La Tyrannie socialiste/Livre 5/Chapitre 4

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Ch. Delagrave (p. 194-198).


CHAPITRE IV

La guerre sociale.


« L’explosion privée. » — Anarchistes et collectivistes révolutionnaires. — « Le système d’avant garde. » — La théorie de la dynamite. — Propos de Carcassonne. — Le chemin du paradis social. — Évocations des journées de juin et de la Commune. — Le mépris de la patrie. — La lutte des classes. — Le bourgeois. — Pas de danger de guerre sociale. — S’il n’y a pas de complices.


Je sais que le conseil national du parti collectiviste, ou plus exactement, M. Jules Guesde et ses amis ont essayé de se dégager de l’attentat de la rue des Bons-Enfants en disant : « Pour la cinquième fois, depuis un an, la dynamite a été déshonorée dans une explosion privée. » La dynamite serait-elle donc honorée dans une explosion publique ? S’ils cherchent à créer des équivoques quand des événements, comme les explosions du boulevard Saint-Germain, de la rue de Berlin, du restaurant Véry, de la rue des Bons-Enfants, provoqueraient contre eux une réprobation trop violente, ils oublient les théories qu’ils ont insufflées à ceux qui les exécutent ; les menaces personnelles d’assassinat et d’exécution que MM. Jules Guesde et Pablo Lafargue lançaient contre certaines personnes, qu’ils désignaient pas leur nom, dans la réunion du Château-d’Eau du 3 juin 1886, destinée à célébrer les hauts faits des grévistes de Decazeville. S’ils répudient la propagande par le fait, telle que l’entendait Duval qui volait l’hôtel de Mme Lemaire ; si le compagnon Martinet leur paraît compromettant à cause de ses neuf ans de prison pour vol, il y a des réunions où on crie : Vive le vol ! Vive l’assassinat ! Et ils ne s’en dégagent pas. Ils ont fait un tel intellect à certains groupes de la population parisienne que, le 1er mai 1892, à la salle Favié, trois mille personnes couvraient d’applaudissements le citoyen Chausse, aujourd’hui conseiller municipal, appelant « la dynamite un système d’avant-garde. »

M. Gabriel Deville, un des théoriciens du socialisme marxiste, publiait tranquillement dans un volume cette phrase méditée à loisir : « La dynamite et autres moyens de persuasion semblables sont les engins indispensables à la solution communiste[1]. »

Et quelques jours après l’explosion de la rue des Bons-Enfants, M. Baudin disait dans une réunion à Carcassonne : « Au besoin, il faudra se servir contre la réaction et l’opportunisme de la science mieux que ne le font les anarchistes. » Nous savons bien qu’un euphémisme employé dans la ville qui a l’honneur d’avoir M. Ferroul pour député, n’a pas d’importance.

Mais si un homme comme M. Baudin en use, c’est qu’il sait provoquer des enthousiasmes, et, en effet, il y a des gens qui voient la Révolution sociale, comme une sorte de féérie. Le prince Kropotkine, dans ses Paroles d’un Révolté, savoure, avec une volupté qui est du ressort de la psychiatrie, la guerre civile, les massacres, péripéties de la lutte par laquelle le prolétaire « se saisira joyeusement de la propriété privée au profit commun ! » Et comme le prouvent les anniversaires du 28 mai, des hallucinés entrevoient un paradis social, à travers les souvenirs de sang et de flamme des journées de Juin et de la Commune, et dans leurs rêves, suivent ceux qui leur promettent de recommencer ces orgies de destruction et de carnage.

