La Tradition du latin en France

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La Tradition du latin en France
Revue des Deux Mondes3e période, tome 105 (p. 551-570).
LA
TRADITION DU LATIN
EN FRANCE

Le système d’instruction d’une nation est une chose qui ne s’improvise pas : il met des siècles à se former. Celui que nous suivons remonte, à travers l’Université impériale de 1808, à Rollin, aux oratoriens, à Port-Royal, aux jésuites, à la renaissance, et de là, par-dessus le moyen âge, dont il a pourtant emprunté certaines choses, aux écoles des rhéteurs anciens, à Quintilien. Il est possible que ce système soit à réformer. Mais ce qui est très sûr, c’est que la réforme demandera un long temps : on peut compter qu’il y a là du travail pour une partie du XXe siècle. Le temps que j’indique ici paraîtra court à ceux qui ont quelque idée de la lenteur avec laquelle s’opère ce genre d’évolution[1].

On a vite fait de proscrire des exercices, la difficulté commence au moment où il faut les remplacer. D’ordinaire, on les voit continuer leur existence sous une forme plus ou moins dissimulée : ils continuent de prendre le temps de la classe, sans avoir leur ancienne efficacité. C’est que les réformes pédagogiques présentent ce caractère particulier qu’on est obligé d’en confier l’exécution au personnel réformé.

A supposer que les langues anciennes doivent perdre l’importance qu’elles ont eue jusqu’à présent, nous avons lieu de croire que ce grand changement ne sera pas instantané, et que pendant plusieurs générations encore elles feront la base de l’éducation d’une bonne partie de la jeunesse. Le personnel de professeurs qui doit élever la jeunesse française à l’aide du français, de l’allemand, de l’anglais, de l’économie politique, de l’histoire de l’art, de l’histoire des sciences, n’est pas prêt ; il n’existe pas encore.

Je voudrais, dans les pages qui suivent, laissant de côté les questions théoriques, retracer brièvement ce que l’enseignement du latin a été pour nos pères[2]. Les études latines ont dans notre pays un long, un très long passé : on peut dire qu’elles sont aussi anciennes que le pays lui-même, car depuis le temps où la jeunesse, durant les dernières années de l’empire romain, affluait aux écoles de rhétorique de Bordeaux, jusqu’aujourd’hui, on n’a jamais cessé chez nous, à aucune époque, de parler, d’écrire, d’étudier le latin.

Pourquoi le faisait-on ? — Si surprenant que cela puisse nous paraître, il n’y a pas très longtemps qu’on a commencé à se le demander. C’est là une première observation à retenir : les choses qui se font si naturellement ont d’habitude quelque raison d’être profonde : on ne se demande non plus pourquoi il y a un gouvernement, une justice, des lois. Je ne voudrais pas assimiler le latin à ces grandes institutions sociales, mais pendant longtemps le latin et l’instruction, c’était tout un, l’instruction ne pouvant se donner sans le latin, et la littérature latine, soit sacrée, soit profane, constituant à elle seule à peu près toute l’instruction. Il ne faut donc pas s’étonner si la question d’utilité ne se présentait pas aux esprits : nier la nécessité du latin, c’eût été nier la nécessité de l’enseignement.

Il n’en est plus de même aujourd’hui. Il s’est formé, en dehors des anciens cadres, un tel ensemble de sciences, et à côté des littératures antiques les littératures modernes ont pris un tel développement, que de bons esprits ont pu croire que le moment était venu de renoncer à ce legs du passé et d’alléger, au moyen de ce sacrifice, l’éducation de la jeunesse. Mais je crois que ceux qui parlent ainsi ne se rendent pas compte de la quantité de liens qui joignent le présent d’une nation à son passé : les uns matériels et manifestes, les autres moins apparens, mais formant par leur nombre la plus solide des attaches. Rompre ces liens est une tentative qu’aucun éducateur n’a encore osé réaliser dans la pratique. Il faut donc croire que la chose est plus difficile qu’on ne le suppose. Comenius, Casedow, en ont donné la théorie : mais, arrivés à l’exécution, ils sont retournés aux méthodes et aux livres dont ils venaient de médire. Ces liens ne deviennent complètement sensibles qu’au moment où nous essayons de les rompre. C’est la raison pour laquelle l’enseignement dit spécial ou français a tant de peine à se constituer et fatigue l’enseignement classique de ses agitations. « Les novateurs, dit M. Frary, qui ont voulu se passer du latin, n’ont pas su le remplacer; sur les ruines du temple consacré aux muses romaines, ils n’ont jamais construit qu’une école primaire plus ou moins agrandie, bien ou mal déguisée. »

On a l’habitude de donner le nom d’américanisme à une éducation qui ne tient nul compte du passé : mais le nom a cessé d’être juste, car les Américains, sentant la lacune de leur système d’instruction, ont aujourd’hui des collèges latins et des universités sur le modèle de la vieille Europe. Les Grecs, dit-on encore, sont devenus nos maîtres sans s’être formés eux-mêmes sur aucun ancien modèle : on oublie qu’ils avaient leur antiquité dans l’épopée, de même que les Romains avaient essayé de s’en donner une dans leurs anciens textes de lois et dans leurs vieux poètes.

Je ne prétends pas qu’à tout jamais l’humanité soit tenue de marcher dans les mêmes voies : mais de toutes les choses qui changent lentement en ce monde, un système d’éducation est celle qui demande le plus de temps. Si nous voulons constituer une instruction nouvelle, il faut renouveler la trame fil par fil, remplacer ce qui existe petit à petit, sans rupture ni violence. L’entreprise est possible, sans doute, mais les premiers efforts ont à peine été tentés, et c’est encore en prenant exemple sur les méthodes classiques, en les gardant comme modèle, qu’on pourra avec le temps espérer de la conduire à bonne fin.


I.

