La Transylvanie et ses habitants/Chapitre 17

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La Transylvanie et ses habitants
Imprimeurs-unis (Tome IIp. 1-32).

chapitre XVII.
Municipalités saxonnes. — Szászváros. — Müllenbach. — Hermannstadt. — Heltau. — Schellenberg. — Gross-Aue. — La Tour rouge.

Le pays occupé par les Saxons se distingue de celui des Hongrois par son aspect démocratique, aussi bien que par le costume, l’allure et la physionomie de ses habitants. On ne voit là, dans les campagnes, ni maisons seigneuriales, ni rien qui annonce la présence d’un suzerain. Les troupeaux de bœufs et de chevaux qui paissent à l’entour du village appartiennent aux paysans seuls, et on sent à la première vue qu’il existe entre tous les habitants une sorte d’égalité républicaine.

Les Saxons, en effet, ont en Transylvanie une position particulière. Ils n’ont pas conquis le sol, comme les Magyars ; ils n’en ont pas été dépossédés, comme les Valaques : ce qui fait que, n’étant ni vainqueurs ni vaincus, ils ne sont ni seigneurs ni patronés ; ils sont simplement sujets du roi, et leur terre est dite fundus regius. Appelés en Transylvanie pour peupler le pays et cultiver le sol, ils apportèrent en leur qualité de colons des germes d’égalité qui se sont développés dans leurs institutions. C’est au milieu du 12e siècle, sous le règne de Geyza II, que les premiers Saxons parurent en Transylvanie. Ce prince leur accorda certaines libertés qui furent solennellement reconnues en 1224 par le roi André II, l’auteur de la Bulle d’Or, sous lequel ils avaient bravement combattu en Palestine.

Le Privilège d’André, confirmé cent ans plus tard par le roi Charles I d’Anjou, établissait les droits et les charges des Saxons : « Tout le pays compris entre Varos et Boralth avec la terre des Sicules, Sebes et Darocz, appartient à un seul peuple et est placé sous la juridiction du comte d’Hermannstadt. Les Saxons doivent payer annuellement cinq cents marcs d’argent ; ils fourniront aux officiers que le roi enverra percevoir la dîme trois lots de marc[1] pour chaque jour que ces officiers resteront parmi eux ; ils doivent équiper cinq cents soldats quand le roi commande l’armée en personne et fait la guerre dans le pays, cent quand les troupes sortent du royaume, et seulement cinquante si l’armée est commandée par un magnat. Les Saxons choisissent eux-mêmes leurs prêtres, auxquels ils paient la dîme ; ils ont droit d’usage dans les forêts des Valaques et des Bisséniens ; aux fêtes de saint Georges, de saint Étienne et de saint Martin, ils ont la faculté de prendre gratis du sel pendant huit jours. Les magnats ne peuvent posséder de biens sur la terre des Saxons. Les Saxons doivent défrayer trois fois le roi quand il vient parmi eux, et deux fois le vayvode s’il est appelé dans leur pays par les intérêts de la couronne. Les marchands peuvent aller librement partout le royaume et sont exempts d’impôts ; leurs foires ne sont pas taxées. »

Cette charte, qui donnait aux Saxons des droits si étendus, montre quel prix les rois attachaient à l’établissement d’une colonie allemande en Transylvanie. Elle a subi avec le temps diverses altérations.

Le pays des Saxons fut long-temps régi d’après la coutume que renfermait un manuscrit apporté de Nuremberg, c’est-à-dire de la même façon que les communes d’Allemagne. Au 16e siècle, plusieurs magistrats sous la direction d’Albert Hutter, juge royal d’Hermannstadt, firent un recueil de lois municipales, statuta, qui fut approuvé par Étienne Báthori, puis par l’empereur Léopold, et qui est la base de l’organisation actuelle du corps politique des Saxons.

À leur tête est placée l’assemblée générale de la nation[2], qui a la direction suprême des affaires, sous la dépendance immédiate du roi. Elle se compose de vingt-deux membres librement élus qui se réunissent tous les ans à Hermannstadt, le jour de Sainte-Catherine, et tiennent séance pendant plusieurs semaines.

Le chef de cette assemblée est le comte de la nation saxonne. Il était jadis choisi par le roi, car il est l’intermédiaire entre le souverain et la nation ; sous le gouvernement des princes, les Saxons l’élurent eux-mêmes ; dernièrement l’empereur s’est arrogé le droit de le nommer. Le comte des Saxons est toujours créé membre du conseil du gouvernement, siégeant à Clausembourg ; il veille à l’exécution des ordonnances royales ; il convoque les « restaurations », c’est-dire les assemblées qui nomment les employés, et surveille les fonctionnaires des différentes branches d’administration. Outre l’assemblée générale, le comte a encore sous lui, pour les affaires courantes, un bureau particulier présidé par le notaire provincial. Sa juridiction s’étend encore sur l’administration des finances nationales et la révision des comptes, qui sont confiées l’une et l’autre à des bureaux distincts, car la nation a une caisse particulière.

Le pays des Saxons est divisé en onze arrondissements, neuf sièges et deux districts, qui sont tous soumis à l’assemblée générale. L’administration politique, dans chacun de ces districts ou sièges, est confiée aux magistrats et au bureau de l’arrondissement, sous la présidence d’un premier fonctionnaire, qui, selon les localités, s’appelle bourgmestre, juge suprême du district ou juge royal, et réside dans le chef-lieu. Celui qui vient après est chargé plus spécialement de la justice, sous le nom de juge du district ou du siège. Le pouvoir de ces deux magistrats s’étend sur tout l’arrondissement. Le maire de la ville (Stadthann) au contraire, excepté dans les deux districts, est spécialement attaché au chef-lieu ; cependant il exerce la police dans le siège entier.

