La Vague rouge/chap.I,16.

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La Vague rouge, roman de mœurs révolutionnaires
Plon-Nourrit et Cie (p. 340-362).
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1re partie


XVI


C’était l’époque où l’œuvre de Rougemont s’épanouissait par ses propres forces. Toute propagande, lorsqu’elle porte ses fruits, implique des repos où le meneur a intérêt à laisser mûrir la récolte. Son absence sera utile : elle rompra une familiarité qui devient banale, elle gardera des voies pour l’imprévu, aussi nécessaires dans la vie des groupes que dans la vie des individus.

Au lendemain de l’aventure avec Eulalie, François eut envie d’un voyage. Il avait amassé quelque argent ; aux ateliers Delaborde, c’était une période de demi-chômage : la brocheuse obtiendrait sans peine un congé. Par ailleurs, il lui était pénible de rencontrer Christine. Il lui semblait outrager un culte mystérieux : il aurait rougi et souffert si Mlle Deslandes l’avait vu avec la grande fille.

Peu de jours après le second rendez-vous, il attendait Eulalie, au boulevard Saint-Marcel. Il reconnut de loin le corsage soufre, la marche saccadée, avec des « allongées » de pouliche.

« Une sauterelle ! » songea-t-il avec un sourire.

L’image ne fut point désagréable. Il aima la longue structure, la souplesse folle, un peu gauche mais si vive, parmi les petites femelles aux jambes courtes qui peuplent le trottoir parisien.

— Bonne race ! grommela-t-il. Du feu, du sang, le muscle net et de la vie pour cent générations.

Eulalie s’empara de Rougemont comme d’une proie :

— Je ne vous voyais pas d’abord, fit-elle, à cause de ces fusains et du kiosque… et j’avais peur !

— Peur ?

— J’aurais mieux aimé un coup de couteau que de ne pas vous voir.

Cette véhémence l’inquiéta : la fille allait-elle s’attacher et souffrir. Mais il en fut touché aussi, et s’abandonnant à l’insouciance, il entraîna Eulalie par ces rues où une ombre charmante de vieille France se mêle à des odeurs moisies.

— N’est-ce pas, fit-il, il vous serait facile d’obtenir quelques semaines de congé ?

Elle le regarda, surprise :

— Bien sûr. Il y a un vent de chômage… le singe ne demanderait pas mieux.

— Eh bien ! ma grande fille, vous prendrez vos vacances… nous filerons à la campagne, à moins que cela ne vous ennuie.

— M’ennuyer ! cria-t-elle.

Elle s’était arrêtée, une stupeur immobilisait ses bras. Puis elle s’assombrit, méfiante :

— Non ! C’est une farce ?

— Ce n’est pas une farce.

Elle esquissa un pas de valse, ses yeux s’ouvrirent comme des lanternes ; haletante, elle contemplait ce rêve qui lui semblait perdu dans les nuages. Comme elle l’avait fait et refait, depuis sa petite enfance ! Quel regard dévorateur sur les affiches de chemin de fer où l’on voit une Arlésienne, la plage de Biarritz, les bouquetières de Nice, des montagnes indigo, cinabre ou salade, des glaciers, des lagunes, des palais, des navires, des golfes, des chiens Saint-Bernard et des pâtres basques !…

L’invitation au voyage descend lentement des murailles dans les âmes pauvres et y fait d’incalculables ravages. Luxe des civilisations machinistes, jailli des entrailles en feu de la locomotive et du steamer, accru au rauquement des automobiles, le Voyage suscite des convoitises aussi virulentes que les robes, les dentelles, les perles et les diamants. Sur la terre rapetissée, où agonise le mystère des forêts vierges, où les lacs, les fleuves, le désert, la montagne deviennent une banlieue familière, nous sommes tous saisis d’une suprême exaltation nomade, où se mêle, peut-être, le regret de ce monde qui fut si vaste, si ténébreux et si terrible, avant d’être le petit clos du Genre Humain !

La grande Eulalie avait pris sa part de cette exaltation aux affiches des P.-L.M., des Est, des Ouest, des Nord, des Orléans et dans ces causeries de pauvres filles où germent les semences tombées du feuilleton, du fait divers, de vagues articles sur les villégiatures.

— Où qu’on ira ? fit-elle, encore craintive. Est-ce qu’on verra la mer ?

— On verra la mer, si c’est la mer que tu aimes.

— Oh ! la mer, murmura-t-elle, en extase.

Elle n’avait pu s’en faire une idée. C’était de l’eau bleue, turquoise ou verte selon les affiches ; elle n’ignorait point que cette eau s’agitait sur des étendues prodigieuses ; on voyait encore des rocs, des orangers, des palmiers, du sable, d’étincelantes petites femmes, des pêcheurs et des barques — mais tout de même, elle ne la comprenait pas. D’autant plus l’avait-elle parée d’énigmes et en attendait-elle des miracles.

— Nous irons donc à la mer, dit-il, quoique la saison soit presque finie.

— Mais, demanda-t-elle, méfiante… on ne lui ôte rien, à la fin de la saison ?

— Au contraire, ma grande fille, elle est plus sauvage, elle est mieux chez elle, lorsque les gens s’en vont.

— Vrai, elle est plus sauvage ? Qu’est-ce qu’elle fait ?

— Elle essaye de détruire ses côtes, fit-il en riant. C’est une bête très rude, mais qu’on ne peut s’empêcher d’aimer : d’ailleurs, si elle ne te plaît pas, nous irons ailleurs.


