La Tragédie avant Shakspeare

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PRÉDÉCESSEURS
ET CONTEMPORAINS
DE SHAKSPEARE.


The
Spanish Tragedy,
Containing
The lamentable end of
Don Horatio,
And
Bel-Imperia,
With the pitiful death of
Old Hieronimo
.


(La Tragédie espagnole contenant la fin lamentable de don Horatio et de Bel-Impéria, avec la déplorable mort du vieux Hieronimo.)


Les admirateurs de Shakspeare, — et je n’écris que pour eux, les autres me paraissant hors de la question, faute d’étude ou de sentiment, — les admirateurs de Shakspeare sont disposés à croire, dans la première ferveur de leur enthousiasme, que ce prodigieux génie a tout inventé, depuis les parties les plus intimes jusqu’aux détails les plus matériels de l’art. C’est une erreur positive, et une erreur qu’il importe de combattre dans l’intérêt de Shakspeare comme dans l’intérêt de la vérité ; car ces mêmes personnes sont toutes désappointées lorsque la critique leur prouve que ce créateur a emprunté tel sujet à une chronique saxonne, tel autre à une nouvelle italienne ; que le système dramatique auquel il a donné son nom et dont elles le croient le père, il n’en est que le parrain ; et alors, dans leur découragement, elles sont près de tomber d’accord avec elle que Shakspeare n’est point inventeur.

Non, sans doute, il n’est point inventeur, si, par ce mot, vous entendez créer à la façon de Dieu. Il s’est servi simplement des matériaux qu’il avait sous la main. On ne tenait pas compte alors des unités de temps et de lieu, il n’en a pas tenu compte ; on écrivait les tragédies en vers blancs avec deux vers rimés à la fin de chaque scène, comme dans le récitatif de l’opéra italien avant un morceau ; on mêlait le comique au tragique, et le comique était en prose : il a pris tout comme il l’a trouvé. — Les beaux de la cour raffolaient des concetti et du raffiné ; le peuple aimait les grosses plaisanteries et force cadavres : il leur a donné de tout cela ; c’était le gâteau de miel dans la gueule de Cerbère. Le théâtre n’avait pour décoration qu’un paravent et un écriteau ; il l’a employé tel quel, sans songer un seul instant aux graves questions qui préoccupent si fort nos costumiers littéraires. Quant à ses sujets, il les a empruntés de droite et de gauche, dans les nouvelles italiennes, dans les chroniques saxonnes, dans le théâtre grec, dans l’histoire ancienne et moderne. Mais si l’invention consiste dans la combinaison des faits, si le sujet tient une place si importante dans le mérite d’un ouvrage, comment se fait-il que tous les savans de la république des lettres, que ces catalogues vivans de nos bibliothèques ne parviennent jamais à produire rien qui vaille, rien qui vive plus d’un jour ? Ne serait-ce pas que l’anecdote est fort peu de chose, et que l’essentiel, ce qui constitue le génie, c’est de savoir animer ses personnages, de leur donner cette vérité, cette vie sans lesquelles tout l’intérêt de l’action où ils se meuvent s’efface et s’évanouit.

Quand on est Shakspeare, on peut, sans crainte, raconter les sujets de ses ouvrages à ses amis ; on peut même leur communiquer ses plans ; on peut les afficher comme un projet de rue ou de pont dans les salles de l’hôtel-de-ville. Un plan n’est qu’un germe que le génie seul sait faire éclore, et le génie ne se vole pas. Laissez faire : il ne faudra pas un Salomon pour décider à qui l’enfant appartient. De l’idée première qui a produit le Roi Lear, de nos jours on tire les Deux Gendres.

Examinons en détail une pièce du vieux théâtre anglais. Cet examen servira à constater quel était l’état de la scène à l’époque où Shakspeare y monta avec une telle autorité, que, résumant à lui seul son passé et le nôtre, il est devenu le représentant, non-seulement de la tragédie anglaise, mais de la tragédie moderne tout entière. Cette étude, en prouvant qu’il n’a pas tiré du néant son système dramatique, ne nuira point à sa gloire. Ne se pourrait-il pas, au contraire, qu’il ne parût que plus admirable pour s’être servi de l’instrument de tout le monde, et pour n’avoir composé ses chefs-d’œuvre qu’avec les mêmes ressources qui étaient à la portée de ses rivaux ?

La pièce que je choisis a pour titre : la Tragédie espagnole.

Philipps et Winstanley l’attribuent à William Smith, mais par erreur. Heywood, dans son « Actors vindication », page 14 du livre second, dit qu’elle est de Thomas Kyd, que Fra-Meres place au nombre des meilleurs écrivains tragiques de son temps, et que Ben-Jonson met sur le rang de Lily et de Marlowe, ainsi qu’on le voit dans ses vers à la mémoire de Shakspeare :

 
And tell how far thou didst our Lily outshine
Or sporting Kyd, or Marloe’s mighty line.


