La Tour d’amour/02

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Georges Crès et Cie (p. 22-44).
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II


Le vieux restait assis devant moi, la tête penchée. Il dit enfin :

— Combien qu’il y a de marches ? Il y en a… il y en a… deux cent dix, sans compter les autres.

Après tout, c’était mon chef, ce vieux-là, je devais l’écouter respectueusement, rapport à son expérience, mais cette première phrase qu’il avait tant de peine à prononcer me fit un drôle d’effet, soit à cause de l’obscurité où nous étions, soit à cause du ton qu’il y mit. Sa voix chantait ou pleurait, on ne savait pas lequel, et il appuyait davantage sur les a en trémolant. On semblait lui arracher ça comme avec des pinces. Je ne pouvais pas rire, parce que je gardais encore de la salure dans l’estomac. J’avais bien failli me noyer durant l’arrimage, et puis je n’en menais plus large, toutes mes réflexions faites.

La nuit montait autour de nous.

Sur mer, la nuit ne vient jamais d’en haut, elle monte des vagues, et on dirait que l’eau devient les nuages, un ciel renversé.

J’étais donc tout chaviré dans l’amertume, et je me sentais très seul, malgré la présence du vieux.

Nous dînions au milieu de la salle à manger du phare d’Ar-Men, une petite pièce basse, ronde, éclairée, le jour, par sa porte voûtée donnant sur l’esplanade, et le soir d’une lampe à pétrole pendue au plafond, un lumignon en chapeau de zinc qui fumait si dru qu’on y voyait juste ses bouchées. Entre nous il y avait une table de vieux bois dur, la miche était étalée dessus avec du jambon, un pot de cidre et une bouteille de rhum. Point de soupe, puisque point de cuisinière dans la maison. On se nourrissait d’un tas de conserves rancies, dont la marine ne voulait plus, et c’était les sous du vieux qui lui payaient ses boissons de luxe. Nous possédions, en fait de vaisselle, deux gros bols d’étain et deux couteaux à manche de corne. C’était tout du solide. On devinait que le vent n’emporterait point le couvert. Nos escabeaux se rattachaient aux pieds de la table par du filin tordu serré. Aux murs, se collaient le portrait de Napoléon, celui de notre dernier Président, un grand calendrier où toutes les dates de marées étaient plusieurs fois soulignées à l’encre, et, dans un cadre noir, derrière une vitre, le tableau de notre besogne : les heures de gardes, celles de descentes, les tours de veille, de repos, aussi comment on répare la mécanique de la lanterne quand ça vient à se détraquer loin de tous secours, avec des dessins et des renseignements à n’en plus finir, ce que chacun doit savoir par cœur, quoi. Une horloge bretonne, bien bretonnante, tâtonnait à travers l’heure en faisant le bruit d’un balai de bois balayant du gravier ; mais à côté d’elle, il y avait l’heure de la marine dans un double châssis de cristal avec des poids, des contre-poids, toute une argenterie de fer-blanc pleine de mystère, où l’on se reconnaît en y perdant des minutes, si bien que l’horloge du pays, quoique toujours en retard, vous rattrape au détour du cercle. L’heure de la marine de Paris vous dit le jour, le mois, l’année, l’époque des marées, toutes les barres d’équinoxe, les grands vents, et même que l’image d’un petit navire en perdition se met à sauter quand ça commence à lever sur le flot. Seulement… ça ne saute pas toujours aux bons endroits, selon que j’en jugeai par la suite.

Le vieux, pendant que j’inspectais le taudis, ne regardait, lui, que le plancher, un plancher de pierre cimenté sur dix pieds de roc, et il ne disait plus rien, quasiment sourd, mâchant si fort qu’on entendait le bruit de ses mâchoires par-dessus le balai de l’horloge.

Je ruminai sa phrase :

Sans compter les autres ?

Ce phare avait deux cent dix marches de ses pieds de rocher à sa tête de verre. Où allaient donc les autres marches ?

— Les autres ? Est-ce qu’il y aurait une cave ici ? Vous ne voulez pas compter les échelons extérieurs, je pense ? Ceux qui vont à la grue d’arrimage ?

Il fit : non, de la grimace de sa bouche de vieille édentée.

À mon calcul, et je calculais pas trop mal, en ce temps-là, je voyais bien les deux cent dix, à vol d’oiseau, pourtant… Je n’eus jamais l’explication de ce restant d’escalier.

