La Vague rouge/chap.III,6.

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La Vague rouge, roman de mœurs révolutionnaires
Plon-Nourrit et Cie (p. 516-531).
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3e partie


VI


La presse syndicale, antimilitariste et libertaire chargea hargneusement M. Clemenceau. Il fut la Bête rouge, le Charcutier d’Arcueil, l’immonde Ganache, le vieux Jouisseur homicide, le Sinistre de l’intérieur. Les articles s’intitulaient : Encore un crime de Clemenceau ; la Semaine rouge du grand Flic ; Gouvernement d’assassins ; la Boucherie d’Arcueil ; Vingt-quatre heures de Grève générale ; le Monstre. On démontra qu’avec le féroce vieillard de la Commune, M. Clemenceau détenait le record des tueries gouvernementales. La Guerre sociale publia un dessin où le ministre, en vieux gendarme cynique, une épaisse moustache tombante, appuyé sur la croupe d’un cheval, ricanait devant les cadavres. Après un enterrement tumultueux, la C. G. T. s’acharna à maintenir le désordre ; ses hommes rôdaient avec les grévistes ; elle faisait aux syndicats et aux Bourses des appels d’argent enragés.

François s’abandonnait aux circonstances. À se fondre dans les troupeaux, à jouer son destin et celui des autres, à discourir dans le soleil, le vent et les averses, il n’oubliait pas Christine, mais il « l’éparpillait » comme il s’éparpillait lui-même.

De toutes parts accouraient des hommes d’aventure, la bohème d’une grande grève : vagabonds, songe-creux, gens de bagarre, demi-fous et chômeurs. Ils ne se mêlaient pas positivement à ceux des forges ; ils erraient autour, offrant leurs voix, leurs gestes, dès qu’il se faisait du bruit. La troupe était venue. Tantôt les meneurs de la C. G. T. adressaient aux soldats des sommations amicales, tantôt la foule proférait des injures. Les manifestations se suivaient, selon le temps et les palabres ; l’entente demeurait lointaine ; et toutefois la grève devenait vague, lorsqu’on annonça un grand Dimanche. La Voix du peuple le voulait pacifique, ferme et très imposant ; la Guerre sociale conseillait aux grévistes de ne pas se laisser « embêter ».

Dès le matin, les tramways, le chemin de fer, maints chars à bancs, déchargèrent des voyageurs armés de gourdins et de triques. Outre les vieux routiers de grève, c’étaient des camarades, attirés par le bruit ou l’instinct solidaire, et beaucoup d’individus obscurs, véhéments ou curieux. Malgré les cordons de police, les grévistes tentèrent de se masser devant les forges : une menue charge de dragons les dispersa. Alors ils se réfugièrent dans la campagne et les terrains vagues. Un homme à face de mulâtre éleva le premier drapeau rouge. Sept cents travailleurs formèrent un noyau, tandis qu’une multitude confuse se tassait en grappes ou s’allongeait en files. C’était la horde des temps nomades, faite pour combattre des buffles ou des loups, faiblement cimentée par l’instinct. Rougemont y avait pris sa place, prêt, selon l’occurrence, à discourir, à commander ou à combattre. Un groupe l’enveloppait, solide, formé d’hommes du fer, renforcé par Alfred le Géant rouge, Dutilleul et ses Six Hommes, Pouraille, la Trompette de Jéricho, Haneuse Clarinette, l’Empereur du jeu de bouchon, Vacheron, Duchaffaud, Bardoufle.

La procession brailla la Ravachole et se porta vers l’entrée d’Arcueil : elle n’y put atteindre. Un escadron de cuirassiers barrait la route ; des dragons accouraient sur le flanc droit ; des sergents de ville harcelaient l’arrière. D’abord, le troupeau s’arrêta. Des remous défaisaient son ordonnance, les curieux, intimidés, refluaient à travers champs. Toutes les âmes flottaient au hasard… Une trique, retentissant sur une cuirasse, déclencha la bagarre. Des cailloux, des mottes de terre, quelques litres arrosèrent les casques ; une nuée de gourdins menaça la police ; deux manifestants se jetèrent devant le cheval d’un capitaine en criant :

— Pas un pas de plus ! Vous n’avez pas le droit d’intervenir. En arrière, sale gradé, et au galop !

La rumeur des victoires bourdonna, la Ravachole retentit plus discorde et, dans cette tempête, on entendit le bruit grêle d’une détonation. Elle fut suivie de six autres ; des individus à grands feutres secouaient leurs revolvers :

— C’est idiot ! hurla Rougemont…

La clameur ne traînait plus que par lambeaux, un long étonnement oscillait de crâne en crâne. Un capitaine de dragons, tournant la tête vers ses hommes, s’assurait qu’aucun n’était blessé. Blocs d’argent taché de bleu et de rouge, les cuirassiers demeuraient impassibles. La police se massait près d’un carré d’avoine, plusieurs centaines d’individus, pris de panique, filaient à travers champs :

— Au grand hangar ! Au grand hangar !

Les quatre syllabes roulèrent par des larynx graves, aigus, rauques ou chantants, jusqu’aux extrémités de la horde. Déjà le noyau se mettait en route : comme le but était à gauche, aucun barrage n’arrêtait les grévistes. Ils atteignirent le hangar, où quatre cents hommes s’abritèrent, tandis que la multitude occupait les terrains et la prairie. Et Hareng, monté sur un tas d’escarbilles, ses mains en porte-voix devant sa bouche, mugit :

— La grève est chez elle ! Nous n’allons pas nous laisser aplatir. Camarades, à la vie, à la mort ! Celui qui quittera sa position sera un lâche !

