 1490

J’envisage à quels maux expose[2] un inconstant :
L’amour tremble à regret dans mon esprit flottant ;
Et timide à l’aimer, je meurs d’en être aimée.
Ainsi j’adore et crains son manquement de foi ;
Je m’offre et me refuse à ce que je prévoi : 1495
Son change me plaît et m’étonne.
Dans l’espoir le plus doux j’ai tout à soupçonner ;
Et bien que tout mon cœur obstinément se donne,
Ma raison n’ose me donner.

Silence, raison importune ; 1500
Est-il temps de parler quand mon cœur s’est donné ?
Du bien que tu lui veux ce lâche est si gêné,
Que ton meilleur avis lui tient lieu d’infortune.
Ce que tu mets d’obstacle à ses désirs mutins
Anime leur révolte et le livre aux destins, 1505
Contre qui tu prends sa défense :
Ton effort odieux ne sert qu’à les hâter ;
Et ton cruel secours lui porte par avance
Tous les maux qu’il doit redouter.

Parle toutefois pour sa gloire ; 1510
Donne encor quelques lois à qui te fait la loi :
Tyrannise un tyran qui triomphe de toi,
Et par un faux trophée usurpe sa victoire.
S’il est vrai que l’amour te vole tout mon cœur,
Exile de mes yeux cet insolent vainqueur, 1515
Dérobe-lui tout mon visage :
Et si mon âme cède à mes feux trop ardents[3],

Sauve tout le dehors du honteux esclavage
Qui t’enlève tout le dedans[4].



Scène III

JUNON, MÉDÉE.
Médée.

L’avez-vous vu, ma sœur, cet amant infidèle ? 1520
Que répond-il aux pleurs d’une reine si belle ?
Souffre-t-il par pitié qu’ils en fassent un roi ?
A-t-il encor le front de vous parler de moi ?
Croit-il qu’un tel exemple ait su si peu m’instruire,
Qu’il lui laisse encor lieu de me pouvoir séduire ? 1525

Junon.

Modérez ces chaleurs de votre esprit jaloux :
Prenez des sentiments plus justes et plus doux ;
Et sans vous emporter souffrez que je vous die…

Médée.

Qu’il pense m’acquérir par cette perfidie ?
Et que ce qu’il fait voir de tendresse et d’amour, 1530
Si j’ose l’accepter, m’en garde une à mon tour ?
Un volage, ma sœur, a beau faire et beau dire,
On peut toujours douter pour qui son cœur soupire :
Sa flamme à tous moments peut prendre un autre cours,
Et qui change une fois peut changer tous les jours. 1535
Vous, qui vous préparez à prendre sa défense,
Savez-vous, après tout, s’il m’aime ou s’il m’offense ?
Lisez-vous dans son cœur pour voir ce qui s’y fait,
Et si j’ai de ces feux l’apparence ou l’effet[5] ?

Junon.

Quoi ? vous vous offensez d’Hypsipyle quittée ! 1540
D’Hypsipyle pour vous à vos yeux maltraitée !
Vous, son plus cher objet ! vous de qui hautement
En sa présence même il s’est nommé l’amant !
C’est mal vous acquitter de la reconnoissance
Qu’une autre croiroit due à cette préférence. 1545
Voyez mieux qu’un héros si grand, si renommé,
Auroit peu fait pour vous, s’il n’avoit rien aimé.
En ces tristes climats qui n’ont que vous d’aimable,
Où rien ne s’offre aux yeux qui vous soit comparable,
Un cœur qu’un autre objet ne peut vous disputer 1550
Vous porte peu de gloire à se laisser dompter.
Mais Hypsipyle est belle, et joint au diadème
Un amour assez fort pour mériter qu’on l’aime[6] ;
Et quand, malgré son trône, et malgré sa beauté,
Et malgré son amour, vous l’avez emporté, 1555
Que ne devez-vous point à l’illustre victoire
Dont ce choix obligeant vous assure la gloire ?
Peut-il de vos attraits faire mieux voir le prix,
Que par le don d’un cœur qu’Hypsipyle avoit pris ?
Pouvez-vous sans chagrin refuser un hommage 1560
Qu’une autre lui demande avec tant d’avantage ?
Pouvez-vous d’un tel don faire si peu d’état,
Sans vouloir être ingrate, et l’être avec éclat ?
Si c’est votre dessein, en faisant la cruelle,
D’obliger ce héros à retourner vers elle, 1565
Vous en pourrez avoir un succès assez prompt ;
Sinon…

Médée.

