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La Triomphatrice/Acte I

La bibliothèque libre.
La Triomphatrice ; pièce en trois actes
Eugène Figuière, éditeur (p. 13-53).

ACTE I

Le grand cabinet de travail de Claude Bersier. Il doit donner une impression d’immensité par la hauteur et la profondeur. Une forêt de livres. Nuances de cathédrale des vitraux éclairés par derrière et des tapis d’Orient.


Scène 1

Claude, Mlle Haller.

(Claude, derrière sa table de ministre. Moulée dans une princesse noire et courte, elle a l’air d’une jeune femme. Coiffure à la mode, minuscule rosette de la Légion d’Honneur.)

Claude.

Eh bien oui, vous avez du talent, mademoiselle, vous en aurez même davantage. Mais, en vérité, je ne sais si je dois vous encourager à travailler… Avez-vous besoin de cela pour vivre ?

Mlle Haller.

Pour vivre, oui. Pour subsister, non.

Claude.

Expliquons-nous. Avez-vous une dot ?

Mlle Haller.

De celles avec lesquelles on ne se marie pas, oui.

Claude.

Serait-il bien indiscret de vous demander qui vous êtes ?

Mlle Haller.

Oh ! madame, c’est si bon à vous de me poser de telles questions… La fille d’un ancien consul à Prague.

Claude (toutes ces questions posées très vite).

Quel âge avez-vous ?

Mlle Haller.

Vingt-six ans.

Claude.

Eh bien ! ma chère enfant, comme je vous le disais, cela vaut par les détails, et le style est déjà très poussé… Vous avez lu et vous avez su lire. Cela vaut quelquefois mieux que d’avoir vécu : oui, oui, quand on vit, c’est toujours très peu à la fois, et l’on s’exagère, on s’hypnotise. Il est très bon d’écrire en désintéressée, surtout pour nous (riant.) Cela apprend à regarder les autres femmes.

Mlle Haller.

Alors, je peux continuer ?

Claude.

Surveillez vos ensembles, composez, pensez au public… Déjà, si vous me coupez un ou deux chapitres, je pourrai peut-être en parler à mon éditeur.

Mlle Haller.

Oh ! madame, ne croyez pas… Je n’étais pas venue vous demander un service ! C’était déjà si beau d’être lue, encouragée par vous… Nous vous admirons tant, madame, nous sommes si heureuses, si fières de votre gloire…

Claude, la coupant.

Vous n’avez pas autre chose à me montrer ?

Mlle Haller.

Non, madame, non. Rien que je me soucie de vous faire voir, mais il y aura, je vous promets, il y aura.

Claude, se levant pour mettre fin à la visite.

Eh bien, nous verrons, nous examinerons ensemble… mais il faudra travailler, travailler régulièrement… ni trop, ni trop peu… deux heures par jour, c’est assez pour soi… vous qui n’avez pas de besognes mercenaires… On ne travaille bien que lorsqu’on en éprouve du repos.

Mlle Haller.

Mais vous travaillez six heures par jour !

Claude.

À moins que ce ne soit par nuit. Mais je fais de la copie, moi, du métier. J’ai une fille à doter, mademoiselle.

Mlle Haller, convaincue.

Jérôme Tiersot n’était pas du métier.

Claude, un peu de mélancolie.

Il y a longtemps de cela…

Mlle Haller.

On annonce un volume de vous en mai.

Claude, souriant.

Eh bien vous me direz si cela vaut Jérôme.

Mlle Haller.

Vos séries aux Débats et au Figaro sont passionnantes !

Claude.

Quand vous ferez ce métier-là, il ne vous passionnera plus… ma pauvre enfant, il faut en prendre votre parti, je suis ici l’homme et la femme… mon mari, un ancien officier de cavalerie sans fortune… c’est l’ennui mortel des garnisons et la saine impatience de notre pauvreté qui m’ont jetée dans la littérature.

Mlle Haller.

Heureuse vénalité !

Claude.

Si l’on savait tous les motifs, les origines… Il n’est pas si naturel qu’on croit d’écrire. La nature ne fait pas de bas-bleus. (La regardant bien.) Vous-même, oui, vous-même, si vous étiez très satisfaite de l’existence…

Mlle Haller, corrigeant.

Je n’ai pas pu me satisfaire de ce qu’elle m’offrait.

Claude, riant.

Je ne voulais pas dire qu’elle vous ait tout à fait négligée…

Mlle Haller.

J’ai tenté de valoir plus que ses offres.

Claude, brusque.

Vous voulez donc que je vous aime ?

(Un jeune homme entre en familier, sans chapeau, sans canne et sans gants.)


Scène 2

Les mêmes, Flahaut.
Claude, présentant.

Jean Flahaut, l’auteur des Barbares, dernier prix Goncourt.

Mlle Haller, mouvement.

Ah ! par exemple, je suis bien contente… C’est très beau, Les Barbares.

Flahaut.

Vous les avez donc lus ?

Claude.

Flahaut, retenez le nom de Mlle Haller… Vous aimerez ce qu’elle écrit. Elle aura du talent comme vous et moi.

Flahaut, à la jeune fille.

Et elle s’y connaît, mademoiselle. C’est incroyable ce qu’il lui tombe de femmes tous les jours ici. Sous prétexte que Claude Bersier est une dame, elles se croient des droits à son patronage… eh bien, voilà la première fois que je la trouve comme ça avec une débutante.

Brémont, s’est introduit, va saluer Claude et Flahaut qui n’y font pas la moindre attention.

Bonjour cher maître. Tiens, c’est vous Flahaut ?

Mlle Haller.

Comme c’est gentil de me dire cela, moi qui la croyais surtout bonne.

Claude.

Bonne, moi ! Mais je ne veux pas être bonne, entendez-vous, je ne le veux pas. Rien n’est plus mauvais pour les autres. Ne dites jamais que je suis bonne !

Flahaut.

C’est entendu, vous êtes une rosse. Quand on n’a pas de talent vous êtes un vrai butor.

Claude, qui passe devant le fauteuil où s’est assis le dernier venu et lui tourne exactement le dos.