Si l’on embrasse du regard le long espace de temps qui s’étend de la chute de l’empire romain jusqu’à nos jours, on reconnaît sans peine que l’étude du latin n’a pas eu toujours le même but ni le même caractère. On peut, sous ce rapport, distinguer trois périodes principales : le moyen âge, la renaissance, et une troisième période dont le point de départ doit être placé vers le dernier tiers du XVIIIe siècle, et qui n’a pas encore reçu de nom définitif[3]. *

Au moyen âge, le latin est le grand moyen de communication entre les nations de l’Europe, et à l’intérieur d’une seule nation, il est la langue qui sert à tous les objets élevés de la vie. Ce latin-là, quand il en est question, nous avons aujourd’hui l’habitude de l’accompagner de quelque épithète désobligeante : nous disons que c’est un latin barbare, nous l’appelons le bas-latin. Barbare, si l’on veut : mais il avait une grande qualité, c’est qu’il était vivant. À cette époque, on apprenait le latin comme nous apprenons actuellement l’anglais ou l’allemand : on se servait à cet effet de listes de mots qui étaient destinées à être sues par cœur, de ces listes que les érudits recherchent aujourd’hui dans les manuscrits parce que les mots latins sont souvent accompagnés de leur traduction interlinéaire en vieux français, en vieil allemand, en irlandais. On apprenait par cœur des dialogues correspondant aux différentes situations de la vie, comme il s’en compose encore de nos jours. On avait, en outre, quantité d’ouvrages aux titres un peu bizarres, tels que le Florista, le Modista, la Gemma gemmarum, le Cathomicon, le Grécisme d’Evrard de Béthune, et surtout le Doctrinal d’Alexandre de Villedieu, qui étaient comme des encyclopédies du latin. Enfin, on se mettait dans la tête force sentences de toute espèce, particulièrement celles qui avaient cours sous le nom de Caton[4]. Grâce à une étude prolongée pendant une longue série d’années, on arrivait à manier le latin, non-seulement par écrit, mais de vive voix. Il le fallait, car pour les sujets un peu abstraits la langue vulgaire faisait défaut, et la nécessité du latin s’imposait.

Si je ne me trompe, nous sommes quelque peu injustes pour tout ce grand travail. Nous reprochons aux docteurs du XIIIe siècle d’avoir employé des termes que Cicéron n’aurait pas compris : mais ils ne s’adressaient pas à Cicéron; ils s’adressaient à leurs contemporains. Pour nommer des objets inconnus des anciens, force était bien de créer des vocables nouveaux, si l’on ne voulait pas vivre éternellement dans la périphrase. Un règlement de l’université de Paris, de 1280, sur la tenue et le costume des professeurs, leur défend de porter sotulares laqueatos[5]. L’expression peut, au premier abord, nous dérouter; mais elle n’a, au fond, rien que de naturel : il s’agit de souliers lacés. Comment aurait-on dit autrement?.. Pour prendre quelque chose de plus relevé, ces termes essentia, existentia, quantitas, qualitas, identitas, dont toutes les langues modernes ont hérité, nous viennent des écoles du XIIe et du XIIIe siècle : c’est pure ingratitude de les leur reprocher. Un savant de mes amis, qui passe sa vie à étudier le moyen âge et à en médire, me citait avec indignation ces deux mots : sentimentum caritatis, qu’il venait de trouver dans un texte. Il est vrai qu’ils n’ont rien de classique : mais si le sentiment de la charité, comme cela en a tout l’air, a été d’abord nommé dans cette langue, n’est-il pas injuste, par amour du latin de l’antiquité, d’en faire un reproche au bas-latin?

Comment ces subtils dialecticiens, qui passaient leur vie à raisonner sur la forme et la substance, auraient-ils pu se borner au latin du temps de César? ce n’est pas avec le nescio quid ou le ut ita dicam du de Officiis qu’on aurait pu, par exemple, établir une comparaison entre le système philosophique de Duns Scott et celui de saint Thomas. Par une rencontre curieuse, et qui prouve que cette langue n’était pas tant à mépriser, nous voyons en ce moment lancer le projet de rétablir le latin comme langue universelle internationale. Ce projet, parti d’Oxford, et qui a pour organe un journal rédigé en latin, le Phœnix, ne vise pas le latin classique, mais un latin moderne, où l’on dira, par exemple : unio postalis universalis. Nous n’avons (pour le dire en passant) aucune raison de nous opposer à la diffusion d’une langue de cette sorte : si elle était adoptée, la majorité de nos compatriotes la saurait plus vite qu’elle ne saura l’anglais ou le volapük, sans compter qu’au bout d’un certain nombre d’années, ce latin aurait toute chance de devenir du français.

Le moyen âge ne lisait pas les anciens pour y chercher des modèles de style : ce qui l’intéressait, c’était le contenu, c’était le savoir qu’il en voulait retirer. Parmi les anciens, il ne s’adressait pas exclusivement, ni même de préférence, aux grands écrivains : quoiqu’on ait toujours connu Cicéron, Tite-Live, Sénèque, Virgile, Lucain, il étudiait surtout les auteurs plus récens, comme Orose, Valère Maxime, Isidore de Séville, Boèce, les pères de l’église, et surtout les traductions d’Aristote.

Un long usage avait approprié le latin du moyen âge aux matières qu’on avait l’habitude de traiter. Je ne veux pas dire qu’à force de le manier comme une langue vivante, on ne soit pas arrivé à prendre avec lui des libertés un peu grandes. Il y a des distinctions à faire entre le latin du XIIe siècle, qui a sa correction et sa pureté relatives, et celui du XVe , qui est parfois trop calqué sur le parler de tous les jours. Lors du siège d’Orléans par les Anglais, en 1429, les bourgeois d’Orléans envoient un écuyer aux habitans de Toulouse pour leur demander du secours : les notables de la ville se réunissent, délibèrent; nous avons le compte-rendu de leurs votes. C’est le latin sous sa forme la plus altérée. Finalement le conseil est d’avis non detur aliquid, quia villa non habet de quibus. Un peu plus tard, en apprenant les faits merveilleux de Jeanne d’Arc, le conseil change d’avis : attentis dictis miraculis succurratur de IIII vel VI cargiis pulveris. Même langage en Allemagne. S’il faut en croire Ulric de Hutten, les maîtres ès-arts de Cologne disputaient pour décider si un nouveau candidat à recevoir devait s’appeler : magistrandus noster ou magister nostrandus. On comprend qu’arrivé à ce point de décomposition, le latin du moyen âge ait inspiré de la répulsion à la génération lettrée qui allait suivre. Mais il avait durant trois siècles suffi à l’activité d’intelligences très aiguisées, et il n’était même pas resté rebelle à l’expression colorée des mouvemens de l’âme, comme le prouvent certains chants de l’Église.

Avant d’aller plus loin, arrêtons-nous un instant pourvoir ce que notre enseignement secondaire doit au moyen âge.

Il lui en reste peu de chose. Ce n’est pas que le moyen âge ait disparu si vite : encore au temps de Molière, le latin s’apprenait dans des manuels assez semblables à ceux du XIVe siècle. On se rappelle Sganarelle dans le Médecin malgré lui : Deus sanctus, estne oratio latina? — Etiam. — Quare? — Quia substantivo adjectivum concordat in genere, numero et casu. C’est la grammaire latine de Despautères, laquelle, quoique rédigée vers la fin du XVe siècle, est composée sur des modèles plus anciens : au XVIIe siècle, elle s’enseignait couramment dans les petites écoles. On se souvient aussi de la cérémonie du Malade imaginaire : Savantissimi doctores... C’est le latin quelque peu chargé des soutenances de doctorat, soutenances dont on pouvait se donner le spectacle à la Sorbonne.

