La Turquie nouvelle

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La Turquie nouvelle
Revue des Deux Mondes5e période, tome 47 (p. 125-158).
LA TURQUIE NOUVELLE

Des événemens prodigieux s’accomplissent en Orient. La crise turque est ouverte ; mais elle s’est ouverte de la façon la plus imprévue. On pressentait bien, depuis quelques mois, que des événemens graves étaient dans l’air ; l’atmosphère était lourde d’orage ; mais tandis qu’on s’inquiétait des nouveaux projets de réforme péniblement élaborés, pour la Macédoine, par la Russie et l’Angleterre, ou qu’on s’alarmait des dispositions belliqueuses de la Bulgarie, voici que des Turcs eux-mêmes vient tout à coup l’impulsion décisive qui, en quelques jours, en quelques heures, change en Orient la face des choses. Personne, à vrai dire, en Europe, et peut-être même, à de rares exceptions près, en Orient, ne connaissait l’étendue, la profondeur et surtout l’universalité du mouvement « jeune turc ; » on disait bien, depuis quelques semaines, que les Comités étaient prêts, que des incidens étaient à prévoir, mais qui aurait osé croire à un succès si prompt et si aisé ? On jugeait le régime hamidien plus solide, mieux préparé à la résistance et beaucoup, même parmi les Turcs libéraux, ajournaient leurs espérances à la mort du Sultan. Ce régime de compression, de dénonciations, faisait d’autant plus facilement illusion qu’il était environné de silence, qu’il paraissait avoir anéanti tout ce qui aurait été capable de lui faire obstacle et qu’il passait pour avoir trouvé au dehors des appuis assez solides pour être en droit de se croire assuré de la tranquillité du dedans. Toute cette force apparente s’est évanouie devant la force réelle qui a surgi d’où on ne l’attendait pas, du fond même de la vieille race turque. On la supposait passive et résignée et, tout à coup, elle a révélé sa vitalité, affirmé sa volonté de rester maîtresse de ses destinées et de marcher par ses propres moyens dans les voies du progrès. On savait bien que ces Turcs étaient là, que l’armée était brave, les paysans honnêtes et laborieux, mais on se demandait si la corruption d’en haut n’avait pas gangrené tout le corps social et si les comités « jeunes turcs » pourraient être jamais autre chose qu’une élite éclairée, mais utopique et pratiquement impuissante. Et voilà que cette force révolutionnaire s’est révélée comme une puissance organique, créatrice d’ordre et de justice. En quelques jours, des événemens inouïs ont renouvelé la physionomie de l’Empire ottoman et bouleversé l’économie des vieilles questions insolubles qui constituent la « question d’Orient. » Les Turcs ont repris en mains, virilement, la direction de leurs propres destinées ; ils sont sortis de leur rôle passif ; c’est eux maintenant qui agissent, et c’est l’Europe qui les regarde.


I

La Turquie vit en ce moment une de ces heures de fraternité active où les hommes, pour avoir longtemps nourri dans le silence les mêmes espérances, vibrent à l’unisson dans la joie d’une commune délivrance ; de telles heures, où les meilleurs instincts l’emportent, où les conseils les plus généreux sont aussi les plus écoutés, où les jalousies et les ambitions égoïstes se cachent encore dans l’ombre, sont rares dans la vie des peuples, mais elles seraient fécondes, alors même qu’elles resteraient sans lendemain ; leur souvenir agit sur la mentalité nationale comme un ferment de vie, comme un perpétuel appel à l’élévation des cœurs : les peuples font dater de pareilles journées leur régénération, leurs progrès décisifs. Rien ne résiste à cette allégresse des multitudes, elle porte avec elle comme une lumière conquérante qui éblouit et qui entraîne. En Turquie, sa première conquête et sans doute la plus inattendue, a été celle du Sultan. La révolution a commencé comme une conspiration militaire et elle se continue comme une fête nationale. La complicité universelle de l’immense majorité des habitans de l’Empire, depuis les fonctionnaires les plus élevés jusqu’aux plus humbles habitans, l’a rendue irrésistible, en a transformé le caractère, lui a donné une âme.

Pline le Jeune raconte, dans une de ses lettres, que l’empereur Nerva, à son avènement, fit arrêter tous les individus qui, durant les sombres jours de Domitien, avaient fait métier de délateurs, et que, les ayant fait conduire à Ostie, il les embarqua à bord d’un navire qui leva l’ancre et les conduisit vers l’exil aux applaudissemens d’un peuple en liesse. Les Turcs contens aujourd’hui d’une joie pareille après plus de trente ans d’un régime de tyrannie policière et de délation où la moindre parole, le moindre geste suffisait à rendre suspect, où le silence même était interprété, où ni la vie, ni l’honneur, ni la fortune des sujets n’avaient de recours contre l’arbitraire d’en haut, voici que tout d’un coup, par la plus étrange et la plus inattendue des révolutions, toute la camarilla d’Yildiz-Kiosk, qui perpétuait et aggravait la tyrannie parce qu’elle en profitait, se trouve dispersée, prisonnière ou fugitive ; un régime de liberté succède sans transition à l’absolutisme aboli : il s’est produit, dans tout ce peuple, un sentiment général de décompression qui s’est traduit d’abord par un besoin de manifestation et de bruit, par une exubérance de paroles, et de gestes, chacun en se hâtant d’user des libertés nouvelles, semble chercher à se prouver à soi-même qu’il les possède enfin. Mais, presque nulle part, la liberté n’a dégénéré en licence ; très peu de sang, jusqu’ici, a été versé ; quelques officiers, connus comme délateurs ont été tués durant les premiers jours ; l’excitation de la lutte et le mépris qu’inspire en tout pays le métier de mouchard, expliquent, sans les excuser, ces exécutions sommaires.

Il y a peu d’exemples dans l’histoire qu’une révolution dont les conséquences promettent d’être si importantes, se soit accomplie si facilement, si simplement ; il n’y en a guère non plus qui ait trouvé moins d’adversaires et qui ait recueilli de si unanimes approbations. Tout ce qui constituait le système du gouvernement absolutiste d’Abd-ul-Hamid s’est effondré en même temps. A un régime fondé sur la crainte, quand la force manque, tout est perdu. Contre les troupes mutinées de Macédoine, le Sultan songea à recourir à celles d’Asie : elles refusèrent de marcher. Le dernier coup vint au Sultan des Albanais qui, réunis à Ferisovich, envoyèrent à Yildiz une dépêche où ils réclamaient la Constitution : or, ce sont des Albanais qui, autour du Palais, veillent sur la personne du Sultan ; qui donc garderait ces gardiens ? Il fallait céder : « on peut tout faire avec des baïonnettes, excepté s’asseoir dessus. » Un iradé suffit à remettre en vigueur la Constitution oubliée, mais non abolie, de 1876 ; des élections furent annoncées, un ministère responsable constitué ; du jour au lendemain l’Empire ottoman devint un État constitutionnel.

Mais le fait dominant, dans ce bouleversement, c’est moins l’organisation sur le papier d’un régime libéral que la prise de possession effective du pouvoir et l’exercice réel du gouvernement par le Comité Union et Progrès[1]. Ce sont les délégués du Comité, composé surtout d’officiers, et dont les inspirateurs les plus influons paraissent être les majors Niazi-bey et Enver-bey qui, sans remplacer les organes réguliers du gouvernement, en réalité les dirigent ; ce sont eux qui dictent au Sultan leurs volontés, font et défont les ministères, imposent la révocation des fonctionnaires et la nomination d’hommes dévoués aux idées des Jeunes Turcs. Il y a là un phénomène comparable au pouvoir du Comité de Salut public pendant la Convention. C’est sur les injonctions impératives des délégués du Comité que s’opère rapidement l’œuvre préliminaire d’épuration et de nettoyage ; toute la camarilla délatrice et concussionnaire a été balayée en quelques jours ; les principaux personnages de l’entourage de confiance du Sultan, Izzet-pacha, les Melhamé, les derviches et les astrologues se sont enfuis ou ont été arrêtés ; les ministres accusés de prévarication sont en prison en attendant le jugement qui leur fera rendre gorge ; tout l’ancien personnel compromis est liquidé, dispersé, remplacé, tandis que les fonctionnaires patriotes, même les plus dévoués au Sultan, se rallient avec joie au mouvement « jeune turc, » s’entendent avec le Comité et applaudissent à la constitution retrouvée. Les hommes les plus sages, les plus avisés, comme l’Inspecteur général des trois vilayets de Roumélie, Hilmi pacha, ne cachent pas leur satisfaction et remercient le Sultan d’avoir répondu aux vœux de ses sujets fidèles.

C’est un des traits les plus curieux de la méthode prudente du Comité Union et Progrès et de l’esprit politique de ses inspirateurs que la manière dont la personne du Sultan est tenue en dehors des discussions et au-dessus des responsabilités. Le Sultan a été mal conseillé, il a été trompé par des traîtres qu’il faut châtier ; lui-même n’est pas responsable du mal qui a été fait en son nom et que, désabusé aujourd’hui, il déplore ; en tout cas il doit rester intangible ; il est le padischah, le khalife, symbole vivant de l’unité nationale : telle est la fiction qu’admet et qu’impose le Comité. Au milieu de l’effondrement de son système et de la dispersion de ses fidèles, Abd-ul-Hamid, jusqu’ici, est resté debout. Avec une merveilleuse présence d’esprit, il a fait à mauvaise fortune bon visage, il a su se plier aux circonstances ; sa décision une fois prise, il a joué son rôle en maître, se montrant en public, parlant au peuple, plus réformateur que les réformateurs eux-mêmes, arborant au Selamlik la cocarde constitutionnelle, offrant un palais au Comité Union et Progrès, abandonnant sans vergogne ses amis et tendant les bras à ses victimes. S’il n’avait pas mis plus tôt la Constitution en vigueur, c’est que les circonstances l’en avaient empêché et que son peuple n’était pas assez instruit pour être libre ; mais maintenant la situation a changé, et depuis que des traîtres ne l’empêchent plus de la voir telle qu’elle est, il comprend que le temps est venu d’établir le régime constitutionnel ; il remercie les sujets fidèles qui l’ont éclairé, il leur demande de lui continuer leurs bons conseils ; il n’a jamais voulu que le bien et le bonheur de son peuple en qui il a confiance et dont les acclamations loyales touchent et réjouissent son cœur paternel. Qualis artifex ! En vérité, Abd-ul-Hamid est un grand artiste, ou plutôt un grand politique !