Il connaissait, près de Grandville, une ferme où la vie n’était point déplaisante. Juchée sur la falaise, parmi des herbes dures et des arbres trapus, quoiqu’elle fût vieille, battue par les tempêtes, elle devait subsister longtemps, avec son corps de granit, que seule l’action millénaire des eaux, de l’oxygène et des lichens pourrait détruire. Là vivaient trois générations de Normands. Le chef, sexagénaire, la tête en carène, la chevelure chanvre et argent, gardait un regard hardi, tenace et prudent. Homme sociable et avare, il aimait la causerie, entassait les liards, les écus et les louis : l’on s’étonnait qu’il n’eût point fait fortune, car il excellait aux marchés. C’est qu’il se passionnait infiniment plus pour la garde du bien acquis que pour la recherche du bien nouveau. Les avares mangeraient l’humanité si l’instinct d’épargne ne tendait à abolir l’instinct du bénéfice. En outre, chez Pierre-Constant Bourguel, la lésine ne s’exerçait guère sur la « denrée » ; elle se concentrait sur l’argent. Pour toute nourriture ou boisson récoltée sur le domaine, il se montrait peu regardant, quoiqu’il détestât le gaspillage. En revanche, il grondait pour le café, le sucre, les épices, les vêtements et renouvelait l’outillage avec une excessive répugnance. Telle quelle, la ferme prospérait.

La vieille Bourguel, serve par tempérament, vivait aussi insoucieuse que le bétail : l’horloge ne se montrait pas plus ponctuelle à marquer l’heure que cette femme à accomplir sa tâche. Le fils Bourguel, Jacques-Pierre, brute épaisse et sereine, développait, dans des vêtements couleur falaise, une musculature de cheval. Un poil paille de seigle lui feutrait le crâne et meublait les joues roses ; il travaillait sans acrimonie, joyeux à chaque pause et grognant de volupté devant les pitances. Pour cet hercule flave, une soupe aux pommes de terre, un chanteau de froment, une ratatouille au lard, un tourteau de fromage recélaient des plaisirs parfaits. Il complétait la mangeaille par l’usage de sa femme. Comme lui, elle était du blond des pailles de seigle. Sa pâle chevelure se tassait sur une tête longue, aux narines roses, à la bouche parée de longues incisives. Cette femme élargissait des hanches bibliques, sur des pattes de rhinocéros ; à trente-deux ans, elle avait conçu douze fois. Trois enfants étaient morts, cinq filles et quatre garçons poussaient en force, la peau rose goret ou blanc jasmin, lourds, sensuels, vivaces, les uns doués de la cautèle et de la curiosité de l’aïeul, les autres opaques comme le père, la narine frétillante aux odeurs de la cuisine. Toute cette race était prompte à se gaudir, presque étrangère au souci : Rougemont avait gardé le souvenir d’une atmosphère libre, reposante et saine.

C’est là qu’il mena la grande Eulalie. Ils arrivèrent en char-à-bancs, un après-midi où les nuages jouaient à cligne-musette avec le soleil. Le père Bourguel les reçut sous le porche ; un dindon tendit son cou de vieille femme, un paon grinça ; trois des fillettes avancèrent leurs toisons claires dans la pénombre :

— Père Bourguel, fit le révolutionnaire, avez-vous une chambre pour ma femme et pour moi ?

Le vieux cligna son œil pers, en signe de scepticisme. Mais il ne tenait qu’aux apparences, et sachant que Rougemont payerait avec exactitude, il riposta :

— Oui bien ! Il y a la grande chambre où on pourra mettre un deuxième lit. La pension sera comme d’habitude.… quatre francs par personne, avec le cidre, mais sans vin, sans bière et sans liqueurs.

Ces paroles dites, qui le débourraient de soucis, il devint jovial ; la longue Eulalie l’amusait, avec sa tête de bohémienne et son allure de cavale :

— C’est plus la saison ! remarqua-t-il. Mais chacun a son idée, ce qu’est ben juste !

On vit arriver sa femme qui avait la manie des révérences et proférait peu de paroles ; puis la bru dont le corsage semblait contenir deux pains d’un kilogramme. Ensuite, le vieux montra une chambre vaste, basse de plafond, avec des meubles rudes et propres. Elle n’intéressait pas Eulalie, qui épiait la basse-cour peuplée de bêtes sans nombre. Un coq noir, funèbre, fiévreux et vigilant, menait son harpail à la pâture, de hauts coqs blancs élevaient leurs statures martiales, des coqs de bronze, d’émail roux, d’émeraude, balançaient leur crête sanglante au milieu d’une armée de petites femelles sournoises et perverses ; les dindons figuraient des reîtres alcooliques ; des pintades, couleur nuage d’automne, filant devant une escouade d’oies, effaraient la foule voluptueuse des pigeons, aux froufrous ardoise, neige, feuille morte, et l’on apercevait, au delà du grand portail, dans une pièce d’eau hexagone, une compagnie de canards aux costumes brodés, aux becs plats et grotesques.

Mais le plaisir d’Eulalie était furtif et comme suspendu. Elle songeait à la mer, elle ne fut tout à l’heure présente que lorsque François dit :

— Allons la voir !