Quoiqu’on ne sache pas la date exacte de cette tragédie, il y a tout lieu de croire qu’elle fut représentée avant l’année 1590, c’est-à-dire avant Périclès, le premier des ouvrages de Shakspeare. Je la choisis de préférence à toute autre, parce qu’elle me paraît un type assez complet du théâtre à cette époque, parce qu’elle est curieuse dans ses défauts comme dans ses beautés, qu’elle a pu donner à Shakspeare l’idée de plusieurs scènes, et qu’il est intéressant de voir ce que devient un diamant brut aux mains de cet habile lapidaire.

Dès l’origine, il faut en convenir, le théâtre anglais s’annonce plus poétique que le nôtre ; le style en est plus figuré, le ton plus lyrique. Il puise comme nous aux sources fécondes de l’antiquité ; mais, dans ses imitations même, il a plus d’indépendance. L’ouvrage que j’ai sous les yeux en offre un exemple remarquable dans ses chœurs, auxquels l’auteur a su donner à la fois une grandeur épique et un intérêt dramatique qui les rattache à l’ouvrage d’une façon très originale.


ACTE PREMIER.


(Entrent l’ombre d’Andrea et la Vengeance.)
L’OMBRE.

Quand l’éternelle substance de mon ame vivait dans sa prison charnelle… j’étais un courtisan à la cour d’Espagne ; mon nom était Andrea. Ma naissance, sans être basse, était bien au-dessous des distinctions prodiguées par la fortune à ma première jeunesse, car j’eus le bonheur de faire partager mon amour à une noble dame qui avait le doux nom de Bel-Imperia, et je la possédai en secret Mais, dans la moisson de mes joies, l’hiver de la mort vint détruire les fruits de mon bonheur, et me séparer de mon amour par un éternel divorce. Dans le dernier combat avec le Portugal, ma valeur me précipita dans la bouche du danger, jusqu’à ce que la vie ouvrît par mes blessures un passage à la mort.


Là, il raconte qu’ayant été tué, son ame descendit droit au fleuve de l’Achéron, où Caron ne consentit à l’admettre au nombre des passagers que lorsque don Horatio lui eut rendu les honneurs funèbres, et qu’arrivé devant le tribunal du Tartare, les trois juges furent fort embarrassés sur la place qu’ils lui assigneraient. Æacus voulait, comme amant, le faire conduire sous les bois de myrtes et les ombrages de cyprès ; mais Rhadamante s’y opposa, disant qu’il ne serait pas convenable de placer un guerrier parmi les ames amoureuses, et qu’il devait être avec Hector et Achille, morts, comme lui, sur le champ de bataille. Alors Minos coupa court au débat en renvoyant l’affaire par-devant Pluton.

Après avoir traversé les enfers, dont il fait une belle peinture, il arrive jusqu’à Pluton, qu’il trouve avec sa Proserpine. Celle-ci l’accueille avec un sourire et obtient de son époux le droit de prononcer sur le sort d’Andrea.


C’est alors, Vengeance, qu’elle t’a parlé bas à l’oreille, et t’a commandé de me guider à travers les portes de corne par où passent les songes dans le silence de la nuit ; et à peine a-t-elle eu parlé, qu’en un clin d’œil nous nous sommes trouvés ici, je ne sais pas comment.

LA VENGEANCE.

Apprends, Andrea, que tu es arrivé où tu verras l’auteur de ta mort, don Balthazar, prince de Portugal, privé de la vie par Bel-Imperia. Asseyons-nous ici pour voir le mystère, et pour servir de chœur dans cette tragédie.


N’est-ce pas une conception heureuse, une préparation pleine d’adresse que ce prologue où le chœur antique est remplacé par un fantôme intéressé dans les événemens qui vont se dérouler à ses yeux sur la scène, et l’intérêt si vif que ce témoin partial prend à l’action ne se communique-t-il pas nécessairement au reste des spectateurs ?

La tragédie commence comme la seconde scène de Macbeth : un général fait au roi d’Espagne un récit de la bataille dans laquelle don Andrea a été tué par don Balthazar, prince de Portugal, qui lui-même a été fait prisonnier par don Horatio, fils d’Hieronimo, grand justicier, et par don Lorenzo, frère de Bel-Imperia, fille du duc de Castille. On peut remarquer, dès ce début, que, toute proportion de talent gardée, le ton général du style est assez semblable à celui de Shakspeare : même emploi de la mythologie, seulement à doses plus fréquentes ; de plus, force citations latines, espagnoles, italiennes, etc., même dans la bouche des femmes.

Entre l’armée qui défile devant son roi. Balthazar paraît ; à ses côtés sont Lorenzo et Horatio qui se disputent sa prise. Il résulte de leurs explications que tous deux ont contribué à cette glorieuse capture. Le roi décide que la garde du prisonnier, ses armes et son cheval seront la récompense de son neveu, et qu’à Horatio appartiendra le prix de la rançon.