Comment n’apprécierait-il pas certains résultats du nouveau régime ? Il se trouvait en face de grosses difficultés ; il allait être mis dans la nécessité de répondre aux propositions anglo-russes, d’accorder de nouvelles réformes en Macédoine qui, en dépit des euphémismes diplomatiques, auraient limité et contrôlé son pouvoir souverain, et voici que subitement, par la vertu de la liberté retrouvée, la tragédie macédonienne tourne à la pastorale. On s’embrasse ! Loups et renards sont entrés dans la bergerie ; ils fraternisent, pêle-mêle, avec les moutons. Les bandes de toutes les nationalités déposent les armes, descendent dans la plaine, accourent dans les villes et sur les marchés. Sandanski a fait son entrée à Salonique, au milieu des acclamations, avec Panitza, l’assassin de Boris Sarafof ; il prépare sa candidature aux élections. Les Bulgares de Macédoine, émigrés dans la Principauté, reviennent en masse. Les prisons se sont ouvertes ; des centaines d’hommes, l’élite des nationalités concurrentes, en sont sortis, mais c’est pour fraterniser entre eux et avec les Turcs. Les Albanais jurent d’oublier leurs vendettas séculaires, de vivre désormais en honnêtes paysans, en citoyens paisibles. A Salonique, les rues sont pleines d’étranges figures basanées de brigands apprivoisés, anthartes grecs et comitadjis bulgares. Hilmi-pacha les harangue ; il dit aux Grecs, venus de Thessalie pour le féliciter, la joie du peuple turc et son espoir dans le règne de la concorde universelle. Quant aux officiers « réorganisateurs, » aux conseillers financiers, à tout le personnel européen de réformes, ils regardent et ils attendent. Ainsi s’évanouit, dans l’allégresse générale de tout un peuple, le fantôme sanglant de la Macédoine ; tout ce qu’il y avait, dans les revendications des nationalités, de factice et d’artificiel, apparaît ; être devenus citoyens d’un pays libre et constitutionnel suffit, pour le moment, aux habitans de la Macédoine ; ils attendent de la liberté et de l’esprit de justice du nouveau régime la satisfaction de leurs multiples espérances.

De tels élans d’enthousiasme universel peuvent soulever un peuple au-dessus de lui-même et lui faire accomplir de grandes choses ; mais, de leur nature même, ils sont passagers ; après les heures de fièvre, le terre à terre de la vie courante reprend son empire ; on s’accoutume vite à la liberté, et les avantages dont on jouit ont bientôt perdu le meilleur de leur prix ; la nature humaine reparaît avec ses besoins, ses passions, ses jalousies, ses instincts héréditaires : alors la féerie cesse et la mêlée des intérêts commence. Certes, nous croyons qu’il restera quelque chose, qu’il restera beaucoup du mouvement actuel ; personne ne souhaite, et, même si on le souhaitait, personne ne pourrait espérer le retour à l’ancien ordre de choses ; les chefs et les inspirateurs du Comité Union et Progrès ont donné des preuves rassurantes de leur esprit de modération, de sagesse, de prévoyance, mais leur tâche ne fait que commencer. Nous venons de voir quelques-uns des effets extérieurs du mouvement ; essayons de pousser plus loin notre analyse, d’en pénétrer les origines, d’en démêler le caractère et la direction.


II

On se ferait une idée très incomplète de la révolution que les Jeunes Turcs viennent d’accomplir si on la comparait à celles qui, dans l’Europe occidentale, en 1830 et en 1848 par exemple, ont abouti à la conquête de la liberté politique et du régime constitutionnel. Autant qu’il est libéral et anti-absolutiste, le mouvement actuel est patriote et nationaliste ; il serait même plus juste de dire qu’il est libéral et constitutionnel, surtout parce qu’il estnationaliste.il n’est pas dirigé par des professeurs ou des journalistes, par des « intellectuels : » c’est un mouvement militaire ; le Comité Union et Progrès est composé d’officiers, et c’est sous la forme d’une mutinerie militaire que la révolution a commencé à Salonique et à Monastir ; le pouvoir effectif, en ce moment, en Turquie, appartient à l’armée ; les délégués du Comité, les Niazi-bey, les Enver-bey, qui dictent leurs volontés au Sultan, nomment et révoquent les ministres, les généraux, les ambassadeurs, les valis, sont tous des officiers, des médecins de l’armée : c’est une franc-maçonnerie militaire qui, avec l’approbation du pays et l’aide de comités siégeant à l’étranger, s’est emparée du pouvoir et gouverne par ses délégués. Voilà un premier trait qui caractérise les événemens actuels.

Le mouvement a éclaté dans l’armée, dans le IIIe corps, celui de Macédoine, parce que c’est dans l’armée, et spécialement dans le IIIe corps, que le mécontentement était le plus vif. Comment une armée en général si disciplinée et si loyaliste en est-elle venue à la révolte ouverte ? On a dit qu’elle était mal payée, que la solde des hommes et des officiers était en retard ; or, les troupes de Macédoine, grâce à la bonne gestion de la Commission financière européenne et de l’Inspecteur général Hilmi-Pacha, étaient, depuis quelques mois, les plus régulièrement payées ; on était presque arrivé à un régime normal ; à peine un mois de solde restait arriéré au moment où éclata le mouvement insurrectionnel auquel il faut chercher des causes plus élevées. Depuis six ans, l’armée turque d’Europe était aux prises avec les difficultés et les périls sans cesse renaissans de la question macédonienne, poursuivant les bandes, gardant les voies ferrées, surveillant les frontières sans faire avancer d’un pas la pacification du pays. Elle s’apercevait que l’état de trouble où se débattait la Macédoine n’était que l’une des manifestations d’un mal plus général, et que l’anarchie d’en bas résultait de l’absolutisme tyrannique d’en haut. Pour prix de ses peines et de ses périls, elle était soumise à un régime dégradant d’espionnage et de délation ; sur un soupçon, ses chefs les plus aimés étaient envoyés en Tripolitaine ou en Arabie ; l’avancement n’était donné qu’à la bassesse et à la flatterie ; il récompensait les mouchards d’Yildiz ; un tel régime, en détruisant la camaraderie entre les officiers et le loyalisme envers le gouvernement, tue fatalement l’esprit militaire.

Ainsi la glorieuse armée turque, réduite à un rôle de police, traitée en suspecte, frémissait d’impatience sous un régime qui énervait sa force et détruisait sa cohésion. Elle souffrait aussi dans son patriotisme : elle accusait le Sultan de mettre le pays sous la tutelle humiliante des étrangers et de préparer la décadence définitive de l’Empire. Les étrangers, l’armée les rencontrait partout : officiers allemands dans les hauts conseils de l’Etat-major, aides de camp italiens dans l’entourage du Sultan, fonctionnaires de toutes les nationalités dans toutes les branches de l’administration, richement payés, indépendans, jouissant de toutes les prérogatives dont les sujets du Sultan étaient privés. Mais c’est surtout en Macédoine que les officiers se trouvaient en contact avec des étrangers de plus en plus nombreux. « Agens civils » russe et autrichien ; « conseillers financiers » anglais, français, allemand, italien, chacun avec leurs secrétaires et leurs drogmans ; « général et officiers réorganisateurs de la gendarmerie, » c’est tout un nombreux personnel européen qui, dans les trois vilayets de Macédoine, contrôle toutes les branches de l’administration et du gouvernement. Des officiers autrichiens, russes, français, anglais, italiens, séjournent jusque dans les petites villes de la Macédoine ; un major allemand dirige l’école de gendarmerie ; leur autorité, si limitée qu’elle soit, leur donne cependant en pratique le droit de commander à des officiers ottomans, et surtout, ils sont des témoins gênans dont la présence ajoute, aux souffrances de l’armée turque, l’humiliation de les savoir connues. Tout ce personnel des « réformes » n’a pas suffi à pacifier le pays ni à y faire régner l’ordre, mais sa présence blesse et irrite au plus haut point le patriotisme ombrageux des Jeunes Turcs ; ils disent que l’absolutisme hamidien, tyrannique au dedans, est faible et pusillanime en face des étrangers, auxquels, si l’on n’y met ordre, il aura bientôt, morceau par morceau, livré tout l’Empire.

Les chancelleries européennes, durant le printemps et l’été de cette année, se sont mises d’accord sur la nécessité d’aboutir enfin à une pacification de la Macédoine en y développant les réformes et le contrôle européen, en créant notamment une inspection du service judiciaire et en organisant, sous la haute direction des officiers européens, une force mobile pour la poursuite des bandes. L’Angleterre et la Russie arrivaient chacune avec son projet, et elles paraissaient plus préoccupées de l’approbation des puissances européennes que du consentement du Sultan ; de plus en plus, il paraissait aux Jeunes Turcs que la souveraineté du Sultan n’était plus qu’une façade derrière laquelle se cachait le gouvernement des étrangers. Le discours du baron d’Æhrenthal, le 27 janvier dernier, eut, dans les milieux patriotes et nationalistes turcs, et particulièrement parmi les officiers, le plus fâcheux retentissement ; il réveilla le souvenir du démembrement de 1878, de l’occupation de la Bosnie et de l’Herzégovine par les Autrichiens et des droits que leur donne le traité de Berlin sur l’ancien sandjak de Novi-Bazar ; la convention relative au chemin de fer de Serajevo à Mitrovitza apparut comme une mainmise de l’Autriche sur une nouvelle province turque, comme un nouveau pas en avant des étrangers dans la direction de Salonique. Ce n’est donc point par hasard que le mouvement révolutionnaire dans l’armée a commencé en Macédoine ; ce fait en dit long sur son véritable caractère. Il y a corrélation directe entre le mouvement « jeune turc » et les affaires de Macédoine ; le discours du baron d’Æhrenthal, les premiers travaux du chemin de fer du sandjak et l’annonce de nouvelles réformes exigées par la note anglo-russe ont hâté certainement le succès de la propagande du Comité Union et Progrès et la proclamation de la Constitution. Plus encore, peut-être, que ses procédés arbitraires et tyranniques, les Jeunes Turcs, — et c’est à leur honneur, — reprochent au régime hamidien de diminuer la patrie ottomane.