Ils traversèrent le paysage rude, aux herbes salées, où des bêtes puisaient leur viande ; la falaise soufflait dans sa cornemuse, l’air s’enflait, plein d’une tristesse salubre. Une croix de granit rayait la nuée. Les genêts s’assemblèrent, vite dévorés par les foresticules de l’ajonc, jungle basse de l’ouragan, fleurie de soufre, d’or et de citron. Un incendie l’avait ravagée, les tiges âpres persistaient, assaisonnées de cendres, semées de piérides, de vanesses, de bombyx, de coléoptères, de guêpes, de moustiques et de sauterelles. Le feu s’était écoulé comme une rivière, épanché en étangs, en havres, en lagunes ; la brousse jaune reprenait sur la falaise jusqu’aux confins de l’horizon. Eulalie ne voyait rien, elle s’élançait vers l’océan, elle courait heurter son rêve à la réalité. Et la mer fut.

Elle venait des abîmes. Un site de granit l’attendait, convulsé par mille siècles de marées et de tempêtes. Quoiqu’il fût plus dur que l’acier, l’eau tendre et l’air léger l’avaient taillé en biseaux, en cônes, en pyramides, en aiguilles ; tourné en cornes, en molaires, en croissants ; creusé de pertuis, de canaux, de corridors, d’antres et de labyrinthes. Tantôt la vague amoncelait des troupeaux pâles, rebondissants à tous les détours du paysage ; tantôt elle brassait l’armée des galets avec un bruit de chaînes ; elle rugissait comme un peuple de lions ou comme une migration de phoques, avec des respirations brusques, de longs halètements, on ne sait quels silences au sein des tumultes et quelles douceurs dans le paroxysme.

À cause des nuages, l’eau sécrétait des lueurs et des teintes dont les grâces étaient plus surprenantes d’être liées à tant de colères. Innombrables, des torrents de topaze se heurtaient aux saphirs pâles, aux nacres turquoise, aux béryls ardoisés, ou disloquaient les flaques gorge de coq, aile de faisan. On voyait se tramer des failles, des verreries mourir sur de petites vagues d’ambre, des neiges fondre ou renaître, des îles d’huile sombrer sous des cataractes de lessive, des spires d’iris se superposer à des canaux de poix, à des gouffres d’absinthe. Plus que le bondissement des eaux, ces métamorphoses figuraient la vie de l’océan. Elles parlaient une langue infinie et subtile, accablante et très intime, elle évoquaient l’écaille des poissons, l’aile des insectes, l’argenture des coquilles, les émaux, les rocs, les pâturages, les glaciers…

— C’est elle ? demandait Eulalie.

Elle cherchait un espace incommensurable et la mer lui semblait à peine vaste, parce que le ciel, là-bas, la fermait, comme une muraille. Plusieurs bateaux touchaient l’horizon ; l’océan dont on ne devait pas voir la fin, se terminait aussi vite que la vallée de la Marne ou celle de l’Yvette.

— Est-ce qu’elle est toujours aussi petite ? reprit la brocheuse, avec l’espoir qu’on ne lui montrait pas tout, que l’étendue allait s’ouvrir tel un décor qui s’écarte.

— On n’en voit pas la fin !

— Que si !… Si on pouvait marcher dessus, il ne faudrait pas une petite heure pour arriver là-bas, où ça s’arrête.

— Rien ne s’arrête. Quand tu aurais marché une heure, ce serait toujours aussi loin… et quand tu aurais marché des jours, des semaines, des mois, tu ne verrais toujours pas d’autre fin que l’horizon…

— Alors, pourquoi ça n’a pas l’air plus grand ?

Tout de même, elle était un peu consolée ; elle commençait à s’intéresser aux légions du flot, à leurs longues hurlées, à leurs bonds, leurs chocs et leurs écroulements :

— C’est vrai qu’elle est sauvage, fit-elle.

Il prit Eulalie à la taille et la fit descendre par un sentier de douane ; leste et légère, elle adorait le vertige ; le grondement des flots, accru, la remplissait d’impatience et d’ivresse. Quand elle fut sur la plage, dans le vent du large qui lui électrisait la face, trébuchant sur les galets, près de la cité des granits où rebondissaient les clameurs, elle sentit tout à coup la solitude, l’aventure et l’immensité.

— Oh ! oui, oh ! oui, s’exclama-t-elle.

Sautant sur les galets et laissant se défaire son chignon, ivre d’air comme d’une boisson, elle atteignit la vague mourante et s’enfuit devant la vague nouvelle.

« La jeune cavale est heureuse ! » songeait Rougemont.

Lui-même se grisait. Il avait le goût de l’eau vivante, qui palpite et gronde comme une créature. Il lui attribuait une conscience, il y percevait, dans un dédaigneux désordre, et sans souci de cette durée qui est la misère des êtres dits supérieurs, tout ce qui s’ordonne dans la plante, la bête et l’homme. D’innombrables sensations, éteintes et renaissantes, roulaient dans un bouillonnement de vagues, dans un choc de lames ; des intelligences fulgurantes s’éveillaient, suscitées par un conflit et aussitôt éparpillées. Comme notre rythme se prolonge et se répète, nous n’imaginons pas la conscience hors des cohérences et des cycles, mais nos cohérences et nos cycles ne sont qu’une forme ralentie des incohérences et des ruptures de l’élément.

Eulalie avait entendu dire qu’il est délicieux de marcher dans la mer. Elle ôta ses bottines et ses bas, elle leva haut ses jupes, ses cheveux déferlèrent ; elle riait, craintive, lorsqu’une caresse fraîche atteignait ses jambes. Pour leur avoir offert un coin de peau, elle se sentait fille des vagues.