La scène change, ou plutôt, sans qu’elle change, nous voici en Portugal. Le vice-roi est en proie au plus vif désespoir. Il déplore la perte de la bataille, et celle plus douloureuse de son fils bien-aimé ; et il se roule par terre, en récitant trois vers latins :


Qui jacet in terra non habet undè cadat :
In me consumpsit vires fortuna nocendo ;
Nil superest ut jam possit obesse magis.


Le vice-roi a près de lui deux conseillers : l’un, Alexandro, seigneur de Terceira, s’efforce de ranimer le courage de son maître, en lui disant que son fils vit encore et qu’il n’est que prisonnier ; — l’autre, Villuppo, profite de cette occasion de perdre un rival, et il accuse Alexandro d’avoir, au fort de la mêlée, tué traîtreusement le prince Balthazar d’un coup de pistolet dans le dos. Le crédule vice-roi fait arrêter, comme de juste, l’honnête homme, et invite le traître à venir recevoir sa récompense.

Après une scène où Bel-Imperia se fait raconter la mort d’Andrea, et après un monologue où elle se confesse à elle-même son nouvel amour pour don Horatio, l’ami du défunt (amour dont notre fantôme ne se formalise en aucune façon, convaincu apparemment que c’est déjà bien assez d’exiger des femmes qu’elles vous soient fidèles de votre vivant, sans que la jalousie vous suive jusque dans la tombe), entre Lorenzo avec le prince Balthazar, qui vient déclarer son amour à notre belle veuve ; mais elle refuse de l’entendre, malgré l’appui qu’il trouve dans Lorenzo, et elle donne devant eux une marque particulière d’estime à Horatio. Puis viennent le roi et l’ambassadeur de Portugal, à qui le roi montre le digne accueil fait au prince prisonnier, et l’acte finit par un banquet et une pantomime, après lesquels ils sortent tous pour se rendre au conseil.


ANDREA

Venons-nous des profondeurs souterraines pour assister aux fêtes de celui qui m’a donné la mort ? Cette joie est chagrin pour mon ame ! Eh quoi ! rien que réjouissances, amour et festins !

LA VENGEANCE.

Patience, Andrea ! Avant que nous ne sortions d’ici, je changerai leur amitié en discorde sanglante, leur amour en haine mortelle, leur jour en nuit, leur attente en désespoir, leur paix en guerre, leurs joies en douleur, leur bonheur en misère.


ACTE DEUXIÈME.


Don Balthazar se désole de n’être pas aimé de Bel-Imperia : don Lorenzo l’encourage, et voyant que ses efforts sont vains, il veut éclaircir ses doutes, et appelant Pedringano, un serviteur de confiance de sa sœur : « Tu sais, dit-il, qu’il n’y a pas long-temps j’ai détourné de toi la colère de mon père, qui voulait te punir d’avoir protégé l’amour de don Andrea : eh bien ! à ce service j’en veux ajouter mille, te combler de biens et d’honneurs. Dis-moi qui ma sœur aime. » Pedringano s’excuse ; depuis la mort de don Andrea, il n’a plus le même crédit auprès de Bel-Imperia. Lorenzo, voyant que les promesses ne suffisent point, lui arrache son secret par la menace, et apprend que Bel-Imperia aime don Horatio. Profitant de cette découverte, et conduits par Pedringano, Balthazar et Lorenzo surprennent Bel-Imperia donnant à son amant un rendez-vous pour le soir, dans les vers suivans, que je cite comme une preuve de ce que j’ai dit plus haut sur la tendance infiniment plus poétique de la tragédie anglaise dès son origine.


Our hour shall be, when vesper’ gins to rise,
That summons home distressful travellers :
There none shall hear us but the harmless birds ;
Happily the gentle nightingale
Shall carol us asleep ere we be ware
And singing with the prickle at her breast
Tell our delight and mirthful dalliance :
Till then, each hour will seem a year and more.


Cependant le roi, voulant profiter de l’amour de don Balthazar pour rétablir la paix entre les deux pays, charge l’ambassadeur d’annoncer à son maître qu’il donnera en dot à sa nièce le tribut que payait le Portugal, et que si Balthazar a un fils de cette union, ce fils montera un jour sur le trône d’Espagne.

L’heure du rendez-vous a sonné, et les deux amans y ont été fidèles ; mais Balthazar et Lorenzo y sont exacts aussi. Témoins de leurs tendres caresses, ils fondent sur Horatio, et malgré les cris de Bel-Imperia, ils le pendent à un arbre où ils le percent de leur épée, — action inconsidérée, car il ne faut pas saigner un homme qu’on veut faire mourir d’apoplexie, — puis ils partent, entraînant la malheureuse, et étouffant sa voix. Mais cette voix est parvenue à l’oreille de don Hieronimo ; il descend en chemise dans son jardin. Il ne sait s’il rêve ; des gémissemens l’ont réveillé et fait sortir de son lit : c’était une voix de femme ; elle partait de cet endroit ! — Mais quel est ce sanglant spectacle ? un homme pendu ! hélas ! c’est Horatio, mon cher fils ! — Et le pauvre père se lamente sur le corps de son enfant. Aux cris du vieillard accourt sa femme Isabelle, et le pathétique de la scène vient s’accroître de son désespoir maternel. Hieronimo, trempant son mouchoir dans le sang de son fils, lui promet vengeance, et les deux époux emportent le corps inanimé, non pas, malheureusement, sans que don Hieronimo ne se croie obligé de jeter quelques fleurs latines sur sa tombe.