Il existe un livre qui appartient, non par la date, mais par l’esprit, à la méthode du XIVe siècle et que les hommes de mon temps ont encore appris par cœur : je veux parler du Jardin des Racines grecques. Quoique composé au XVIIe siècle, cet ouvrage, où les mots sont alignés en ordre alphabétique, sans égard à la forme ni au sens, et où la rime est la seule façon de venir au secours de la mémoire, nous représente le pur esprit du moyen âge. Lancelot l’aura sans doute rédigé sur le modèle des livres qu’il avait lui-même eus entre les mains dans sa jeunesse. En pédagogie, les choses durent très longtemps : les défenses et les ordres venus d’en haut n’y font pas beaucoup, car les professeurs (si l’on veut excuser la familiarité de cette image) ne se remettent pas sur la forme comme les chapeaux ; ils ont leurs idées et leurs habitudes, dont ils peuvent vouloir se défaire à certains momens, mais auxquelles ils ne tardent pas à revenir.

Notre enseignement grammatical a gardé quelques théories chères au moyen âge : il les a même développées et amplifiées. Nous avons tous été élevés dans la notion du complément : complément direct et complément indirect, complément circonstanciel et complément d’attribution, il n’est question que de cela dans nos manuels. C’est l’empreinte que la logique a laissée sur la grammaire. Tout est rapporté à la proposition : les mots n’existent point par eux-mêmes ; ils sont régis par quelque autre mot et à leur tour ils en régissent un autre. Il y a là un effort d’analyse qui n’est pas sans valeur, mais qui, pratiqué avec excès, donne à l’étude du langage des dehors trop scolastiques.

Il y aurait pourtant quelque chose à apprendre du moyen âge. Malgré l’étrangeté des doctrines et des livres, malgré la barbarie des locutions, le latin se transmettait dans des conditions plus naturelles qu’aujourd’hui. Il servait à l’expression de toutes les idées, qu’elles lussent élevées ou familières, grandes ou petites : c’était une langue qu’on apprenait, avec l’intention, non de s’en faire seulement une parure dans les grandes circonstances, mais d’être prêt à s’en servir à tout moment. De là, dans les écoles, quelque chose de plus vivant et de plus libre. On n’apprend vraiment une langue qu’à cette condition. Nos maîtres, très attentifs à la pureté des expressions, très occupés de comparer le latin au français pour en montrer les différences, enchaînent l’écolier dès la première heure par la peur des fautes qu’il peut commettre. Il est possible que par cette méthode on développe chez lui la faculté de l’attention et de la réflexion : mais ce n’est pas le moyen de lui donner l’instinct et le sentiment de la langue. On sait des règles, mais on n’a de facilité ni pour écrire, ni pour lire. Le public, qui juge des choses sur les apparences, et pour qui le profit intellectuel reste lettre close, finit par se demander si c’est la peine d’employer tant d’années pour un résultat qui ne se voit pas. Outre les règles, ce que nos élèves savent du latin, ce sont surtout les élégances. Mais il n’y a pas de vraie élégance sans le naturel et sans la solidité. En se bornant à une certaine somme d’expressions choisies, on se réduit à un trop mince bagage. Une méthode plus pratique et moins timorée, voilà ce que, — Toutes réserves faites contre la barbarie et contre le néologisme, — nous pourrions encore emprunter utilement aux contemporains de Pierre Hélie et de Jean de Garlande.


II.

La renaissance, — la seconde des périodes que nous avons distinguées, — prend le contre-pied du moyen âge, pour lequel elle n’a pas assez de dédain et de railleries. En philosophie, en théologie, en jurisprudence, en littérature, elle repousse tout ce que le moyen âge avait estimé et aimé. Il n’est donc pas étonnant que sur le point qui nous occupe elle ait également suivi des voies différentes. Ayant retrouvé la vraie antiquité, l’antiquité grecque en même temps que la latine, elle ne veut plus connaître autre chose. Elle est saturée de gloses et de manuels. Facessant, dit Mélanchthon, jam tot frigidæ glossulæ, concordantiæ, discordantiæ, et si quæ sunt aliæ ingenii remoræ ! Y a-t-il pire fléau ? Quæ sævior pestis esse potest ? Ce sont des maîtres d’ignorance, inscitiæ magistri. Il faut aller aux sources, cultiver les anciens Latins, s’attacher aux Grecs, sans lesquels on ne saurait profiter de la littérature latine. Sapere audete, veteres Latinos colite, Græcos amplexamini, sine quibus Latina tractari recte nequeunt. Il faut étudier les choses, non l’ombre des choses, pour ne pas retomber dans l’erreur d’Ixion, qui, croyant s’unir à Junon, n’avait embrassé qu’un nuage. — Nous verrons à toutes les époques reparaître la même exhortation, qu’il faut laisser là les mots et s’attacher aux choses ; on retournera le reproche plus tard, et avec autant de raison, contre le savoir de la renaissance : c’est que le verbalisme est toujours aux aguets, prêt à se saisir de tout enseignement qui se complaît en lui-même. C’est l’histoire de l’instruction en général, et c’est, si nous n’y prenons garde, notre histoire à chacun de nous en particulier.

Non-seulement on voulait connaître la vraie antiquité, mais on avait la prétention de l’égaler et de la continuer, en rayant de l’histoire, comme non avenus, les siècles d’ignorance qui venaient de finir. Quand les latinistes de la Renaissance se traitent l’un l’autre de Virgile moderne, d’Ovide chrétien, d’Horace allemand, ce ne sont pas de purs complimens qu’ils s’adressent en manière de politesse : ils croient véritablement que la littérature antique va refleurir.

Une sorte d’enthousiasme savant avait fait tourner toutes les têtes : on était avide d’éloquence latine et de poésie latine. En 1529, un directeur du gymnase de La Haye (nous dirions un proviseur), Guillaume Gnapheus, s’indignant de ce que son siècle avait ses Cicéron et ses Tite-Live, ses Virgile et ses Démosthène, mais qu’il n’eût pas encore ses Ménandre et ses Térence, tente de combler la lacune, et écrit une comédie intitulée Acolastus, dont le sujet est l’histoire de l’enfant prodigue. La liste des personnages suffit pour donner une idée de la pièce. On trouve à côté d’Acolastus, l’enfant prodigue, un parasite Pamphagus, un confident Eubulus, un leno du nom de Sannio, une courtisane Laïs, un paysan Chrêmès, etc. La langue d’ailleurs est excellente. Térence ne l’aurait pas désavouée : il l’aurait plutôt reconnue comme sienne.