La mer ne montait plus, elle ne descendait pas encore. Elle avait des retours fauves, puis, avec de lents reculs, elle traînait une robe de dentelles sur les galets.

— Viens voir la caverne, dit le révolutionnaire.

Eulalie sortit de l’écume. Elle avait noué ses bas noirs, historiés de rouge, autour de son cou, elle tenait une bottine à chaque main.

Ils contournèrent une roche ronde. Au bord de la caverne, des fucus secs, des coquillages, attestaient que l’eau y pénétrait aux grandes marées.

— C’est comme une église ! fit Eulalie.

Autour d’eux s’étalaient la rudesse et la pesanteur de la pierre ; une vie immobile, tenace, sournoise succédait à la vie turbulente, le silence happait et dévorait la lumière. Dans le fond, une crevasse semblait dégorger des ténèbres.

— Est-ce que c’est solide ? demanda la jeune fille.

— Tout Paris sera écroulé avant ces cavernes, murmura Rougemont avec enthousiasme.

Il voyait revenir les temps perdus dans la nuit. Alors la terre était immense pour les hordes minuscules de l’homme. Tous les prodiges de l’aventure enveloppaient la bête verticale et lente, qui allumait le feu dans le vent du soir. Et voici que la terre va devenir petite. Il n’y a plus d’espaces poignants de mystère, d’épouvante et de beauté ; il n’y a plus d’océans sans limites, de déserts vierges, de forêts impénétrables ; le petit animal rusé tire ses forces du fer et de la flamme, il les anime d’un souffle de vapeur ou d’une palpitation de foudre, il parcourt en peu de journées ce que la race entière n’avait pu parcourir au cours des millénaires.

Dans une deuxième salle, l’ombre s’épaississait ; elle était veloutée, fallacieuse, ennemie ; on était dans le royaume des forces opaques, hors de cette patrie de la chair où bondissent les fluides, où palpite la figure des soleils.


— Nous y reviendrons avec des torches, fit-il. Que c’est beau !

Elle sentit passer une menace. Mais elle était sans peur : on pourrait vivre dans ces cavernes ; elle n’y serait point malheureuse.

— Est-ce qu’il n’y a pas des gens qui dorment sous la terre ? chuchota-t-elle.

— Il y en a des millions, surtout en Chine et dans l’Inde. Les Hindous creusent dans la roche ; les Chinois se nichent dans le sol… Ceux-ci, qui sont le plus souvent des gens du Nord, économisent le feu en hiver.

— C’est chaud, dans la terre ?

— C’est chaud.

Ils étaient revenus dans la première grotte ; ils en discernaient mieux la structure : les murailles, rejointes en pyramides, étalaient une ossature fauve, pleine de nœuds et d’excavations ; leur dureté faisait mieux concevoir l’énergie des météores qui les avaient creusées.

Assis près de l’ouverture, les amants plongeaient tantôt le regard dans l’ombre et tantôt dans la mer retentissante. Ils se sentaient décroître. Et le monde croissait.

Leurs âmes furent éparses, imprévoyantes et pauvres de souvenirs ; elles flottaient dans la nuée, elles s’évadaient de la vie précise, elles s’engouffraient dans l’élément. À la fin, Eulalie secoua les algues de sa chevelure, ses yeux de rôdeuse s’affolèrent :

— Moi, je vivrais bien comme ça ! s’exclama-t-elle. On nicherait dans la falaise, on se nourrirait de la mer… ça ne m’ennuierait pas du tout…

Une ardeur bohême s’élevait de la fille ; elle eût enduré la rôderie, la faim, la soif, le désert ; elle saurait conquérir la nourriture et se dérober au péril ; par les jours de repos et de plénitude, elle connaîtrait des voluptés parfaites : ah ! qu’elle était plus proche que François de la jeune nature ! Et elle lui apparut comme une fille troglodyte, dans un monde où les lions et les hommes suivaient encore des lois parallèles.

Cependant, elle jouait avec sa chevelure, en chantant tout bas ; la brise prenait et relâchait la toison noire ; les pieds étaient nus, les jupes soulevées jusqu’aux mollets : la chair, un peu bise, fine et saine, la structure légère, s’harmonisaient avec le granit, les eaux clamantes, les nuées en course. Il fut bon d’avoir là cette créature fraîche et, baisant sa cheville, mordant doucement les jambes, il s’abandonna à l’ivresse sacrée.


Il vint des journées douces. Les instincts innombrables grouillaient dans la grande fille, pareils à des souvenirs et à des genèses. Elle se dressait parfois dans l’ombre, elle allait à la croisée. Levant le visage vers les étoiles, elle se les figurait planant sur la palpitation des eaux. À peine le premier déjeuner fini, elle s’élançait sur ses pieds fiévreux. Elle tremblait de joie lorsque apparaissait la brousse soufrée des ajoncs, lorsqu’elle voyait la mer brasser ses écumes et soulever ses collines fugitives. Tout était neuf. L’océan refaisait sa plage ; il entretenait la sauvagerie des granits, il jetait pêle-mêle des bêtes et des plantes, il jardinait furieusement les végétations qui creusent et habillent la pierre, il semblait vouloir le désordre et le chaos, pour que le monde ne pérît pas par la cohérence.