ANDREA.

M’as-tu amené ici pour accroître ma peine ! J’espérais que Balthazar serait tué. Mais c’est mon ami Horatio qui est tué, et ils font violence à la charmante Bel-Imperia, que j’aimais mieux que le monde entier, parce qu’elle m’aimait mieux que tout le monde !

LA VENGEANCE.

Tu parles de la moisson quand le blé est vert ; la fin est la couronne de toute œuvre bien faite ; la faucille ne vient pas avant que l’épi ne soit mûr. Patience ! avant que je ne t’emmène d’ici, je te montrerai Balthazar dans un mauvais cas.


ACTE TROISIÈME.


Le vice-roi de Portugal, toujours abusé par le rapport mensonger de Villuppo, ordonne de mettre Alexandro à mort, lorsque l’ambassadeur, qui revient d’Espagne, lui apprend la vérité, et c’est le traître qui est livré au bourreau.

Don Hieronimo est en proie à sa douleur et au regret de ne pouvoir découvrir l’assassin de son fils, lorsque une lettre, écrite avec du sang, tombe à ses pieds. Cette lettre est de Bel-Imperia, qui, retenue par son frère, n’a que ce moyen de faire connaître à Hieronimo les noms des meurtriers. Mais le vieillard craint que cet avertissement ne soit un piége, et il ne témoignera rien jusqu’à ce qu’il soit parvenu à voir Bel-Imperia. Entre Lorenzo. Hieronimo s’informe à lui de Bel-Imperia, ce qui donne à Lorenzo des soupçons. Il craint que Serberine, l’homme de don Balthazar, n’ait été indiscret, et il force Pedringano de lui promettre de le tuer. Ainsi, une indiscrétion engendrant un meurtre, et un meurtre en nécessitant un autre : conséquence vraie, enseignement moral, si admirablement résumé dans ce beau vers de Racine :

Et laver dans le sang ses bras ensanglantés.

Pedringano arrive au lieu marqué par don Lorenzo pour exécuter son ordre. Mais celui-ci, qui craint aussi d’être trahi par ce traître, a résolu de s’en défaire, et il a fait aposter des gardes, afin que, témoins du meurtre de Serberine, ils vengent sa mort sur Pedringano ; mais malheureusement pour Lorenzo, les gardes, au lieu de tuer l’assassin, l’arrêtent et l’emmènent chez don Hieronimo. On ne s’avise jamais de tout.

Pedringano, se voyant appréhendé au corps, s’empresse d’informer don Lorenzo de son arrestation, et son maître lui envoie sa bourse, en lui faisant dire par son page de paraître sans crainte au tribunal du grand-justicier. Ceci fait, il sort, après avoir dit deux vers italiens :


E quel che voglio io, nessun lo sa,
Intendo io quel mi bastara.


Le page chargé de la commission, après quelques instans d’hésitation, finit par ouvrir une boîte dont l’a chargé don Lorenzo, et qu’il doit annoncer à Pedringano comme contenant son pardon. La boîte se trouve vide. Surprise du jeune messager, qui rit à l’avance de la confiance crédule de Pedringano. — Ce monologue est en prose.

La scène suivante s’ouvre par l’arrivée de don Hieronimo, que ses fonctions appellent à juger Pedringano, et qui se plaint avec amertume d’être obligé de rendre la justice aux hommes, lorsque ni les dieux ni les hommes ne sont justes envers lui.


This toils my body, this consumeth age,
That only I, to all men just must be
And neither gods nor men be just to me.


Le coupable est introduit. Rassuré par la vue et les signes du page, il s’avoue effrontément l’auteur de l’assassinat de Serberine. On le condamne à mort. Entre le bourreau. Il raille le bourreau, qui finit par le pendre, malgré ses protestations et les assurances qu’il lui donne que sa grace est dans la boîte que le page tient dans ses mains.

Don Hieronimo, après avoir rempli le devoir de sa charge, est rentré dans sa maison ; la douleur le poursuit sans relâche ; ses soupirs s’envolent dans les airs et vont frapper à la voûte étincelante des cieux, réclamant justice et vengeance.


Yet still tourmented is my tortur’d soul
With broken sighs and restless passions,
That, winged, mount, and hovering in the air,
Beat at the windows of the brightest heavens,
Soliciting for justice and revenge.