Le mouvement nationaliste ne se traduira point, bien entendu, par une expulsion en masse des étrangers, par une poussée de xénophobie brutale et irraisonnée analogue, par exemple, à la guerre des « Boxeurs. » Les Jeunes Turcs savent trop bien pour pouvoir l’oublier tout ce que leur pays doit aux étrangers pour ses finances, ses travaux publics, son armée même et sa marine ; leurs comités ont reçu, chez les nations occidentales, hospitalité et protection ; ils sont imbus des idées et des principes de gouvernement des peuples libéraux européens, mais ils en veulent faire eux-mêmes application à leur pays, et si leur programme est « la Turquie libre, » il est aussi « la Turquie aux Turcs. » Comme les Japonais, ils emprunteront aux peuples plus anciennement civilisés les armes et les outils, tout ce qu’il faudra pour pouvoir ensuite se passer d’eux ; ils s’européaniseront pour mieux rester eux-mêmes. C’est en ce sens que, autant qu’on en peut juger jusqu’ici, le mouvement actuel a des analogies avec la révolution de Meiji d’où est sorti le Japon moderne. Qui mesurera jamais l’influence que Port-Arthur, Moukden et Tsoushima ont pu exercer sur l’esprit public dans le pays des vaincus de Plevna et de Chipka ?

Par prudence et par esprit politique, le Comité Union et Progrès s’est efforcé d’atténuer, ou tout au moins de masquer le caractère d’intransigeance nationaliste du mouvement « jeune turc, » mais des incidens révélateurs sont déjà survenus. En plusieurs endroits, notamment dans le secteur russe, des officiers étrangers ont été avisés, sans menaces, qu’ils seraient bien inspirés en ne rejoignant pas leur poste ou en le quittant. A Serès, où le colonel français Baumann a rassemblé tous ses officiers, ils ont été acclamés, mais on leur a laissé entendre que l’on espérait bien n’avoir plus besoin désormais de leurs services. Déjà, dit-on, les officiers autrichiens auraient été rappelés ; le major allemand, qui était en congé, y reste. Enfin un incident plus significatif s’est produit le 12 juillet, s’il faut en croire une dépêche adressée au Berliner Tageblatt : comme le général Mussaffer-pacha, chargé d’étudier le tracé du nouveau chemin de fer du sandjak de Novi-Bazar, de Serajevo à Mitrovitza, voyageait entre Uskub et Salonique, il a été arraché de son wagon et couvert de crachats par des officiers ; les nationalistes considèrent toute collaboration à ce chemin de fer comme une trahison envers la patrie ottomane.

Aspirations libérales et aspirations nationalistes, la Constitution donne satisfaction aux unes comme aux autres : non seulement elle assure aux habitans de l’Empire ottoman les bénéfices des institutions représentatives et de la liberté politique, mais encore elle crée véritablement une Turquie nouvelle en abolissant toute distinction entre les habitans de l’Empire, quelle que soit la race ou la religion à laquelle ils appartiennent. C’est là le point capital qui donne à la Constitution de 1876, restaurée en 1908, toute son importance. Son article 8 dit expressément :

« Tous les sujets de l’Empire sont indistinctement appelés Ottomans, quelle que soit la religion qu’ils professent. »

Et l’article 17 ajoute :

« Tous les Ottomans sont égaux devant la loi. Ils ont les mêmes droits et les mêmes devoirs envers le pays, sans préjudice de ce qui concerne la religion. »

La Constitution biffe d’un seul coup cinq siècles d’histoire ; elle fonde l’Etat ottoman sur un principe absolument nouveau. Le régime établi par Mahomet le Conquérant était fondé sur l’inégalité des vainqueurs et des vaincus : il faisait de l’organisation religieuse le cadre obligatoire de la vie nationale ; il reconnaissait pour chef de chaque communauté ou « nation » son pasteur religieux ; les Musulmans devaient le service militaire et ne payaient que les taxes prescrites par le Coran ; les non-musulmans ou rayas payaient des impôts spéciaux et ne faisaient pas de service militaire ; ainsi la dissemblance, le privilège étaient partout, l’égalité nulle part. De ces communautés juxtaposées, mais sans autres liens entre elles qu’une commune obéissance au padischah, la Constitution fait une nation de citoyens ; elle apporte dans l’Empire ottoman un idéal nouveau, un idéal unitaire et égalitaire, importé d’Occident, qui est en contradiction formelle avec tous les principes sur lesquels était fondée son organisation et sur lesquels il avait vécu jusqu’ici, en dépit des tentatives libérales de 1839, de 1836 et de 1876.

Il faut bien voir, — pour comprendre toutes les conséquences politiques que doit amener l’introduction du régime nouveau dans l’Empire ottoman, — que toutes les interventions des puissances européennes en Turquie, celles notamment de la Russie et de l’Autriche, se sont produites pour protéger les chrétiens de l’Empire et leur assurer des droits. Ces interventions ont été souvent justifiées ; parfois aussi l’oppression des chrétiens n’a été qu’un prétexte à des guerres de conquête. Dans l’ensemble, c’est grâce aux interventions militaires ou diplomatiques des puissances européennes que les communautés chrétiennes ont obtenu une situation meilleure et des garanties plus effectives que le bon vouloir du vainqueur. Les Jeunes Turcs ont l’ambition d’épargner à leur patrie l’ingérence humiliante des étrangers. dans ses affaires intérieures en la rendant inutile et en lui enlevant tout prétexte à se produire. Le jour où tous les sujets du Sultan seront égaux en droits et en devoirs, égaux devant une loi commune qui ne sera plus celle de leurs religions respectives, mais la loi civile de l’Empire ottoman, les puissances étrangères n’auront plus aucun motif plausible d’intervention. Le seul moyen d’arriver à ce résultat était de faire de la Turquie un pays constitutionnel et de limiter les droits du souverain par la proclamation des droits des sujets, de transformer tous les habitans de l’Empire, musulmans ou chrétiens, en citoyens. On ne distinguerait plus, désormais, des Turcs conquérans et des rayas conquis ; il n’y aurait plus ni Osmanlis, ni Albanais, ni Grecs, ni Bulgares, ni Arméniens, ni Maronites, ni Arabes, mais seulement des citoyens ottomans, pleinement libres de pratiquer des cultes différens, mais soumis aux mêmes lois délibérées et votées par leurs représentans, astreints aux mêmes charges, jouissant des mêmes prérogatives, électeurs des mêmes députés. L’Etat que le Comité Union et Progrès espère avoir fondé serait donc bien une Turquie nouvelle ; ce serait, effectivement et non plus seulement sur le papier, un État européen gouverné par une Constitution et des lois fondées sur les mêmes principes d’égalité et de liberté politique qui régissent tous les autres pays d’Europe. Cette Turquie nouvelle arriverait bientôt à se suffire à elle-même, à éviter les ingérences étrangères, à progresser par ses propres moyens et à mettre elle-même en valeur ses richesses. Son développement économique apporterait à tous ses citoyens la prospérité et à l’Etat l’indépendance de ses finances. L’accroissement du bien-être général, la construction de chemins de fer, de routes, de voies navigables, apporteraient la sécurité dans tout l’Empire et mettraient fin à beaucoup de conflits séculaires, que l’on qualifie à tort de luttes de races ou de religions et qui ne sont que des luttes pour l’existence, des conflits économiques et sociaux. L’instruction abondamment répandue achèverait de faire de l’Orient, comme aux temps de Rome et de Byzance, la terre par excellence de la richesse et de la civilisation, et de Constantinople la lumière du monde.


III

L’histoire de la Turquie constitutionnelle ne date pas du 24 juillet 1908 ; il y a une tradition turque des réformes qui est parallèle à la tradition européenne, et qui s’y oppose ; elle a derrière elle tout un passé de luttes et d’efforts aussi généreux qu’impuissans ; elle a eu ses apôtres, ses martyrs. L’histoire de leurs tentatives et celle de leurs échecs est particulièrement intéressante à rappeler au moment où, comme la Belle-au-Bois-dormant, la Constitution de 1876 s’éveille d’un sommeil de trente-deux ans à l’appel des officiers du Comité Union et Progrès.

Le progrès des idées libérales en Turquie se dessine après la grande secousse européenne de 1830. Il est activement favorisé par l’Angleterre qui, pour affranchir l’Empire ottoman de la tutelle russe imposée par le traité d’alliance d’Unkiar-Skélessi, le pousse dans la voie des réformes et de la centralisation. Le cabinet de Londres conseille au Sultan, pour supprimer tout prétexte à une intervention russe, de fondre les populations chrétiennes dans une Turquie modernisée, tolérant», libérale et parlementaire. Abd-ul-Medjid promulgue le hatti-chérif de Gul-Hané qui inaugure les lois du Tanzimat[2] ou « nouveau régime ; » il proclame l’égalité devant la loi, la suppression de toute distinction entre les sujets du Sultan, bref, tous les principes qui viennent d’être remis en vigueur. Toutes ces réformes politiques et sociales restèrent lettre morte. Au traité de Paris, en 1856, sous les auspices de l’Angleterre et de la France, la Turquie entre définitivement dans le droit public européen ; elle promet solennellement de se transformer en une puissance moderne et civilisée ; Abd-ul-Medjid promulgue le hatti-humayoun du 18 février, par lequel il rappelle et confirme « les garanties promises et accordées à tous nos sujets par le hatti-chérif de Gul-Hané et par les lois du Tanzimat, sans distinction de culte, pour la sécurité de leur personne et de leurs biens et pour la conservation de leur honneur. « Onze ans après, en 1867, le marquis de Moustier, ministre des Affaires étrangères de Napoléon III, constatait que le firman de 48S6 n’avait pas donné plus de résultats pratiques que les lois du Tanzimat, et le comte de Beust, préconisant une autre méthode, proposait que l’Europe prît elle-même en mains l’exécution des réformes et fit au Sultan « une douce violence. »

Un homme, cependant, travaillait de tout son pouvoir à faire passer dans la réalité pratique les principes du Tanzimat et du firman de 1856. Dans le fait que la Turquie, malgré ses engagemens, refusait de se donner un régime européen et moderne et restait plus que jamais orientale, musulmane et absolutiste, il voyait la cause de toutes les difficultés où elle se débattait et de tous les dangers qui la menaçaient : c’était Midhat-pacha.