Eulalie s’enfonçait dans les couloirs où la pierre répète les pas et fait d’un murmure un mugissement, elle montait sur les arêtes taillées en scies, au haut de pyramides mousses et de cônes lézardés, elle s’enlizait parmi des paquets de lianes marines et de goëmon, puis, revenue sur les galets ou sous le surplomb humide d’une falaise, elle cherchait les creux où nichent des oiseaux rauques. Agile et vigilante, elle se dérobait aux sables mouvants, elle filait comme une échassière.

Elle connut les bêtes. Les pâles mouettes ont l’âme des foules ; elles s’assemblent avec des clameurs discordes, qui simulent la risée, la détresse ou la brusque colère ; elles flottent en grappe sur l’écueil, dansent avec l’écume, s’élèvent en tourbillons de joie ou s’éparpillent en caprices ; les hirondelles de mer jaillissent mystérieusement des fentes de la falaise ; le grand goéland flotte comme un cerf-volant, puis s’abat avec un cri de sorcière ; les pétrels se ruent voluptueusement à l’assaut de la tempête ; les puces de mer, mêlant des sauts brusques, semblent un essaim de taons ; les crabes dressent des silhouettes de punaises géantes ; la méduse promène son ombrelle de cristal ; l’étoile de mer étale ses membres pierreux, tandis que, finement, les ceintures de Vénus agitent leurs palettes.

Eulalie cueillait des moules, cherchait « une mine d’huîtres », chassait la crevette et dénichait les oursins, pareils à des coques de châtaignes.

Par-dessus tout, elle aimait mêler sa peau au lait tiède de la mer. De toute part, quelque chose la pénétrait, comme si elle avait été absorbée par l’immensité et l’avait absorbée elle-même. La pesanteur avait disparu ; l’eau palpitante versait une capiteuse énergie et la plus fine quiétude. Les gestes sûrs d’Eulalie se combinaient avec l’élément. Elle savait fendre, éviter la vague chaude ou s’y abandonner ; elle goûtait l’image brusque du péril suivi d’une sécurité planante ; elle exprimait sa passion en phrases insignifiantes ou absurdes, auxquelles son geste d’enfant et de sauvagesse donnait un sens plus profond. C’était bien mieux que l’abstraction poétique ou le vague du rêve. La fille aimait l’océan comme on aime le feu, la nourriture, la volupté sexuelle, dans un besoin immédiat de rôder, d’étreindre le flot, de respirer le large, de partager l’agitation intarissable. Elle disait que c’était « bath », mais ce vocable ne signifiait pas positivement que c’était « beau », il dénonçait l’adaptation de l’être avec le milieu, source, si l’on veut, d’art et de poésie, mais combien lointaine ! La vie était là, la vie où tout l’être fermente et s’agite, si proche qu’elle excluait presque la parole.

Ce bonheur amusait François. Il aimait la mer plus mollement, avec des instincts de songerie, d’oubli, d’hygiène. Elle excitait en lui ces regrets mélancoliques qui sont tout ce que le civilisé garde d’un incalculable atavisme. Il soupirait de ce que la nature fût rétrécie, comme un adolescent grêle pleure les forêts vierges, mais l’humanité restait sa passion véritable. Après des heures sur la plage ou sur l’arête des falaises, le désir naissait de parler, de discuter, de convaincre. Chaque jour, il y cédait davantage. Avec les gens de la ferme, avec les bergers, les laboureurs, les maquignons, les ramasseurs de varech, le taillandier-maréchal ferrant, le menuisier-charpentier, fabricant de cercueils, les cabaretiers, les pêcheurs, les gabelous mêmes, il s’attardait à prêcher son évangile. Dans ce terroir où l’idée sociale était vague, il annonçait préférablement la fin du régime militaire. Ce sujet s’adapte à la cervelle paysanne. De tout temps, le terrien a détesté la loi anonyme, venue du fond des villes, qui l’arrache de son sol, le jette à des autorités violentes et incompréhensibles.

Le contact direct de la terre et des météores, le sentiment que toute chose essentielle vient de la culture, disposent mal à comprendre une règle venue d’hommes qui ne défrichent, ne labourent ni ne sèment et n’élèvent point de bêtes. Il semble déjà anormal qu’ils mangent, ceux qui ne produisent aucune nourriture, combien plus qu’ils commandent ! S’ils étaient du moins la force, s’ils arrivaient en hordes, razziant le blé, le beurre, le bétail, l’homme du champ et du pâturage les exécrerait, mais il admettrait ce fléau comme il admet les férocités de la nature. Ils ne sont pas même la force. Et il faut leur payer l’impôt ; il faut leur livrer ses jeunes hommes !

Habile à étayer sa propagande sur les sentiments des êtres, François semait l’antimilitarisme avec une éloquence où se retrouvaient les plaintes de l’interlocuteur. Les paysans reconnaissaient leur mécontentement, exprimé en phrases incandescentes, en mots barbelés, en rude goguenardise. Rougemont savait montrer le gars aux beaux muscles, élevé à force de sueur et de travail, prêt à saisir la charrue, à lancer la joyeuse semaille… Tout à coup, une volonté sournoise s’abat ; il faut abandonner le champ, vivre dans un nid de maladies, obéir à des hommes inconnus, insolents, sans justice… Et pourquoi ? Pour faire la guerre ? À quoi sert-elle ? Est-ce que l’armée a empêché la défaite des Napoléons ?