Le bourreau vient et lui remet un papier qu’il a trouvé, dit-il, sur ce drôle si bouffon, sur le pendu. Ce papier est une lettre dans laquelle Pedringano menaçait don Lorenzo, s’il ne venait pas à son secours, de dire la vérité, et de révéler que c’était à son instigation et à celle de don Balthazar qu’il avait assassiné Horatio.

Dans l’édition que j’ai sous les yeux, le troisième acte finit ici. L’éditeur a trouvé la tragédie divisée en quatre actes, et considérant que le troisième était à lui seul plus long que deux des autres, il a jugé à propos de le couper en deux, ce qui donne à l’ouvrage la forme habituelle de cinq actes ; mais je doute fort que ce fut l’intention de l’auteur ; car les deux personnages, qui jouent le rôle du chœur, ne prennent pas la parole en cet endroit, comme à la fin des autres actes. Cette réserve faite, conformons-nous à cette nouvelle division.


ACTE QUATRIÈME.


Isabelle entre avec sa suivante. La pauvre mère est folle, folle comme Ophélie, folle comme le roi Lear. Shakspeare n’a pas mis le premier la folie sur le théâtre anglais, mais il l’a mieux peinte que qui que ce soit. La vérité, voilà la nouveauté ! voilà le génie ! Et pourtant la folie, dans cet ouvrage, n’est pas mal reproduite, et on l’y voit aussi parée de ces fleurs de poésie que l’on respire trop rarement sur la scène française.


My soul, poor soul ? thou talk’st of things
Thou know’st not what : my soul hath silver wings
That mount me up unto the highest heavens :
To heaven, ay, there sits my Horatio
Back’d with a troop of fiery cherubims,
Dancing about his newly healed wounds,
Singing sweet hymns and chanting heavenly notes :
..................

Mon ame, pauvre fille ! tu parles de choses que tu ne connais pas. Mon ame a des ailes d’argent, qui me portent au plus haut des cieux. Au ciel, oui ; là siége mon Horatio, environné d’une troupe de chérubins flamboyans, qui dansent autour de ses blessures cicatrisées, et chantent de doux hymnes en s’accompagnant de célestes accords.


Don Lorenzo, se croyant délivré de tout sujet de crainte par la mort de Pedringano, rend la liberté à sa sœur. Mais celle-ci ne veut écouter ni les excuses dont il cherche à colorer sa conduite, ni les soupirs du prince Balthazar, et elle sort fièrement, leur laissant pour adieux ces deux vers latins, dont le premier ressemble à un paragraphe du Dictionnaire des Synonymes :


Et tremulo metui pavidum junxêre tiniorem,
Et vanum stolidæ proditionis opus.


Don Hieronimo entre avec une corde et un poignard : il veut se tuer. — Mais qui vengera Horatio ? Cette pensée le retient. Le roi paraît avec l’ambassadeur de Portugal, qui annonce que le vice-roi accepte les offres d’alliance et envoie la rançon du prince Balthazar due à don Horatio. — Qui parle d’Horatio ? Justice ! justice ! s’écrie don Hieronimo. — Qu’est-ce ? dit le roi. — Justice pour mon fils, dont rien ne peut payer la rançon ! Puis il part sans s’expliquer. Don Lorenzo s’empresse avec vraisemblance d’en conclure que Hieronimo est fou, et cette scène n’amène rien autre chose. Mais la suivante me semble fort belle. Don Hieronimo réfléchit qu’il a à lutter contre des adversaires dont la puissance est à craindre comme un orage d’hiver dans une plaine.


Who, as a wintry storm upon a plain,
Will bear me down with their nobility.


Il dissimulera. Des plaideurs se présentent, le priant d’exposer leurs griefs au roi ; ils lui expliquent tous leur affaire. Un seul reste muet, les yeux mouillés de larmes, les mains levées au ciel. Don Hieronimo s’approche du vieillard, lui demande ce qu’il veut. Celui-ci lui remet, pour toute réponse, un papier dont l’inscription porte :

L’humble supplique de don Bazulto pour son fils assassiné.

— Ton fils ! s’écrie Hieronimo ; c’est le mien ! c’est le mien ! c’est mon Horatio qu’ils ont assassiné ! Puis, revenant à lui, et voyant la douleur du vieillard, il se reproche sa froideur et sa lenteur à venger son fils.

Ce passage rappelle d’une manière sensible le sublime monologue d’Hamlet, à la fin du second acte, lorsque, après avoir vu le comédien pleurer en récitant son rôle, il se reproche avec mépris son inaction. « Oui, oui, s’écrie Hieronimo, je les mettrai en pièces ; j’arracherai ainsi leurs membres avec mes dents ! » Et il déchire les dossiers qui viennent de lui être remis, au grand désespoir des plaideurs, qui se lamentent sur la perte de papiers si importans et payés si cher. — « Ce n’est pas vrai, leur répond-il ; je ne les ai pas mis en pièces. Montre-moi le sang qui coule de leurs blessures ! Tu ne peux pas ? Silence ! tais-toi ! et atteins-moi si tu peux. » Et il s’enfuit comme un fou, comme le roi Lear. — À voir ce vieillard courir comme un enfant, un parterre français, j’en ai bien peur, ne manquerait pas de rire. Nous sommes si raisonnables, que nous exigeons de la raison même de la folie ; mais pour ceux qui veulent que l’art reproduise la nature, dans cette absence de dignité, quel pathétique déchirant ! — Puis Hieronimo revient tout à coup seul avec ce vieillard ; tantôt il le prend pour son fils : « Horatio, lui dit-il, tu es plus vieux que ton père ! » tantôt il croit que c’est une ombre qui vient le traîner au tribunal de l’enfer, pour n’avoir pas vengé son fils ; puis, finissant par le reconnaître, il l’emmène chez Isabelle. « Viens, dit-il, nous y pleurerons tous trois ensemble. »