Si l’on vous apportait vingt manuscrits par mois, Flahaut, et si, dans ces deux mille pages, jamais, jamais vous n’aviez pu découvrir, je ne dis pas un écrivain, mais seulement une créature vivante, avec des yeux, des oreilles, une âme… ou tout simplement un corps.

Brémont, assis

Moi qui vous parle, j’ai retenu un manuscrit en cinq ans. (Personne n’a l’air de l’entendre.)

Flahaut.

Oui, il faut tout leur apprendre. C’est nous qui leur donnons la vue, l’ouïe, l’odorat… C’est nous qui leur donnons leurs amours et jusqu’à leur sensualité.

Claude, qui réfléchit.

Peut-être pas. Mais il y a vraiment une incroyable déperdition d’intelligence dès qu’on se met à faire œuvre d’écrivain. On vaut toujours mieux que ce qu’on fait.

Brémont.

C’est bien vrai.

Flahaut et Haller, ensemble.

Oh ! non. Pas vous !

Claude, riant.

Vous êtes gentils, qu’est-ce que vous en savez ?… Et puis au fait, cela m’est égal. Je laisse une œuvre propre. Au point de vue matériel, et même au point de vue gloire, j’ai tiré des hommes tout ce qu’ils pouvaient donner… C’est en dernière analyse, ce que je réclamais d’eux… À cela près, je me serais très bien contentée de vivre mon esprit sans l’écrire.

Brémont.

Il y a pourtant le rêve, l’œuvre d’art à réaliser.

Claude, qui, pour la première fois, a l’air de l’entendre.

Le rêve, le rêve… allons donc ! Le rêve est de vivre… Nous ne sommes pis des potiers par prédestination, des tourneurs dont la fin est de tourner des pièces bien faites. C’est déjà bien assez misérable de s’enfermer, de s’isoler, de se remémorer péniblement la vie, alors qu’elle est là qui passe à notre porte et que nous n’y sommes pas. Dieu me sauve de l’écrivain qui croit « que c’est arrivé » et qui prend « son œuvre » au tragique.

Mlle Haller.

Vous devez pourtant prendre la vôtre avec un certain sérieux.

Claude.

Pas du tout. Je fais cela parce que les femmes n’ont guère le choix. Je n’étais pas une studieuse, moi, j’étais une active, une vivante. Je me reproche bien, parfois, les livres que je n’aurai pas lus, les pays que je n’aurai pas vus, les hommes que je n’aurai pas connus, à cause de ces heures chambrées, de ces heures cachées, de ces heures qui ont tort, sans doute, où j’arrête ma courte vie pour je ne sais quel simulacre, pour je ne sais quel faux…

Flahaut.

Ah ! voyons, n’en dégoûtez pas les autres ! Il faut des écrivains pour goûter la vie, pour goûter aux livres, aux pays et même aux gens.

Mlle Haller.

C’est singulier. Je n’ai jamais vu personne aussi peu littérature que les littérateurs. Entendre Claude Bersier mépriser l’état d’écrivain !

Claude.

Eh bien, oui, cela me gênera toujours d’être une « romancière ». Si vous croyez que c’est agréable de lire sur son

adresse la mention « femme de lettres » !
Flahaut, agacé.

Passez-vous donc d’écrire et de fréquenter des écrivains !

Brémont.

Vous alliez oublier la gloire ?

Claude, furieuse.

Oh ! vous, pour un mot que vous dites, vous tombez à pic.

Brémont.

Je pensais que vous saviez ce que c’est. Puisqu’aussi bien vous l’avez courtisée.

Claude.

Vous ne pourriez pas vous taire, mon petit Brémont ? La gloire, « courtiser la gloire », est-ce qu’on emploie chez moi des clichés pareils ? La gloire ? l’admiration que chacun a pour moi en son particulier, n’est-ce pas ? Brrr…

Brémont.

Mais la postérité est là…

Claude.

Justement non, elle n’est pas là. Et ce tort pour moi est si considérable que je préfère encore le plus rosse de mes contemporains, celui que j’ai vu jaunir d’envie, au plus dévoué célébrateur de mon centenaire. Si mes livres devaient en être plus beaux, je consentirais à ce que pas un ne survive une heure.

Flahaut.

Alors, mon cher maître, je ne comprends pas bien, pourquoi, pour qui écrivez-vous ?

Claude, sérieuse.

Pour vous, Flahaut.

Flahaut.

Vous avez raison, nous écrivons, nous vivons les uns pour les autres.

Brémont.

On écrit aussi pour soi.

Claude.

Allons donc ! Vous croyez que si j’étais seule sur la terre, j’écrirais des nouvelles et des romans ? Si personne ne devait le lire, pas même mon journal, je vous le promets bien.

Mlle Haller.

Je vous quitte, madame, si heureuse d’être venue…

Claude.

Alors, vous reviendrez ?

Mlle Haller, riant, heureuse.

Je reviendrai trop !

Claude.

Jamais trop si, de temps en temps, vous m’apportez d’aussi bien que cela. (Elle a un regard vers le manuscrit sur son bureau.)

Mlle Haller.

J’oubliais de l’emporter.

Claude.

Mais non, j’en ai besoin, je le garde. Cela ne vous gêne pas ?

Mlle Haller, s’en allant.

Grand Dieu ! Pour moi il a accompli sa destinée.

(Claude sort avec elle.)


Scène 3

Flahaut, Brémont
Brémont, à Flahaut qui feuillette un livre.

Elle a beau dire, elle n’est pas assez rosse.

Flahaut, ironique.

Vous trouvez ?

Brémont.

On l’embête du matin au soir.

Flahaut, sans lâcher son livre.

C’est bien mon avis.

Brémont.

Elle ne fiche plus rien. Depuis Jérôme, elle n’a rien donné.

Flahaut.

Attendons-la en mai. Nous verrons le bouquin.

Brémont.

Elle a mis trois ans à en venir à bout… Il y a toujours trente personnes chez elle.

Flahaut, acerbe.

Ainsi, nous par exemple, je me demande ce que nous faisons ici ?

Brémont.

Oh ! des intimes, des disciples…

Flahaut.