Quand le chef-lieu de l’arrondissement est une ville libre, le premier fonctionnaire est secondé pour les affaires importantes par un sénat dont il est le président naturel. Un notaire et un vice-notaire gardent les archives et mènent la correspondance. Un receveur royal perçoit les impôts, lequel a place dans le sénat. La caisse du siège est confiée à un trésorier spécial. D’autres employés viennent ensuite chargés des affaires secondaires.

En outre, dans chaque ville ou bourg se trouve un conseil communal (Communitœt), composé de bourgeois qui s’assemblent à des époques indéterminées. Ce conseil exerce sur les fonctionnaires un droit de contrôle fort étendu, envoie les députés de la ville à la Diète et à l’assemblée générale, fait des ordonnances, etc. Quand ses vues ne s’accordent pas avec celles de l’administration (Magistrat), l’assemblée générale se fait juge et termine le différend.

Cette division du pouvoir entre les fonctionnaires et les citoyens se retrouve encore dans le village. Là sont en présence les anciens d’une part, de l’autre le juge et plusieurs jurés. Au dessus d’eux est placé un inspecteur qui les met en rapport avec l’administration du siège.

Une assemblée particulière se réunit deux fois par an dans chaque siège ou district, pour traiter les affaires de l’arrondissement. Elle se compose de deux députés par village et d’un certain nombre de députés du chef-lieu. Le droit de nommer les fonctionnaires du siège est exercé ou par cette assemblée seule, ou par cette assemblée conjointement avec le conseil communal, ou par le conseil communal seul. Ce dernier corps se recrute lui-même. Les employés du village sont nommés par la commune. Certaines charges sont conférées temporairement, comme celles de bourgmestre, juge, du siège, etc. On fait de nouveaux choix tous les deux ans. Le juge du village est aussi, au bout de ce temps, réélu ou remplacé.

La plupart des villages saxons sont dits « libres». Ce sont ceux dont on vient de lire les privilèges. Quelques uns sont soumis aux sièges ; ceux-ci ne participent pas aux droits des autres ; ils sont administrés par des fonctionnaires nommés par inspecteur ; mais, en vertu des privilèges concédés à leurs possesseurs par les princes, ils ont une justice particulière.

Les Saxons acquittent tous l’impôt[3]. Il n’y a pas de nobles parmi eux. Ceux qui ont des titres comptent comme magnats hongrois, et non comme gentilshommes saxons.

C’est un fait curieux à signaler que la présence d’institutions semblables dans une principauté aristocratique comme la Transylvanie, et qui fait partie d’une monarchie absolue comme l’empire d’Autriche. Toutefois les Saxons ne jouissent pas, dans leurs rapports avec le souverain, d’une liberté proportionnée à leurs franchises municipales. Au commencement de ce siècle, ils acceptèrent sous le nom de puncta regulativa certaines propositions du gouvernement, lequel s’engageait à exercer un contrôle sévère sur chaque branche d’administration. Les Saxons y ont gagné en ce sens que leurs affaires sont mieux dirigées ; mais leur volonté est toujours subordonnée à celle du roi. Comme ils attachent plus de prix aux avantages matériels qu’aux droits politiques, ils ne se plaignent pas. Cependant ils ont aussi leurs griefs comme le reste des Transylvains.

Chez les Saxons, la justice est également administrée d’une manière distincte. On compte ordinairement trois instances. Le premier tribunal, composé du juge de l’arrondissement et de ce qu’on appelle les secrétaires de justice (gerichts secretœre), connaît des matières civiles et criminelles. De là, l’appel a lieu devant un tribunal formé par le bureau du siège. L’assemblée générale est la plus haute cour de justice. On en appelle de ses décisions au conseil du gouvernement, puis au roi. Telle est la marche habituelle des affaires. En outre, il y a des lieux où la règle ordinaire n’est pas suivie. Certaines causes sont jugées en première instance par les employés de la ville ou de l’arrondissement. Quand la nation ou le siège possède un bien noble, l’une et l’autre peuvent exercer les droits de possesseur noble et tenir un forum dominale dont l’inspecteur du siège est le président

Les Saxons professent le luthéranisme. Les pasteurs de leurs villages sont plus instruits que ceux des autres sectes en Transylvanie, et répondent le mieux à l’idée qu’éveille toujours la dignité de prêtre. Ils sont tenus d’achever leurs études dans les universités allemandes et ne peuvent obtenir de cure avant d’avoir professé. Ils sont en même temps le mieux rétribués : outre qu’ils lèvent la dîme sur les paysans, leur village leur donne des terres ; aussi chaque pasteur a-t-il un ou plusieurs aides auxquels il cède le dixième de ses revenus. Selon le privilège d’André, les paysans les choisissent eux-mêmes. Voici comment s’opère cette élection : quand une cure est vacante, le doyen et le syndic du chapitre conjointement avec le bourgmestre, le juge du siège et le plus âgé sénateur, dressent une liste de six candidats par ordre de mérite. Cette liste est remise au commissaire laïque, qui se rend avec le commissaire ecclésiastique à la paroisse où les habitants sont déjà rassemblés. Quand le service divin est achevé, le commissaire ecclésiastique fait connaître les noms des candidats. Les femmes et les jeunes gens quittent alors l’église. Chaque propriétaire marié se rend à l’autel et donne sa voix secrètement ou non. Le prêtre élu par la majorité est confirmé par le prince ; il paie au trésor une taxe proportionnée aux dîmes qu’il reçoit.