La parole se heurta à des parois dures et à d’antiques images. Tout de même, la tête des rustres s’animait. Une haine, pareille à celle des hommes du Bocage, bouillait au fond des âmes. L’enthousiasme naissait, scandé de clameurs gutturales. Des faces neuves semblaient surgir de ces visages impassibles, faces de pirates scandinaves, aux yeux d’eau de mer, faces d’Armoricains, aux têtes rondes, aux pommettes têtues, faces de sauvages aux mâchements saccadés et aux regards d’embuscade.

Les femmes se mêlaient aux prêches. Rougemont les attirait, sachant par expérience que la conscription les exalte plus encore que les hommes. Les mères, femelles torses, aux membres noués, aux ventres difformes, machines vieillies dès la trentaine, ravagées d’alcool comme leurs mâles, arrivaient dans la grande cour des Bourguel. Assises sur le double perron, massées sous le hangar, mêlées aux poules, aux dindons, aux oies et aux pintades, elles attendaient le monsieur révolutionnaire, tandis que les hommes se rangeaient contre les murailles, foule aux vêtements feutrés de glèbe, de poussière et de boue, recuits de soleil et fermentés dans la pluie. Un fleur de gadoue se mêlait à la senteur humaine, une fine haleine d’herbages et un souffle d’océan balayaient l’espace. Il y avait de jeunes créatures — gars frais de peau, filles aux cheveux d’ambre, de cuivre et de soufre, mais plaquées de jupes urineuses, de crottes de poules et de purin de porc. Cette humanité respirait une force antique, rongée par l’alcool, barrée de syphilis, entamée de tuberculose, et elle tendait au repos, attentive à ne pas s’accroître, pleine de recettes pour déjouer les embûches, les violences et les vertiges de l’accouplement.

Rougemont ne l’estimait point. Il détestait son astuce, son ardeur au gain, son ivrognerie, son humeur chicanière, il la sentait incurablement individualiste, ennemie du partage et même de l’équité. Il la prêchait vaille que vaille.

En contribuant à détruire l’armée, elle ferait sa part de la brèche où passerait le communisme. Si elle n’était pas prête le jour où les villes raseraient la citadelle bourgeoise, on la plierait de force.


Ainsi qu’il faisait partout, François gagnait les âmes en se prêtant aux confidences. Il créait un noyau de disciples, auxquels il vantait leur propre intelligence et le rôle qu’ils allaient remplir. Il y eut d’abord le vieux Bourguel, renard à la langue bien huilée, qui exécrait d’autant plus le service militaire, qu’il avait dû marcher en 1870. Jamais il ne put comprendre pourquoi on le menait à travers des terres inconnues, mêlé à des troupeaux d’hommes ahuris.

Nourri au hasard des rencontres, bleui de froid ou pourri d’humidité, avec, de-ci de-là, un tintamarre de canons et de mousqueterie sur des champs, des mares, des fourrés, des mamelons, il ne se souvenait pas seulement d’avoir aperçu un Prussien :

— C’était toujours pour fiche le camp, concluait-il, et pour aller claquer de faim ailleurs. On ne savait jamais l’endroit où no z’allait… ni l’s’hommes, ni l’s’officiers. On marchait su’ la terre ben détrempée ou su’ la neige, on était boueux, on était claquedent, on était miteux. Ah ! man garchon que no’ s’disait, quoi qu’on fout dans ce sacré pays ? On foutait rien, on crevait pou’ le roi de Prusse !

Le taillandier-forgeron avait failli passer en conseil de guerre, après une échauffourée avec son sergent-major ; il ne prononçait jamais le mot de caserne ni de gradés sans faire siffler un long crachat. Sa tête de pirate, où de la limaille incrustait une chevelure fauve, où les yeux jetaient un feu vert, plus éclatant sur la face noircie, mimait les saletés de la discipline et la corruption des sous-officiers. Il hurlait, avec le geste d’abattre son marteau :

— Maï, que no me donne cent officiers, je leur claque tous la tête su’ m’n’enclume ! J’sommes paysan, le paysan y doit pas porter les armes, à preuve qu’y les a pas portées pendant des mille et des mille ans. Le paysan est su’ sa terre, c’est pas un guenon de Paris, y fait vivre un chacun et tertous, c’est un chacrilège de le tirer de son village !

Le bouilleur, Pierre Sorel, qui s’en allait avec son alambic transformer les jus en alcools, était le plus vigilant des propagandistes. C’était un petit homme entre le rouge et le châtain, l’œil boueux sous un sourcil flasque, avec une expression blafarde et maupiteuse. Son nez, mangé par la couperose, donnait beaucoup d’huile. Il exhibait des mains faibles mais énormes, dont le derme boursouflé faisait figure de gants. Toute la personne de Sorel exhalait le calvados. Cette liqueur se dégageait de sa blouse, de ses culottes, de ses godillots, elle sortait de son nez et de sa bouche, elle se percevait sur la peau, dans la barbe et la chevelure :

— Je sieux pétrolé contre les mites, les vers et les microbes ! déclarait-il en lampant ses petits verres.

Pourri d’arthrite, en proie à une blennorrhée, qui lui avait ôté l’usage d’un testicule et menaçait l’autre, ce petit homme jouissait d’une loquacité entraînante.