La figure de ce grand patriote, de ce serviteur passionné et désintéressé de la grandeur de son pays, apparaît au premier plan dans l’histoire des réformes libérales en Turquie ; il été le père et l’inspirateur de la Constitution de 1876 et il en a été aussi le martyr ; par l’exemple de sa vie, de son activité et de sa mort il est le précurseur, l’initiateur du mouvement « jeune turc. » Etudions son œuvre et cherchons à démêler les causes de son insuccès final. Précisément son fils Ali-Haydar-Midhat-bey vient de consacrer à sa vie et à son œuvre un livre très nourri de faits et de documens qui nous servira de guide[3]. Midhat n’était pas un théoricien ; d’une famille assez modeste, il n’avait reçu qu’une instruction rudimentaire ; il dut ses idées surtout à son expérience d’administrateur ; il est avant tout un fonctionnaire modèle, et l’amour de l’ordre est le trait distinctif de son caractère. Un rapide voyage en Europe, en 1858, mais surtout la vue du désordre qui résultait, en Turquie, sous le règne d’Abd-ul-Aziz, du despotisme sans contrepoids ni contrôle, décidèrent de sa vocation libérale. Après avoir suivi la filière de la carrière administrative, il est nommé, en 1861, vali du vilayet du Danube (pays bulgares) : son premier acte est d’inviter les notables, sans distinction de race ni de religion, à une conférence où il les convie à exposer leurs griefs ; les ayant écoutés, il travaille à donner satisfaction à celles de leurs revendications qu’il croit justifiées ; il crée des routes, organise la navigation du Danube, améliore les conditions de la culture et la perception des dîmes, réprime le brigandage ; il cherche à donner à tous les sujets du Sultan la sensation que le gouvernement est établi non pour les opprimer, les rançonner et perpétuer l’esclavage de la conquête, mais pour les protéger et leur venir en aide : c’étaient là, en Turquie, d’audacieuses nouveautés. Pour hâter la fusion des diverses nationalités, il crée des écoles et des hôpitaux mixtes où les habitans de toutes les religions étaient reçus indistinctement ; il voulait que la même éducation fût donnée aux Ottomans et aux Bulgares, afin qu’ils apprissent de bonne heure, dans les écoles et à l’Université, à se connaître et à ne pas se haïr. Sous l’influence de cette administration bienfaisante, le calme renaît dans la province ; les paysans bulgares, qui émigraient en masse en Serbie, reviennent ; ils oublient peu à peu leurs revendications nationales pour ne songer qu’à travailler en paix et à s’enrichir. Ainsi Midhat-pacha, de son chef, réalisait les réformes que les lois du Tanzimat avaient promises et que l’Europe, plus tard, devait inscrire dans le programme de Mürzsteg.

En Mésopotamie et en Arabie où il fut envoyé en 1869 comme vali de Bagdad et commandant du VIe corps, Midhat appliqua les mêmes méthodes ; il fut, là aussi, un initiateur ; il inaugura une politique arabe que la Turquie devra reprendre quand elle voudra établir sa suprématie et faire régner l’ordre parmi les tribus arabes nomades dont les incursions sont le principal obstacle au développement et à la prospérité du pays ; il rangea sous la souveraineté du Sultan ce port de Koveït dont il a été tant parlé depuis, et poussa une expédition militaire jusque dans les oasis du Nedjed. Il eut surtout, là comme en Bulgarie, le mérite de comprendre qu’on n’arriverait à une pacification durable du pays qu’en y accomplissant des réformes profondes, en changeant les conditions de la vie sociale et économique des indigènes. Le cultivateur arabe était obligé de payer au fisc un loyer pour sa terre et de lui remettre, de plus, les trois quarts du produit : c’était, en rendant impossible toute culture, ne laisser aux habitans d’autre ressource que le vol et le brigandage. Midhat reconnut aux Arabes le droit de propriété, divisa les terres en parcelles qu’il mit en vente à des conditions très avantageuses en ayant soin d’empêcher tout accaparement. En même temps, il se préoccupait de retrouver les méthodes d’irrigation qui, au temps des grands Khalifes, avaient fait de la Mésopotamie un immense jardin ; il suscitait des industries, exploitait un puits de pétrole, ouvrait des écoles et des hôpitaux mixtes, fondait des banques, une imprimerie, an journal, organisait les municipalités des villes. Mais Midhat ne pouvait qu’indiquer des voies, amorcer des entreprises ; le mauvais vouloir du Palais et de la Porte, les folles prodigalités d’Abd-ul-Aziz, la légèreté de son grand vizir Mahmoud-Nedim, paralysaient les initiatives les plus heureuses, faisaient dévier les intentions les meilleures. Midhat demanda son rappel en 1871 ; à Bagdad comme sur les bords du Danube, il avait indiqué les méthodes à suivre et préparé l’avenir ; mais nulle part son œuvre ne survécut à son départ.

Revenu à Constantinople, Midhat y devint l’espérance de tout le parti réformateur et de celles des puissances européennes qui souhaitaient que la Turquie devînt forte pour qu’elle pût faire obstacle à la marche en avant du panslavisme. Appelé une première fois au grand vizirat par Abd-ul-Aziz, il s’était retiré découragé et impuissant. Cependant, dans tout l’Empire, grossissaient les périls qu’il avait depuis longtemps prévus et tenté de prévenir ; les populations chrétiennes, encouragées par la Russie et par l’Autriche, s’agitaient ; des insurrections éclataient en Bosnie, en Herzégovine, en Bulgarie : la Serbie et le Monténégro étaient en armes. Midhat prit une part prépondérante aux événemens tragiques de 1876, à la déposition d’Abd-ul-Aziz et à l’avènement de Mourad V, dont le premier acte fut de promettre une Constitution. Malheureusement Mourad, atteint d’une maladie nerveuse, était incapable de régner ; c’est alors que Midhat et ses amis lièrent partie avec le jeune prince Abd-ul-Hamid, qui se donnait pour plus démocrate et plus libéral que les réformateurs eux-mêmes ; dans une entrevue qu’il eût avec Midhat à Muslou-Oglou, il accepta sans difficulté toutes les conditions qui lui furent imposées et promit solennellement de promulguer sans délai la nouvelle Constitution et de ne prendre avis, dans les affaires de l’Etat, que de ses conseillers responsables.

Abd-ul-Hamid monta donc sur le trône et prit Midhat pour grand-vizir ; mais les libéraux ne tardèrent pas à s’apercevoir que le nouveau Sultan, infidèle à ses promesses, ne gouvernerait pas selon leurs vœux. Dans le discours du trône, écrit par Midhat, le Sultan supprima tous les passages les plus caractéristiques où un régime libéral et constitutionnel était promis et se contenta de vagues assurances de sa bonne volonté pour les réformes et de son amour pour ses sujets ; il biffa même les phrases relatives aux écoles ouvertes à tous ses sujets sans distinction, à l’affranchissement des esclaves, à la suppression de la traite, à la réforme des impôts. La Constitution fut promulguée le jour même où s’ouvrait la Conférence de Constantinople (23 décembre 1876). Abd-ul-Hamid n’y voyait qu’un moyen de faire diversion aux exigences des puissances en leur donnant une apparence de satisfaction ; dans l’esprit du grand-vizir, au contraire, elle devait devenir la charte constitutive d’une Turquie nouvelle, organisée à l’européenne, d’après les principes du droit issu de la Révolution française. Ainsi éclatait le dissentiment fondamental, irréductible, qui allait faire d’Abd-ul-Hamid l’ennemi de toute réforme libérale et le persécuteur implacable de Midhat et de ses amis. Entre l’intransigeance absolutiste du Sultan et l’intransigeance libérale des réformateurs, la conciliation n’était pas possible. Midhat avait parfois, — ses lettres en témoignent, — une manière un peu doctorale, presque un peu agressive, d’avoir raison ; la droiture de son caractère ignorait l’art des concessions opportunes et des compromis diplomatiques. Dès le 5 février 1877, le Sultan le faisait appeler au Palais, lui retirait les sceaux de l’Etat, le faisait embarquer à bord de son yacht impérial et conduire à Brindisi. Il rendait à l’Europe l’homme qui voulait faire de la Turquie un État européen ! Quelques semaines après, les Russes passaient le Danube ; la Constitution était oubliée ; le règne personnel d’Abd-ul-Hamid commençait.

La politique de Midhat-pacha s’était heurtée à deux adversaires : l’un était le Sultan, l’autre Nicolas Pavlovitch Ignatief, ambassadeur de Russie à Constantinople. Le comte Ignatief, qui, par une curieuse coïncidence, est mort au moment même où triomphait le parti « jeune turc, » a été, à Pékin, en 1860, et à Constantinople pendant sa longue carrière d’ambassadeur, l’infatigable ouvrier de l’expansion russe. Il poursuivait, en apôtre en même temps qu’en diplomate rompu à toutes les intrigues byzantines de la politique orientale, l’affranchissement de tous les chrétiens sous la tutelle du tsar. La politique de Midhat, qui tendait à fondre toutes les nationalités dans l’unité de l’Empire ottoman réformé, allait à l’encontre de ses plans ; dès l’époque où Midhat expérimentait ses méthodes dans le vilayet du Danube, Ignatief avait pris ombrage de ses succès, s’était employé à ruiner son crédit auprès du Sultan et avait réussi à le faire rappeler. En 1876, Midhat retrouva en face de lui l’ambassadeur de Russie qui contribua largement à son échec et à sa chute. Au point de vue turc, la politique d’Ignatief doit apparaître inexcusable ; mais les questions orientales ne sont pas simples : on ne saurait nier que l’existence d’une Bulgarie libre, prospère et forte, ne soit la justification d’Ignatief.