La maison du prêtre est la seule, dans le village, qui se distingue de celle des paysans. Elle est ordinairement située près de l’église, qui elle-même est presque toujours entourée de vieux murs : car les églises servaient autrefois de forteresses ; c’est là que les paysans se réfugiaient avec leur famille, et ce qu’ils pouvaient sauver de leurs biens, quand les Tatars descendaient en Transylvanie ; chaque église devenait une place forte, un champ de bataille. A la fin l’ennemi était chassé par les armes, la famine ou la peste. Alors seulement on sortait ; et chacun, dans le village incendié, cherchait les débris de sa demeure. Les Hongrois ne montraient pas tant de prudence. « Ils négligent de fortifier ce qu’ils appellent leurs villes et leurs maisons seigneuriales, écrivait en 1670 le comte Nicolas Bethlen, et ils sont trop heureux, aussi bien que les Valaques, qui sont leurs paysans, de profiter de ces asyles dans les temps orageux. » Il est vrai qu’ils payaient fort cher ces asyles. Un décret rendu par l’empereur Léopold en 1693 recommande la générosité aux Saxons et leur défend de taxer si haut le droit d’hospitalité.

Les enceintes fortifiées des églises saxonnes ont de nos jours une destination plus pacifique. Les paysans s’en servent comme de magasins. Le gros mur qui entoure l’église du village de Bolkáts est percé à l’intérieur de portes fermées à doubles cadenas. Dans ces trous, me dit le prêtre, les habitants gardent leurs grains, leur lard, leurs habits, quelquefois même leur argent.

En général, quand on parcourt le pays des Saxons, on est surpris de la quantité de vieux monuments qui s’y trouvent, eu égard au reste de la Transylvanie. Vous ne traverserez pas sans intérêt leurs villes, car de vieilles églises et de vieux murs vous disent qu’elles ont un passé.

Szászváros, la première ville saxonne que l’on rencontre en venant de Hátzeg, a été bâtie en 1199. L’église élevée par Jean Hunyade après sa victoire de Szent-Irme, est tombée en ruines ; on la restaure. Il y avait là un château-fort ancien qui montre encore quelques pierres, et qui fut détruit pendant l’insurrection rakotzienne. Les Allemands donnent à cette ville le nom de Bros, à cause d’une antique église dont il ne reste plus de traces, et qui fut dédiée à saint Ambroise.

Müllenbach date de 1150. Cette ville, que l’on a crue, sans trop de fondement, élevée sur les ruines d’une colonie romaine[4], était des plus florissante et des plus riches. Jean Zápolya en trouvait le séjour si agréable, qu’il avait résolu de l’agrandir, peut-être pour y habiter. Son destin voulut qu’il y rencontrât la mort tandis qu’il conduisait son armée vers Fagaras. L’enceinte de Müllenbach circonscrit un espace aujourd’hui trop étendu, car la population a diminué. Il en est de même dans presque toutes les villes saxonnes. Une assez belle église gothique s’est conservée, où l’on voyait au siècle passé une statue de la Vierge, très connue et fort ancienne, qui a malheureusement disparu. Müllenbach fut cruellement saccagé par les Turcs en 1438, lorsque Amurat, furieux de l’échec qu’il avait reçu devant Belgrade, fit piller la Transylvanie. Elle eut encore à souffrir en 1704 lors de la révolte des Hongrois.

Hermannstadt est la capitale des Saxons. On rapporte relativement à sa fondation la même fable qui est contée à propos de Carthage, et une fontaine nommée Puits du Porcher (Diszno Pásztor Kútja) rappelle l’adresse du pâtre qui éleva les premières cabanes sur le sol que pouvait recouvrir la peau d’un bœuf[5]. Elle tire son nom d’un Allemand appelé Hermann, venu de Nuremberg en Hongrie avec Gisèle de Bavière, femme de saint Étienne, et dont la dernière descendante est morte il y a quelques mois, pauvre et ignorée. Hermann agrandit le village qui porta d’abord le nom d’Hermannsdorf et y attira ses compatriotes. Peu à peu la ville prit de l’importance et devint la plus forte place de Transylvanie. C’est à Hermannstadt que se réfugiaient les hauts fonctionnaires de la province dans les temps de troubles. Marie-Thérèse voulut que la Diète y fût désormais convoquée, parce que ses bonnes murailles en faisaient un lieu sûr. Hermanstadt a eu la gloire de résister à toutes les attaques des Turcs ; ils ne l’ont jamais prise. Frappés de la quantité d’édifices couverts de tuiles (ce qui alors n’était pas commun) que renfermait cette cité, ils l’appelaient la Ville Rouge.