Cependant le vice-roi de Portugal est venu en personne pour assister au mariage de don Balthazar avec Bel-Imperia. Ce mariage doit avoir lieu le lendemain, et le duc de Castille, sachant que son fils est accusé d’empêcher que Hieronimo n’ait accès auprès du roi, opère entre eux une réconciliation, à laquelle Hieronimo se prête avec toute l’apparence de l’empressement et de la cordialité.

L’OMBRE (qui en ce moment s’aperçoit que la Vengeance s’est endormie).

Éveille-toi ! Vengeance, éveille-toi !

LA VENGEANCE.

M’éveiller ? Et pourquoi ?

L’OMBRE.

Debout, Vengeance ! tu es mal avisée de dormir ; éveille-toi. Eh quoi ! ne sais-tu pas que tu dois veiller ?

LA VENGEANCE.

Calme-toi, et ne m’importune pas.

L’OMBRE.

Debout, Vengeance, si l’Amour a, comme autrefois, quelque pouvoir en enfer ! Hieronimo est ligué avec Lorenzo, et il intercepte tout passage à la justice. Debout, Vengeance, ou nous sommes perdus !

LA VENGEANCE.

Rassure-toi, Andrea ; quoique je dorme, ma pensée tourmente leurs ames. Qu’il te suffise que le pauvre Hieronimo ne peut oublier son fils Horatio. Pour s’assoupir un peu, la Vengeance ne s’endort pas ; car la vigilance sait feindre le repos, et dans le monde le sommeil n’est souvent qu’un piége. Tu vas voir, Andrea, comment la Vengeance dort, et ce que c’est que d’être poursuivi par le Destin.

(Entre une pantomime.)
L’OMBRE.

Éveille-toi, Vengeance, explique-moi ce mystère.

LA VENGEANCE.

Les deux premiers portaient les torches nuptiales qui brûlaient avec l’éclat du soleil de midi ; mais la déesse de l’hymen accourt sur leurs pas, vêtue de deuil et d’une robe couleur de safran. Elle souffle leurs torches et les éteint dans du sang, comme mécontente que les choses se passent ainsi.

L’OMBRE.

Il me suffit de comprendre ta pensée. Graces te soient rendues, à toi et aux puissances infernales, qui ne permettront pas le malheur d’un amant ! Reste tranquille, je vais m’asseoir pour voir le reste.

LA VENGEANCE.

Ne réclame donc plus, car il est fait droit à ta requête.


ACTE CINQUIÈME.


Bel-Imperia, dupe de l’apparente réconciliation de don Hieronimo avec ses ennemis, lui reproche d’oublier son fils assassiné. Le vieux père se justifie, et ils se promettent tous deux de concerter leur vengeance. En ce moment viennent Balthazar et Lorenzo. Ils demandent à don Hieronimo de faire représenter une pièce pour divertir la cour. — Nouvelle analogie avec Hamlet. — Hieronimo leur propose de jouer avec lui et Bel-Imperia une tragédie de sa composition, intitulée Solyman et Perseda.

Cette tragédie existe. Quoiqu’on n’en sache pas positivement l’auteur, il est à présumer qu’elle est de Kyd, comme la Tragédie espagnole. Du reste, le sujet en est presque le même : mais l’exécution m’en paraît bien inférieure.

Don Hieronimo distribue donc à chacun son rôle. Don Lorenzo fera Erastus, le chevalier de Rhodes ; don Balthazar, le grand Solyman, empereur des Turcs ; Bel-Imperia, la chaste et courageuse Perseda ; lui-même, il se réserve le rôle du Bacha, du meurtrier.

Don Balthazar, comme par un pressentiment, préférerait une comédie ; mais don Hieronimo insiste pour une « tragœdia cothurnata ; » et pour plus de variété, il lui vient en tête une idée des plus bizarres.