Ce n’est ni le caprice d’un tyran, ni la jalousie d’un jeune souverain envers un ministre trop puissant qui expliquent l’hostilité du Sultan à la politique de Midhat ; elle tient à des causes plus profondes, à une conception radicalement différente de la souveraineté dans l’Empire ottoman et de l’avenir de la Turquie. Si odieux que l’on juge certains procédés du gouvernement d’Abd-ul-Hamid, on ne saurait contester qu’il ait été guidé par une idée politique qui tenait à la conception même qu’il avait de son pouvoir ; il ne s’est jamais regardé comme un souverain européen, mais comme le padischah des Ottomans et le chef religieux du monde musulman tout entier ; il s’est considéré comme le khalife, lieutenant et successeur du Prophète, détenteur d’un dépôt sacré de droits et de devoirs, hérités de ses ancêtres, nullement comparables à ceux d’un roi de l’Occident chrétien. Aussi n’a-t-il jamais cru que les méthodes européennes pussent être appliquées dans son Empire. S’il a cherché parfois un appui parmi les nations étrangères, c’est que la nécessité l’y obligeait, mais il est resté un souverain nationaliste, ottoman et musulman avant tout. Sa politique personnelle a été panislamique ; ses trames occultes se sont étendues jusqu’au Maroc et jusqu’en Chine ; à l’intérieur de ses Etats, il a poursuivi une œuvre de centralisation religieuse, administrative et militaire par le moyen des chemins de fer, appelant à lui, par la ligne de Bagdad et par celle du Hedjaz, les forces de l’Asie pour les opposer aux périls toujours renaissans sur les frontières européennes. Ce qu’Abd-ul-Hamid n’a pu pardonner à Midhat et aux libéraux, ce sont les circonstances mêmes de son propre avènement, cette convention de Muslou-Oglou, acceptée par son ambition, mais d’autant plus odieuse à son orgueil de souverain. Dans la personne de son ancien grand-vizir il poursuivit, avec une haine tenace, l’homme qui avait le plus contribué à déposer deux sultans et qui avait dicté des conditions à un troisième.

Midhat-pacha, après sa disgrâce, était devenu, par la force même des circonstances, le champion, l’incarnation des idées libérales et constitutionnelles. Les cabinets européens qui insistaient pour que les réformes fussent réalisées, invoquaient son exemple ; les ambassadeurs faisaient allusion à sa politique et laissaient entendre que son retour au pouvoir serait bien vu de leurs gouvernemens ; les journaux faisaient son éloge ; il était l’espérance de tous les Turcs libéraux : les rancunes du Sultan s’en exaspéraient. Il avait d’abord essayé de tenir sous sa dépendance ce trop populaire serviteur en le nommant vali de Damas, puis de Smyrne ; bientôt il trouva moyen de l’accuser, avec les principaux auteurs de la déposition d’Abd-ul-Aziz, d’avoir fait assassiner le Sultan et d’avoir imaginé la fable de son suicide ; dans un procès dont les débats furent conduits avec une scandaleuse partialité, Midhat fut condamné à mort ; l’intervention de l’ambassade d’Angleterre fit commuer sa peine en une détention perpétuelle : il fut enfermé dans la forteresse de Taïf, en Arabie. Mais, vivant, il restait un chef de parti, un drapeau pour les libéraux ; les ambassades pouvaient intervenir en sa faveur ; le 26 avril 1883, un détachement de soldats pénétra dans sa prison et l’égorgea. A quelque temps de là, un aide de camp de confiance du Sultan arriva à Taïf, fit déterrer de nuit le cadavre et lui trancha la tête. Un mois plus tard, le secrétaire du maréchal Osman Noury-pacha, vali du Hedjaz, arrivait à Yildiz avec une boîte portant l’inscription : Ivoires japonais, Objets d’art, Pour S. M. le Sultan. C’était la tête de Midhat.


IV

L’évocation tragique des destins sanglans du fondateur de la liberté constitutionnelle en Turquie, nous ne l’avons placée ici ni pour le vain plaisir d’un contraste saisissant, ni pour en tirer des prédictions sinistres sur l’avenir du nouveau régime. Les deux époques diffèrent profondément. En 1876, quelques hommes seulement tentaient de superposer à une nation qui, dans sa grande majorité, y restait indifférente, une Constitution à l’européenne : aujourd’hui, la mentalité nationale a été préparée par la souffrance à désirer la liberté et à en comprendre le prix. Le nouveau régime a l’appui fervent de la grande majorité du peuple, tout au moins de la partie instruite et consciente ; il ne se laissera pas enlever ce que les officiers du Comité Union et Progrès ont conquis pour lui. Nous avons brièvement conté l’histoire de Midhat-pacha parce qu’elle pose très bien, dans ses vrais termes, l’une des difficultés les plus graves qu’aient à résoudre Kiamil-pacha, ses ministres et les Jeunes Turcs : les rapports du Sultan avec les hommes et les choses du nouveau régime.

On éprouve une étrange impression lorsqu’on lit simultanément la vie de Midhat-pacha et les journaux qui rapportent que le Sultan s’est déclaré « le défenseur et le protecteur de la Constitution » à laquelle il a solennellement juré fidélité sur le Coran. Nous avons déjà signalé, à leur éloge, le souci des Jeunes Turcs du Comité Union et Progrès de tenir la personne du Sultan au-dessus des discussions. M. Ahmed Riza, directeur du Mechveret, disait récemment : « L’intérêt de mon pays m’oblige à ne pas suspecter la bonne foi du Sultan. » Ne soyons pas plus indiscret. A quoi bon d’ailleurs scruter la « sincérité » du Sultan ? Il est sincère chaque fois que ses paroles sont en harmonie avec ses intérêts ; il ne s’agit là que d’une « sincérité » politique, celle du cœur doit échapper à l’enquête. Les faits parlent d’eux-mêmes assez haut : Abd-ul-Hamid a accordé la Constitution parce qu’il n’apercevait plus aucun moyen de faire autrement, et nous avons indiqué déjà que, par ce seul geste, il a résolu d’un coup d’inextricables difficultés diplomatiques. Il fait preuve d’esprit politique en ne résistant pas, pour le moment, à un courant si violent qu’il emporterait tout ; mais, à moins qu’il ne soit trop affaibli par l’âge pour vouloir et pour agir, on peut prévoir que son attitude actuelle n’est que transitoire ; elle est trop humiliée pour durer. Abd-ul-Hamid, réduit à remercier les membres du Comité Union et Progrès des égards qu’ils veulent bien avoir pour lui et de l’ordre qu’ils ont maintenu à la cérémonie du Sélamlik ; Yildiz-Kiosk ouvert aux solliciteurs et aux manifestans ; le souverain obligé de parler, des fenêtres du Palais, à des foules hurlantes et de recevoir des délégations de soldats, deux cents chevaux des écuries impériales versés d’office dans la cavalerie ; des économies, des souscriptions « volontaires, » imposées par les délégués du Comité ; les serviteurs d’hier abandonnés, déclarés traîtres : — si une pareille anarchie durait, il n’y aurait plus qu’une ombre de Sultan et, un jour ou l’autre, cette ombre elle-même s’évanouirait ; Abd-ul-Hamid abdiquerait en faveur du sultan du Comité ; ou bien il s’enfuirait à Brousse, — nous allions écrire à Varennes ; — ou bien encore il tomberait victime de quelque attentat : il est rare que, dans de pareilles crises de surexcitation populaire, la vocation de justicier ne germe pas dans quelque cerveau trop logique...

Si le Sultan dure, il agira. Il est peu probable qu’il tente de ressaisir son pouvoir absolu, car il aurait contre lui l’armée, le clergé, l’opinion de son peuple et du monde. Mais il dispose encore d’une autorité considérable ; il n’est pas seulement le roi, il est le khalife ; dans les provinces d’Asie, les vieux Turcs ne connaissent que l’héritier du Prophète, le descendant d’Orkhan, de Bayezid, de Mahomet le Conquérant. Déjà on parle de troubles « réactionnaires » en Arménie, à Diarbékir, à Mossoul. Que le bruit vienne à se répandre que le Sultan n’est pas libre, qu’il est le prisonnier d’un Comité, après avoir été celui d’une camarilla, que sa vie est en péril, et qui sait si des mouvemens graves n’éclateront pas en province, et même parmi les soldats ? On n’a pas oublié la manifestation de loyalisme des troupes d’Andrinople, le voyage à Constantinople de leurs délégués chargés de s’assurer par leurs yeux que le Sultan était vivant et libre et de lui témoigner leur dévouement et leur zèle. La garde impériale, plus de vingt mille hommes, Albanais, Syriens, soldatesque prête à tout, gorgée d’argent et de faveurs par le Sultan, lui serait, dit-on, restée fidèle ; les soldats, du moins, jaloux de garder leurs privilèges, n’attendraient que le moment favorable et un geste du maître pour tenter un coup de force ; ce serait la bataille dans la rue, le massacre, le pillage, l’incendie. Les criminels de droit commun, maladroitement remis en liberté, — d’autres disent relâchés par malveillance dans l’espoir d’accroître le désordre, — ne manqueraient pas une si belle occasion d’exercer leurs talens. Une révolution militaire fait toujours des jaloux dans l’armée ; elle est, par elle-même, une semence d’anarchie et d’indiscipline. Le coup de force du Comité Union et Progrès lèse des intérêts, inquiète des situations acquises ; les mécontens seront d’autant plus âpres à la lutte qu’ils sont menacés dans leurs personnes et dans leurs biens ; leur nombre ira grossissant à mesure que des divisions, — inévitables dans toute société humaine, — se produiront parmi les dirigeans, et que les réalités, — c’est également humain, — apparaîtront moins belles que les espérances.

Loin de chercher à provoquer une « réaction, » le Sultan peut au contraire, ayant accepté et juré la Constitution, s’accommoder du régime nouveau et tenter d’en prendre la direction ; il est assez fin politique pour s’embarquer sur le courant, se laisser porter et saisir le gouvernail. La popularité même du Comité, il ne tient qu’à lui d’en bénéficier ; s’il prend la direction du mouvement, s’il se fait le premier des Jeunes Turcs, il canalisera à son profit l’enthousiasme national. « Toute la nation fait partie du Comité Union et Progrès, disait-il récemment ; et moi, j’en suis le président. Travaillons ensemble, à l’avenir, pour la vivification de la Patrie. » La Constitution lui donne le droit de gouverner, elle lui en fait même un devoir : elle lui donne le droit de nommer le grand-vizir, le cheikh-ul-islam et les ministres, de choisir les sénateurs, de dissoudre la Chambre ; il a le commandement des armées de terre et de mer ; il fait la guerre et conclut la paix ; il est, « à titre de khalife suprême, le protecteur de la religion musulmane, il est le souverain et le padischah de tous les Ottomans. » (article 4). Si le Sultan use de ses prérogatives, elles sont encore immenses ; des exemples récens ont montré comment un autocrate peut parvenir à s’accommoder d’une Constitution et d’un Parlement.