Cependant les guerres civiles qui désolaient continuellement la Transylvanie n’épargnèrent point Hermannstadt. En 1610 cette place ouvrit ses portes au prince Gabriel Báthori, qui la traita en ville prise d’assaut. Excité par les conseils de Jean Imreti, président de la Diète, et sous prétexte que les habitants avaient refusé d’accueillir André Báthori, son oncle, cardinal et prince de Transylvanie, lequel fut battu devant Hermannstadt, il se fit remettre les clefs de la ville, ordonna que toutes les armes fussent apportées sur la place publique, leva des contributions excessives, mît les magistrats aux fers, chassa un grand nombre de citoyens dont il retint les femmes, et livra la ville à ses troupes. Un demi-siècle après, en 1660, Hermannstadt fut assiégé par George II Rákótzi. Ce hardi capitaine, quoiqu’il eût été dépouillé de la principauté de Transylvanie par le Grand-Seigneur, dont il avait enfreint les ordres, chercha à conserver le pouvoir, on l’a vu, en défendant ses droits à main armée. Il combattit contre les successeurs que les Turcs lui donnèrent, soutenu par un grand nombre de ses anciens sujets. Bartsai, nommé Prince par le pacha Mustapha, s’était enfermé dans Hermannstadt. Rákótzi vint l’y assiéger au commencement de l’hiver. Les Turcs avaient jeté dans la place quelques centaines de Spahis et de Janissaires qui furent reçus comme amis. Quelques magnats du parti de Bartsai défendirent aussi la ville. De ce nombre était le jeune comte Nicolas Bethlen, auquel nous devons des mémoires sur l’histoire de Transylvanie écrits par lui-même en français. Rákótzi n’avait pas de grosse artillerie ; ils ne pouvait entamer les fortifications. Les assiégés eurent à souffrir de la famine ; mais ils étaient encouragés par les promesses d’Ali, pacha de Temesvár, et de l’empereur d’Allemagne, qui leur annonçaient des secours. Un Hongrois, Jean Ormandi, pénétra dans la ville avec un compagnon, déguisé en paysan et portant les dépêches de l’empereur. Son compagnon, pour traverser les lignes ennemies, enduisit la réponse de cire d’Espagne et l’avala. Le comte Bethlen lui-même se hasarda à sortir de nuit à la faveur d’un déguisement ; mais, quoiqu’il ait paru le faire dans un but d’utilité publique, il n’était poussé que par le désir d’aller porter au dehors de tendres consolations. L’hiver se passait et la ville tenait toujours. Quand les neiges furent fondues, Achmet, pacha de Bude, traversa la Hongrie et vint menacer plusieurs châteaux occupés par les troupes rakotziennes. George II marcha à sa rencontre et se fit tuer bravement à Gyalu.

Ces temps sont déjà loin de nous. Aujourd’hui les habitants d’Hermannstadt détruisent les murailles qui faisaient leur orgueil, parce qu’elles étranglent la ville. Les portes fortifiées sous lesquelles il faut passer sont criblées de balles. Elles seront bientôt abattues. Au dessus d’une de ces portes se lisait jadis une inscription romaine : la pierre sur laquelle elle était gravée a disparu ; on l’avait sans doute trouvée aux alentours. La partie basse de la ville est formée de petites rues tortueuses, coupées d’escaliers raides et étroits, et flanquées de maisons à pignon. Plusieurs édifices et quelques hôtels dans le goût du temps de Louis XV décorent la ville haute, qui aboutit à de charmantes promenades. L’église luthérienne mérite d’être vue. Il y a là les seuls vitraux qu’on ait conservés en Transylvanie. Un crucifiement peint sur le mur est remarquable à la fois par son antiquité et par la supériorité inattendue du travail. Les réparations qu’il a fallu faire ont ôté à l’église beaucoup de son caractère gothique, mais ne l’ont pas entièrement effacé. Elle est pavée de tombeaux curieux ; quelques pierres sont surmontées de statues couchées. Pendant que je me trouvais à Hermannstadt, un des tombeaux s’était enfoncé : c’était celui d’un comte des Saxons mort trois siècles avant, en 1542. On montrait ses habits de soie et d’or, qu’on aurait présumés plus modernes.

Le baron Bruckenthal, gouverneur de Transylvanie sous Marie-Thérèse, créa un musée et une bibliothèque qu’il légua avec un fonds de 36 mille florins à ses héritiers, à condition que le public d’Hermannstadt en aurait la jouissance. La bibliothèque renferme environ dix-huit mille volumes et s’accroit chaque année. On y remarque plusieurs manuscrits, entre autres celui qui contient la coutume de Nuremberg et sur lequel les magistrats d’Hermannstadt prêtaient serment en entrant en charge. Un autre manuscrit, des plus beaux qui existent, est superbement imagé : c’est un livre d’heures. Quelques originaux et de bonnes copies se trouvent dans le musée. Il ne faut pas s’attendre à une riche et nombreuse galerie ; toutefois cette collection est plus belle que ne le sont d’ordinaire celles des grands seigneurs qui consacrent noblement leur fortune à honorer les arts. On y voit les portraits des princes nationaux. Le musée est enrichi d’une collection fort intéressante d’antiquités trouvées en Transylvanie. Un des bas-reliefs mithriaques qui s’y trouvent a été décrit dans le mémoire de M. Lajard à l’Institut. Plusieurs statuettes de bronze sont d’une rare perfection. On a aussi réuni de nombreux échantillons des richesses minéralogiques du pays. L’or se voit là sous toutes les formes, en feuille, en poudre, cristallisé, mousseux, seul ou soudé à la roche. Les autres métaux et les pierres plus ou moins précieuses que produit la Transylvanie y sont aussi rassemblés : d’un coup d’œil on peut se faire une idée des trésors que la nature a prodigués à cette contrée. Il y a encore à voir une collection d’armes, et surtout un cabinet de médailles qu’on dit être fort curieux. Malheureusement il n’est ouvert que lorsque le propriétaire actuel se trouve à Hermannstadt. Cette condition n’étant pas soupçonnée des voyageurs, peu d’entre eux ont pu le visiter.