Vous imitez Claude, vous ?

Brémont.

On n’imite plus, voyons. Mais il est convenu qu’elle est le maître, le chef de file de la jeune génération… Vous, vous relèveriez plutôt de Michel Sorrèze.

Flahaut, à lui-même.

Parbleu ! Il n’y a qu’eux deux.

Brémont.

Bersier est plus forte.

Flahaut.

Non, et elle a de la chance, car, après tout, elle est femme, et j’imagine que, dans ces cas-là, il doit être cruel de ne rien attendre au-dessus de soi.

Brémont.

N’empêche qu’elle a dix ans de moins que lui. Le jour où il sera vidé, où elle continuera de battre son plein…

Flahaut.

Bah ! Sorrèze est monté si haut… il pourra la regarder venir.

Brémont.

Vous croyez à cet amour-là ? (Haussant les épaules.) Littérature…

Flahaut.

Je ne leur en vois pas d’autres, et j’imagine qu’ils sont faits comme tout le monde.

Brémont.

Sorrèze a cru se devoir ce qu’il y avait de mieux en femme, en tous les genres.

Flahaut.

Claude est la dernière… elle est arrivée assez tard.

Brémont.

Elle a su se faire attendre… On dit qu’elle aurait pu précéder la princesse Czarhedine.

Flahaut, avec une certaine amertume.

En tout cas, chez elle, personne n’a précédé Sorrèze.

Brémont.

Allons donc ! et Fréville ?

Flahaut.

Jamais.

Brémont.

Fréville ne se serait pas tué…

Flahaut, fiévreux.

Fréville m’a dit huit jours avant sa mort : ce qu’on perd, on l’a eu. Mais ce qui vous manque, ce qui vous manquera toujours, ce dont personne ne vous croit frustré, voilà la ruine et la catastrophe.

Brémont.

Fréville avait du talent… À votre place, je demanderais tout simplement la vérité à Claude.

Flahaut.

Je ne tiens pas à la connaître.

Brémont, après un temps.

Et puis, ton mépris de la gloire… Allons donc ! Si on lui disait que ce n’est pas elle qui décrochera le prix Nobel…

Flahaut.

195 000 francs.

Brémont.

195 000 francs. Oui, mais en attendant, voilà Sorrèze qui s’agite ; lui, si dédaigneux jusque-là…


Scène 4

Les mêmes, Claude.
Claude.

Elle est très gentille… elle a l’air d’une femme bien élevée.

Flahaut.

Et vous n’en rencontrez pas trop parmi nous, hein, mon cher maître ? Au fond, vous ne nous pardonnez pas votre encanaillement…

Brémont.

On vous fait une réputation de snobisme.

Claude.

Ils ont raison, je suis très snob… J’aime tout ce qui est raffiné, élégant, distant… J’aime les fleurs rares et les bêtes de race, les manières de certains officiers de cavalerie (à Flahaut) et les allures de votre style.

Flahaut.

Eh bien, cela vous nuit, mon cher maître… Ah ! si vous étiez bon garçon, si vous me disiez tu, si vous vous habilliez en homme, et si vous fumiez comme George Sand…

Claude.

Mais, pardonnez-moi, je fume. (Elle passe la boite à cigarettes aux jeunes gens et en allume une.)

Flahaut.

Oui, mais trop simplement, vous fumez à voix basse… et vous vous habillez comme tout le monde ! Pas de « cachet personnel », aucune « note particulière ». Vos robes sont à la mode et vous vont bien.

Claude.

Je suis un Philistin !

Brémont.

Est-ce que vous êtes contente de mon article, madame ?

Claude.

Ah ! oui, vous m’avez envoyé… Je vous remercie… Vous dites que je n’ai pas de tempérament.

Brémont, effrayé.

Moi j’ai dit ? Mais vous devez confondre.

Claude.

En effet, c’est dans un autre article… il y a six semaines, un autre que vous ne m’avez pas envoyé.

Brémont.

On m’a calomnié, mon cher maître.

Claude.

Ne m’appelez donc pas comme cela ! Flahaut, encore, il croit que c’est arrivé… Je n’ai jamais pu prendre sur moi d’appeler un homme ainsi… Vous pouvez dire madame. (Ironique.) Je suis une femme du monde ! Allons dites-moi : au revoir, madame.

Brémont, s’inclinant, prétentieux.

Au revoir, madame, et mon très vénéré maître.

Claude, quand il est parti.

Enfin, pourquoi celui-là vient-il me voir ? Je ne l’en ai jamais prié, je le reçois mal, il ne peut pas aimer mes livres, je ne lui servirai jamais à rien.

Flahaut.

D’abord, il est bien trop bien avec vous pour avoir besoin qu’on lui dise de venir. Pour imaginer que vous le recevez mal, il faudrait une défiance de soi qu’il n’est pas en voie d’acquérir. Vos livres ? il n’est même pas coupable d’incompréhension : il ne les a pas lus. Enfin, vous vous trompez et vous lui servez à quelque chose. Il dit du mal ou du bien de vous, peu importe, il n’est pas méchant, un écho est un écho, c’est toujours cinq francs.

Claude.

Ah, bon ! alors qu’il vienne. D’ailleurs, j’ignore bien ce qu’il faudrait faire pour l’en empêcher.

Flahaut.

Et puis, vous savez, ses échos… il n’est pas le seul. Il va y avoir un article sur vous dans la Revue de France.

Claude.

Encore…

Flahaut.

Un article de moi.

Claude.

Flahaut, c’est le troisième depuis un an. Vous ne vous renouvelez pas.

Flahaut.

Dites plutôt que je fais preuve de méthode et d’esprit de suite : « Claude Bersier, le style », « Claude Bersier et les femmes »…

Claude.

Et à présent ?

Flahaut.

« Claude Bersier et l’homme ».

Claude.

Cela va m’instruire.

Flahaut.

Pourrai-je vous en faire la lecture ?

Claude.

Mais, puisque nous voilà tranquilles, allez-y.

Flahaut.

Je ne l’ai pas apporté : fixez-moi une heure.

Claude.

Déjeunez avec moi, demain.

Flahaut.