Sinon… Plutôt la mort qu’un si honteux affront.
Je ne souffrirai point qu’Hypsipyle me brave,

Et m’enlève ce cœur que j’ai vu mon esclave.
Je voudrois avec vous en vain le déguiser ; 1570
Quand je l’ai vu pour moi tantôt la mépriser,
Qu’à ses yeux, sans nous mettre un moment en balance,
Il m’a si hautement donné la préférence,
J’ai senti des transports que mon esprit discret
Par un soudain adieu n’a cachés qu’à regret. 1575
Je ne croirai jamais qu’il soit douceur égale
À celle de se voir immoler sa rivale,
Qu’il soit pareille joie ; et je mourrois, ma sœur,
S’il falloit qu’à son tour elle eût même douceur.

Junon.

Quoi ? pour vous cette honte est un malheur extrême ? 1580
Ah ! vous l’aimez encor.

Médée.

Ah ! vous l’aimez encor. Non ; mais je veux qu’il m’aime.
Je veux, pour éviter un si mortel ennui,
Le conserver à moi, sans me donner à lui,
L’arrêter sous mes lois, jusqu’à ce qu’Hypsipyle
Lui rende de son cœur la conquête inutile, 1585
Et que le prince Absyrte, ayant reçu sa foi,
L’ait mise hors d’état de triompher de moi.
Lors, par un juste exil punissant l’infidèle.
Je n’aurai plus de peur qu’il me traite comme elle ;
Et je saurai sur lui nous venger toutes deux, 1590
Sitôt qu’il n’aura plus à qui porter ses vœux.

Junon.

Vous vous promettez plus que vous ne voudrez faire,
Et vous n’en croirez pas toute cette colère[7].

Médée.

Je ferai plus encor que je ne me promets.
Si vous pouvez, ma sœur, quitter ses intérêts. 1595

Junon.

Quelques[8] chers qu’ils me soient, je veux bien m’y contraindre,
Et pour mieux vous ôter tout sujet de me craindre,
Le voilà qui paroît, je vous laisse avec lui.
Vous me rappellerez, s’il a besoin d’appui.



Scène IV

JASON, MÉDÉE.
Médée.

Êtes-vous prêt, Jason, d’entrer dans la carrière ? 1600
Faut-il du champ de Mars vous ouvrir la barrière,
Vous donner nos taureaux pour tracer des sillons
D’où naîtront contre vous de soudains bataillons ?
Pour dompter ces taureaux et vaincre ces gensdarmes,
Avez-vous d’Hypsipyle emprunté quelques charmes ? 1605
Je ne demande point quel est votre souci ;
Mais si vous la cherchez, elle n’est pas ici ;
Et tandis qu’en ces lieux vous perdez votre peine,
Mon frère vous pourroit enlever cette reine.
Jason, prenez-y garde, il faut moins s’éloigner 1610
D’un objet qu’un rival s’efforce de gagner,
Et prêter un peu moins les faveurs de l’absence
À ce qui peut entre eux naître d’intelligence.
Mais j’ai tort, je l’avoue, et je raisonne mal :
Vous êtes trop aimé pour craindre un tel rival ; 1615
Vous n’avez qu’à paroître, et sans autre artifice,
Un coup d’œil détruira ce qu’il rend de service.

Jason.

Qu’un si cruel reproche à mon cœur seroit doux
S’il avoit pu partir d’un sentiment jaloux,

Et si par cette injuste et douteuse colère 1620
Je pouvois m’assurer de ne vous pas déplaire !
Sans raison toutefois j’ose m’en défier ;
Il ne me faut que vous pour me justifier.
Vous avez trop bien vu l’effet de vos mérites
Pour garder un soupçon de ce que vous me dites ; 1625
Et du change nouveau que vous me supposez
Vous me défendez mieux que vous ne m’accusez.
Si vous avez pour moi vu l’amour d’Hypsipyle,
Vous n’avez pas moins vu sa constance inutile :
Que ses plus doux attraits, pour qui j’avois brûlé, 1630
N’ont rien que mon amour ne vous aye immolé ;
Que toute sa beauté rehausse votre gloire,
Et que son sceptre même enfle votre victoire :
Ce sont des vérités que vous vous dites mieux,
Et j’ai tort de parler où vous avez des yeux. 1635

Médée.

Oui, j’ai des yeux, ingrat, meilleurs que tu ne penses,
Et vois jusqu’en ton cœur tes fausses préférences.
Hypsipyle à ma vue a reçu des mépris ;
Mais quand je n’y suis plus, qu’est-ce que tu lui dis ?
Explique, explique encor ce soupir tout de flamme 1640
Qui vers ce cher objet poussoit toute ton âme[9],
Et fais-moi concevoir jusqu’où vont tes malheurs
De soupirer pour elle et de prétendre ailleurs.
Redis-moi les raisons dont tu l’as apaisée,
Dont jusqu’à me braver tu l’as autorisée : 1645
Qu’il te faut la toison pour revoir tes parents,
Qu’à ce prix je te plais, qu’à ce prix tu te vends.
Je tenois cher le don d’une amour si parfaite ;
Mais puisque tu te vends, va chercher qui t’achète,
Perfide, et porte ailleurs cette vénale foi 1650