« Il faudra, dit-il, que chacun de nous joue son rôle dans une langue différente : vous, seigneur, en latin ; moi, en grec ; vous, en italien ; et comme je sais que Bel-Imperia a étudié le français, elle dira le sien dans cette langue. — Mais ce sera une confusion à ne pas s’entendre, dit avec raison le prince Balthazar. — Il en doit être ainsi, répond don Hieronimo, et la conclusion prouvera que tout était pour le mieux… D’ailleurs, pour ne pas ennuyer, la tragédie n’aura qu’une scène. »

Isabelle, réduite au désespoir, n’attendant plus rien de la justice des hommes, et voyant que son mari lui-même déserte la cause de leur enfant, dans ce même jardin où Horatio a été pendu, et dont elle s’est plu à détruire jusqu’à la dernière plante, se poignarde et va rejoindre son fils.

Cependant don Hieronimo poursuit son projet. Il donne le signal de lever le rideau. Le duc de Castille s’étonne de lui voir prendre lui-même tous ces soins. Il répond qu’un auteur ne doit rien négliger pour son succès ; il lui remet, pour le roi, une copie de la pièce, et il le prie, lorsque la suite aura passé dans la galerie, d’avoir l’obligeance de lui en jeter la clé, ce que le duc lui promet, sans y attacher d’importance.


DON HIERONIMO.

Êtes-vous prêt, don Balthazar ? Apportez un fauteuil et un coussin pour le roi. — Bien, Balthazar. Suspendez l’écriteau. La scène est à Rhodes. — Avez-vous mis votre barbe ?

DON BALTHAZAR.

La moitié ; l’autre est dans ma main.

DON HIERONIMO.

Dépêchez-vous, pour Dieu ! que vous êtes long ! — (À part.) Rappelle tes esprits ; énumère tes offenses. Souviens-toi qu’ils ont égorgé ton fils ; que sa mère, ton épouse bien-aimée, s’est tuée de désespoir. Sois tout à ta vengeance.


La cour entre, prend place, et, comme dans Hamlet encore, cause sur la représentation qui va avoir lieu. — Et ici se trouve cette note naïve, nécessitée par l’étrange fantaisie de Hieronimo :


Messieurs, on a jugé convenable de traduire en anglais, pour l’intelligence du lecteur, la tragédie de Hieronimo, écrite en différentes langues.


On amène à Solyman (Balthazar) Perseda (Bel-Imperia), prise dans la conquête de Rhodes. Mais elle est aimée d’Erastus (Lorenzo). Le Bacha (Hieronimo) conseille à Solyman de se défaire de son rival, et, sur son ordre, il poignarde Erastus. Solyman alors veut consoler Perseda ; mais celle-ci venge son chevalier, en frappant à son tour l’empereur, et ensuite elle se tue elle-même.

Toute la cour est dans l’enchantement, et elle applaudit avec transport les acteurs : ils ont joué leur rôle à merveille. « Maintenant, dit le roi, que va faire Hieronimo ? »

DON HIERONIMO.

Voici ce qu’il va faire ! Ici nous renonçons à nos langages divers, et nous concluons de la sorte en langue vulgaire. Vous croyez peut-être que tout ceci n’est que feinte, et que nous autres nous faisons comme les comédiens ordinaires ; que, morts aujourd’hui, nous allons en un instant nous relever et revivre pour amuser l’auditoire de demain. Non, princes. Sachez que je suis Hieronimo, le père désespéré d’un malheureux fils ; que ma langue s’apprête à vous raconter sa dernière histoire et non à excuser les grossières erreurs de la pièce. Vos yeux, je le vois, demandent une explication de ces paroles. Tenez, la voici.

(Il découvre le cadavre de son fils.)

Voilà ma pantomime ! Regardez ce spectacle !


Et après leur avoir expliqué ses malheurs et sa vengeance, il court pour se pendre ; mais, sur l’ordre du roi, on force l’entrée du théâtre, on l’empêche de se tuer, et, une fois maître de sa personne, chacun lui demande compte de tant de meurtres, et quels sont ses complices. Il garde le silence. « Pourquoi ne parles-tu pas ? lui dit le roi. »

DON HIERONIMO.

What lesser liberty can kings afford
Than harmless silence ? then, afford it me :
Sufficeth, I may not, nor I will not tell thee.

Quelle moindre liberté les rois peuvent-ils laisser qu’un silence innocent ? Laissez-la-moi donc ; qu’il vous suffise que je ne puis ni ne veux vous répondre.

LE ROI.

Apportez des instrumens de torture ! Traître que tu es, je te ferai parler !

Hieronimo répond à cette menace en se coupant la langue avec les dents. « Mais il peut écrire, » dit le duc de Castille. — Ici se trouve un nouvel exemple de bonhomie un peu trop niaise. — Que fait Hieronimo ? Forcé d’écrire, il fait signe qu’il a besoin de tailler sa plume. « Oh ! dit le sagace duc de Castille, il demande un canif pour tailler sa plume. — En voici un, répond le candide vice-roi ; et je t’avertis d’écrire la vérité. » Et il est tout stupéfait lorsque Hieronimo, au lieu de tailler sa plume, se sert de ce canif pour tuer le duc et pour se tuer après. — Le proverbe est justifié : du sublime au ridicule il n’y a qu’un pas.