Mais c’est le discours latin qui est le morceau capital. Il fut de mode dans les cours d’entretenir des orateurs, — oratores, — pour prononcer, dans les occasions importantes, des harangues en latin. Lors d’une réunion de souverains qui eut lieu à Vienne en 1515, et à laquelle assistaient vingt-deux personnages princiers, on entendit vingt-deux morceaux d’éloquence latine récités par dix-huit professeurs ou orateurs. Il n’y avait pas de belle fête, soit mariage, soit enterrement, soit réception de princes, sans discours latin. L’usage s’en est depuis perdu dans la vie ordinaire, mais il s’est conservé dans le monde de l’enseignement. On sait que la Sorbonne y est restée longtemps fidèle. Encore aujourd’hui, beaucoup d’universités allemandes possèdent un professeur d’éloquence chargé de rédiger et de prononcer dans les grands jours les allocutions latines. L’historien italien Villari dit que le discours latin, au XVIe siècle, tenait à peu près la place que tient la musique aujourd’hui. Comme on a de la musique aux distributions de prix, c’est peut-être pour cela que le discours latin a disparu.

Il est aisé de voir la différence avec le moyen âge. Le latin devient chose d’apparat. La forme prend une importance qu’elle n’avait pas jusque-là ; même la correspondance se fait œuvre littéraire. Mais cette renaissance eut un effet bien imprévu. Du jour où il fut entendu que le seul bon latin était le latin classique, le latin devint une langue morte. Une ligne de démarcation beaucoup plus apparente et plus tranchée s’établit entre lettrés et ignorans.

Cependant, vers la fin du XVIe siècle, l’enthousiasme des premiers jours se calma peu à peu. On reconnut que les lettres latines avaient de moins en moins leur place dans les affaires de ce monde, en face des littératures modernes, italienne, française, anglaise, qui grandissaient alors, et qui se développaient précisément sous l’influence des études latines et grecques. Mais l’impulsion donnée subsista dans les écoles, car il est naturel que l’enseignement marche d’un pas moins accéléré que la vie du dehors. Le XVIIe siècle ne fait pas autrement que le XVIe. On continue d’écrire en latin au collège. Les maîtres de la jeunesse, clercs ou laïcs, soit souvenir de l’âge précédent, soit attachement à des exercices où ils avaient brillé eux-mêmes, continuent de promettre, en échange du latin, réputation et honneurs à leurs élèves. Il faut d’ailleurs considérer que ces élèves, se destinant pour la plupart soit à l’Église, soit aux charges judiciaires, devaient dans la suite de leur vie rester plus ou moins en contact avec l’antiquité sacrée ou profane.

Au commencement du règne de Louis XIII, les signes d’un temps nouveau commencent à se montrer. La littérature française est arrivée à sa période d’éclat. Le savant qui affecte d’écrire en latin ne tardera pas à s’appeler le pédant, et ce que le XVIIe siècle redoute par-dessus tout, c’est le soupçon de pédanterie. Perrot d’Ablancourt, en présentant au public une de ses traductions, dit qu’il a retranché les citations d’Homère, « qui ne seraient maintenant que pédanteries : » car il s’agit « de galanterie, et non pas d’érudition... »

Si maintenant nous nous demandons pour cette époque, comme nous l’avons fait pour le moyen âge, ce que nos études en ont gardé, la réponse se présente d’elle-même. Les vers latins et le discours latin, comme on les pratiquait encore dans nos collèges il y a vingt ans, ont tiré de là leur origine. Les maîtres de l’Université se sont quelquefois attachés à expliquer notre système scolaire comme un tout savamment combiné et où chaque partie avait été introduite après mûre réflexion. Il n’en est pas tout à fait ainsi, et c’est plutôt par l’histoire qu’il faut trouver la raison d’être de cet agencement. Je me hâte d’ajouter que ceci n’est point du tout une critique : en fait d’instruction, nous avons appris qu’il faut se défier des programmes d’ensemble composés dans le cabinet.

Les maîtres de Port-Royal, en rédigeant en français leurs livres de grammaire et de logique, firent une chose favorable à la clarté de l’exposition, mais, sans le vouloir, augmentèrent l’éloignement où le latin se retirait de plus en plus. C’est à partir de ce moment qu’une doctrine nouvelle se fait jour, doctrine inconnue aux âges précédens, mais doctrine juste et vraie en ses traits essentiels; d’autant plus vraie et plus juste qu’elle ne sortit point de la tête des théoriciens, mais qu’elle fut suggérée par l’expérience.

L’étude des langues anciennes, — Telle est cette doctrine, — procure un genre de profit particulier, qui est la formation de l’esprit. Transporter une pensée, un raisonnement, une description d’une langue dans une autre, c’est obliger l’intelligence à se bien rendre compte de la valeur des mots, de l’enchaînement des idées, c’est lui imposer un travail de transposition qui ne peut manquer de lui donner vigueur et souplesse. C’est déjà ce que dit Rollin : « Il n’en est pas de la traduction comme de la copie d’un tableau, où le copiste s’assujettit à suivre les traits, les couleurs, les proportions, les contours, les attitudes de l’original qu’il imite. Cela est tout différent... Il faut trouver ce juste milieu qui, s’écartant également et d’une contrainte servile et d’une liberté excessive, exprime fidèlement toutes les pensées, mais songe moins à rendre le nombre que la valeur des mots. »

Rapprochons tout de suite quelques lignes d’un écrivain contemporain : « Quand un de nos enfans lit un texte français, à moins qu’il n’ait des facultés de réflexion très rares, son esprit est emporté par le sens général, il glisse sur les détails et sur les nuances... Le thème et la version obligent à peser chaque mot, à en préciser la valeur, à en chercher l’équivalent; il faut, en outre, relever tous les rapports des idées entre elles, des mots entre eux, deviner le sens caché du texte ; enfin il faut transposer le tout d’une langue dans une autre différente... Le résultat, c’est qu’on a fait pour son propre compte le travail du penseur et de l’écrivain... C’est une œuvre d’art qu’il a fallu reproduire... La lecture cursive des ouvrages écrits dans la langue maternelle ressemble à une promenade dans un musée; la traduction d’une langue dans l’autre ressemble à la copie d’un tableau : l’une fait des amateurs, l’autre des artistes[6]. »

Ce n’est pas ici le lieu d’examiner en détail cette doctrine, dont, je le répète, je suis loin de contester la vérité. Mais il faut convenir que cette manière un peu abstraite de présenter les choses n’était guère de nature à frapper l’opinion du dehors. Quelques hommes éminens dans l’étude de l’antiquité, capables d’en renouveler la connaissance, comme la France en avait produit au XVIe siècle, ou comme l’Allemagne en allait produire bientôt, un Scaliger, un Winckelmann, auraient plus fait pour la considération des études classiques que ces argumens peu accessibles à la foule. Le collège, qui a raison de défendre ses maximes et ses pratiques, se trompe quand il croit pouvoir dédaigner tout le reste. Les découvertes de la science lui sont plus utiles qu’il ne suppose.