Nous avons indiqué déjà le caractère « nationaliste » du mouvement « jeune turc » et nous avons montré les affinités profondes qui existent entre ce mouvement et la politique musulmane et ottomane suivie par Abd-ul-Hamid. Le différend, entre le souverain et ses « jeunes » sujets, est bien plutôt dans les moyens que dans les fins. Nous avons montré aussi que le Sultan trouvait dans la Constitution le moyen pratique de sortir des difficultés auxquelles son gouvernement l’avait acculé et de se débarrasser des « réformes, » des « contrôles » et des chemins de fer européens. Cela est si vrai qu’on a été jusqu’à se demander si toute cette mise en scène n’avait pas été combinée d’avance entre le souverain et les comités. Nous n’en croyons rien, bien entendu ; mais le fait qu’on ait pu le supposer est significatif. On imagine assez bien, dans quelques mois, après la réunion du Parlement, le Sultan accordant aux impatiences libérales un minimum de satisfactions pour s’appuyer, en face des étrangers, sur les tendances « nationalistes. » Il y a là, on ne peut pas dire une probabilité, mais une possibilité ; et, à la vérité, le tour serait assez élégant ; sans compter qu’au point de vue turc le Sultan trouverait peut-être là le moyen le plus pratique de concilier son autorité avec la liberté politique.

Un pouvoir occulte et tout puissant régit en ce moment la Turquie ; mais c’est une situation révolutionnaire qui doit avoir un terme. La réalité des pouvoirs doit revenir, le plus tôt possible et au plus tard au moment de la convocation du Parlement, aux organes réguliers et constitutionnels de l’Etat : le Sultan, les ministres, les Chambres. C’est à ce moment-là que se produiront les grands conflits d’influences et que le Sultan trouvera peut-être des occasions favorables pour reprendre peu à peu, avec des méthodes nouvelles et en se conformant à la lettre et à l’esprit des institutions libérales, l’exercice effectif de la souveraineté.


V

L’absolutisme, s’il tentait un retour ofl"en3if, ne trouverait pas d’appui dans le clergé musulman ; le cheikh-ul-islam, les imans, les softas, les hodjas ont été parmi les plus ardens zélateurs des idées libérales. Rien ne blesse davantage l’amour-propre national des musulmans que de lire, trop souvent, dans nos journaux, des phrases toutes faites sur le « fanatisme » musulman ; nous attribuons souvent, à tort, à l’Islam ce qui ne lui est pas particulier ou ce qui n’appartient qu’à quelques peuples musulmans. La Constitution turque n’a rien à craindre de ce légendaire « fanatisme. » Ce qui est conforme aux principes du droit canonique musulman, extraits du Coran et développés par les commentateurs, ce n’est pas l’absolutisme d’un seul, mais la liberté, l’égalité, la tolérance et la charité envers les fidèles des autres religions. Un spécialiste, auquel l’étude approfondie du droit musulman a inspiré d’ardentes sympathies pour le peuple ottoman, le comte Léon Ostrorog, le rappelait récemment dans un journal français de Constantinople, le Stamboul. Les docteurs de la loi islamique, comme nos grands canonistes chrétiens du moyen âge, ont tiré de leurs livres saints « toute une conception intégrale du monde et de la vie. » « Quand on ouvre leurs traités, écrit le comte Ostrorog, on constate ceci : quelque huit cents ans avant Rousseau, les Encyclopédistes et la Révolution française, ils avaient nettement posé, en termes exprès, la théorie des « Droits de l’homme, » la théorie de la liberté, de l’inviolabilité de la personne, de l’inviolabilité du domicile ; ils avaient posé le principe qu’il n’est dû obéissance qu’à la loi et que le pouvoir du gouvernement n’est légitime qu’en tant qu’il tient la main à l’application de la loi ; bien avant les États d’Aragon, ils avaient prononcé les graves paroles : « Sinon, non ! » ils avaient condamné, prohibé le pouvoir despotique comme contraire à la volonté divine et à la logique humaine ; et quand le despotisme irrité les mettait en demeure de cesser ces enseignemens subversifs, ces hommes fiers et droits acceptaient le martyre plutôt que la honte d’une rétractation. » En proclamant l’égalité et la fraternité entre musulmans et non musulmans, les Jeunes Turcs sont d’accord avec les docteurs de la loi ; ils ne sont pas non plus en contradiction avec les mœurs. Les violences entre hommes de nationalité différente, dans l’Empire ottoman, n’ont presque jamais pour raison d’être le « fanatisme » religieux, mais des causes économiques, sociales ou politiques ; il faut ajouter, pour être juste, que souvent elles ont été provoquées par les revendications,-:-légitimes d’ailleurs, — des populations chrétiennes poursuivant leur affranchissement. C’est seulement dans le cas où la personne du Sultan cesserait d’être respectée qu’une opposition pourrait se former parmi les musulmans, surtout parmi ceux d’Asie ; elle pourrait se produire aussi au Parlement le jour où il deviendrait manifeste qu’une nationalité non ottomane prendrait une place prépondérante dans le gouvernement et où les musulmans s’estimeraient lésés dans leurs droits par l’exercice des droits des autres.

Les chrétiens des différentes nationalités sont tout à l’ivresse des libertés conquises, liberté de la parole, liberté de la presse, liberté de réunion ; ils fraternisent avec une joie exubérante avec les musulmans ; imans à turbans blancs et prêtres à tiares noires s’embrassent dans les rues, discourent ensemble aux applaudissemens du public : c’est la lune de miel de leur concorde ; il viendra des jours plus difficiles. Les chrétiens indigènes des diverses nationalités profitent avec reconnaissance des libertés nouvelles et des garanties constitutionnelles ; ils accepteront même sans trop de plaintes les charges, le service militaire par exemple, qui résulteront pour eux de l’égalité ; mais peut-on croire que, du jour au lendemain, ils renonceront pour jamais à toutes leurs traditions, à toutes leurs aspirations nationales ? N’est-il pas plus probable qu’ils seront tentés de faire triompher leurs ambitions historiques par les moyens nouveaux que la Constitution et la loi vont mettre à leur disposition ? On peut se demander si les élections et la Chambre des Députés ne vont pas devenir le champ clos où se rencontreront les diverses races en des conflits moins sanglans peut-être, mais aussi acharnés ? On ne supprime pas d’un trait de plume des siècles d’histoire, il ne suffit pas d’une Constitution pour changer des traditions nationales faites de longues souffrances communes, de luttes glorieuses, de haines héréditaires. Les Turcs sont les vainqueurs, les conquérans ; après avoir imposé aux peuples chrétiens un joug très lourd et très humiliant, ils peuvent, eux, oublier le mal qu’ils ont fait et même travailler noblement à le réparer ; mais la mémoire des vaincus est plus longue et leurs rancunes sont plus vivaces. Le Grec, brillant rhéteur, rompu aux intrigues, habitué aux luttes de l’Agora, sera dans son élément au Parlement de Constantinople ; le Bulgare y apportera son énergie brutale, l’Arménien son astuce, l’Arabe sa fougue disciplinée, le Turc son naturel doux, presque timide, son goût pour l’ordre et la logique. Sur les questions d’équilibre budgétaire, l’entente sera relativement facile, mais qu’adviendra-t-il le jour où des débats brûlans feront passer dans tous les yeux la flamme des passions ataviques ? Que deviendra, dans l’ardeur des batailles parlementaires, la fiction légale qui fait de tous les députés, sans distinction de race ou de croyance, les représentans du peuple ottoman ? Entrés au Parlement divisés en partis, les députés n’en sortiront-ils pas divisés en nations ?

A propos des lois sur l’instruction publique, pour ne citer qu’un seul exemple, le problème des langues se posera dans toute son acuité. Les Jeunes Turcs proclament qu’il n’y aura pas de race prépondérante, que l’égalité suffira à résoudre toutes les difficultés ; mais la langue turque, cependant, sera la langue de l’Etat, celle des écoles, tout au moins des écoles supérieures ; n’y aura-t-il pas là une source de mécontentemens graves, de rivalités dangereuses pour la tranquillité de l’Empire ? D’après le programme « jeune turc, » dans les écoles primaires, la langue de l’enseignement serait laissée au choix des communautés ; dans les écoles secondaires, l’enseignement serait mixte, le turc étant toujours l’une des deux langues enseignées ; dans les écoles supérieures enfin, le turc serait la seule langue admise : même ces prétentions raisonnables suffiront à soulever des rivalités. Mahomet II avait organisé l’Empire ottoman par « nations, » gardant chacune leur langue et leurs coutumes, sous la direction de leurs chefs religieux ; durant près de cinq siècles cette organisation s’est maintenue ; aussi nulle part ne trouve-t-on des communautés nationales mieux organisées qu’en Turquie. La Constitution de 1876 consacre et maintient formellement leurs privilèges religieux, mais comment distinguer ce qui est du domaine religieux et ce qui est du domaine politique et social ?[4] Si les Jeunes Turcs s’avisaient de vouloir détruire tous ces organismes, qui depuis si longtemps encadrent les divers peuples de l’Empire, avant d’avoir longuement éprouvé la solidité du nouveau régime et son élasticité, ils risqueraient d’être entraînés dans des difficultés inextricables. On ne fera pas du jour au lendemain un citoyen libre d’un Empire « un et indivisible » avec des Arabes, des Maronites, des Druses, des Juifs, des Arméniens, des Bulgares, des Albanais. Les lois ne suffisent pas pour de pareilles métamorphoses ; il faut les mœurs ; il faut le temps, le seul éducateur que les peuples écoutent parce qu’il ne s’adresse qu’à leur propre expérience.

Quand la France révolutionnaire se proclama « une et indivisible, » l’unité française était, depuis longtemps, une réalité, et pourtant, quelques mois après cette déclaration, le pays était atrocement déchiré par la guerre civile. L’Empire ottoman, lui, est une marqueterie de nationalités juxtaposées, non fondues ; pour faire l’unité, il ne suffit pas de l’inscrire dans une constitution, il y faut l’adhésion des cœurs ; le temps et l’expérience des avantages du nouveau régime-peuvent seuls la provoquer il est humainement, historiquement, impossible que, dans quelques semaines, il n’y ait plus dans l’Empire que des citoyens ottomans, tous taillés sur le même modèle et animés des mêmes sentimens ; ajoutons que cela n’est pas souhaitable ; un agrégat fortement lié d’organismes gardant chacun son individualité propre sera beaucoup plus solide, beaucoup plus apte à la lutte et au progrès, qu’un État artificiellement unifié. Il est donc certain qu’il se produira des rivalités, des heurts.