Le vieux se courbait, plié en bête comme de naissance. En se levant, il avait l’air de demeurer assis. Ses mains épaisses et longues, des battoirs, traînaient presque par terre et y ramassaient des choses, méticuleusement. Il ramassa d’abord ses miettes de pain, puis les miennes, fureta sous son escabeau pour y pincer les petits morceaux de lard du jambon qu’il avait crachés en mangeant. Dès qu’il eut tout râclé, il fit un tas au bord de la table et d’un coup de revers l’envoya du côté de la porte, c’est-à-dire dehors. Ensuite il se versa une demi-tasse de son rhum, l’avala, hocha le front, lentement, comme un à qui l’on demande son avis, et ne m’en offrit point. Ça m’offensa.

À demi noyé, à peine séché, l’estomac mal remis, j’aurais eu besoin d’un dessert plus confortable. J’étais habitué aux soupes chaudes du réfectoire des Ponts-et-Chaussées. Elles n’étaient pas fort grasses, mais bouillaient jusque dans l’écuelle, et cela nous chassait l’eau de mer des idées. D’ailleurs, rapport à mon entrée dans cette maison, la mienne un peu, je me croyais des droits à une bienvenue plus cordiale. Un homme en vaut un autre. Si je me trouvais l’inférieur, nous n’étions que deux entre le ciel et le rocher, ça nous créait frères, malgré les différences d’âge.

Je fis tout de même semblant de rien.

La connaissance pouvait ne pas plaire aujourd’hui.

On verrait demain.

Pour l’instant, fallait s’occuper du service.

Je l’aidai à ranger notre petit ménage, les couteaux et les bols d’étain dans un tiroir. On fourra sur le pain un torchon qui n’était pas blanc, et on mit le jambon au fond d’une armoire avec les bidons de pétrole. Le vieux plaça son rhum à l’intérieur de l’horloge, dans un arrière-coin que le balancier ne pourrait atteindre. C’était son bien, et il n’y avait pas d’observation à risquer sur la fiole.

Pour lui montrer ma bonne volonté, j’examinai sérieusement les baromètres. Je relevais qu’ils marquaient de l’enflure aux courants, et je pointais sur les cartes tout ce que je savais de mots de science. Il m’écoutait, cherchant à entendre. Ses yeux rouges virèrent, et toute sa face de vieille morte de s’avoir trop saoulé prit un air moqueur. Il alla vers la porte, une porte ovale comme un gosier de baleine, et se vomit, l’horreur, sur la terrasse claire du phare. Là, il s’orienta, redressa sa taille, tendit, en avant, sa dextre, ouvrant bien la paume, et, l’ayant laissé mouiller par les embruns passant à pleine brise, il la lécha consciencieusement.

Je le regardai, ahuri.

Je sus, depuis, que c’était sa manière de reconnaître l’état du vent dans les mauvaises passes.

Je feignis d’approuver, pour le principe. Les vieux, c’est si malin ! Et nous fîmes quelques tours sur l’esplanade.

À cette heure du soir, ça devenait effrayant de voir deux pauvres bonshommes devant ce géant de pierre, sur ce roc abandonné de Dieu. Des lames furieuses le saisissaient, en travers, et le coupaient à moitié de sa croupe, bavant toute leur écume qui retombe en neige sur les dalles du coin nord. On entendait gronder le canon de la vague donnant ses assauts, ébranlant tout l’édifice et le faisant vibrer comme une trompe de cuivre. Je comprenais maintenant pourquoi on attachait les chaises dans la salle à manger ! L’aspiration de l’eau était, en cas de tempête, tellement violente que cela vous attirait dehors tous les objets libres. Les chrétiens aussi, sans doute…

Les nuits de grands souffles, on ne pouvait pas sortir. On se tenait droit, par habitude, mais on se sentait humer du fond qui s’ouvrait en spirale pour vous aider à mieux glisser jusqu’au ventre de la mer.

La terrasse était toute blanche, elle luisait savonneuse sous le talon, allant de la couleur du lait à la nuance tendre de l’eau même, transparente, d’un blanc verdâtre de porcelaine très émaillée, finissant par se fondre avec les vagues.

La mer montait, escaladait, et s’arrêtait éternellement aux premières dalles, retombant, lasse, pour se redresser cinq secondes après, plus furieuse. Elle faisait ce travail d’ennemie devant vous, on ne pouvait se défendre ; ni parapet vers son entrée, ni grille de fer pour lui briser les dents. Elle grimpait, mordait là comme chez elle, mais un rempart invisible dominait sa colère : l’étiage de MM. les ingénieurs ; elle n’allait pas plus loin, et, si on lui facilitait le chemin, c’était pour mieux se moquer d’elle.