Avec joie, mon cher maître, l’on est si bien chez vous !

Claude.

Tiens… voilà un son nouveau.

Flahaut.

Vous plaisantez, il me semble que je fréquente assez votre maison.

Claude.

Vous m’avez fait l’honneur de me cultiver beaucoup. Mais cette fois-ci, mon cher, si j’ai bien entendu, ce n’est pas la maison de votre patron que vous venez d’apprécier… c’est la maison d’une femme.

Flahaut.

Vraiment ? J’ai fait comprendre cela…

Claude.

Vous aviez la mine d’un bon chat casanier qui se chauffe au coin de mon feu… Je vais relire vos premières lettres, quand vous légifériez si hardiment sur le mariage et sur les femmes…

Flahaut.

Alors vous croyez vraiment que je me laisserai marier par vous ?

Claude.

Autrefois, vous étiez pour le mariage jeune.

Flahaut.

Je le suis toujours, en principe…

Claude.

Je voudrais vous voir riche… Voulez-vous un million, Flahaut ? Une très jolie fille… ce n’est pas la mienne.

Flahaut, légèrement.

Tant pis !… et puis ne dites pas de mal de ma grande amie Denise. Je vous apprends qu’elle est fort jolie.

Claude, même ton léger.

Denise n’est pas un assez bon parti pour vous.

Flahaut, même jeu.

Au point de vue parti je vous prie de croire que je n’en rêverais pas de meilleur.

Claude, riant.

Ne me tentez pas, Flahaut, vous pousseriez trop loin la politesse. (Revenant au sérieux, mais comme si elle parlait d’autre chose.) Denise à vingt ans. Je ne peux malheureusement lui donner que 200 000 francs, mais tant que je vivrai je compléterai les 20 000 francs de rente.

Flahaut, incidemment.

Vous gagnez beaucoup d’argent, mon cher maître.

Claude.

Je travaille beaucoup, plus qu’il ne serait nécessaire à ma gloire… j’aime le luxe, et nous n’avions rien… D’ailleurs, pour la gloire aussi… à force de répéter… Si George Sand avait été une femme de peu de livres… Il est bon d’être un auteur à fatras. (À sa fille, qui ouvre une porte, gaiement.) Denise ! qu’est-ce que tu viens faire ici ?


Scène 5

Claude, Flahaut, Denise.
Denise.

Oh ! maman, je vous croyais toujours seule.

Claude.

C’est Jean Flahaut, tu peux entrer.

Denise.

Je ne le reconnaissais pas. (À Flahaut.) Bonjour, monsieur Flahaut, quand direz-vous à maman de me faire lire votre livre ?

Flahaut.

Pourquoi désirez-vous ça, mademoiselle ?

Denise.

J’en meurs d’envie ! Et puis si on ne lisait pas les livres de ses amis…

Flahaut.

Rien n’est moins nécessaire, je vous assure.

Claude, bourrue.

Ça n’est pas fait pour toi. Tu n’y comprendrais rien.

Denise.

Vous dites toujours la même chose, même à propos des vôtres. (À Flahaut.) Vous n’imaginez pas à quel point, dans cette maison, l’éducation est rétrograde. Croiriez-vous que je n’ai rien lu de maman ?

Flahaut.

Je vous prêterai ses livres.

Claude, riant.

Si vous le prenez sous votre responsabilité.

Denise.

Enfin, maman, vous n’êtes pas si raide que cela ?

Claude, rieuse.

Oh ! moi je ne suis pas raide : je suis pire.

Flahaut, souriant.

Alors Claude Bersier est iune mère aux idées étroites ?

Claude, à sa fille.

Qu’est-ce que tu tiens là ?

Denise, vivement.

Rien du tout, maman, je vous dirai plus tard.

Claude, lui enlevant un rouleau.

Un manuscrit… un manuscrit de toi !

Denise, au supplice.

Non, maman, non, je vous assure.

Claude.

Avoue donc, c’est ce que tu as de plus spirituel à faire (Très amusée.) Flahaut, un manuscrit de ma fille !

Denise.

Maman, vous êtes cruelle, ne le lui montrez pas !

Claude, qui parcourt le manuscrit.

Ah ! tu peux être tranquille… personne ne verra ça.

Denise.

Vous êtes décourageante… Pourquoi ne ferais-je pas de la littérature comme tout le monde ?

Claude.

Si tu veux faire de la littérature comme tout le monde, tu iras porter tes élucubrations à la boutique d’en face…

Denise.

Pourtant, maman, avec votre nom… Votre éditeur me prendrait tout de suite.

Claude, à Flahaut.

C’est qu’elle le croit !

Flahaut.

Mademoiselle, ne tâtez pas du métier. Si vous saviez quelle peine Claude Bersier et Michel Sorrèze ont eue à me faire imprimer.

Denise.

Ça ne vous a pas empêché d’avoir le prix Goncourt.

Claude.

Peut-être n’y aura-t-il qu’un moyen de la guérir, c’est de la laisser aller. Je te donnerai ma carte : « Claude Bersier recommande chaleureusement une amie, Mlle Denise Bersier. »

Denise.

Mais, maman, vous nous dites toujours que nous n’avons que ce que vous gagnez. Papa dit que, sans vous, nous habiterions au cinquième et ferions nos robes nous-mêmes…

Claude.

Veux-tu te charger de pourvoir à ta toilette ?

Denise.

Je voudrais essayer.

Claude.

Fais-toi modiste ou couturière.

Denise.

Je préfère les lettres.

Claude.

Flahaut, c’est l’expiation !

Flahaut.

Eh bien, mademoiselle Denise, montrez-le moi, à moi, ce que vous faites. Je vous conseillerai.

Denise.

Vous feriez cela ?

Flahaut.

Après tout, vous êtes la fille de mon maître, je ne vois pas pourquoi vous n’auriez pas de talent.

Claude, remettant le manuscrit à sa fille.

Tu es bien décidée à le lui donner ?

Denise, avec défi et solennité.

J’aurai confiance en lui comme en vous, maman.

Claude, contente.