Qu’obtiendroit ma rivale à même prix que moi.
Il est, il est encor des âmes toutes prêtes
À recevoir mes lois et grossir mes conquêtes ;
Il est encor des rois dont je fais le désir ;
Et si parmi tes Grecs il me plaît de choisir, 1655
Il en est d’attachés à ma seule personne,
Qui n’ont jamais su l’art d’être à qui plus leur donne,
Qui trop contents d’un cœur dont tu fais peu de cas,
Méritent la toison qu’ils ne demandent pas,
Et que pour toi mon âme, hélas ! trop enflammée, 1660
Auroit pu te donner, si tu m’avois aimée.

Jason.

Ah ! si le pur amour peut mériter ce don,
À qui peut-il. Madame, être dû qu’à Jason ?
Ce refus surprenant que vous m’avez vu faire,
D’une vénale ardeur n’est pas le caractère. 1665
Le trône qu’à vos yeux j’ai traité de mépris
En seroit pour tout autre un assez digne prix ;
Et rejeter pour vous l’offre d’un diadème,
Si ce n’est vous aimer, j’ignore comme on aime.
Je ne me défends point d’une civilité 1670
Que du bandeau royal vouloit la majesté.
Abandonnant pour vous une reine si belle,
J’ai poussé par pitié quelques soupirs vers elle :
J’ai voulu qu’elle eût lieu de se dire en secret
Que je change par force et la quitte à regret ; 1675
Que satisfaite ainsi de mon propre mérite,
Elle se consolât de tout ce qui l’irrite ;
Et que l’appas flatteur de cette illusion
La vengeât un moment de sa confusion.
Mais quel crime ont commis ces compliments frivoles ? 1680
Des paroles enfin ne sont que des paroles ;
Et quiconque possède un cœur comme le mien
Doit se mettre au-dessus d’un pareil entretien

Je n’examine point, après votre menace,
Quelle foule d’amants brigue chez vous ma place. 1685
Cent rois, si vous voulez, vous consacrent leurs vœux ;
Je le crois ; mais aussi je suis roi si je veux ;
Et je n’avance rien touchant le diadème
Dont il faille chercher de témoins que vous-même.
Si par le choix d’un roi vous pouvez me punir, 1690
Je puis vous imiter, je puis vous prévenir ;
Et si je me bannis par là de ma patrie,
Un exil couronné peut faire aimer la vie.
Mille autres en ma place, au lieu de s’alarmer…

Médée.

Eh bien ! je t’aimerai, s’il ne faut que t’aimer : 1695
Malgré tous ces héros, malgré tous ces monarques,
Qui m’ont de leur amour donné d’illustres marques,
Malgré tout ce qu’ils ont et de cœur et de foi,
Je te préfère à tous, si tu ne veux que moi.
Fais voir, en renonçant à ta chère patrie, 1700
Qu’un exil avec moi peut faire aimer la vie,
Ose prendre à ce prix le nom de mon époux.

Jason.

Oui, Madame, à ce prix tout exil m’est trop doux ;
Mais je veux être aimé, je veux pouvoir le croire ;
Et vous ne m’aimez pas, si vous n’aimez ma gloire. 1705
L’ordre de mon destin l’attache à la toison :
C’est d’elle que dépend tout l’honneur de Jason.
Ah ! si le ciel l’eût mise au pouvoir d’Hypsipyle,
Que j’en aurois trouvé la conquête facile !
Ma passion pour vous a beau l’abandonner, 1710
Elle m’offre encor tout ce qu’elle peut donner ;
Malgré mon inconstance, elle aime sans réserve.

Médée.

Et moi, je n’aime point, à moins que je te serve ?
Cherche un autre prétexte à lui rendre ta foi ;

J’aurai soin de ta gloire aussi bien que de toi. 1715
Si ce noble intérêt te donne tant d’alarmes,
Tiens, voilà de quoi vaincre et taureaux et gensdarmes ;
Laisse à tes compagnons combattre le dragon :
Ils veulent comme toi leur part à la toison ;
Et comme ainsi qu’à toi la gloire leur est chère, 1720
Ils ne sont pas ici pour te regarder faire.
Zéthès et Calaïs, ces héros emplumés,
Qu’aux routes des oiseaux leur naissance a formés,
Y préparent déjà leurs ailes enhardies
D’avoir pour coup d’essai triomphé des Harpies ; 1725
Orphée avec ses chants se promet le bonheur
D’assoupir…

Jason.

