La Tour de la lanterne/06

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Hachette et Cie (p. 36-45).

VI

LEÇONS ET PROMENADES



Caque année, lorsque l’hiver approchait, vers le mois d’octobre, le marchand de bois envoyait, de Marans, à M. Baude une grande charretée de cosses d’ormeaux, gros troncs de l’arbre qu’on débitait pour en faire de belles haches.

Cet ouvrage très pénible, très dur, nécessitait une main-d’œuvre expérimentée. Car scier du bois n’est rien, mais le fendre avec d’énormes coins de fer à la force du bras, armé d’une grosse mailloche bien emmanchée, est une besogne des plus fatigantes.

Ce travail était exécuté par un brave ouvrier, un petit nègre, nommé Mulot, père d’une nichée de sept ou huit enfants, gros comme des rats, qu’il amenait pour l’aider. Lorsque les cosses étaient sur le pavé, Cyrille, le jeune commis, courait en toute hâte chercher Mulot. Mulot arrivait, et pour quelques francs et une bouteille de vin, le bois était fendu, scié et rangé dans la cave ; le tout prenait quelquefois deux jours. Ces maudits troncs d’arbres sont si longs et si durs à ouvrir !

Tant que durait l’opération, Liette, le nez collé aux vitres, ne perdait pas le moindre détail, s’émerveillant de la patience et de l’endurance dont ce brave travailleur, jamais las, semblait-il, faisait preuve du matin au soir.

Les morceaux de bois étaient portés par les mioches sous la cognée du père. Ah ! il ne les laissait pas chômer. Nom de nom ! Il fallait que tous travaillassent comme lui. L’ainé avait peut-être bien onze ans et le plus jeune trois ou quatre ans à peine. Celui-ci était assis sur les vêtements enlevés dont il avait la garde, et déjà sérieux avec l’idée de sa responsabilité, il ne bronchait pas.

Deux autres, âgés de six ou sept ans, ramassaient les coins, quand ils sautaient dans le ruisseau. Il y avait parfois sept ou huit coins enfoncés ensemble dans un tronc d’arbre, avant que le bois s’écartât de quelques centimètres, et il fallait cogner dur, han !… han !… han !… avant que les efforts parvinssent à l’ouvrir. Dès que le bois craquait, les gamins se précipitaient sur les coins jetés de tous côtés. Ils les réunissaient et les offraient de nouveau à la cognée, qui reprenait son envolée de plus belle.

Les aînés, plus forts, rangeaient les bûches déjà faites et préparaient les troncs, en les roulant à proximité du père.

Lui, le pauvre crépu, ne perdait pas une minute. Il ne s’arrêtait de geindre que pour crier sur ses enfants.

« Ici, Pierre, grand feignant, que fais-tu là à regarder ? Ramasse ce foret dans le ruisseau. Et toi, Ulysse, dis-moi un peu, où portes-tu ce bois ? Approche, animal, faut pas que j’aille le chercher à Marans, peut-être ? »

Apres ces successions d’efforts et de cris, le pauvre homme, qui n’avait pas volé « la goutte à boire », s’approchait de la bouteille ; mais, avant de prendre sa rasade, il n’oubliait pas ses mioches, et c’était là le côté touchant du manège. Il prenait le plus jeune sur ses genoux, lui faisait boire une gorgée, une seule, pas plus ! Les autres en avaient ensuite deux ou trois, suivant l’age ; puis, lui buvait ce qui restait, quand par hasard il y en avait encore.

La bouteille, en raison de tant de partages, était promptement épuisée ; alors, l’aîné allait la remplir à la fontaine pour la prochaine tournée. Et voilà justement ce qui ne plaisait plus à Liette. Aussi, pour savoir ce qu’elle devait au juste en penser, résolut-elle de questionner son parrain, lorsqu’il viendrait la chercher dans l’après-midi pour faire avec lui une petite promenade hygiénique du côté du Mail, comme il en avait l’habitude. On partit de la place d’Armes en suivant les remparts. M. Leypeumal profitait de ces promenades à pas lents, pour apprendre à Liette de jolies histoires des temps anciens, ou pour l’instruire sur la géographie qu’elle adorait.

« Dis-moi, parrain, lui demanda-t-elle, pourquoi n’avons-nous pas les cheveux comme ceux de Mulot, tout frisés comme les moutons noirs de Mme Pinieaz, ta métayère ?