Une maison d’orphelins a été fondée par Marie-Thérèse à Hermanstadt ; les enfants y sont tous élevés dans la religion catholique. Cette ville est le siège de la trésorerie et de plusieurs autres administrations. L’évêque grec non uni y réside, ainsi que le commandant général des troupes autrichiennes de la province. Les magnats transylvains préfèrent demeurer à Clausenbourg : Hermannstadt n’est guère habité que par des Saxons[6]. Toutefois, dans le trop court espace de temps qu’il m’a été donné d’y rester, j’ai pu connaître encore quelques Hongrois dont je garderai le souvenir. Hermannstadt a un théâtre allemand qui est ouvert pendant l’été et qui rappelle ceux de nos villes de province ; l’hiver les comédiens se rendent à Cronstadt. À tout prendre, cette seconde capitale de la Transylvanie n’est pas au séjour aussi agréable ni surtout aussi gai que Clausenburg, sa rivale ; mais elle a l’air plus important. On n’y voit quelques bonnes fabriques et il y règne une certaine activité commerciale. Elle a de plus l’avantage d’être située dans une belle contrée. De hautes montagnes s’élèvent à l’horizon. Près de la ville, les campagnes offrent un agréable aspect. Il y a surtout un bois de cerisiers qui offre une promenade unique au temps de la floraison. Les fruits en sont renommés.

Ce bois se trouve près du village de Heltau, qui a cela de remarquable, pour la Transylvanie, qu’il n’est habité que par des fabricants. Les trois mille paysans qui y vivent confectionnent un certain drap blanc très fort dont on exporte chaque année pour une valeur d’un million de francs. Un rouleau d’étoffe de trente aunes de Vienne (environ vingt mètres) coûte cent florins. Ce drap est recherché dans toute la Hongrie ; il se vend même plus loin. Chaque famille possède des métiers qui sont toujours en mouvement, car tous les habitants se livrent à cette fabrication. On reconnaît au premier coup d’œil que les paysans d’Heltau ont une industrie particulière. Les maisons du village sont vastes, hautes, bien bâties et semblent plutôt appartenir au faubourg d’une grande ville. Les hommes que nous vîmes sortir de l’église étaient tous très bien vêtus. Ils portaient des culottes hongroises et de hautes bottes, une veste en peau et un manteau de drap blanc à broderies rouges avec collet carré sur le dos et deux longues manches flottantes. Les femmes étaient coiffées d’un voile blanc, et les jeunes filles, suivant la coutume saxonne, d’un shako de velours noir.

Nos amis d’Hermannstadt, ne sachant trop à qui nous adresser dans ce village, nous avaient recommandé de chercher à tout hasard le pharmacien comme étant le personnage le plus important du lieu. Je ne fus pas peu étonné de le voir répondre en français an discours allemand que je m’efforçai d’abord de lui adresser. Quoique j’ai eu bien souvent, en Transylvanie, la très agréable surprise d’entendre des paroles françaises là où je n’avais aucun droit de l’espérer, j’avoue que dans ce moment surtout je ne m’attendais pas à parler ma langue. J’allai voir avec notre cicérone improvisé un des principaux habitants d’Heltau, nommé Pierre Mathias, qui expliqua devant moi, quoiqu’un peu à contre-cœur peut-être, la fabrication très simple du drap. Cet homme avait un air de dignité que les paysans hongrois savent prendre fort bien, mais que ceux de race allemande n’ont pas d’ordinaire. Il était grand, avait un front haut et des yeux bienveillants qui donnaient quelque chose d’ouvert à sa physionomie. Tout chez lui respirait une aisance honorablement acquise. Il ne paraissait manquer de rien ; et si on n’apercevait pas d’objet de luxe, du moins voyait-on qu’il avait su s’entourer de ce qui pouvait lui rendre la vie agréable. J’avais remarqué chez les autres riches villageois hongrois et valaques qu’ils recherchaient les belles armes et qu’ils en tapissaient leurs chambres. Le Saxon est pacifique par nature : il n’y avait là ni sabres ni fusils. En revanche deux tableaux étaient suspendus aux murs. C’était le portrait de Mathias en veste de peau, puis celui de sa femme, également vêtue en paysanne. Je ne sais quel peintre allemand passant par Heltau les avait fait poser. Les portraits de fermiers endimanchés, en habits bleus à boutons jaunes, qui vous poursuivent partout, me revinrent en mémoire, et je sus gré à ces deux braves gens de s’être fait peindre dans leur antique et vénérable costume.

On trouve encore aux environs d’Hermannstadt d’autres traces d’industrie. Dans un second bourg nommé Orlath il existe une fabrique de papiers, qui serait même remarquable partout ailleurs qu’en Transylvanie. Un intérêt d’un autre genre conduit l’étranger à Hammersdorf. Le pasteur de ce village, M. Ackner, l’un des collaborateurs d’une publication périodique que l’on regrette de voir interrompue[7], a réuni toutes sortes d’objets trouvés dans le pays et spécialement près d’Hermannstadt. Il possède des monnaies, des armes romaines et de beaux minéraux. Sa collection de fossiles, dont une grande partie fut découverte dans le village même, a sans doute le mérite d’être unique. M. Ackner croit reconnaître des ossements de lions, d’éléphants, de rhinocéros, etc.

En présence de ces témoignages de l’industrie et de la science surgissent des souvenirs historiques empruntés aux annales sanglantes de la Transylvanie. Schellenberg est situé à une heure d’Hermannstadt. Dans la plaine qui sépare la ville du village se donna en 1599 une bataille qui livra à ses ennemis cette belle et malheureuse province. C’était le temps où Rodolphe II, se prévalant du traité fait avec Sigismond Báthori et que les Hongrois avaient repoussé, voulait ajouter la Transylvanie à ses états. Le sanguinaire Georges Basta, et le vayvode de Valachie, Michel, dont la mémoire est encore odieuse, soutenaient le parti de l’empereur. Le cardinal André Báthori, élu prince après l’abdication de Sigismond, son parent, venait de convoquer la diète à Fejérvár pour le jour de Saint-Luc, quand on apprit que Michel campait dans le pays de Cronstadt. L’adroit vayvode, avait su attirer quelques milliers de Sicules, qui renforcèrent son armée. Le 27 octobre il présenta la bataille aux Transylvains près de Schellenberg. On combattit tout le jour. Vers le soir les troupes du cardinal, qui se défendaient contre un ennemi deux fois plus nombreux, cédèrent et furent dispersées.