D’assoupir… Ah ! Madame, ils auront tout l’honneur,
Ou du moins j’aurai part moi-même à leur défaite,
Si je laisse comme eux la conquête imparfaite :
Il me la faut entière ; et je veux vous devoir… 1730

Médée.

Va, laisse quelque chose, ingrat, en mon pouvoir ;
J’en ai déjà trop fait pour une âme infidèle.
Adieu. Je vois ma sœur : délibère avec elle ;
Et songe qu’après tout ce cœur que je te rends,
S’il accepte un vainqueur, ne veut point de tyrans ; 1735
Que s’il aime ses fers, il hait tout esclavage ;
Qu’on perd souvent l’acquis à vouloir d’avantage ;
Qu’il faut subir la loi de qui peut obliger ;
Et que qui veut un don ne doit pas l’exiger.
Je ne te dis plus rien : va rejoindre Hypsipyle, 1740
Va reprendre auprès d’elle un destin plus tranquille ;
Ou si tu peux, volage, encor la dédaigner,
Choisis en d’autres lieux qui te fasse régner.
Je n’ai pour t’acheter sceptres ni diadèmes ;
Mais telle que je suis, crains-moi, si tu ne m’aimes. 1745



Scène V

JUNON, JASON, L’AMOUR.
(L’Amour est dans le ciel de Vénus[10].)
Junon.

À bien examiner l’éclat de ce grand bruit,
Hypsipyle vous sert plus qu’elle ne vous nuit.
Ce n’est pas qu’après tout ce courroux ne m’étonne :
Médée à sa fureur un peu trop s’abandonne.
L’Amour tient assez mal ce qu’il m’avoit promis, 1750
Et peut-être avez-vous trop de dieux ennemis.
Tous veulent à l’envi faire la destinée
Dont se doit signaler cette grande journée :
Tous se sont assemblés exprès chez Jupiter,
Pour en résoudre l’ordre, ou pour le contester ; 1755
Et je vous plains, si ceux qui daignoient vous défendre
Au plus nombreux parti sont forcés de se rendre.
Le ciel s’ouvre, et pourra nous donner quelque jour :
C’est celui de Vénus, j’y vois encor l’Amour ;
Et puisqu’il n’en est pas, toute cette assemblée 1760
Par sa rébellion pourra se voir troublée.
Il veut parler à nous : écoutez quel appui
Le trouble où je vous vois peut espérer de lui.

(Le ciel s’ouvre, et fait voir le palais de Vénus, composé de Termes à face humaine et revêtus de gaze d’or, qui lui servent de colonnes ; le lambris n’en est pas moins riche. L’Amour y paroît seul ; et sitôt qu’il a parlé, il s’élance en l’air, et traverse le théâtre en volant, non pas d’un côté à l’autre, comme se font les vols ordinaires, mais d’un bout à l’autre, en tirant vers les spectateurs ; ce qui n’a point encore été pratiqué en France de cette manière[11].)

L’amour.

Cessez de m’accuser, soupçonneuse déesse ;

Je sais tenir promesse : 1765
C’est en vain que les Dieux s’assemblent chez leur roi ;
Je vais bien leur faire connoître
Que je suis, quand je veux, leur véritable maître,
Et que de ce grand jour le destin est à moi.
Toi, si tu sais aimer, ne crains rien de funeste ; 1770
Obéis à Médée, et j’aurai soin du reste.

Junon.

Ces favorables mots vous ont rendu le cœur.

Jason.

Mon espoir abattu reprend d’eux sa vigueur.
Allons, Déesse, allons, et sûrs de l’entreprise,
Reportons à Médée une âme plus soumise. 1775

Junon.

Allons, je veux encor seconder vos projets,
Sans remonter au ciel qu’après leurs pleins effets.


FIN DU QUATRIÈME ACTE.


  1. Voltaire a supprimé de devant coutume.
  2. Tel est le texte de toutes les éditions publiées du vivant de Corneille. Thomas Corneille (1692) a mis : « s’expose ; » et Voltaire (1764) : « j’expose. »
  3. Var. Et si mon âme cède à des feux trop ardents. (1661-64)
    Voltaire a adopté cette variante.
  4. Voyez, au sujet de cette dernière strophe, la fin de la Préface que Voltaire a placée en tête de la Toison d’Vor.
  5. Var. Et si j’ai de ses feux l’apparence ou l’effet ? (1661)
    Voltaire a adopté cette variante.
  6. Var. Un amour assez fort pour mériter qu’il l’aime. (1661)
  7. Var. Et vous ne croirez pas toute cette colère. (1661-64)
  8. Voyez tome I, p. 205, note 3.
  9. Voyez plus haut, p. 306, vers 1201.
  10. Var. JUNON, JASON, L’AMOUR dans le ciel. (1661)
  11. Voyez ci-dessus, p. 231 et 241.