Pas moins que le phare avait l’aspect d’un mât de navire sombrant, et l’on se sentait emporter à toute vitesse dans toutes les directions à la fois.

Ah ! oui, son architecte devait être un lier homme. J’appris, plus tard, qu’ils avaient été trois et qu’en trente-six ans de travaux deux étaient morts à la peine.

Le vieux, ce soir-là, fuma une pipe, car le temps était au beau, si on peut appeler beau une trombe de neige, de sel, de pluie contemplée par des étoiles chassieuses passant par les trous d’un ciel tout en haillons.

La pipe fumée, le vieux, ne s’occupant pas de moi, rentra pour allumer une lanterne et s’aller coucher.

Il avait, en bas, une autre chambre ronde, comme un œuf à côté d’un autre œuf, où se trouvait son lit, deux matelas de varech sur deux X de fer, une armoire remplie de vieilles hardes goudronnées et une étagère ornée de livres poussiéreux. Il ne me montra rien, se roula en paquet, sans ôter son surcot, garda même ses lourdes bottes en peau qui lui donnaient la figuration d’un phoque par les jambes, et il se rencogna contre la muraille, grognant je ne sais quoi de sa voix ânonnante.

Je restais sur sa porte, ma lanterne personnelle à la main, ne sachant trop que devenir. Je connaissais bien la manœuvre qui consistait à veiller, en haut, pendant que lui ronflerait en bas ; seulement je ne le trouvai pas bon compagnon de m’assigner la première nuit de garde, alors que j’avais bu plus d’eau salée que de vrai rhum. On met d’ordinaire le novice au courant, et on lui donne quelques tapes dans le dos pour le pousser ; on lui fait un brin de conduite, histoire de lui fournir l’appétit de sa besogne.

Lui, ni bonjour ni bonsoir, rien qu’un grognement de cochon.

— Quelle brute, que je pensais !

Et, fermant sa porte, je me mis à grimper le long de la vis commençant juste en face de son lit.

— Deux cent dix, pas une de plus, comptai-je en arrivant.

J’étais monté tout d’une haleine, très habitué aux girations traîtres des escaliers de phare. Si on va doucement, ça vous tourne sur le cœur.

Mais celui-ci, chose abominable, n’avait aucune prise d’air (ou on les avait aveuglées, le vieux craignant les rhumatismes), car il y régnait une chaleur étouffante, de sorte qu’on marchait comme vers un incendie. On était sucé, de là-haut, par une bouche de lumière, et les murs, humides en dehors, dégageaient de la buée à l’intérieur.

Ma chambre à moi, l’ancienne du garçon ayant péri d’accident, c’était le dernier palier, un trou ovale chaud comme un four, à cause de son voisinage avec les lampes. On ne distinguait rien. Tout était rouge, d’un rouge sombre endeuillé de temps à autre par le passage des disques régulateurs surélevant les mèches.

Là, j’avais mon lit, deux matelas de varech sur deux X de fer, une paire de draps de toile bise, trois couvertures dont une goudronnée, mes hardes encore trempées, quelques paperasses et des livres.

Au-dessus de mon lit, par coquetterie de jeune homme qui n’est pas… manchot, je piquai la photographie d’une mauresque que j’avais connue au cours de mon temps de cabotage, là-bas. Je respirai un peu dans cet enfer, et je me mis à noter mes premières impressions sur mon carnet de bord. On m’avait bien dit que c’était pas nécessaire, mais que, le vieux ayant perdu la notion de l’écriture, il serait bon de mentionner des choses graves : le nombre des vaisseaux passant au large, leur pavillon et leur allure, surtout en temps de barres. J’avais un guéridon pliant, attaché au sol selon l’usage, une étagère en fer forgé soutenant les lunettes et tout un attirail de lampiste. Je dois ajouter que ça puait fortement le pétrole et que ça manquait prodigieusement de rhum. Un étroit corridor vitré, corseté de solides verges d’acier, conduisait à la cage de la lampe posée au centre d’un demi-globe de pierre. La cage pouvait tourner moyennant une puissante machinerie devant le gardien immobile, ou lui, en risquer le tour par le chemin de ronde, quand c’était possible. Sur le balcon crénelé, le vent faisait rage et vous menaçait de la culbute finale tous les trois pas.