André Báthori, qui avait vu périr le tiers de ses soldats, chercha son salut dans la fuite. Il passa devant Hermannstadt, et, prenant la direction de Schœsbourg, gagna Oltzina tout d’une traite. Là son cheval s’abattit dans la boue, et il dut l’abandonner avec les richesses qu’il portait pour se réfugier au plus vite à Udvarhely. Dans le dessein de se retirer en Moldavie il arriva dans le siège de Csik ; mais il était poursuivi par une troupe de Sicules, de Bulgares et de Valaques, qui le serraient de près. Mourant de faim et de fatigue, il s’arrêta un instant à Naskalad, où des bergers lui donnèrent du fromage et du lait. À peine était-il parti que Blaise Ördög survint avec les Valaques. Les bergers leur racontèrent qu’un homme effaré et harassé était apparu au milieu d’eux, demandant quelque nourriture. Les Valaques se firent montrer le chemin qu’il avait pris, et, quoique la nuit fût venue, continuèrent leur poursuite. Ils l’aperçurent enfin à la clarté de la lune. Tous ses compagnons l’avaient abandonné ; un seul fidèle, Nicolas Mikó, était resté près de lui. Le cardinal n’espérait pas de merci. Il reçut ses ennemis l’épée haute ; mais, blessé mortellement au front, il tomba. Mikó se fit tuer à ses côtés. Cette tragédie se passait près du village de Szent-Domokos[8]. Une tradition certaine indique la place même où ils furent égorgés. Blaise Ördög coupa la tête du prince, et le doigt où il portait son diamant, et arriva avec ses trophées à Fejérvár, où Michel l’attendait. Florica, femme du vayvode, ne put retenir ses larmes, et s’écria en sanglotant : Szerakul popa ! szerakul popa ! « pauvre prêtre ! » Michel riait et répétait ces paroles. Cependant le corps et la tête du cardinal furent réunis et déposés dans l’église de Saint-Michel. Le peuple assistait en pleurant à ses funérailles, car on avait pitié de sa jeunesse et de ses malheurs. Par une singulière fatalité, le cardinal André Báthori fut enseveli dans un tombeau qu’il avait préparé lui-même pour son frère.

Quant au vayvode Michel, après s’être vanté d’avoir soumis la Transylvanie pour l’empereur, il lui refusa obéissance et pilla le pays pour son compte. Les Valaques massacraient sans épargner l’âge ni le sexe. Des populations entières fuyaient devant eux. Les prêtres étaient perdus dans les églises. Ce fut alors que les tombeaux de Fejérvár furent violés ! Les paysans valaques de Transylvanie se levèrent à leur tour et poursuivirent les seigneurs. Mais la mesure était enfin comblée. Le vayvode reçut le châtiment de ses crimes. Comme il campait près de Torda, deux Vallons pénétrèrent dans sa tente et le tuèrent à coups de hallebarde. Les meurtriers livrèrent son corps à toutes sortes d’insultes. À la fin on l’enterra. Cet homme avait mis le pays à feu et à sang. Les Hongrois, pour s’en venger, écrivirent en latin sur sa tombe une épitaphe rabelaisienne, qui est devenue historique et qui a fait rire dans son temps toute la Transylvanie. Ainsi nos pères se consolaient par une chanson des victoires de Marlborough.

Le pays d’Hermannstadt a été le théâtre de bien des événements importants, car ce fut souvent de la Valachie que les ennemis fondirent sur la province. C’est par là que le Grand-Seigneur envoyait ses terribles janissaires, que redoutaient également ceux qu’ils venaient combattre et les alliés auxquels ils portaient secours. Cette contrée fut la première qui se soumit aux armes d’Emeric Tököli quand il réclama la principauté de Transylvanie à la tête des Turcs et des Hongrois mécontents. Après sa victoire de Zernyest il convoqua la Diète dans le village de Gross-Aue pour faire proclamer son élection. Il fut nommé prince en effet, mais les présages étaient funestes. Tandis qu’il s’avançait à la tête de son cortège, dans le moment de l’inauguration, au bruit des canons, des tambours et des trompettes, et en présence de l’armée rangée en bataille, son cheval, dont on admirait la force et la beauté, mourut subitement. Les soldats furent consternés. Pour Tököli il ne s’en inquiéta pas. Il fit frapper dans sa tente des pièces d’argent où il était représenté, d’un côté, avec cet exergue en latin : « Emeric Tököli, chef des protestants » ; de l’autre on voyait la figure d’un cheval sauvage et ces trois mots : Virtus nescia freni. Dès qu’on apprit l’arrivée de Tököli et des Turcs, les conseillers du gouvernement et les magnats ou députés qui tenaient pour l’empereur se retirèrent de Radnoth à Clausenbourg. Quelques Hongrois attachés à l’Autriche se rendirent à Vienne et demandèrent du secours. Louis de Bade vint s’opposer aux progrès des Turcs ; et, quelque énergie qu’il pût déployer, Tököli fut forcé d’abandonner la Transylvanie. Alors les Impériaux procédèrent à l’élection du jeune prince Michel II Apaffi : ce n’était là qu’une pierre d’attente.