Il promenait les phrases de Rougemont avec sa machine à distiller, il les dégorgeait, les déformait, les servait cuites au goût des rustres. Il était de ces bavards qui n’ont pas l’air d’agir, dont l’ascendant individuel est faible, mais dont la parole est redoutable par la répétition ; il imprégnait les cerveaux, il y formait toute une clicherie, qui se transmettait ainsi qu’un virus. Le chétif Pierre Sorel avait semé sur la route plus « d’idées-forces » que le curé, l’instituteur et les journaux. Avec l’antimilitarisme, sa tâche fut commode ; le terrain était fécond et solidement préparé.

La grande Marianne Bonjoie n’agissait pas avec moins d’efficace. Elle avait jadis perdu son fils à Madagascar et ne s’en était jamais consolée. Cette femme aux os de bœuf, aux omoplates en tourtes, promenait un visage triangulaire, une peau de chanvre, tachée de rouille et de safran ; elle ouvrait des yeux larges comme des jaunes d’œuf. Elle colportait de la mercerie, du gibier de braconnage, des brochures et pratiquait une médecine à l’usage des filles imprudentes ou des épouses en retard. Sa parole sonnait véhémente, bien nourrie d’invectives. Lorsqu’elle vitupérait sur le seuil d’une maison ou dans la cour d’une ferme, elle attirait un auditoire affriandé par l’abondance, l’imprévu, la force comique des épithètes.

Ainsi Rougemont continuait son œuvre aux champs. Il arriva qu’Eulalie même fut de ses disciples. Autant elle répugnait à l’idéal socialiste, autant était-elle prête, pour peu qu’on l’endoctrinât, à honnir le servage militaire. À vrai dire, elle n’y avait jamais réfléchi : le passage des culottes rouges, avec le ronflement des musiques, évoquait ses randonnées de fillette, une allégresse de 14 juillet ou d’enterrement chic. Elle avait mal écouté les plaintes des soldats, estimant que c’étaient des fricoteurs ; elle ne se figurait pas la discipline pire qu’à l’atelier. Aux Enfants de la Rochelle, elle confondait, plus attentive aux incidents qu’à la parlotte, l’antimilitarisme avec le syndicalisme. À vivre intimement avec Rougemont, elle accepta une réalité nouvelle, dont elle tirait des fables. Ce fut un article de foi que le soldat subissait les pires insultes, la main à la couture du pantalon, et qu’il pouvait être fusillé pour avoir levé le poing, « alors qu’on traitait sa mère de vache ou de truie ». Elle répétait, sur un ton d’oremus, que la caserne était un dépôt de voleurs, de pédérastes, d’empoisonneurs et de faussaires, le centre de la syphilis, de la tuberculose et de la fièvre typhoïde ; qu’à Biribi, on pratiquait les tortures des Chinois et que les gradés y assassinaient les hommes pour obtenir un congé, du tabac ou de l’avancement.

Eulalie mêlait cette légende aux jeux de la falaise et de l’océan. Son bonheur n’en était point troublé ; elle s’exaltait aux propos de François, avec cette merveilleuse indignation de la jeunesse, tout éclatante de croyance et saturée d’espoir.

Le temps passait. La grande fille ne s’en apercevait guère, mais François songeait au retour. Tandis qu’elle filait par les couloirs, escaladait les rampes ou bondissait dans l’écume, il se demandait s’il avait été sage de l’emmener dans ce terroir. N’en garderait-elle pas un souvenir trop beau ? Puis, son amour avait crû sans mesure : elle reportait vers son compagnon, comme à leur source, toutes les émotions du voyage. À travers le charme encore frais de l’idylle, le meneur redouta l’avenir. Il savait qu’Eulalie ne lui plairait qu’une saison, âme de nature, trop fugace, trop indifférente aux idées, âme de rue et de route, qu’un grand amour même ne policerait point. À l’idée que c’est à lui qu’écherrait cet amour, il frissonnait d’inquiétude. Sans doute, s’il rompait, elle ne réclamerait aucun droit, mais sa souffrance en serait plus navrante.

Il rêvassait, un matin qu’Eulalie flottait avec les vagues. Les nuées s’éteignaient, pleines d’une foudre sourde. De rauques mouettes se ruaient vers la falaise, les puces de mer sautelaient plus molles et des goélands tournoyaient au large ou fonçaient vers des proies mystérieuses. Lorsque Eulalie se posait sur un îlot ou sur la pointe d’un promontoire, Rougemont considérait, presque avec angoisse, cette fille long jointée, au torse mince et au col héronnier.

Ces formes lui avaient plu, dans le premier feu, d’autant qu’elles se révélaient douces et flexibles. Tout de même, le menton finissait en pointe, les joues s’étiraient, étroites et longues, toute la structure rappelait les échassiers.

« Que faire ? se disait-il, plein d’une charité molle… Je ne devais être qu’un passant… le caprice de quelques journées ! »

Jamais il ne s’était cru plus assuré de cueillir la simple fleur d’aventure. Car Lalie n’avait exigé aucun des mensonges, aucun des rites qu’exigent les plus étourdies. Et tout de même voici qu’une responsabilité semblait naître. La vie tendait ses pièges : elle lie les êtres par la bonté comme par la malice, par la prévoyance comme par l’imprévoyance. Rougemont perçoit que la grande fille a conquis des droits imprécis, parce qu’elle a été heureuse sur la plage et la falaise. Elle les accroît en s’attachant à François ; ils deviendraient terribles si elle l’aimait avec constance.