Les membres du Comité Union et Progrès se rendent compte, heureusement, qu’ils viennent de vivre la période héroïque, mais aussi la période idyllique, de la révolution turque. C’est avec les réalités quotidiennes du gouvernement, avec les questions locales et les questions de personnes, avec l’application des lois, que surgiront les difficultés. De quelque côté que l’on regarde, on aperçoit des sources de conflits et d’embarras. Le Comité le sait et il s’y prépare ; mais comprend-il que sa propre existence à côté des pouvoirs réguliers, est, par elle-même, un ferment d’anarchie ? Des grèves ont éclaté un peu partout aussitôt après la proclamation de la Constitution. Les peuples, quand on leur octroie brusquement des libertés auxquelles ils sont mal préparés, se défendent difficilement de la tentation d’en abuser.

L’Organisation intérieure bulgare, épuisée par six années de lutte, affaiblie par ses divisions intestines, a saisi avec satisfaction l’occasion que lui offrait la révolution « jeune turque » pour changer ses méthodes de propagande. Les Grecs, de leur côté, ne pouvaient plus continuer la lutte armée ; les Jeunes Turcs étaient trop profondément nationalistes pour tolérer le désordre et les massacres que leurs bandes ont causés dans ces derniers mois. Le Comité Union et Progrès fit donc savoir à toutes les organisations nationales que, si elles n’entraient pas en composition, elles seraient poursuivies sans merci. Les Grecs, croyant d’abord n’avoir à faire qu’à une révolte passagère, continuèrent leur action (18 juillet : massacre au village bulgare de Ribatzi, vingt-cinq victimes) ; quand ils comprirent que décidément il y avait quelque chose de changé en Turquie, les bandes reçurent l’ordre de se disperser ; on vit, à partir du 4 août, les anthartes affluer à Salonique, déposer leurs armes entre les mains du Comité Union et Progrès, quitter leurs costumes d’opéra comique et s’embarquer pour la Grèce. Quant aux comitadjis bulgares, à la suite d’un accord avec les Jeunes Turcs, ils ont remis leurs armes à leurs propres comités ; l’Organisation intérieure accorde tout son concours à l’établissement du régime constitutionnel, mais elle réserve son action à venir au cas où le nouveau régime ne donnerait pas aux Bulgares toutes les garanties qu’ils souhaitent. Les élections vont se faire sous l’influence du Comité Union et Progrès : la répartition des sièges entre les diverses nationalités sera une première cause de désaccords ; la question des écoles en sera une seconde. Enfin, dans tout l’Empire, les nationalités non turques demanderont au Parlement une large décentralisation administrative dont elles espèrent faire sortir une véritable autonomie de fait. Un tel programme est incompatible avec les principes nationalistes des Jeunes Turcs. Entre ces intérêts divergens et ces tendances opposées, des compromis passagers peuvent réussir, l’entente complète et durable est bien douteuse.

En face des contradictions et des résistances, on peut se demander si les Jeunes Turcs sauront garder le même sang-froid, la même générosité et la même patience qu’en face de leurs ennemis déclarés. Ils sont persuadés, — et c’est le secret de leur force, — qu’ils représentent la justice et le droit absolus : l’opposition à leurs volontés leur apparaîtra donc comme une opposition à la justice même et comme un obstacle au bonheur commun. Leur colère peut devenir, les circonstances aidant, d’autant plus dangereuse qu’ils sont plus intègres et qu’ils ont plus conscience de la noblesse de leurs intentions et de la justice de leur cause. Nous ne voudrions pas leur faire injure en rappelant que « l’Incorruptible » peut devenir parfois le pire des tyrans, et que Robespierre, sous la Constituante, passait pour le plus doux des hommes. Parmi les causes d’inéligibilité à la Chambre des Députés, on trouve celle-ci : « Sont inéligibles... ceux qui prétendent appartenir à une nation étrangère (article 68). » Une telle clause est très élastique et, si l’on n’y prend garde, peut être interprétée arbitrairement : suffira-t-il qu’un Macédonien, par exemple, soit accusé d’avoir dit : je suis Bulgare, ou qu’il ait fait de la propagande bulgare, pour devenir inéligible ? L’intolérance est si naturelle à la nature humaine qu’elle peut reparaître sous bien des formes.

Le 7 août, Smyrne en liesse recevait et fêtait dans un superbe banquet l’un des héros de le révolution, le docteur Nazim-bey. Au Champagne, comme Nazim-bey venait de terminer un discours d’un beau souffle patriotique et libéral, un haut fonctionnaire, Naily-bey, se leva et prononça quelques phrases sur les questions épineuses de religion et de race ; ses opinions n’étaient pas conformes aux idées des Jeunes Turcs : on le lui fit bien voir ! Il fut renversé, piétiné, frappé ; les convives se ruèrent sur lui à coups de poing, à coups de pied ; il fut bientôt lancé dans l’escalier, la tête fendue. Dehors, la foule voulut l’achever ; sans l’intervention d’un officier, il était mis en pièces ; il est, dans un triste état, à l’hôpital. « L’impression fut bien pénible, ajoute naïvement le chroniqueur ; il y eut stupeur et consternation profondes. Et il y avait de quoi : au milieu d’une manifestation en l’honneur de la fraternité, un haut fonctionnaire du gouvernement, directeur de l’Instruction publique, archéologue distingué, qui a enrichi le Musée impérial de nombreuses et précieuses collections dues à ses propres découvertes, était chassé d’un banquet officiel à coups de pied, bâtonné, assommé et jeté tout sanglant dans la rue... Toute la nuit, sur les quais, des groupes consternés commentaient ce triste événement. » Le pauvre Naily-bey n’avait pas l’expérience des révolutions ! Le Sultan a été plus avisé. Sa mésaventure n’a pas, en elle-même, d’autre importance ; mais elle prouve une fois de plus qu’en temps de bouleversement les pires choses peuvent arriver à l’encontre des intentions les plus pures et des desseins les plus généreux, et, pour ainsi dire, sans que personne en soit responsable. C’est l’aveugle destin des révolutions ! Ce sont des incidens de cette nature que les amis des Jeunes Turcs peuvent redouter ; ils seraient d’autant plus déplorables qu’ils se produiraient en présence de l’Europe spectatrice.


VI

L’Europe ? On s’est demandé si, dans la crise actuelle, elle était simplement spectatrice, ou si quelqu’une des puissances n’aurait pas eu, dans l’éclosion du mouvement révolutionnaire, un rôle plus actif. Is fecit cui prodest : mais à qui profitera la Révolution turque ? A personne peut-être, sinon aux Turcs. Il existe, on le sait, en Angleterre, surtout parmi les libéraux, comme d’ailleurs en France, une tradition de sympathies très vives pour les partis réformateurs ottomans ; ces sympathies proviennent de vieilles affinités libérales, mais aussi du sentiment de l’intérêt anglais qui voulait une Turquie forte pour l’opposer à la descente des Russes vers la mer Egée. Depuis quelques années, nous avons eu l’occasion de le dire ici à plusieurs reprises, la politique anglaise, inquiète des grands progrès de l’influence de l’Allemagne dans l’Empire ottoman et de sa poussée vers l’Euphrate, semblait avoir renoncé à fortifier et à défendre une Turquie qui paraissait inféodée au germanisme. On s’est demandé, malgré cela, si l’Angleterre, par ses agens ou par ses nationaux, n’aurait pas favorisé l’éclosion d’un mouvement libéral pour renverser ou amoindrir l’autorité d’un Sultan ami de l’Allemagne. L’hypothèse inverse a été faite aussi, non sans certaines vraisemblances : on a cru voir, dans les événemens actuels, un mouvement concerté entre le Sultan, l’Allemagne et les Jeunes Turcs pour couper court aux interventions réformatrices de l’Europe et pour répondre à l’entente nouvelle de l’Angleterre et de la Russie dans les questions balkaniques. En d’autres termes, dans l’une ou l’autre hypothèse, la crise actuelle ne serait qu’un épisode de la rivalité qui met face à face, dans le monde entier, l’influence anglaise et l’influence germanique.

Ce sont là, croyons-nous, des vues qui ont cessé, pour le moment, d’être, vraies. Il est certain, et nous l’avons dit nous-même[5], que, jusqu’à ces derniers jours, si l’Empire ottoman, et particulièrement la question de Macédoine, intéressait tant la politique générale et inquiétait l’Europe, c’est que, sous les dehors de la question d’Orient, les grandes rivalités européennes apparaissaient. Mais il est non moins certain que, par l’initiative des Jeunes Turcs, le point de vue a, du jour au lendemain, changé cap pour cap. Les questions ne se posent plus aujourd’hui comme elles se posaient hier : les Turcs sont intervenus comme une cause efficiente dans leurs propres destinées. Ce mouvement qui change la face des choses dans l’Empire ottoman, l’Europe le regarde avec une sympathie réelle, d’abord parce que les intentions et les premiers actes des réformateurs méritent l’estime, parfois même l’admiration ; ensuite, et surtout, parce que les puissances ne s’engageaient qu’à contre-cœur, lentement et en sondant le terrain, dans ce labyrinthe des questions orientales où l’on sait bien comment on entre, mais d’où on ne sait ni quand ni comment on sortira. L’Europe est aujourd’hui résolument pacifique ; elle ne voyait pas sans angoisse se préparer des complications dans cet Orient d’où sont sorties tant de guerres stériles. Devant les pièges redoutables de la question macédonienne, elle hésitait : si les Turcs lui offrent une issue, elle en profitera avec joie ; s’ils peuvent résoudre eux-mêmes la vieille question d’Orient, elle y applaudira de bon cœur. Nous ne serions pas surpris que telles aient été les réflexions qu’ont échangées les souverains de l’Europe dans les visites qu’ils viennent de se faire. C’est, en tout cas, ce que la Russie et l’Angleterre ont fait savoir aux cabinets européens. La Russie a ajouté qu’elle retirait provisoirement ses projets de réformes pour la Macédoine, se réservant de les représenter si les réformes entreprises par les Ottomans eux-mêmes venaient à échouer ou paraissaient insuffisantes. Rien de plus sage que cette expectative sympathique. La Russie est bien désabusée aujourd’hui de la politique balkanique ; il y a tout lieu de croire qu’elle ne cherchera pas à brouiller les cartes.