Les malheureux ! s’ils n’étaient pas livrés à une de ces folies épidémiques qui lancent les foules dans le vertige, ils se rappelleraient qu’il n’y a pas eu de jours plus sombres pour la cause qu’ils prétendent défendre. Est-ce que les pavés et les barricades se sont changés en pains de quatre livres pour les combattants des journées de Juin ? La Commune a laissé le souvenir d’un délire destructeur d’autant plus odieux qu’elle incendiait Paris sous les yeux des Prussiens. — Et quand les socialistes, de toutes nuances vont en pèlerinage proclamer chaque année, en arborant le drapeau rouge, que c’est à ces sinistres lueurs qu’ils éclairent la question sociale, tous au nom du travail, au nom de la paix sociale, au nom de la France, nous devons repousser leur contact avec une colère indignée, colère d’autant plus ardente que nous voyons au congrès de Marseille ces hommes s’empresser autour de Liebknecht.

C’était lui qui le 28 novembre 1888 et le 18 octobre 1890, en son nom et au nom de ses amis avait déclaré qu’« ils étaient décidés à ne pas laisser amoindrir la patrie allemande », et M. Bebel précisait en affirmant qu’« il n’admettrait pas que l’Allemagne rendît l’Alsace et la Lorraine à la France !… » Là-dessus, M. Liebknecht se présente à Marseille, comme un apôtre de la paix ! Pourvu que les Français respectent les faits accomplis, M. Liebknecht n’attaquera pas la France, et les socialistes révolutionnaires s’écrient : Quelle grandeur d’âme !

Et ils ont raison à leur point de vue ; car l’idée de patrie, ils ont déjà déclaré qu’ils la méprisaient : ces gens veulent fonder leur liberté au mépris de l’indépendance nationale, sans réfléchir, les aveugles, que de tous les despotismes, le plus brutal et le plus implacable est celui du conquérant sur le conquis !

Ils veulent réserver, ces bons apôtres, toutes leurs forces pour la guerre sociale. Ils sont prêts à fraterniser au delà des frontières ; mais ils ne pardonneront jamais au paysan d’hier qui, par son travail et son épargne, a pu devenir propriétaire ; au tâcheron ou à l’ouvrier qui a pu devenir patron ; aux fils de tout ce prolétariat qui, par leur intelligence, leur activité, des bourses gagnées aux concours, ont pu devenir ingénieurs, industriels, manufacturiers, commerçants ; car, ce sont des bourgeois ! et comme tels des criminels ! C’est contre ceux-ci qu’ils réservent toute leur énergie et toute leur ardeur.

Quelle logique et quelle morale !

Ces déclamations, ces excitations, ces entraînements, peuvent griser ceux qui les exploitent, faire tourner des têtes faibles. La contagion est limitée. Le 28 mai agglomère au Père-Lachaise huit mille individus, sur lesquels il y a un certain nombre d’indécis, de sceptiques, de camelots et de pauvres diables aussi impropres à la Révolution qu’au travail. Voilà donc, au grand maximum, les forces révolutionnaires de Paris. La grande masse des travailleurs sait fort bien qu’elle doit chercher des ressources dans le travail et que ce ne sont pas les émeutes qui en donnent. Ils ont une femme, des enfants ; ils se préoccupent de leur avenir. Ils sont prudents, et ne demandent qu’au jeu pacifique des institutions républicaines les améliorations, plus ou moins réelles, qu’ils envisagent.

Toutes ces parades enflammées ne présentent donc pas de sérieux danger de guerre sociale, mais à une condition : c’est que les charlatans du socialisme ne trouvent pas de complices parmi les membres du parlement qui, étant chargés de faire la loi et d’en contrôler l’application, doivent donner l’exemple de son respect ; parmi les fonctionnaires, chargés de maintenir l’ordre public ; parmi les magistrats chargés de requérir la mise en mouvement de la justice et parmi les juges et les jurés, chargés d’imposer aux délits et aux crimes la sanction du Code pénal ; parmi les ministres qui, ayant la charge des intérêts généraux du pays, ont pour obligation d’envisager la responsabilité qu’ils assument, non seulement au point de vue des difficultés présentes, mais surtout des événements de l’avenir.



  1. Gabriel Deville, Aperçu sur le socialisme scientifique, 1884.