Le défilé qui joint Hermannstadt et la Valachie porte le nom de la Tour Rouge. Il est ainsi appelé à cause d’un fort qui en défendait l’entrée, lequel était sans doute peint à la manière des châteaux hongrois ; ou peut-être que ce nom rappelle les nombreux combats qui se sont livrés sous ses murs[9]. L’Aluta, traversant la chaîne élevée qui sépare la Valachie de la Transylvanie, coule dans un lit fort encaissé que longe une route péniblement taillée dans le roc. On voit de loin les montagnes s’abaisser graduellement de chaque côté pour faire passage au fleuve. De l’une d’elles on aperçoit, dit-on, le Danube, qui coule à Nicopolis. Dès qu’on s’est engagé dans le défilé, on a continuellement sous les yeux de fort beaux paysages. Les montagnes, droites et hérissées d’arbres, bordent comme une éternelle muraille l’Aluta, qui serpente et tournoie sans cesse, de façon qu’on croit voir une suite de lacs. Çà et là sont semés quelques débris des forts qui barraient le défilé.

La route, qui suit toujours les sinuosités de la rivière, s’abaisse parfois jusqu’à l’eau ou monte entre les rochers et domine l’Aluta. Elle est creusée presque partout dans le flanc de la montagne, qui s’éboule quelquefois et jette sur la voie des pierres et du sable. Ailleurs le passage est si rétréci, que chaque hiver, quand la terre est glissante, une ou plusieurs voitures roulent et vont se briser sur la glace du fleuve. Les torrents qui bondissent du haut des montagnes et traversent le chemin se gèlent alors et présentent des monceaux de glace qui arrêtent les chevaux. Cependant cette route n’en est pas moins un beau travail, et qui fait souvenir de la rivière de Gênes. C’est l’empereur Charles VI qui la fit percer en 1727, comme l’indiquent quelques mots latins gravés sur le roc à la manière des inscriptions romaines. Elle était encore praticable quand je la parcourus : on rencontrait des voitures chargées de fer de Hunyad et des cavaliers qui allaient et venaient d’un pays à l’autre. De la Valachie venait un vent très chaud, qui tempérait le froid déjà rigoureux de la saison : quand il souffle au mois de janvier, il fait fondre les neiges. Par moments nous entendions les coups de feu des montagnards qui chassaient l’ours.

L’entrée du défilé, en venant d’Hermannstadt, est gardé par un bastion construit par Marie-Thérèse sur l’emplacement d’un vieux château. Il commande la route, mais n’arrêterait pas long-temps un ennemi redoutable. Dans un moment où l’état de la Valachie donnait à l’Autriche quelque inquiétude, il y a une vingtaine d’années, on le mit en état de défense, et l’on se préparait déjà à abattre les saules qui bordent l’Aluta pour laisser le champ libre à l’artillerie. Le bastion est peint en rouge foncé, ce qui est fort laid, sans doute en honneur du nom que porte le défilé. Près de là se trouve la douane, que les contrebandiers savent éviter avec tant d’adresse[10]. On voit sur la route les restes de l’ancien lazaret qui fut un jour enseveli sous l’éboulement de la montagne.

Le défilé de la Tour rouge a été ensanglanté par de nombreuses batailles. Souvent les Transylvains attendaient, cachés dans les montagnes, l’ennemi qui venait envahir leur pays, et une lutte terrible s’engageait sur ce terrain dangereux : le fleuve emportait les morts. Les Turcs y furent battus en 1493 par les Sicules, et la plus grande partie des barbares fut précipitée du haut des montagnes dans l’Aluta. Sous le règne d’Isabelle ils y éprouvèrent encore une défaite qui leur coûta cher. Le cardinal Martinuzzi, averti de l’approche des Turcs, assembla quelques troupes, qu’il fit poster dans les gorges de ces montagnes. Dès que l’ennemi parut, elles l’attaquèrent à l’improviste, guidées par Kendeffy et Jean Kemény ; cinq mille Turcs mordirent la poussière, une partie se noya, et un butin considérable resta aux mains des vainqueurs.

On voit que de bonne heure les habitants de la Transylvanie s’étaient mis en mesure de fermer ce passage aux étrangers : car le pays n’est attaquable que par les rares défilés pratiqués par la nature entre les montagnes. Partout ailleurs, la chaîne continuelle qui entoure cette province comme une ceinture offre des obstacles insurmontables, et que peuvent seuls braver les brigands ou des contrebandiers. En avant du défilé, sur une hauteur, se voient les ruines du château de Lotterbourg, que la tradition saxonne rapporte avoir été construit au moyen âge par des chevaliers allemands. Dans un décret qui date de 1453, le roi Ladislas VI en fait don aux Saxons avec les forts de Tholmats et de la Tour rouge. Celui-ci consiste aujourd’hui en une tour circulaire bâtie par Georges II Rákótzi. Elle est à demi détruite : toute une moitié s’en est allée du haut en bas, de façon qu’on aperçoit l’escalier qui était creusé dans l’épaisseur du mur. D’un côté elle est baignée par l’Aluta, et de l’autre elle touche la route. Des murailles crénelées joignaient la tour à la montagne, qui est là encore plus impraticable qu’ailleurs. La Transylvanie fut donc littéralement fermée de ce côté. Ces murailles étaient encore assez importantes il y a un siècle et demi pour que les Hongrois, pendant l’insurrection rakotzienne, prissent la peine d’en chasser les Autrichiens. Aujourd’hui cette tour béante, semblable à un vieux soldat publié en sentinelle, est le seul souvenir qui reste de tant de luttes acharnées ; et quand autour de ses débris l’imagination évoque des nuées de Turcs et de Tatars, on est étonné que les montagnes soient muettes, et que le fleuve coule avec son éternelle tranquillité.