Quant à l’Angleterre et à l’Allemagne, si elles avaient fait les calculs qu’on leur a prêtés, il se pourrait qu’elles en fussent, en définitive, les mauvaises marchandes. Loin que la crise actuelle aboutisse à une dislocation ou à un affaiblissement de l’Empire ottoman, les réformateurs ont, au contraire, l’ambition de le galvaniser et de le soustraire aux influences trop envahissantes des puissances étrangères, quelles qu’elles soient ; et déjà l’on annonce que le nouveau gouvernement demanderait une révision des contrats relatifs au chemin de fer de Bagdad. En Allemagne cependant, ni la presse, ni l’opinion ne semblent s’émouvoir ; peut-être espère-t-on que le Sultan restera, à la fin, « le maître de l’heure ; » peut-être sait-on, à Berlin, ses secrets desseins depuis que le baron Marschall est venu conférer avec l’Empereur et avec le prince de Bülow ? En Angleterre, la presse et l’opinion restent favorables au mouvement du Comité Union et Progrès ; elles voient avec plaisir l’arrivée au pouvoir d’un parti qui se réclame des idées libérales anglaises et françaises et surtout l’effondrement d’un gouvernement auquel l’Allemagne semblait avoir lié ses intérêts et qui avait pour elle des complaisances particulières. Mais, s’il y a une Jeune Turquie, il y a aussi une Jeune Egypte ; il y a un khédive, vassal du Sultan, que son peuple sollicite de donner, lui aussi, une Constitution, de régénérer l’Egypte, de la libérer de l’étranger. Voilà, pour l’Angleterre, une préoccupation.

Il y en a d’autres pour toutes les puissances. Les sympathies de l’Europe pour le mouvement « jeune turc » sont réelles, mais elles sont conditionnelles. Et déjà le programme du cabinet présidé par Kiamil-pacha a causé quelque surprise : il annonce qu’il « s’efforcera de supprimer, avec le consentement des États intéressés, les formes exceptionnelles dont les sujets de quelques États jouissent en Turquie en dehors des règles générales du droit international, en vertu de certains anciens traités et de quelques usages et vieilles coutumes. On s’efforcera de créer une situation générale, pouvant inspirer confiance à tous et faire comprendre même aux étrangers l’inutilité de leurs privilèges. » Il s’agit de la suppression des Capitulations. Le même programme parle de « la révision des traités de commerce. » Et voilà, du coup, tous les intérêts alarmés. Le ministère, pour son début, a commis une erreur de tactique qui révèle bien l’esprit « nationaliste » et les méthodes doctrinaires du Comité Union et Progrès. Dans quelques années, quand le nouveau régime se sera installé, quand le gouvernement issu de la révolution se sera affermi et aura fait ses preuves, quand les tribunaux seront imbus d’un esprit nouveau, il sera temps, peut-être, de parler de l’abandon des Capitulations ; jusque-là, il faut attendre. « La Turquie est maintenant à un niveau moral tel qu’il faudra tenir compte de ses susceptibilités, » disait récemment l’un des inspirateurs du mouvement, en faisant allusion au retrait, qu’il souhaite spontané, des officiers chargés de la réorganisation de la gendarmerie en Macédoine : la phrase est caractéristique. Il est certain que la Turquie fait un admirable effort, auquel toutes les puissances civilisées applaudissent, pour s’élever « à un niveau moral » supérieur ; mais il est non moins certain qu’il ne faut pas se hâter de proclamer qu’elle y a réussi ; elle y travaille. En politique, il s’agit d’intérêts, et les étrangers n’ont pas à juger des cœurs, mais des actes. Ils ne se refuseront à rien de ce qui sera juste quand l’heure en sera venue, mais il faut attendre que les mœurs de la liberté aient poussé des racines profondes dans le pays.

Les Jeunes Turcs permettront à notre sympathie de leur dire ces vérités et de leur signaler ces périls. Dans l’Empire ottoman, ce sont les capitaux européens, français, allemands et anglais en particulier, qui ont tout fait ; le pays ne peut pas vivre sans eux ; l’argent européen, les cerveaux européens sont mêlés à toute l’activité, à toute la vie turques. Les réformateurs ont l’intention de respecter tous ces intérêts ; ils l’ont dit, et le choix d’un ministre des Travaux publics comme Gabriel-effendi-Noradounghian en est la preuve ; ils annoncent qu’un conseiller français sera chargé de la réforme des finances, un anglais de celle de la marine, un allemand de celle de l’armée. Mais il suffirait de quelques mesures trop hâtives ou seulement de quelques paroles imprudentes pour alarmer l’Europe et amener des complications que peut-être certains États verraient sans déplaisir. La question du chemin de fer de Bagdad est dangereuse. La Bosnie, dit-on, demanderait à envoyer des députés au Parlement de Constantinople ou chercherait à obtenir une constitution particulière : voilà de quoi alarmer l’Autriche. La question du sandjak de Novi-Bazar, celle du chemin de fer qui le traverse, de Sarajevo à Mitrovitza, sont grosses des pires difficultés. Il y a aussi une question arabe qui intéresse l’Angleterre, une question du Liban qui nous touche ; il y a une question arménienne ; il y a le problème général de l’avenir des entreprises européennes ; il y a la question des langues ; il y a les questions religieuses : on en ferait un catalogue ! Toutes ces difficultés ne sont pas insolubles, mais il faut y toucher d’une main très légère, les aborder en s’inspirant de la justice, sans espérer trouver les solutions toutes faites dans les principes d’un droit abstrait et absolu. Il faut surtout sérier les questions et attendre beaucoup du temps. Des plus justes principes, une application précipitée peut faire sortir les plus injustes conséquences.


Nous avons tenu à ne rien cacher des périls dont certainement plusieurs seront épargnés à la Turquie nouvelle, mais dont, certainement aussi, plusieurs se dresseront devant elle ; nous estimons, ce faisant, avoir donné au mouvement du Comité Union et Progrès la meilleure marque des sympathies qu’il nous inspire. Nous n’en sommes que plus fort, sous les quelques réserves que nous avons dû faire, pour dire combien son succès nous paraît souhaitable. Ce succès, nous l’espérons fermement. D’échecs anciens, il n’y a pas de raisons de conclure à un échec futur, et de ce qu’il surgira des difficultés, il ne s’ensuit pas qu’une entreprise si bien commencée soit destinée à échouer.

Un souffle puissant soulève tout l’Orient, fait tressaillir au loin la vieille Asie depuis le Bosphore jusqu’au Gange ; le monde musulman tout entier, attentif et frémissant, attend son heure, se prépare. Au nom des grandes idées de liberté des hommes et de liberté des peuples, de fraternité universelle, d’égalité des races et des classes, d’égal respect de toutes les confessions religieuses, les peuples orientaux, si longtemps immobiles et muets, entrent en branle. Après la Russie et les pays balkaniques, le mouvement transfigure la Perse et la Turquie. Cet irrésistible levain de liberté, cette ivresse prodigieuse des esprits et des cœurs, cette fanfare de grands mots dont le contenu échappe à l’analyse et qui pourtant ont bouleversé le monde, cette puissance d’illusions qui se transforme en une formidable puissance d’action, tout cela vient de nous, tout cela vient de France. Cette révolution qui s’accomplit au chant de la Marseillaise, comment ne la reconnaîtrions-nous pas ? Elle est fille de la Révolution française. Saluons-la au passage, cette infatigable ouvrière de bien et de mal, de destruction et de rénovation. Dans sa carrière prodigieuse, voici maintenant qu’elle s’installe à Constantinople, à Salonique, à Smyrne, à Damas, à Bagdad, à Jérusalem, qu’elle transforme la terre du mystère et de l’immutabilité, l’Orient silencieux. Quels que soient maintenant les événemens, c’en est fait, l’Orient ne retrouvera plus sa longue immobilité ; il est entré dans le torrent de la vie européenne : les idées françaises ont passé par là.

Comment les sympathies de la France n’iraient-elles pas à une tentative si généreuse, à une révolution dans laquelle, avec la différence des milieux, elle reconnaît ses méthodes et ses principes. Pourvu que ses propres droits n’en soient point lésés, non seulement elle ne cherchera pas à créer de difficultés au nouveau gouvernement, mais elle l’appuierait de son influence si les jours de péril arrivaient pour lui : l’amitié avec l’Empire ottoman est l’une des plus vieilles traditions de la politique française. Le comte Ostrorog écrit : « Ce spectacle d’un peuple arrivé au pouvoir et très conscient de son pouvoir, qui non seulement acclame la liberté, l’égalité, la fraternité, mais qui les pratique avec un enthousiasme candide et doux, est bien fait pour persuader les plus sceptiques et rassurer les plus timorés. » Sceptiques, nous sommes excusables de l’être un peu, nous qui avons fait tant de révolutions et tant parlé de fraternité ! Mais personne du moins, aux premières heures d’une crise qui sera très longue, ne saurait nier les services que les réformateurs du Comité Union et Progrès ont rendus à leur patrie. Grâce à leur initiative courageuse, la Turquie ne reverra plus le régime d’oppression qu’elle a connu ; ils ont balayé pour longtemps la séquelle des mouchards, des voleurs, des derviches et des astrologues qui captaient la confiance du Sultan ; ils ont jeté dans le pays un ferment de résurrection et de progrès qui fera tôt ou tard son œuvre ; ils ont déchaîné cette force sans laquelle rien de grand ne se fait sur la terre et qui s’appelle la foi.


RENE PINON.

  1. Le Comité a son principal centre à Salonique. Paris est le principal centre extérieur. Le Comité n’a ni chef, ni président, tous les membres sont égaux.
  2. A. Engelhardt, la Turquie et le Tanzimat ou Histoire des réformes dans l’Empire ottoman depuis 1826 Jusqu’à nos jours. Paris, 1882-1884, 2 vol. in-8.
  3. Midlat-pacha, sa vie, son œuvre, par son fils Ali-Haydar-Midhat-bey. Préface de M. de Lanessan. Paris, Stock, 1908, 1 vol. in-8.
  4. Article 11. — L’Islamisme est la religion de l’État.
    Tout en sauvegardant ce principe, l’État protège le libre exercice de tous les cultes reconnus dans l’Empire et maintient les privilèges religieux accordés aux diverses communautés à la condition qu’il ne soit pas porté atteinte à l’ordre public ou aux bonnes mœurs.
  5. Voyez notamment la conclusion de notre récent livre : l’Europe et l’Empire ottoman (1 vol. in-8, Perrin.