La parole, au XVIIIe siècle, est aux adversaires. Il suffit de nommer l’abbé de Saint-Pierre, Condillac, Rousseau. Ce dernier, dans son Emile semble ignorer l’existence d’une tradition : Emile est instruit par son précepteur, par des passans, par des bateleurs de la foire. Mais de professeurs, mais de collège, mais de grec et de latin, il n’est pas plus question que s’il était élevé en un pays sans passé et sans histoire.

Cependant, à l’intérieur des écoles, l’instruction classique continua de régner, jusqu’au jour où la révolution fit tout disparaître. Puis l’Université impériale rétablit le type d’avant 1789, en y ajoutant un certain nombre d’enseignemens nouveaux, et grâce à son système de centralisation et d’uniformité, le répandit partout. Nous n’avons pas en ce moment à poursuivre cette histoire : il nous faut maintenant quitter la France et nous transporter de l’autre côté du Rhin.


III.

C’est en Allemagne que prend naissance la troisième des périodes que nous avons distinguées. On peut la faire partir du dernier tiers du XVIIIe siècle, et si l’on veut une date exacte, de 1767, époque du premier livre de Herder. Ceci demande quelques explications.

L’Allemagne avait passé par les mêmes destinées que la France. Elle avait eu le moyen âge, moins brillant peut-être, moins fécond que le nôtre, mais pourtant actif et savant. Elle avait eu, avec Reuchlin et Mélanchthon, un commencement de renaissance plein d’éclat et de promesses, mais presque aussitôt dévoyé et étouffé par la réforme. Ces deux mouvemens, la réforme et la renaissance, qu’on associe souvent comme ayant eu même esprit, se touchent, en effet, par certains côtés, mais pour l’objet qui nous occupe, ils se combattent. Le protestantisme, qui devait donner ses fruits dans la critique et dans la science trois siècles plus tard, commença par bouleverser et ruiner les études. Les germes de l’humanisme, à peine jetés en terre, furent foulés et écrasés. Mélanchthon, qui avait salué avec bonheur les premiers débuts du siècle, termine sa vie dans les regrets et les lamentations.

Le siècle suivant, qui fut chez nous une période glorieuse, est pour l’Allemagne un temps d’humiliation et d’abaissement. A la suite de la guerre de trente ans, la plupart des collèges restèrent dépeuplés : il ne subsista guère que les écoles de la Saxe, dites écoles princières (Fürstenchulen), anciens couvens laïcisés et transformés en établissemens d’instruction.

Les études classiques étaient tellement tombées que plusieurs états avaient eu l’idée de créer des collèges d’un genre à part, nommés « académies nobles » (Ritterakademicen), où les jeunes gens de qualité allaient chercher des leçons de savoir-vivre et de tenue. Le latin en était absent, ou à peu près ; on le remplaçait par le français et par ce qu’on appelait galante Disciplinen, c’est-à-dire le blason, l’escrime et la danse. À ce programme des études correspondait un changement dans le genre de vie. L’épée devient partie intégrante du costume ; les duels entre étudians commencent.

Le costume résume quelquefois tout un chapitre d’histoire : à Oxford, les étudians anglais, avec la toque et la robe, nous transportent en plein moyen âge. Avec ses rubans, ses bottes à l’écuyère et sa rapière, l’étudiant de Heidelberg ou d’Iéna représente le gentilhomme allemand du XVIIe et du XVIIIe siècle, cérémonieux et bretteur.

Pas plus en Allemagne qu’en France, devant un enseignement ainsi affaibli et déconsidéré, les représentans de l’esprit nouveau ne devaient manquer d’apporter leurs projets de réforme. Ce que l’abbé de Saint-Pierre, Condillac, Rousseau furent en France, Auguste Francke, Hecker, Basedow le furent en Allemagne, mais avec cette différence en plus que, joignant l’exemple au précepte, ils fondèrent des établissemens où se donna l’enseignement qu’ils recommandaient. On sait de quelle faveur Basedow jouit un moment: princes, villes, particuliers offraient leur concours; on put croire que le mouvement nouveau allait tout submerger.

C’est précisément alors que, par un revirement des plus inattendus, les études classiques reprirent subitement l’avantage, et que l’Allemagne donna le spectacle imprévu d’une seconde renaissance de l’humanisme. Le fait mérite d’être expliqué, car toutes les autres nations de l’Europe en ont plus ou moins vite ressenti le contrecoup.

Au milieu de l’abaissement général, les universités s’étaient maintenues ; elles s’étaient même augmentées en nombre, grâce au morcellement du pays et à la rivalité des princes, désireux de créer des centres d’instruction dans leurs états. Cette multiplicité présentait une chance favorable au progrès, car, parmi vingt ou vingt-cinq établissemens indépendans l’un de l’autre, il suffisait que, sur un ou deux points, des conditions meilleures s’offrissent au travail. C’est par les sciences mathématiques et physiques que le réveil commença ; on en sent les premiers efforts dès le début du XVIIIE siècle : puis le mouvement se communiqua aux lettres. Les universités de Göttingue et de Leipzig sont le théâtre de cette reprise, dont les savans Gesner et Ernesti furent les premiers promoteurs. Des élèves ne tardèrent pas à se trouver. La plupart sortaient de ces écoles princières ou Fürstenschulen qui avaient été sauvées du naufrage, et qui, continuant une existence obscure, gardaient, grâce à l’oubli où elles étaient laissées, la tradition de la renaissance. On y continuait les anciens exercices. Ce n’est pas toujours un bien pour une nation de posséder un système d’instruction qui se modifie sur un coup de baguette d’un bout du pays à l’autre. Il est bon qu’il y ait quelques places de refuge où l’on conserve ce qui est dédaigné ailleurs, car l’histoire de l’éducation est féconde en retours, et de toutes les organisations la moins favorable au progrès est celle qui, à un jour donné, établit partout le même régime et le même niveau.

Cependant, telles étaient les préventions, que Gesner et Ernesti furent d’abord obligés d’invoquer des motifs d’utilité pratique. Ils recommandent leur enseignement à peu près par les mêmes raisons que faisait Rollin en France. Le premier qui osa frayer une voie nouvelle fut le philosophe et poète Herder.