— Parce que nous ne sommes pas des nègres.

— Et pourquoi ne sommes-nous pas des nègres ?

— Parce que nous ne sommes pas nés en Afrique ; car les habitants de l’Afrique et de certaines îles de l’Amérique, où on les a transportés pour en faire des esclaves, sont des nėgres, et ont par conséquent les cheveux crépus et la peau noire. Tandis que nous tous, en France et en Europe, nous avons les cheveux lisses et la peau blanche…

— C’est, en effet, bien plus joli. Mais dis-moi donc, parrain, pourquoi a-t-on pris les nègres pour en faire des esclaves ?

— C’étaient de pauvres hommes noirs, ne sachant rien, vivant en sauvages, et qui, en raison de leur ignorance et de leurs habitudes, n’étaient bons, pensait-on, qu’i servir les autres.

— Ah ! et c’est pourquoi Mulot est un esclave ?

— Non, Mulot n’est point un esclave ; il n’appartient à aucun maître. Mulot est libre. Il n’y a plus d’esclaves, ma petite Liette. Il n’y en a plus, depuis que la Révolution a donné la liberté à tous les hommes.

« Ceux qui servent encore aujourd’hui, c’est uniquement parce qu’ils le veulent, car tous les hommes, noirs comme blancs, sont libres et émancipés. Tous les hommes sont frères, retiens cela, et les chaînes des esclaves sont brisées. Ils ont pu quitter leurs durs et incessants labeurs, leurs maîtres impitoyables, pour aller maintenant où bon leur semble. C’est ainsi que tu vois Mulot, libre et heureux’à La Rochelle, au lieu de traîner une vie misérable dans quelque coin de l’Afrique ou plutôt de la Martinique ; car je le crois originaire de cette île.

— Tu crois que ton frère Mulot est libre, parrain, eb bien ! tu te trompes, Mulot n’est pas libre et il n’est pas heureux ; je t’assure, moi, qu’il doit être encore esclave. J’en suis certaine, car depuis hier je l’ai vu travailler, sans se reposer, donner tout son vin à ses enfants et ne boire, lui, que de l’eau… Penses-tu, parrain, que Mulot aimerait le vin de Bordeaux ?

— Je te crois ! mais ce vin est trop cher pour un pauvre ouvrier comme lui.

— C’est bien ce que je supposais. Mais… dis-moi, parrain, si nous lui faisions la surprise de lui en donner une bouteille ? Oh ! une toute petite bouteille, haute comme ça, pour lui tout seul, dis ? »

M. Leypeumal était un très brave homme. Les charmants sentiments qu’il lut dans le cœur de Liette l’émurent jusqu’aux larmes.

Il s’arrêta ; et regardant l’enfant avec attendrissement, il lui promit, comme on promet à une grande jeune fille, que son désir serait satisfait ce soir même en rentrant.

Liette savait remercier, non pas encore avec des mots bien trouvés, mais avec des gestes pleins d’âme. Elle tira son parrain par la manche et l’embrassa de tout son cœur.

Après cette bonne et réconfortante promesse, ils continuèrent leur promenade.

Laissant les remparts, ils descendirent par la porte Neuve et passèrent devant les grands fossés du bastion. Elle était belle, cette journée d’octobre ! C’était un jeudi, jour de sortie des élèves du Lycée, et par conséquent de repos pour les professeurs. Liette qui, au contraire de son parrain, avait la vue longue, aperçut venant vers eux, là-bas, au loin sur la route de Saint-Maurice, un groupe de trois prɔmeneurs.

Elle reconnut M. Moutard, le professeur de philosophie, le banquier, M. Paugène, et M. Metremoy, l’architecte de la ville.

Ces graves personnages étaient la terreur de Liette. Quand elle les voyait poindre à la librairie, vite elle se sauvait, parce que leurs conversations, trop élevées pour son petit entendement, lui déplaisaient beaucoup.

« Allons bon ! pensa-t-elle, voilà qu’ils vont encore dire des bêtises avec parrain ! » et déjà perfide dans ses résolutions, elle déclara à M. Leypeumal aimer bien mieux remonter sur les remparts pour avoir plus d’ombrage.

L’automne n’avait point encore balayé la verdure. Le parrain constata que Liette avait raison, ils revinrent sur leurs pas.