Ah ! Flahaut, Flahaut… épluchez-le lui, son roman, et tâchez d’en faire quelque chose… Tenez, passez dans le salon, tous les deux, et laissez-moi travailler.

Denise, sortant avec le jeune homme.

Monsieur Flahaut, vous allez voir, c’est un essai d’étude psychologique.

(Claude les suit affectueusement du regard et rit doucement en se frottant les mains. Elle se met au travail quand la porte s’ouvre.)


Scène 6

Claude, Henri Bersier.
Henri.

Vous travaillez, Claude, je vous dérange ?

Claude.

Ma matinée est fichue… on ne me dérange plus… à rattraper cette nuit…

Henri.

Vous vous surmenez, c’est absurde.

Claude.

Et l’argent ?

Henri.

Nous pourrions bien en dépenser la moitié.

Claude.

Denise à doter…

Henri.

Ça, ma pauvre amie, je ne peux pas vous aider… Vous gagnez exactement six fois mes appointements… Si vous croyez que c’est drôle.

Claude.

Vous avez sauvé la face, puisque personnellement, vous n’avez jamais consenti à me rien devoir… alors qu’est-ce que cela vous fait que je gagne le superflu ?

Henri, bougon.

Le superflu, la dot de Denise ? Le superflu, cet appartement de 8 000 francs, les domestiques et les frais de table ?…

Claude.

Si vous aviez épousé une femme riche…

Henri, vivement.

Ce ne serait pas la même chose ! C’est l’argent de son père qu’elle m’aurait apporté, ou de son grand-père… c’est l’argent d’un homme.

Claude.

Retournons rue Notre-Dame-des-Champs.

Henri, agressif.

Vous m’aimiez dans ce temps-là.

Claude.

Vous le regrettez, ce temps-là ?

Henri, bref.

Oui.

Claude.

Au moins vous n’allez pas prétendre que ce soit pour l’amour de moi.

Henri.

Comme si la rupture n’était pas venue de vous ! (Claude se tait.) Vous avez été cynique… Ah ! l’on peut me vanter le féminisme… et vous n’aviez pas même un amant !

Claude.

C’est pour me dire cela que vous êtes venu ici, croyant me déranger ?

Henri.

Vous disiez que votre matinée est « fichue »…

Claude.

Vous n’allez pas me reprocher ma liberté… un fait acquis depuis dix ans.

Henri.

On ne chicane pas sa liberté à une femme qui gagne plus d’argent que vous…

Claude, énervée.

Franchement, Henri, vous pourriez mettre votre amour-propre ailleurs ? Voulez-vous que j’abandonne mes droits d’auteur ?

Henri.

Il n’est pas question de cela.

Claude.

Alors ? J’imagine qu’il ne s’agit pas de vos regrets… Si je ne me trompe pas, je ne vous plais guère, mon personnage vous fait horreur… ce n’est que par revanche, par amour-propre masculin…

Henri.

Avouez que ce serait déjà quelque chose.

Claude.

Pas assez pour rompre l’équilibre auquel nous nous sommes prêtés tous deux… et je vous assure que, depuis quelque temps, vous vous surveillez moins, votre mauvaise humeur pèse lourdement. Pourquoi ne voulez-vous pas être bons amis ? Je vous aime bien, moi, Henri, en souvenir du passé.

Henri.

Il a si peu duré. Vous vous êtes reprise dès que vous avez cru en vous.

Claude, avec un soupir.

Dès que j’ai jugé notre amour…

Henri.

Il vous avait suffi quelque temps… Je ne voudrais pas vous être désagréable, ma chère Claude, mais pendant quelques années, il est très vraisemblable que vous m’aviez aimé.

Claude.

Je le crois aussi… j’étais si différente alors.

Henri.

J’avoue que je n’ai jamais très bien compris ce qui s’est passé.

Claude.

Si vous l’aviez compris, nous n’en serions pas là… D’ailleurs, vous avez très élégamment pris votre parti, vous avez vite aperçu les avantages de la situation et, comme, décidément, je vous plaisais de moins en moins…

Henri.

Vous faisiez bien tout ce qu’il fallait pour ça.

Claude, douceur grave.

Oui, je devenais plus intelligente, plus active et plus équilibrée. Je perdais ma veulerie, mes bâillements et ma mauvaise humeur… Je n’aimais plus les conversations ennuyeuses…

Henri.

Alors, c’est parce que je vous ennuyais ?

Claude.

Non, bien au contraire, c’est moi qui ne vous amusais plus.

Henri.

Il me semble que je ne me plaignais pas encore ?

Claude.

Je m’arrangeais pour ne pas vous en donner lieu…

Henri.

Comment cela ?

Claude.

En me taisant… Oh, ! vous ne vous en aperceviez pas : vous vous disiez : Claude s’abrutit, elle s’absorbe, elle travaille trop, alors que je mordais mes lèvres sur tout ce qui ne devait pas sortir. (Presque gaiement.) Ô repas désastreux, dont je garde la mémoire ! Vous me reprochiez de manger trop vite…

Henri.

En un quart d’heure… vous pressiez le service…

Claude.

Jamais je n’ai été plus vivante et jamais l’expansion ne me fut plus interdite. Ô joie de la parole jaillissante, du rire sûrement partagé ! Moi je vivais de silence, du silence des vieilles femmes…

Henri.

Dame ! J’aurais été bien incapable de vous parler littérature.

Claude.

« Littérature », c’est vrai… Vous croyez qu’on « parle littérature » comme on parle chinois… Au fond, je crois que nous n’avons jamais échangé beaucoup de paroles, mais j’étais seule à m’en douter. Et ces paroles qu’il fallait mordre à mes lèvres, ravaler, refouler toujours, comme on refoule ses larmes, peu à peu elles devenaient des cris, de l’étouffement, de la colère, du désespoir. Je passais mes jours à me défendre, à me garder, à vous refuser mon âme, et jusqu’à mes gaîtés qui n’étaient plus les vôtres, et vous vouliez que la nuit… ah ! tenez, je devrais encore me taire. (Se reprenant, se domptant.) J’aurais voulu me faire pardonner, être une amie, vous être utile… Je n’avais pas cette sottise, mon cher Henri, de vous en vouloir, de me trouver incomprise… C’était à moi de comprendre. (Doucement.) C’est ce que j’ai fait. (Un temps.) Je me suis efforcée par la discrétion de ma vie…

Henri.