Le biais pris par Herder est vraiment extraordinaire. Il greffa les études anciennes sur la philosophie de Rousseau. On connaît les théories de ce dernier : « Tout est bien, sortant des mains de l’Auteur des choses, tout dégénère entre les mains de l’homme… » Herder vint et dit : « La nature et la Grèce, c’est tout un. Le Grec, c’est l’homme tel qu’il est sorti des mains de la nature. » Il faut donc nous assimiler les écrits des Grecs pour en faire passer l’esprit dans le cœur de la jeunesse et pour développer en elle la semence de l’humanité : Bildung zur Humaniät, tel est le dernier mot de l’éducation. Comme Athènes, selon l’expression de Thucydide, est le musée et le Prytanée des Grecs, ainsi les Grecs doivent devenir pour les nations modernes le sanctuaire de la belle nature. Le génie de l’humanité nous par le par leurs œuvres en termes clairs et intelligibles. Sentir, voir, goûter ce qui est antique, se former l’oreille, la langue, l’esprit, le cœur, d’après l’antique, et ensuite rivaliser avec l’antique : c’est la tâche qui s’impose aux générations nouvelles, tâche d’un caractère presque religieux. Nous ne nous approchons de la Grèce qu’avec un sentiment de sainteté. L’utilité proprement dite ne doit pas entrer en ligne de compte : l’homme n’est pas élevé pour la société, il est élevé pour lui-même; il doit porter au plus haut point l’idée de l’humanité qui est en chacun de nous.

Herder, comme on voit, a quelque chose de l’hiérophante. C’est ce langage à moitié théologique qui faisait dire à un illustre critique français qu’en abordant pour la première fois la lecture de ses écrits, il avait cru mettre le pied dans un temple. Mais à côté de ces hautes aspirations, il y avait, comme le fait remarquer le docteur Paulsen des motifs d’un autre ordre.

Au XVIIIe siècle, la France, l’Angleterre, possédaient déjà une littérature qu’elles considéraient comme classique; l’Allemagne n’en avait pas et souffrait de la comparaison. Ne voulant plus vivre d’emprunts, elle accueillait avec empressement tout ce qui lui présageait des temps nouveaux. En tout cas, elle aimait mieux aller à l’école de la Grèce, la commune éducatrice des nations modernes, qu’à l’école des peuples voisins. Lessing venait d’opposer les pièces de Sophocle à celles de Voltaire, Klopstock transportait en allemand les hardiesses de la lyrique grecque. Winckelmann éclairait d’idées nouvelles l’histoire de l’art. On se plut à affirmer une parenté spéciale entre le génie grec et le génie germanique. Par une curieuse association d’idées, le patriotisme illumina de son reflet l’érudition : en se faisant élève de l’antiquité, on s’affranchissait de l’étranger.

Une nouveauté, c’est que le grec est non-seulement placé au-dessus du latin, mais opposé au latin. Jusque-là, même dans les plus beaux temps, les hellénistes avaient toujours été chose rare : on les citait, on les comptait. C’est à travers les écrivains romains, poètes ou philosophes, qu’on pénétrait plus ou moins jusqu’au génie hellénique. Maintenant, les choses vont changer : le grec est mis au premier plan. Quant au latin, on a toute sorte de reproches à lui faire. Il y a là-dessus, chez Herder, des déclamations quelque peu puériles. « Charlemagne est un homme de malheur, un fils des papes : il a détruit la littérature des bardes, s’est soumis à la tutelle des moines et des prêtres de la Gaule. Il a enlevé à la Germanie sa noble et pure originalité, comme on l’aperçoit dans Tacite. L’épée dans une main, la croix dans l’autre, il a apporté les plus mauvais débris de la science romaine, il a imposé son latin, un dialecte monacal et populacier. Luther nous a rendu quelque chose de l’ancienne pureté. Mais bientôt l’humanisme a de nouveau tout inondé et submergé. L’esprit allemand, la langue allemande, sont opprimés par le latin. La pauvre jeunesse est mise à l’école de Rome dans les années de fraîcheur et de production. Si les victimes de l’éducation latine pouvaient parler, que de génies interceptés! »

Quelques disciples de Herder devaient aller encore plus loin. « Le latin, dit Passow, n’est guère qu’une ombre de la langue grecque ; quant aux langues néo-latines, ce n’est que décomposition et pourriture. » Passow écrivait en 1810... Ainsi les préoccupations du jour s’introduisent dans les régions en apparence les plus désintéressées.

Au nombre des premiers élèves de Herder se placent Frédéric-Auguste Wolf et Guillaume de Humboldt.

Frédéric-Auguste Wolf, l’auteur des Prolégomènes d’Homère, possédait à un haut degré l’art des grandes constructions systématiques; il fut le théoricien du nouvel humanisme. Il lui donna d’abord un nom : il l’appela « la science de l’antiquité » (Alterthumswissenschaft). Jusque-là, dans les universités, les études latines et grecques n’étaient pas regardées comme une branche à part : on y voyait un moyen de culture pour l’esprit et un acheminement vers la carrière du droit ou de la théologie. Wolf, qui, comme étudiant, s’était fait inscrire sous la dénomination jusque-là inconnue « d’élève en philologie, » fit des études classiques une discipline spéciale. Les jeunes gens qui sortirent de son séminaire de Halle et qui, en se répandant dans les gymnases et dans les universités, y apportèrent son esprit, se présentèrent en qualité de philologues, et non, comme c’était l’usage jusque-là, de théologiens momentanément éloignés de leur ministère pour donner l’instruction à la jeunesse. Une sourde opposition contre la religion officielle se laisse entrevoir chez quelques-uns, quoique le ton, même chez les moins orthodoxes, soit toujours, jusqu’à un certain point, celui de la prédication. Wolf lui-même savait parfaitement que les idées émises par lui au sujet de la composition des poèmes d’Homère ne tarderaient pas à être appliquées aux textes bibliques ; mais, fonctionnaire habile autant que savant hardi, il s’était gardé d’en rien dire.

Guillaume de Humboldt, cette intelligence profonde et abstraite, qui joignait le goût minutieux du détail à l’amour des idées générales, se chargea de transporter l’esprit nouveau dans les sphères officielles et jusque dans les régions les plus élevées du pouvoir. Il faisait profession de vivre en dehors et au-dessus de son temps. Quelques vers d’Homère, fussent-ils empruntés au catalogue des vaisseaux, suffisent pour l’arracher aux vulgarités de la vie et lui donner le sentiment du divin. Il publie en 1816, pendant qu’il assiste au Congrès de Vienne, une traduction métrique de l’Agamemnon d’Eschyle. Le principe suprême de sa morale est que l’homme doit vivre pour lui-même, c’est-à-dire pour le développement le plus complet de ses facultés. Ce développement, il le tirera surtout de l’antiquité. Si l’on songe que Humboldt fut ministre de l’instruction publique en Prusse dans un de ces instans décisifs (1809) où tout est à refaire, on ne sera pas étonné de la rapidité avec laquelle le nouvel humanisme se propagea. Humboldt supprima les académies nobles et les remplaça par le gymnase qui devint l’école commune des classes supérieures de la nation. À la distinction entre noble et roturier succéda la distinction entre gens ayant reçu ou non la culture (Gebildele Ungebildete).