« Cette promenade serait charmante de ce côté des remparts, ajouta-t-il, mais il y manque, en effet, des arbres. Un jour viendra, espérons-le,’où j’aurai, avant de mourir, la joie de faire niveler ce terrain, combler ces infects et inutiles fossés, et donner à ces remparts un attrait que les odeurs fétides leur enlèvent.

— Hein ! que dirait ma petite chérie d’une charmante promenade sablée, remplie d’arbres et de bosqueta !

— Ce serait bien joli, parrain, si surtout la route était assez large pour permettre aux petites filles d’apporter leur cerceau. »

Ils remontèrent le talus et s’enfoncèrent sous les ormeaux un peu jaunis, qui donnaient une bienfaisante fraîcheur par ce jour très orageux d’automne…

De loin en loin, des hommes d’un aspect misérable, étendus dans l’herbe brûlée, dormaient ou faisaient semblant, pensait Liette, en les regardant de côté. Ces gens paisibles, mais à coup sûr peu fortunés, représentaient, dans son esprit, des brigands, qui n’attendaient que le moment propice pour faire un mauvais coup, dont elle, Liette, devait être la victime.

Aussi, peureuse, se rapprochait-elle de son parrain, se serrant contre lui, lorsqu’elle apercevait la silhouette d’un dormeur.

Ila arrivèrent à la porte des Deux-Moulins, traversèrent le pont-levis et descendirent vers la mer, en prenant la direction de la « Concurrence », plage sablée que la municipalité et le Génie maritime avaient concédée au public masculin pour y prendre des bains.

À cette époque de l’année, la température ne les permettait plus ; aussi, pouvait-on voir, sans difficulté, les voiliers et les petites embarcations entrer dans le port ou en sortir pour filer en pleine mer.

Liette, en arrivant sur la côte, aperçut à vingt pas d’elle et

Liette peureuse, se rapprochait de son parrain.
assis sur un banc de pierre, le groupe évité sur la route de

Saint-Maurice. Ces messieurs, qui avaient eu le même projet de promenade que M. Leypeumal, venaient devant l’immense océan discourir sur la « Déclaration des droits de l’homme ».

Ils manifestèrent un certain plaisir à la vue de leur maire, non seulement très apprécié de ses administrés, mais encore très aimé de ses nombreux amis.

Ils firent une risette à Liette, qui eût préféré ne pas avoir à leur dire bonjour ; puis se pressant les uns près des autres, ils offrirent une place à M. Leypeumal et reprirent leur intéressante conversation, laissant la fillette sauter à cloche-pied autour d’eux.

« C’est à Rousseau, messieurs, clama M. Paugène, c’est grace à ses inspirations et d’après ses écrits que nos pères ont fait table rase du passé.

— Non, monsieur, reprenait M. Moutard sur un ton doctoral, ce n’est pas à lui seul.

« Montesquieu y est pour quelque chose et aussi les nombreux philosophes du xviiie siècle. C’est à eux que nous devons cet admirable tissu de principes égalitaires. Je ne nie pas l’influence de Rousseau sur l’esprit de son temps, mais j’incline à penser que les cerveaux des immortels auteurs de cette déclaration célèbre étaient préparés depuis longtemps. Ils n’ont fait que récolter les grandes idées humanitaires qui jaillissaient de la plume de tant de bons et sensés philosophes.

« Tout est grand, vasle et immense dans ces immortels principes. Ce sont cux qui nous ont délivrés des formules usées, de l’esprit de secte, de l’ironie du pouvoir. »

M. Melremoy écoutait ravi.

« Je m’étonne, dit-il, à son tour, que des hommes, avisés comme ceux qui instruisent, ne cherchent pas à inculquer ces magnifiques théories aux enfants, leurs élèves, en les leur montrant, comme les fondements mêmes de notre actuelle société, comme le pacte qui doit unir tous les hommes. Ce serait, grâce à eux, la régénération à bref délai.

— C’est bien, parce que la chose a eu lieu au lycée Louis-le-Grand, à Paris, que je suis ici, en pénitence, monsieur, répondit gravement M. Moulard ; et, grâce au gouvernement actuel, dont vous êtes un peu responsable, permettez-moi de vous le dire, l’entendement des Français sera long à se former sur ce point.

À l’aide de son mouchoir, elle s’essuyait les mains.