Nous étions en automne, ça se gâterait. Malgré les observations au doigt mouillé du vieux Mathurin, ça ventait assez rudement ; pour du beau, c’était du beau variable. Une sarabande à ne pas croire ! Le lendemain il n’eût pas fait bon venir chez nous pour nous apporter des confitures. On comprenait facilement l’ordre de la marine exigeant qu’on gardât toujours des vivres pour cinq mois. J’eus l’idée imbécile d’enlever un carreau du vitrage : je reçus trente-six gifles salées, et il me fallut toute ma poigne pour repousser le carreau dans son ressort.

Il paraît qu’une nuit l’ouragan avait enlevé la cage entière de la lampe.

Le phare, à feux fixes, était construit à trois étages de mèches, et chaque secteur représentait bien toutes les flammes réunies d’un lustre de Noël. Plus tard, les ingénieurs devaient le mettre électrique ; dans l’instant, il était à l’huile minérale comme toutes les bonnes lampes de cuisine. Il avait trois rangs de réflecteurs superposés en miroir d’Archimède, et les rayons s’en échappaient en trois écharpes de tons rose jaune se dégradant jusqu’à la nuance du soufre pour aller tomber dans la mer lointaine tout diffus, presque blancs, d’un blanc de linceul.

De vrai, ça commençait bien, ça finissait mal.

De nouvelles inventions permettent de soutenir la nuance du rayon jusqu’à l’eau, ce qui évite le trompe-d’œil. Faut croire qu’à Ar-Men on n’était pas riche. Les inventions sont toujours des drogues coûteuses.

La triple armature de cristal et d’acier qui protège les lampes contre le vent ne les défend pas quelquefois du plus grand danger connu : l’oiseau-caillou. C’est un oiseau gros comme le poing qui arrive en bombe, fonce sur la lumière, traverse tous les vitrages et tombe mort sur une mèche qu’il éteint ou fait charbonner. Tous les animaux de mer : pétrels, goëlands, poules de rocher, grues de passage, canards d’hiver ou martinets tourbillonnent autour de la cage du feu et finissent par y laisser leurs plumes, surtout en époque de tempête, mais aucun n’a cette bravoure et ne se livre davantage à la véhémence des trombes. On ne connaît le vrai nom de l’espèce que chez les savants. Chez nous, c’est l’oiseau-caillou, quoi. Il est lancé par la fronde de Dieu et, gros comme le poing, il devient souvent la perte d’un navire.

Je regardais au balcon, sur les créneaux du chemin de ronde, et j’écoutai, un moment, gémir la harpe de cordes que tend le fil de glissade avec ses palans. Tout se comportait honorablement. Nos lampes flambaient haut et pur ; dans la soute, les provisions de chauffe ne manquaient pas. Certes, je pouvais dormir. Le vieux se relèverait parce qu’on fait son métier sans même le vouloir quand on a vingt ans d’habitude sur le dos.

Je me mis au lit tout vêtu (j’étais si fatigué !) après avoir fermé soigneusement la porte du côté du feu. Cependant on y voyait encore comme en plein jour. La réverbération venait avec une chaleur énorme par des fentes du bois. Ça faisait des ficelles de lumière qui dansaient, voltigeaient, me chatouillaient les joues en ailes de mouches à miel. Ça m’embêta tellement que je me tournai vers le mur. Là je vis la photographie de mon ancienne, la petite mauresque, et je me mis à lui rire tout de même en m’endormant un peu. C’est-y que je dormais bien ou que je rêvais tout éveillé ? Voilà que j’entendis chanter une femme !…

D’abord ce fut tout doucement, un ronron qui venait du fond de la tour, une donzelle qui serait montée en disant un motif de valse. Puis ça enfla, et j’entendis des paroles. Une voix si malade, une voix si dolente, une voix qui vous fondait les entrailles. J’en eus de la peine. Je cherchais à me réveiller tout à fait. Je ne pouvais plus, j’étais attaché par ces sacrées ficelles de lumière, j’avais chaud, j’en suais.

Ça montait toujours.

On ouvrit ma porte, celle du côté de l’escalier. Je reconnus le vieux qui entrait à pas de loup. Je me décollai les paupières. Il marchait ses bras traînants, selon sa coutume, la tête bien emmitouflée dans une casquette à oreilles de laine, deux grosses mèches de cheveux lui tombaient le long des mâchoires.

Il avait des cheveux la nuit, ce vieux-là ? C’était drôle.