Au début, je l’accorde, pendant… oui, je le reconnais, pendant sept ans… mais depuis !

Claude.

Ah ! pardon… Vous savez que c’est un sujet auquel on ne touche pas. Nous l’avons traité une fois pour toutes, loyalement et nettement, nous avons discuté le divorce…

Henri.

Je m’y serais opposé de toutes mes forces.

Claude.

Je ne sais même pas pourquoi…

Henri.

Vous oubliez que je n’étais pas le seul obstacle. Sorrèze aussi est marié.

Claude, doucement.

Je vous en prie… Oui, là-bas aussi une femme s’est obstinée… Nous avons obéi…

Henri.

Vous avez des mots !

Claude.

Croyez-vous qu’il n’eût pas suffi de nous rejoindre ? mais le monde nous aurait acclamés… Sans amour, sans raison, sans convictions, deux êtres nous ont retenus… ont refusé, alors qu’il en était temps, de refaire leur vie ailleurs, ont préféré au foyer normal, au foyer heureux qu’ils pouvaient encore fonder, leur haine pour deux créatures d’une autre race, avec lesquels ils n’auraient jamais dû rien avoir de commun.

Henri, raide.

Votre devoir était de rester auprès de votre fille.

Claude.

Vous savez qu’il eût suffi de nous entendre.

Henri.

Moi vivant, jamais vous n’épouserez Sorrèze.

Claude.

Votre rancune sera donc éternelle ?

Henri.

Je voudrais vous voir à ma place !

Claude.

Je n’y serais pas restée.

Henri.

Trop commode d’évincer le gêneur (misogyne) ; les femmes, Dieu me pardonne, ne connaîtront plus de frein.

Claude.

Alors, vous êtes resté pour un principe ?

Henri.

Je suis resté parce qu’il m’a plu de rester chez moi. Je suis resté parce qu’on ne répudie pas encore son mari… parce que je vous ai prise jeune fille et qu’avec mes idées arriérées, je me sens responsable de vous…

Claude, dressée.

Tout ce que vous voudrez… hypocrisie à part !

Henri.

Vous vous êtes égarée sous mon toit, j’ai donc été un mari coupable, je n’ai pas su vous surveiller.

Claude, avec un grand rire amer.

En somme, vous attendez le retour de l’enfant prodigue pour lui ouvrir vos bras.

Henri, dans lequel s’émeut je ne sais quel sentiment de revanche.

On ne peut pas toujours crâner… Il vient un jour où les chefs-d’œuvre se raréfient, où le cerveau baisse.

Claude.

Vous attendez le ramollissement et la pénitence finale ?

Henri, hostile.

Je demande à voir la fin.

Claude.

Dieu ! que tout cela est bas… (Elle se dompte.) Henri, vous n’êtes pas venu ici uniquement pour me faire de la peine. Vous allez sortir ? Vous ne déjeunerez pas ici ?

Henri.

Justement non, j’étais venu vous provenir… Vous m’excuserez…

Claude.

Alors, en vous en allant, passez donc par le salon. Vous trouverez là quelque chose de gentil. Denise et Flahaut piochent ensemble un manuscrit de votre fille. Hein ? Flahaut… Est-ce que je n’ai pas bien trouvé ?

Henri.

Vous tenez beaucoup à la marier à un littérateur ?

Claude.

C’est encore ceux-là que je connais le mieux. Flahaut ira très loin, c’est tout ce qu’il y a de plus distingué, et un volontaire, un régulier.

Henri.

C’est bien vous que cela regarde… Denise est jeune.

Claude.

Mais Flahaut l’est aussi, et si nous attendons, j’ai peur. Mieux vaut le capter tout de suite, quand je le sais libre comme l’air. Je l’ai vu tous les jours, ces derniers mois… c’est un garçon exquis. Comme écrivain, il aura bientôt fait de nous valoir tous.

Henri, ironique.

Vous êtes le chef de famille, votre fille vous doit tout.

Claude.

Votre insistance est de mauvais goût… enfin allez les voir et remarquez, s’il vous plaît, la belle figure de Flahaut.

Henri, sortant.

Une autre fois, je suis vraiment en retard.

Claude, elle entend sonner.

Bon ! je n’aurai pas eu une minute pour travailler, ce matin.


Scène 7

Claude, Sorrèze.
Claude, avec soulagement et bonheur.

Ah ! (Elle va au visiteur, lui prend la main, la garde sur ses lèvres.)

Sorrèze, quarante-huit ans, type d’homme du monde, pour l’ensemble. Mais quant au visage, intelligent jusqu’à la souffrance, jusqu’à la névrose.

Vous travailliez ?

Claude.

Oh, Dieu non ! mon livre est fini… de la copie à bâcler.

Sorrèze, avec tristesse.

Comme je n’aime pas vous voir faire cela… Travaillez donc pour vous, Claude.

Claude, mélancolique.

Vous voyez bien qu’en trois ans je suis venue à bout d’un livre… autrefois il me fallait six mois… Bah ! je n’éprouve plus le besoin de travailler.

Sorrèze.

Vous ne me ferez pas croire ça.

Claude.

Je m’en passe très bien, je vous assure, depuis…

Sorrèze.

Depuis ?

Claude.

Depuis que je suis heureuse.

Sorrèze, ombre de raillerie.

Et depuis quand êtes-vous heureuse ?

Claude, grave.

Depuis trois ans.

Sorrèze, impressionné.

Trois ans seulement. C’est à donner le frisson quand on regarde en arrière…

Claude.

Ne soyez pas ingrat envers celles qui m’ont précédée.

Sorrèze.

Non, Claude… puisqu’elles m’ont donné la notion des distances. (Mouvement de Claude.) Rassurez-vous, je ne vous dirai pas que je n’ai jamais aimé que vous, mais dans toute ma vie il est un amour culminant, tellement incomparable qu’il peut regarder en face le passé… plus insoutenable à nos yeux que le sommeil.