Un petit ruisseau qui porte du fer, et dont les eaux foncées ne se mêlent que tardivement à celles l’Aluta, indique la limite des deux pays. Le nouveau lazaret est à l’entrée de la frontière, laquelle est gardée par quelques soldats du régiment valaque. Le factionnaire, en sandales et sa gaba sur le dos, ouvre et ferme une barrière de bois armée d’un loquet : il n’a de militaire que son fusil peint en noir, qu’il porte machinalement sur l’épaule, et sa cartouchière, dont le ceinturon lui serre la taille. La barrière passée, on se trouve en Valachie. Le fantassin auquel était confiée la garde de ce pays, au moment où j'y mis le pied, avait déposé son fusil à la porte du corps de garde, et dormait paisiblement sur un lit de camp, se fiant sans honte à la bonne foi des cabinets européens. Les soldats de la principauté avaient élevé une espèce d’arc de triomphe, surmonté de fleurs et de branches d’arbres. Ils s’attendaient à la visite de l’Hospodar, qui, disaient-ils, inspectait les routes et devait visiter la Tour rouge. Quelques jours plus tard, en effet, le prince Ghika se présentait vers Cronstadt, à la frontière, mais en fugitif et demandait un asyle à la Transylvanie.

Nous nous avançâmes au delà du corps de garde valaque pour voir quelques uns des tableaux variés que le défilé déroule long-temps encore. Dans un moment où le chemin tournait suivant un angle presque aigu, nous entendîmes le galop d’un cheval que nous ne pouvions apercevoir. Tout à coup il se montra au détour de la route, balayant le sol de sa queue. Il était monté par un bel enfant de quinze ans, dont les cheveux noirs et bouclés flottaient sous un bonnet de laine à longs poils. Ses doigts étaient chargés de grosses bagues en cuivre, qu’on voyait briller quand il agitait les bras pour exciter sa monture. Le haut de ses bottines était taillé en manière de frange, et le cuir de la ceinture qui retenait son étroit pantalon de drap blanc se cachait sous des boutons de métal. Il passa avec rapidité près de nous, et disparut bientôt derrière un rocher.

Comme nous revenions vers Hermannstadt, nous eûmes une preuve étonnante de la paresse et de l’insouciance que les Valaques ont coutume de professer. Nous rencontrâmes huit cavaliers de cette nation dans un lieu si étroit, qu’il semblait nécessaire que les uns ou les autres retournassent sur leurs pas. Les Valaques en conclurent qu’il leur appartenait de reculer pour nous laisser le passage. Mais en regardant derrière eux, ils virent que le chemin qu’ils allaient refaire avait bien cinquante pas, et, pour éviter cette fatigue inutile, se rangèrent en file sur le bord de l’abîme. Je voulus plutôt reculer moi-même et les faire avancer ; mais on m’avertit qu’une fois leur position prise, ils n’en démordraient pas. Nous passâmes en conséquence le plus doucement possible, et dans une crainte très grande qu’un de leurs chevaux, en faisant le moindre mouvement, ne précipitât son cavalier jusque dans le fleuve.

  1. On ne se servit en Hongrie que de petites monnaies d’argent jusqu’à Béla I, qui introduisit, en 1061, les monnaies d’or de Bysance (Thuróczi). Il en fixa la valeur à quarante deniers d’argent (Katona). Un de ces deniers valait dix deniers actuels de Kremnitz : donc quarante deniers d’argent valaient quatre cents deniers actuels ou quatre florins, le prix d’un ducat de Kremnitz ou de Hollande.

    Le marc hongrois de Béla, comme celui de Hollande ou de Cologne, avait quatre quarts ou fertones (vierding, farthing). Le ferto valait deux onces et quatre lots.

    Les Hongrois conservèrent long-temps le système monétaire établie par Béla I.

  2. Universitas nationis saxonicæ.
  3. Cet impôt est monté en 1841-42 à 614,061 florins 49 kreutzers (1,594,102 fr. 36 c), qui ont été ainsi répartis :
    fl. kr.
    Siège d’Hermannstadt. 136,753 30
    Mediach. 59,932 9
    Müllenbach. 23,951 16
    Groszschenck. 43,303 45
    Reps. 41,468 1
    Leschkirch. 19,929 51
    Reusemarkt . 26,692 21
    Szászváros. 25,704 4
    Siège de Schæsbourg. 36,091 43
    District de Cronstadt. 151,759 22
    Bistritz. 48,475 47

    Les paysans saxons, habitant la terre du roi, paient la dîme au fisc : une partie de cette dîme revient aux prêtres. Ils font aussi les routes, et sont soumis aux mêmes charges que les autres paysans.

  4. Romanœ muliares coloniœ.
  5. Timon. Imago Hungariœ.
  6. Sa population s’élève à dix-neuf mille âmes.
  7. Transylvania periodishe Zeitschrift für Landeskunde. Hermannstadt.
  8. Saint-Dominique.
  9. Les Hongrois l’appellent Veres Torony, « Tour rouge ». Quelques uns prétendent que le nom primitif était Véres Torony, « Tour sanglante ». Les Valaques disent : Turnu Rossu.
  10. On en tire chaque année 250,000 fr. Celle de Torts rapporte plus parce que par la Tour rouge il ne vient guère de la Valachie que du bétail.
    On paie pour l’entrée d’un bœuf 4 fl. 9 kr. (10 fr. 77 c.).
    d’un cheval 3 fl. 9 kr. (8 fr. 18 c.).
    d’une vache 2 fl. 9 kr. (5 fr. 58 c.).
    d’un porc 1 fl. 6 kr. (2 fr. 86 c.).