— Oui, que faire ? répétait-il. Nous sommes si étrangers l’un à l’autre ! Le plus sage serait de terminer l’aventure en même temps que le voyage…


Une telle solution lui répugnait. De toutes les cruautés psychiques, aucune ne lui paraissait plus blâmable que les méchantes ruptures. Il avait toujours préféré attendre, souffrir lui-même, laisser souffrir aussi, plutôt que de recourir à ces arrachements qui font de l’homme ou de la femme des bourreaux. La somme de chagrin était ainsi plus grande, mais il n’y avait pas ce déni de dignité qui salit et empoisonne.

« Je ne pourrai point, se dit-il. Si elle s’hypnotise sur l’idylle, il faudra se résigner et ne rompre que maille à maille ! Tout se paye. Et l’amour plus cher que le reste ! »

Elle accourait, piaffante. Dans le maillot sombre, elle semblait plus longue ; ses jambes avaient des envergures brusques ; un hâle était venu à ses joues, le nez montrait quelques squames, dues à l’ardeur des météores. Sous le bonnet de caoutchouc, rejeté en arrière, c’était une chevelure en copeaux noirs, chevelure de maugrabine, belle, puissante, mais dure. Telle quelle, dans l’atmosphère fiévreuse, sur la lessive énorme des vagues, sous les nues épaisses que crevassaient des rais nickelés, elle était désirable.

Elle fonça sur lui comme pour une lutte, avec ses yeux affolés d’espace, ses yeux où de plus en plus il découvrait une expression de jeune bête chevaline, elle tendit ses lèvres salées par la mer, empourprées par le vent, toutes crues.

« Quelle est heureuse ! songeait-il avec effroi. Comment va-t-elle revivre parmi l’odeur du papier, de la colle forte, des huiles et de l’encre d’imprimerie ? »

Et il l’accompagna dans la grotte, où elle riait comme une fille des Lacs… Puis ils demeurèrent engourdis sous la roche, tandis que le flot montait avec ses bêtes et que les mouettes ricanaient.

Enfin, il parla :

— Ma petite Lalie… le temps passe.

Elle promena son regard agile sur le vaste paysage ; c’était le regard d’un enfant, ivre de l’heure présente, pour qui le destin n’a point de figure… Elle ne voyait pas se dérouler cette maigre corde du temps par où le sage se sent entraîné vers l’abîme ; elle n’était pas empoisonnée par l’avenir.

— Le temps passe ? demanda-t-elle. C’est l’heure de déjeuner ?

Le bout de son pied nu secouait du goémon ; elle sortait une langue fine et gourmande : il y aurait du lard frit, des œufs crémeux, des pommes de terre au beurre et du cidre qui grésille.

— Pas encore, fit-il avec un serrement de cœur, effrayé de rompre cette facile béatitude. Je parle des jours, Lalie, et pas des heures… Nous sommes à la fin de notre voyage.

Elle se leva d’un jet. L’atelier couvrit sa rétine, elle entendit marteler les presses plates, gronder la grande rotative ; les brocheuses pliaient, assemblaient, cousaient les feuilles dans une atmosphère captive. Elle répétait avec terreur :

— Alors, c’est fini ? C’est fini ?

Ses mains se tendirent au large… Le bonheur était là, l’hôte insaisissable et qu’elle avait saisi pourtant. Il allait demeurer sur les vagues et sur la plage… Elle comprenait que c’était inévitable. La prévoyance tomba sur elle comme un roc.

François souffrit de lui voir soudain la face grise, les grands yeux mi-éteints et l’oreille pâlie. Mais il savait aussi que les paroles ne peuvent se reprendre. Elles avaient porté leur grand coup. S’il les retirait, il faudrait recommencer ensuite ; et ce serait plus dur.

— Allons ! reprit-il, d’une voix brumeuse… Je suis triste aussi de partir, mais nous ne pouvons pas vivre de la mer, chère petite… Nous ne sommes pas des mouettes !

Les mots de Rougemont avaient la force de l’ouragan et du soleil : rien ne pouvait arrêter ce qu’ils annonçaient. Tordue de douleur, la fille était résignée, comme la bête hors d’haleine devant les chiens et les chasseurs. Puis, dans sa peine, une autre peine tourbillonna, vrillante, tranchante :

— Est-ce qu’on ne se verra plus ? gémit-elle. Je sais que tu n’as rien promis… que c’est moi qui ai voulu… et tu me quitteras quand tu voudras… mais pas tout de suite… on a été si bien ensemble !

— Ma petite Lalie, je t’aime encore !

Il ne savait pas lui-même. L’image de Christine recroissait en lui et prenait tout. Pourtant, près de la jeune créature haletante, il était recru de compassion.

Elle se jeta sur lui, avec un sanglot d’amour, elle s’attacha à son cou comme le noyé à la racine :

— Oh ! ne crois pas que je suis crampon… Si tu n’avais pas voulu, chéri, je serais partie… j’aurais pleuré dans mon coin. Tu peux être sûr que je ne t’aurais pas embêté.

— Je le sais, dit-il, personne n’est plus courageux que toi !

Et songeant qu’elle était plus fière, plus loyale que le plus honnête des hommes, il l’estima. Peut-être aurait-il fallu l’aimer ? Mais l’amour est le plus étrange de tous les étrangers qui passent en nous.

Puis, tout de même, l’incompatibilité est trop grande : rien en eux ne coïncide, rien en eux ne s’accorde pour un long voyage. Tandis qu’il la presse sur son cœur, il rêve :

« Elle-même se détachera… Un peu de patience, François Rougemont, ce n’est pas encore cette pauvre fille qui souffrira par ta faute ! »