Claude.

Michel !… et vous voulez que je fasse de la littérature, que je m’occupe de la vie, des besoins, des amours des autres… quand j’ai à venger votre passé et le mien !

Sorrèze.

Que dirait de moi la postérité, si Claude Bersier n’était plus bonne à rien, à compter du jour où elle m’a aimé…

Claude.

La postérité dirait que vous avez sans doute changé son sort pour celui d’une femme heureuse.

Sorrèze.

Je vais me mettre en devoir de vous faire souffrir pour vous rappeler à l’ordre…

Claude.

Je vous en défie bien !

Sorrèze, curieux.

Vraiment ? vous me défiez de vous faire souffrir ? Vous m’avez dit cela une fois… quand vous n’étiez pas encore… ce que vous auriez dû être… quand j’ai tenté de vous rendre jalouse…

Claude, très grave.

Il y a pourtant une femme dont je suis jalouse.

Sorrèze.

Laquelle ?

Claude.

La vôtre.

Sorrèze.

Ah ! mon pauvre Claude…

Claude.

Vous-même ne savez pas tout ce que vous lui êtes… Voyez-vous, cette femme qui vit chez vous, que vous embrassez machinalement le matin et le soir, dont le visage est inséparable de votre passé… cette femme que vous appelez : Marie ! et qui vient à vous pour un objet perdu, pour un vêtement froissé…

Sorrèze.

Vous êtes jalouse de cela, Claude ? quand vous avez toutes les forces vives de l’être, quand nous avons mis tout notre talent, qui n’est pas petit, à nous pénétrer l’âme, à nous posséder d’esprit et de cœur ?

Claude.

Elle aura été plus vous que moi-même !

Sorrèze.

Mon grand Claude, est-ce que, même pour les autres, nous ne sommes pas associés, confondus ? Si l’un de nous fait le voyage de l’immortalité, est-ce que nous ne traverserons pas les siècles épaulés comme nous le sommes ? (Il s’appuie fortement à son côté.)

Claude.

Je me demande parfois si je n’ai pas été trop scrupuleuse… s’il ne fallait pas vous arracher au passé, dresser mariage contre mariage, foyer contre foyer… Nous sommes de ceux à qui rien ne résiste.

Sorrèze.

Non, Claude, tout est mieux comme ceci… Il faut épargner les faibles… Nous étions trop forts.

Claude.

Ils ne nous en haïssent pas moins. Ils sentent davantage peut-être l’injure de tous les jours.

Sorrèze.

J’emploie tout mon effort à la pallier…

Claude.

Et moi ? Si vous saviez la camarade, l’ami que je suis pour cet homme qui me déteste et me jalouse. Cette femme, cette compagne à laquelle il n’avait pas droit, je la lui donne autant que je peux… Je me dépense à la maison, comme les autres épouses dans le monde. Si sa vanité ne souffrait pas, il devrait être heureux.

Sorrèze.

Sophiste ! Vous n’êtes qu’un sophiste, mon Claude.

Claude.

Ah ! ne parlons plus de ces choses-là. Donnez-moi des nouvelles de votre livre.

Sorrèze.

Il paraîtra sans doute en même temps que le vôtre. On les annonce déjà.

Claude.

Les indiscrétions… nous n’y pouvons rien. Croyez-vous que nous ayions raison de paraître ensemble ?

Sorrèze.

Cela regarde nos éditeurs. Je ne vois pas le tort que nous pourrions nous faire.

Claude.

Flahaut m’a dit que vous en aviez exprimé un peu d’ennui. Voulez-vous que je donne l’ordre d’attendre octobre ?

Sorrèze.

En ce cas, ma chère amie, c’est moi qui vous céderais la place, mais il n’y a aucun inconvénient à ce qu’on parle de nous ensemble. Ça ne changera rien à leurs habitudes.

Claude.

Vous êtes tout à fait prêt ?

Sorrèze, sous les armes.

Oui, Claude… (Un temps.) Vous le regrettez ? Avouez que vous n’aimez pas ce livre-là.

Claude.

Moins que les autres.

Sorrèze.

Franchement… est-il bon, oui ou non ?

Claude.

Michel, les uns diront oui, les autres non. Je ne serai pas avec ceux-là. C’est tout de même fait avec votre style… votre style qui nous bouleverse l’esprit, comme d’autres choses bouleversent le cœur… Mais je n’aime pas vos personnages, je n’aime pas leur atmosphère, je n’aime pas…

Sorrèze, l’embrassant.

Assez, assez ! D’ailleurs, moi aussi j’ai à me plaindre. (Claude lève la tête.) Voilà quinze jours que vous n’êtes venue rue Michel-Ange…

Claude.

Vous ne m’y aviez pas appelée.

Sorrèze.

Par discrétion, je vous laissais à votre livre.

Claude, sincère.

Michel… est-ce qu’un livre compte ?

Sorrèze.

Dame, il me semble.

Claude.

Vous serez toujours un homme !

Sorrèze.

Vous n’allez pas me faire croire que vous vous désintéressez complètement de vos succès ?

Claude.

Non, mais il est certain que nous n’y apportons pas la même conviction, ni peut-être la même naïveté que vous.

Sorrèze.

Vous voulez dire que vous n’avez pas la même passion désintéressée de l’art ?

Claude, avec un doute.

L’art… Ah ! j’avoue que je tiens d’abord à la vie. Si j’ai travaillé, si j’ai eu du talent, c’est parce que j’ai trouvé là une plus forte manière d’exister, appelez-le, si vous le voulez, l’amour non désintéressé de l’art. Si cela m’a passionnée d’être plus que les autres femmes, supérieure de corps, d’âme et d’esprit, c’est pour valoir plus d’amour qu’elles, c’est pour vous arracher quelque chose de plus fort, de plus désespéré…

Sorrèze.

Claude…

Claude.

Ah ! nous n’arrivons pas à l’art par le même chemin que vous. Si vous saviez les années que j’ai traversées, les premières années de ce mariage…

Sorrèze.

Si vous n’aviez pas souffert, vous ne seriez pas aujourd’hui ce que vous êtes.