Après une de ces marches funèbres dont on voit encore tant d’exemples dans Shakspeare, reparaissent l’ombre et la Vengeance.

L’ombre se réjouit d’avoir touché le but et de voir s’éteindre ses désirs dans les pleurs et dans le sang ; et après une récapitulation de toutes les morts de la pièce, qui sont au nombre de neuf, le fantôme se promet de demander à Proserpine la récompense de ses amis et la punition de ses ennemis. Il réserve aux premiers toutes les joies des Champs-Élysées ; et s’adressant à la Vengeance, il lui demande ce qu’ils feront des autres.

« Cette main, répond la Vengeance, les précipitera au plus profond de l’enfer, aux lieux qu’habitent seules les furies, les épouvantes et les tortures. »

« Oui, fais cela, douce Vengeance ! s’écrie le Fantôme. » — Et délivrant Ixion, Sisyphe et tous les condamnés de la fable, il les remplacera par chacun de ses ennemis.

LA VENGEANCE.

Viens, hâtons-nous de rejoindre tes amis et tes ennemis, pour rendre à tes amis le repos, et livrer le reste aux supplices ; car, quoique la mort ait terminé leur misère, c’est maintenant que je vais commencer leur tragédie sans fin.


Cette tragédie, on vient de le voir, est loin d’être un chef-d’œuvre ; mais, quoique pleine d’imperfections grossières, elle annonçait l’avenir le plus brillant à une littérature qui débutait ainsi ; elle fondait le théâtre anglais sur de larges bases ; elle ouvrait les deux battans à la vérité, à la philosophie, à la poésie qui n’ont guère eu d’accès sur notre scène que par une porte dérobée.

Gardons-nous, au reste, d’en faire un crime à nos grands tragiques ; Rotrou, Corneille et Racine ont fait comme Shakspeare, ils sont entrés dans la route tracée. Le malheur a voulu qu’elle fut étroite et bornée ; leur génie, sans doute, n’a pas pu y prendre tout son développement. La faute en est à ceux qui les ont précédés dans la carrière, ou plutôt la faute en est au public bien plus qu’aux écrivains ; car c’est surtout au théâtre que l’on peut apprécier l’instinct littéraire d’une nation ; là, les impressions sont directes, instantanées ; la critique n’a pas le temps de s’interposer entre l’œuvre et le spectateur ; le juge absout ou condamne sans désemparer. Il faut donc que le drame se conforme au goût national. — Il le fallait surtout à cette époque ; car, en littérature, c’est avant la révolution que le peuple était souverain. Depuis, la liberté a tant soit peu émancipé les poètes, et à leurs risques et périls, ils tiennent tête au public avec un courage qui leur fait honneur.

Or, ce que les Français veulent par-dessus tout au théâtre, c’est l’intérêt, non pas l’intérêt qui résulte de la grandeur poétique du sujet, de la portée philosophique et morale, de la vérité des caractères et du langage, mais l’intérêt d’action, mais l’anecdote qui pique la curiosité.

Ce système jaloux et impatient sacrifie tout à la brièveté. Poursuivi par son éternelle ennemie, la monotonie, qui ne se contente point d’un tribut de péripéties, sa seule ressource est de fuir au dénouement. Dans sa fuite, vérité, philosophie, poésie, il rejette tout ce qu’il croit nuire à la rapidité de la course. Et tandis que la tragédie anglaise, semblable aux voiturins de l’Italie, vous promène à pas lents à travers un pays pittoresque que la nature et l’art ont embelli à l’envi, où chaque pas fait lever une distraction, et d’où vous emportez tout un bagage de souvenirs, la tragédie française, comme la vapeur, vous pousse sur le fer, et vous lance au but comme la flèche. Mais qu’avez-vous vu chemin faisant ? que vous reste-t-il dans la mémoire, à part le bruit du fer et l’odeur de la houille ? Vous avez fait six lieues à l’heure, et plusieurs fois l’impatience et l’ennui vous ont mis la main à la montre. D’où vient cela, si ce n’est la rapidité même de la course qui ne vous a permis de rien voir ?

Qu’importe la lenteur de la marche, si vous m’intéressez, si vous me faites illusion en donnant assez de vie à vos personnages pour me faire oublier que ce sont des acteurs ? Mais tant que vous me présenterez de vaines abstractions, des rôles tout d’une pièce, sans contrastes qui reposent, sans ces nuances, ces inconséquences même qui rendent un caractère vraisemblable, tant que je ne verrai que des hommes d’action dominés pendant tout l’ouvrage par un seul et même sentiment, parlant tous d’une seule et même chose, et en parlant tous le mieux possible, dans le style le plus fleuri, le plus pompeux, sans distinction de rang, de sexe, ni d’âge, je me dirai : Ce sont des comédiens et non des hommes, et vous aurez beau précipiter votre action à force de suppressions et de rognures, je l’en trouverai d’autant plus lente ; car, en un mot, votre drame sera toujours trop long de tout ce qui lui manque.


Armand Morlaix.