Les grands écrivains de l’Allemagne, Goethe et Schiller, ne sont eux-mêmes pas restés sans subir l’action de la propagande de Herder. Les Lettres sur l’éducation esthétique la Fiancée de Messine, témoignent de l’influence exercée sur Schiller. Chez Goethe, l’idée que la Grèce nous représente la vraie et simple nature revient assez souvent, surtout à partir du voyage d’Italie : Homère personnifie pour lui la jeunesse du monde ; les statues des musées de Rome le ramènent vers l’état primitif de l’humanité ; en les contemplant, il vit de la vie intense que l’homme, au sortir des mains de la nature, avait connue autrefois. Cependant, le génie de l’un et de l’autre poète était trop varié, trop ouvert aux différentes faces de la réalité pour s’enfermer longtemps dans une doctrine si exclusive.

Les exagérations ne tardèrent pas à se montrer. Thiersch déclare que même à un berger, dût-il n’en jamais rien faire, l’éducation classique est ce qu’il y a de meilleur. Pour relever la nation allemande, alors sous le joug de Napoléon, Passow ne connaît rien de mieux que le grec : le grec est nécessaire à tous, sans distinction de naissance, de condition ni de destination future. La Grèce est le peuple modèle, par lequel Dieu a voulu montrer aux hommes jusqu’où l’humanité pouvait atteindre. Forme-toi sur le type grec (bilde dich griechisch). Il n’est même pas nécessaire d’arriver à une complète possession de la langue : l’important, c’est de s’y être appliqué. Les autres hellénistes du même temps, Ast, Creuzer, Jacobs, ne parlent pas autrement.

Mais pendant que les disciples immédiats compromettaient l’autorité du maître, il se produisait à côté d’eux un mouvement d’études qui devait être l’un des traits distinctifs du XIXe siècle, et qui devait avoir pour effet de transformer la science historique. Le domaine de l’antiquité était trop vaste pour rester entre les mains d’un seul : il se divisa. Les différentes branches de la philologie se formèrent l’une après l’autre, la critique de texte avec Gottfried Hermann, l’épigraphie avec Böckh, l’archéologie avec Gerhard et Otfried Müller, la mythologie avec Welcker, la grammaire avec Buttmann, l’histoire ancienne avec Niebuhr, l’histoire de la philosophie avec Tennemann et Ritter, sans parler de tant d’autres. Il n’y eut plus de prêtres de l’humanité : mais il y eut des savans étudiant l’antiquité avec un sérieux et une largeur d’esprit que le siècle précédent n’avait pas connus. La religion s’était dissipée, mais le respect survivait. Le mouvement de rénovation ne demeura pas circonscrit à l’Allemagne : toutes les nations de l’Europe y prirent part. A l’imitation de la philologie classique, il se forma une philologie orientale, germanique, romane; l’exégèse sacrée emprunta les procédés de l’exégèse profane ; l’histoire du moyen âge, l’histoire moderne, vinrent prendre place à côté de l’histoire ancienne; la linguistique appliqua à toutes les familles d’idiomes les méthodes qui avaient d’abord été essayées sur le grec et le latin. Quoique d’autres causes aient concouru à développer ce grand ensemble de sciences, il est certain que la première impulsion est partie de la philologie classique. Elle a donné l’exemple, elle a fourni les modèles, elle a inspiré de son esprit toute cette armée de travailleurs.

L’enseignement secondaire devait naturellement se ressentir de cette activité. Herder avait déjà dit : — « Une édition, une traduction, une vraie interprétation de tel ou tel poète, philosophe, historien, est à mes yeux d’un prix inestimable. C’est une pierre à l’édifice que nous élevons pour les âges à venir. » — L’opinion s’établit que les maîtres de la jeunesse ne devaient pas rester étrangers à l’œuvre commune. L’idée de l’obligation du travail personnel, ou, en d’autres termes, d’une éducation savante du professeur, vient de là. Au moyen âge, on enseignait d’après des cahiers qui passaient de main en main. Encore au XVIIe et au XVIIIe siècle, ce que les maîtres devaient surtout posséder, c’étaient les qualités de la raison et du goût. L’école de Wolf exige quelque chose de plus. Il faut que le professeur soit au moins un soldat dans l’armée commandée par les princes de la science. Il faut qu’il soit au moins en état de comprendre leur langage, de suivre leurs progrès et de communiquera la jeunesse quelque idée de cette grande enquête, quelque étincelle de cet enthousiasme. Le labeur continuel de la classe, s’il n’est pas relevé par la curiosité scientifique, finit par abattre et déprimer les esprits : l’enseignement devient machinal, les résumés se substituent aux textes, avec le savoir original s’en vont la foi et le respect des études.

IV.

Telles sont les idées qui ont régné pendant les quarante ou cinquante dernières années. D’Allemagne elles ont pénétré en France, en Angleterre, en Italie, chez les peuples scandinaves et jusque de l’autre côté de l’Atlantique. Mais il semble qu’en ce moment elles subissent un temps d’arrêt dans le pays même où elles ont pris naissance. Est-ce une nouvelle période qui se prépare? Les études latines et grecques, après avoir atteint leur apogée, vont-elles entrer dans une époque de décroissance? Je ne le crois pas. Mais le fait est trop important pour que nous n’y portions pas notre attention. Il y a, d’ailleurs, une leçon à tirer de cette crise.

Nous assistons en ce moment à la réaction provoquée en Allemagne par le savoir trop technique des maîtres, lesquels, confondant l’instruction qui convient au professeur avec celle qui convient à l’élève, et naturellement enclins à enseigner de préférence ce qu’ils savent le mieux, semblent avoir perdu de vue le but général de l’éducation. Différentes circonstances étrangères à l’enseignement ont favorisé cette réaction. A mesure que l’Allemagne grandissait en puissance et se tournait vers ces biens matériels dont autrefois un de ses poètes l’engageait à se passer, les forces morales par lesquelles elle avait atteint un tel degré de grandeur perdaient du prix à ses yeux. Dans les conversations de M. de Bismarck avec le conseiller Busch, il en est une, tenue au château de Ferrières, où nous le voyons, après boire, tournant en ridicule le gymnase et son savoir. Depuis ce temps, ces idées se sont propagées, aidées sans doute par l’exagération de quelques maîtres. La sortie de l’empereur d’Allemagne contre « les philologues » vient de là. Mais il ne faut pas s’y tromper : le jeune souverain ne s’attaque pas seulement aux excès de l’érudition classique. Ce qu’il voudrait, c’est la substitution d’une éducation germanique à l’éducation gréco-latine. Dans le conseil pédagogique qu’il présidait, il s’est trouvé un professeur pour élever le maréchal de Moltke, alors encore vivant, au-dessus de tous les héros de l’antiquité grecque et romaine. On peut croire que ce maître est celui qui a le plus parlé selon le cœur de Guillaume II, lequel disait encore qu’il fallait prendre l’allemand pour base de l’enseignement, comme à un autre moment il déclarait qu’il fallait renverser l’ordre traditionnel et aller de Sedan à Marathon, ce qui signifie que l’histoire contemporaine est le point capital et essentiel, le seul après tout qui importe.