Je me mis assis et je lui criai :

— Ben, camarade, le vent s’attache ! Nous allons donc veiller tous les deux pour ce premier soir ?

Il ne répondit rien.

La voix de femme le suivait. J’entendis un morceau de chanson à mener Satan au cimetière, et en me fourrant le petit doigt dans le tympan, histoire de me le déboucher, car sans doute je conservais un cauchemar, au fond, j’ajoutai :

— Y a donc du sexe ici ? La bonne farce. Si la marine s’en doutait… Présentez-moi à la patronne. Je refuse pas de lui causer un peu, vous savez !

Et je voulus rire.

Il se tourna, dodelinant sa sacrée tête de moribonde.

C’était lui qui chantait !…

Je fus debout comme sous un coup de poing…

Oui, c’était le vieux Mathurin Barnabas, le gardien-chef du phare d’Ar-Men qui chantait avec une voix de femme. Je crois que la marine ne se doutait pas non plus de celle-là.

— Hein ? que je lui dis.

Je ne lui dis que ça, parce que, moi, je n’avais guère envie de chanter. Peut-être que sur terre ferme je me serais tenu le ventre de rigolade ; seulement, dans le haut d’une tour, où, déjà, sifflait le vent comme une autre plainte de damné, j’avais le cœur ailleurs…

Il chantait en dedans, serrant ses lèvres minces ainsi que le font les petits Jean-Marie, sonneurs de biniou, pour imiter le son final de leur instrument.

— Ou… ou… ou… u… u.

Ça s’en allait tout doucement, et ça n’avait fichtre pas l’air de sortir de là.

Je cherchais toujours la femme, la patronne jeune et jolie du vieux birbe.

Vieux ? Il ne l’était pas si tellement, vu dans la pleine lumière du phare. Maintenant il ouvrait l’autre porte de ma chambre et s’acheminait vers ses lampes du même pas traînant, cadencé, un pas de monteur de veille, le pas éternellement las et mesuré de ceux qui girent dans la spirale intérieure depuis de longues années. Un coup de hanche, un coup de talon ; ils se rappellent d’anciens ponts de navire, le roulis des premières grosses barques de pêche, et puis ils vont au feu, les yeux déjà rouges, pleurant du sang à force d’avoir vu danser la flamme.

Mathurin ne devait pas marquer cinquante ans. Ce qui le faisait si laid, c’est qu’il n’avait ni barbe, ni pattes de lapin ; il était tout nu de visage, le nez retroussé à en montrer la morve, la bouche vineuse à croire qu’il sortait de boire.

— Sacré tonnerre, que je me dis, faut éclaircir cette histoire-là. Où a-t-il appris à sonner comme ça, l’ancien ?

Je me levai, je me secouai, et je lui emboîtai le pas.

Au lieu de traverser par le vitrage, il s’engouffra sur le chemin de ronde. Je le suivis, je ne pouvais pas reculer, naturellement, derrière mon chef. Seulement, pour lui, ce n’était guère malin de se tenir là dessus, puisqu’il marchait presque à quatre pattes. Il s’accrochait, tant des jambes que des bras, aux créneaux, et il filait comme un crabe, aussi à l’aise que ces bêtes le sont aux flancs des rochers.

Moi, j’étais suffoqué, d’abord par la chanson, ensuite par le vent qui mordait de plus en plus.

Il vérifia les nœuds de la grue d’arrimage et je le vis tordre un bout de filin d’une fameuse poigne. Non, ce n’était pas une donzelle, notre patron d’Ar-Men ! Et il en avait connu de plus dures que le vent d’équinoxe. Comme ça ne tenait pas à son gré, il se mit à cheval sur la galerie et, tête en bas, sur l’abîme, il refit un coulant plus solide. Après, il entra dans la cage des lampes, haussa une mèche à gauche, donna de l’huile à un mécanisme de droite, et, satisfait de son inspection, il s’en alla par le chemin de ma chambre comme il était venu.

Je voulus lui poser une question, rapport à la consigne. Il ne m’écouta même pas. Je crois qu’il dormait tout debout, cet homme, il dormait comme un sourd !

En s’enfonçant dans la vis il fredonnait son refrain lamentable ; toujours sa petite chanson de pleureuse à porter le diable en terre, et, sur le mot : amour, il poussa un dernier cri de chouette.

— Ou… ou… ou… our… ur ! qui me fit dresser les poils.

Pour pouvoir me rendormir tranquille, je dus me mettre à jurer tout ce que je savais de jurons.