Claude, court éclat de rire.

Il y aurait un romancier de moins sur la terre !

Sorrèze. avec reproche.

Et je ne vous aurais pas rencontrée !

Claude, émue.

J’ai donc eu raison de souffrir…

Sorrèze, murmurant.

La revanche approchait…

Claude.

La revanche ? il a fallu la machiner à la sueur de son front. Entre vingt-cinq et trente ans, j’ai failli mourir de l’effort. J’étais dans une solitude à crier… J’étais si lâche que j’ai tenté d’aimer mon mari. Un instinct de conservation m’a sauvée. Voyez-vous, Michel, ce qu’il faut aimer en moi, c’est d’avoir préféré le désespoir au bonheur indigne… C’est alors que j’écrivis Jérôme… J’avais trente et un ans.

Sorrèze, très ému.

Et Jérôme vous donnait à moi.

Claude.

Je suis venue comme la Sibylle, à une heure où j’avais les livres entiers de l’avenir dans mes bras. On m’en a refusé le prix et trois furent jetés au feu. De ce qui restait, j’ai eu la même exigence, et, devant le refus, trois encore ont été brûlés. C’est des trois derniers livres que la Sibylle reçut le prix qu’elle avait attendu de tous. (Un silence. Sorrèze tient la main de Claude et la serre avec force. Ils ne se regardent pas.)

Sorrèze.

Que puis-je pour vous ?

Claude, dans un cri de bonheur.

Être… être là que je vous aime.

Sorrèze.

Exigez tout de moi… Vous ne m’avez jamais laissé dire ma passion.

Claude.

Chut ! J’ai si peur des mots…

Sorrèze.

Mais ceux que nous n’écrirons pas, Claude ? Je me souviens… la première fois que je vous ai vue, on disait en vous regardant : le physique et la supériorité, c’est trop !

Claude, passionnée.

Ce n’est jamais assez !

Sorrèze.

Je vous avoue, Claude, le rival m’a d’abord ému. J’ai tout de suite compris que je n’aurais de repos qu’en vous aimant : Celui-là me vaut, et c’est une femme. Elle est tout ce que je suis et on le verra bien. Elle m’équivaut, donc elle m’annule… Que faire ? Elle est une femme, une femme qu’un homme aimera… Elle brise la gloire entre mes mains, elle m’est dangereuse, et un homme l’aimera, la tiendra dans le proche et tendre mépris de l’amour. Elle me doit son humilité, elle s’agenouillera devant moi, parce qu’elle est femme et que, si grande qu’elle soit, moi seul peux lui donner toute sa destinée.

Claude, s’est agenouillée et met ses deux mains dans les mains de Sorrèze, dans l’attitude de l’hommage. Très émue, elle rit.

Voilà ! Est-ce que le rival est bien gênant ?

Sorrèze.

Devant les autres, j’ai trop d’orgueil de vous, Claude, mais, entre nous, j’ai peur de vous savoir consciente de tant de valeur, de tant de force, j’ai peur de vous qui avez aimé l’ambition, jusqu’à en vouloir en votre nom propre, j’ai peur que vous compariez et que je ne l’emporte pas.

Claude.

Michel, je n’ai pas trouvé une déception en vous. Vous avez été le salut, vous avez été le miracle. Sans vous, j’étais une condamnée. (Ironique, amère.) Ce que je vaux ? Qu’est-ce que cela fait pour mon bonheur ?

Sorrèze.

Dans un amour normal, l’homme doit primer la femme.

Claude, fermement.

Oui.

Sorrèze, la scrutant avec anxiété.

Et si c’était vous, Claude, si c’était vous la plus grande, la plus forte et la plus altière…

Claude.

Vous étiez le premier écrivain de France quand j’étais un pauvre grimaud de journal de modes.

Sorrèze, avec conviction.

Depuis…

Claude, passionnée.

Disparaissez de ma vie et l’on verra ce qui reste de ma gloire et de mon talent.

Sorrèze.

Bien que mon royaume ne soit point de ce monde, vous n’en êtes pas moins un sujet inquiétant. Je ne vous tiens que par l’amour : une inférieure, je l’aurais par orgueil et par l’intérêt. Oh ! c’est un cruel amour que le nôtre. Depuis que vous êtes mienne, je ne connais plus le repos. J’ai dix ans de plus que vous, Claude, et comme les amoureuses je ne dois plus vieillir. Je dois me garder intact, me garder entier pour la lutte : cerveau, travail et succès. Ah ! vous vengez les femmes, et nous connaîtrons la beauté qui s’efface et l’amour que nous ne valons plus.

Claude.

Quel malade vous faites…

Sorrèze.

Un lucide.

Claude.

Il vous fallait aimer une petite femme, la « vraie femme », l’héroïne chère à vos confrères.

Sorrèze.

Avant, soit, mais après vous… Claude, vous avez détruit nos amours de jadis… êtes-vous sûre de ce que vous donnez en échange ?

Claude, passionnée.

Si ces amours de jadis faisaient encore vraiment battre votre cœur, nous serions restées celles de jadis… et c’est à nous de nous plaindre, Michel, c’est votre exigeant désir qui a fait de nous les femmes que nous sommes, c’est votre lassitude, votre mépris des esclaves, votre ennui même de l’épouse séculaire. Allez, ce seront toujours les plus aimées qui vivront et qui survivront, et « la femme de demain » sera la plus aimée de demain.

Sorrèze.

Eh ! bien, laissons les autres se sauver eux-mêmes. J’aime mieux croire que vous êtes un bel accident, hasardeux, un peu terrible, et que, pour mon malheur, j’aime tant à aimer.

Claude, gravement.

Michel, voulez-vous une chose ? Voulez-vous que je renonce au métier ? Si vous saviez comme le travail m’ennuie, m’a toujours ennuyée, comme je suis paresseuse, comme j’aimerais mieux m’amuser…

Sorrèze, se levant.

Je n’ai même pas la ressource de vous demander cela… Votre silence me serait encore plus suspect. Je veux savoir ce qui se passe en vous, ce que vous avez dans le cœur.


RIDEAU.