« Le neuvième paragraphe dit :

« La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme. Tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement. » C’est dit tout au long, n’est-ce pas ? cela est imprimé et accepté. Eh bien ! monsieur, c’est au nom et en raison de cette liberté, ajouta-t-il, en souriant finement, que j’ai été, ainsi que Weiss et Villetard, envoyé à La Rochelle. »

Il reprit un peu mélancolique : « Je ne m’y déplais pas, il est vrai, mais je m’y trouve parfois loin… bien loin ».

Liette, ne comprenant rien à ces discours, était partie ; elle courait sur la plage que le flot découvrait en se retirant. Elle se mouillait les pieds et, ce qui était bien plus grave, s’avançait trop au-devant de la vague attirante.

Les enfants n’ont jamais plus envie de faire des sottises que lorsqu’ils sont sous les yeux distraits de leurs parents.

L’esprit de M. Leypeumal, heureusement pour elle, sortit un instant du centre des interlocuteurs ; il enjoignit à l’enfant de revenir vers lui.

Elle obéit docilement, mais ne sachant plus que faire, elle le pria de lui donner sa canne, afin de s’en servir comme d’un petit cheval.

Il la lui offrit aussitôt.

Pour comprendre ce que cet acte spontané de bienveillance renfermait de condescendance affectueuse à l’égard de sa filleule, il faut savoir ce qu’était pour M. Leypeumal ce jonc superbe, surmonté d’une magnifique pomme d’or gravée à ses initiales J. L. en brillants, offert au maire par la Société de sauvetage Rochelaise qu’il avait fondée.

Sa canne était pour lui une sorte de sceptre de justice dont il ne se séparait jamais.

Grâce à elle, il entrait dans la grande salle des a délibérations avec une majesté quasi royale.

D’uu coup sec, en travers, il concluait un marché, formulait une décision ou tranchait un différend. Elle lui servait encore pour menacer les gamins terribles ou les chiens indiscrets ; pour se reposer, quand il s’arrêtait à parler longuement avec un de ses administrés, ou pour faire signe à un ouvrier de s’approcher.

Il la brandissait en l’air, en sauts désordonnés, quand par hasard il se mettait en colère ; ou bien, lorsque assis sur un banc, il se laissait aller à ses sagaces pensées et à ses projets d’embellissements pour sa chère ville de La Rochelle, on voyait cette canne, docile et calme dans sa main, dessiner sur le sable de longues allées à la française, ou de singuliers jardins anglais.

Après le départ de l’enfant, la conversation qui avait pris un tour politique, continua de plus belle. Tous les paragraphes de la « Déclaration des droits de l’homme » y passèrent, expliqués, commentés par le professeur de philosophie ; discutés ou approuvés par les trois autres auditeurs.

Alors M. Leypeumal, trouvant qu’il était suffisamment tard, appela Liette.

« Viens, Liette, allons, ma chérie, viens vite ! »

Mais Liette ne se pressait pas. Cachée derrière une touffe de chardons sauvages, à l’aide de son mouchoir elle s’essuyait les mains et pompait l’eau qui tachait sa robe.

Liette était tombée maladroitement au bord de la mer, vers laquelle elle s’était trop avancée, et réparait au plus vite le désordre qui en était résulté.

Au second appel de son parrain, elle accourut vers lui.

Il ne remarqua rien, sinon qu’elle n’avait plus sa canne.

« Et ma canne, Liette, demanda-t-il d’une voix inquiète, qu’en as-tu fait ?

— La canne ?… la canne ? reprit l’enfant cherchant à se rappeler. Ah ! c’est vrai, je suis tombée avec elle là-bas… »

Les quatre promeneurs regardèrent dans la direction indiquée, mais ne virent rien.

M. Leypeumal prit son lorgnon, M. Paugène assujettit ses lunettes ; puis tous les quatre, les bras en l’air, s’écrièrent en cheur : « la voilà, la voilà ! »

En effet, on distingua un instant sur l’eau la canne de M. Leypeumal. Mais, à l’encontre des « bâtons flottants » du poète, c’était bien peu de chose au loin, ce petit sceptre couché sur l’eau, qui filait droit et vivement en ligne directe vers l’tle de Ré. Il formait sur la plaine liquide un tracé bizarre ayant la vague forme d’une flèche indicatrice, qui aurait montré une route mystéricuse… à suivre.