Ceci est l’annonce d’un état d’esprit nouveau qui se rencontre plus ou moins chez les différentes nations de l’Europe et qui est en opposition avec la culture classique, telle qu’elle a été comprise au moyen âge, à la Renaissance, au XVIe , au XVIIe et au XVIIIe siècle. Le même courant d’idées, quoique parti d’un point opposé de l’horizon politique, règne également chez nous. L’empereur d’Allemagne veut qu’on élève la jeunesse dans la conviction de la nécessité de la forme monarchique, dans une juste défiance des faux principes de la Révolution française et dans le sentiment des bienfaits dont l’Allemagne est redevable à la dynastie des Hohenzollern. D’autres réformateurs demandent chez nous que l’histoire de France, et particulièrement celle du XIXe siècle, prenne la place de l’histoire ancienne, et que, le français étant partout substitué à l’antiquité, nos enfans soient de bonne heure imprégnés des idées démocratiques modernes.

Des deux côtés, c’est le même esprit. Dans ces tendances qui se produisent d’une manière indépendante chez les deux nations et dont les symptômes se retrouvent encore sur d’autres points de l’Europe, on ne saurait méconnaître la suite d’une évolution qui remonte déjà à deux siècles, et qui, si contestables qu’en soient les conséquences extrêmes, mérite toute l’attention du législateur. Au fond, c’est la même évolution qui a produit les littératures modernes et les nations modernes. Les gouvernemens feront sagement de donner satisfaction à ces tendances, en multipliant les types d’instruction, non qu’il faille de prime abord les mettre sur le même rang et proclamer une équivalence qui a besoin d’être justifiée par les résultats, mais il est certain que la société moderne est trop variée et que le nombre des jeunes gens appelés au privilège de l’instruction est trop considérable pour que l’école unique, telle qu’elle a subsisté au moyen âge et au XVIIe siècle, puisse suffire.

On a tort, pour déprécier ce mouvement, de prononcer les grands mots d’utilitarisme et de satisfaction donnée aux intérêts matériels. A prendre ces airs de supériorité, que gagne-t-on? C’est que les représentans de l’instruction nouvelle finissent par avoir honte eux-mêmes d’être des utilitaires et qu’ils changent en un enseignement littéraire de valeur douteuse l’enseignement pratique et utile qu’ils donnaient.

Ces réserves faites, nous croyons que de longtemps encore l’éducation au moyen des langues anciennes conservera le premier rang. S’il y a jamais des nations de l’Europe qui soient disposées à y renoncer, nous n’avons aucun intérêt à les suivre, encore moins à les précéder dans cette voie. Le jour où l’éducation latine disparaîtrait, personne n’y perdrait autant que la France, qui, par sa langue, par ses lois, par sa littérature, par ses arts, par sa religion, par mille autres liens, tient de si-près à Rome. Ce serait pure folie de travailler de nos propres mains à détruire des études avec lesquelles tout notre passé est si intimement lié.

Je ne sais jusqu’à quel point est fondé le reproche qu’on a adressé au gymnase allemand, d’élever la jeunesse dans la familiarité du passé et dans l’ignorance du présent. Mais, assurément, ce reproche ne touche pas nos lycées français. Avec une prédilection de plus en plus marquée, notre Université, depuis cinquante ans, s’est tournée vers les choses modernes : elle s’occupe des écrivains français au moins autant que des écrivains latins et grecs; elle n’étudie même guère ces derniers que pour mieux comprendre les nôtres. Elle a perfectionné cet art de la traduction que Rollin et les auteurs de Port-Royal recommandaient. Par une sorte de renversement qui s’est opéré lentement, nos professeurs, en enseignant les langues anciennes, font surtout apprendre le français. Aussi, de toutes les accusations qu’on peut porter contre le collège, la plus imméritée serait celle qui lui reprocherait de sacrifier le français : le latin et le grec, entre les mains de nos professeurs, servent surtout de modèle et de contre-épreuve. Voilà pourquoi notre enseignement secondaire forme si peu de latinistes, et pourquoi, en revanche, les étrangers admirent comme nos élèves sortent du collège stylés dans le maniement de la langue française.

Il y a un mot qui revient fréquemment dans les discussions sur l’enseignement : ce mot, on ne le comprend pas toujours très bien, ce qui n’empêche pas qu’il n’y ait dans l’erreur commise, comme il arrive souvent, une part de vérité. Les études classiques s’appelaient autrefois les études d’humanité, studia humanitatis, ars humanitatis, ce qui voulait dire simplement les études d’élégance et de politesse<ref> Chez les jésuites, les trois premières classes s’appelaient classes de grammaire; puis venaient la poétique et la rhétorique, qui formaient les classes d’humanité. < :ref>. Mais le terme ayant changé de signification, les studia humanitatis sont devenus à nos yeux les études qui s’adressent à ce qu’il y a de plus élevé dans l’homme, les études développant le sentiment de la solidarité humaine. Ce n’est point pur hasard, c’est une conséquence de l’histoire, si le latin et le grec forment la partie fondamentale de ces studia humanitatis . La civilisation dont nous recueillons les fruits s’est formée et nourrie de ces études. Le génie de la France en est tout imprégné; les éteindre brusquement, ce serait s’exposer à diminuer le rayonnement de la France dans le monde, ce serait courir le risque de changer l’âme même de la nation.


MICHEL BREAL.

  1. Voir à ce sujet les remarques de M. Boissier, la Fin du paganisme.
  2. Je me propose d’envisager les autres côtés de la question dans un prochain livre sur l’enseignement des langues anciennes.
  3. Dans les pages qui suivent, nous avons eu pour guide un livre plein de faits et d’idées : Geschichte des gelehrten Unterrichts auf den deutschen Schulen und Universitäten vom Ausgang des Mittelalters bis zur Gegenwart, par le docteur Fr. Paulsen. Cet ouvrage a surtout en vue l’Allemagne, mais les points de comparaison avec la France sont nombreux.
  4. Il s’agit d’un Dionysius Cato qui vivait au IIIe ou IVe siècle après Jésus-Christ.
  5. Cartulaire de l’université de Paris, I, p. 586.
  6. Alfred Fouillée, l’Enseignement au point de vue national.