Un vent mou roulait sur les torses, de longs rais d’ambre, par intermittences, jaillissaient du ciel tatoué de nuages. Les émeutiers vivaient leur drame, tournés vers l’homme perché sur les escarbilles qui, au hasard, proférait l’exhortation ou la menace. Il y avait de la victoire dans les âmes : ni la police, ni la cavalerie n’osaient poursuivre… Quelque temps fluèrent les phrases de Hareng ; elles s’évaporaient en route, des mots perdus frappaient les tympans, mais c’étaient les mots familiers, que chacun pouvait enfiler les uns aux autres. Une vocifération les coupa :

— Attention ! la troupe rapplique !

— On ne flanchera pas ! mugit Hareng. Des barricades !

À peine la phrase eut-elle sonné, que des grévistes se ruaient sur les poutres, les planches, les pierres du hangar et des terrains vagues. En dix minutes, une première barricade s’ébauchait, face à la cavalerie, puis d’autres s’amorcèrent. Ce fut un quadrilatère chaotique, plein de brèches, qui, toutefois, pouvait enrayer une charge. Il ne contenait pas toute la foule : un millier d’hommes virevoltait sur la plaine et cherchait confusément des matériaux… Au loin, on voyait circuler les estafettes militaires ; un général à tête argentée parada devant les escadrons ; un flot de dragons s’engagea sur la chaussée. Avant qu’ils eussent franchi cinq cents mètres, des grévistes émergèrent, armés de planches, de madriers, de cordages et la voie se trouva barrée. À droite, à gauche, des masures, des monceaux de gravats, des amas de mâchefer et de coke : la charge s’arrêta.

— Vivent les dragons ! hurlait la foule. Sabre au fourreau… nous sommes frères !

Un morceau de coke fendit l’air et s’écrasa sur la face d’un brigadier. Alors, sur un ordre rapide, les soldats descendirent de cheval pour déblayer la route. Un essaim de cailloux les accueillit, cailloux noirs et moroses qui souillaient les uniformes. Ils n’arrêtaient pas les dragons. Sabre au clair, ils chargèrent en vitesse. Les lames pointaient ou hachaient, les gourdins s’abattaient sourdement, le sang coulait des faces. Enchevêtrés, les assaillants évoluaient avec peine. Toutefois quelques soldats ayant contourné les obstacles, le courage des grévistes s’évapora, une furieuse panique les rejeta vers le grand hangar, et, la barricade abattue, deux cents dragons chevauchèrent. Ils ne rencontraient que le vide ; à peine quelques frénétiques tombaient aux sabots des bêtes, le demeurant s’éparpillait aux quatre horizons ou se cachait parmi les masures.

Ce n’était qu’une échauffourée d’avant-garde. Les barricades du grand hangar demeuraient intactes, trois mille hommes s’y tassaient, chantant et clabaudant ; les orateurs tonnaient de courtes harangues ; les fiévreux lançaient des projectiles dans le vide ou brandissaient des revolvers.

Ayant déblayé la route, les dragons se reformèrent en bataille et attendirent les renforts. Il y eut deux escadrons de cuirassiers, trois de dragons, deux cents sergents de ville. Les cuirasses furent une fournaise d’argent ; les casques déferlèrent en vagues de phosphore ; la police forma des blocs noirs. Cette force demeurait indécise. Elle s’accumulait près des barricades du nord et de l’est ; une partie débordait au midi ; l’occident seul demeurait encore libre. Au loin, le général Thénars et le préfet de police conversaient.

Après un mouvement d’estafettes, les dragons prirent du champ et vinrent à portée, les cuirassiers étincelèrent à deux cents mètres des palissades : les grévistes, au hasard, lançaient des blocs de bois, du coke, de la ferraille, des plâtras énormes. Un cavalier se mit à saigner, un autre eut la paupière meurtrie. La pierraille rebondissait sur le crâne des chevaux, les poitrines ou les casques des hommes : c’est alors qu’on vit arriver le préfet. Six agents énormes barricadaient son corps grêle. Dans sa face maigre brillaient des prunelles attentives, hardies, sagaces. Quand il fut proche, il interpella les émeutiers :

— Retirez-vous… On va charger !

Des plâtras, des cailloux, des huées ripostèrent :

— Mort au préfet ! À bas les assassins ! Cuirassiers, nous sommes vos frères… Dragons, f… vos officiers sous les chevaux. Crosse en l’air ! Vive le 17e !

Le préfet, essuyant tranquillement son épaule enfarinée de plâtre, reprit :

— Que les bons citoyens se retirent… On va tirer.

Pierres, coke et ferraille pleuvaient sans intervalle ; huit fois, le préfet renouvela les sommations. Deux escadrons mirent pied à terre. Alors des revolvers fumèrent derrière la barricade, un cavalier dégringola :

— Armez ! cria un capitaine.

Les dragons épaulaient ; d’un geste et d’un ordre, le préfet les contenait encore, mais de nouveaux coups de revolver ayant retenti, la troupe tira à son tour. Avec des cris d’horreur, une flaque d’hommes détalait vers l’occident. D’autres, acceptant la lutte, répondaient aux salves par les crépitements de leurs revolvers. On les voyait debout, accroupis ou couchés, plâtrés et charbonnés, avec les courges étranges des crânes, les visages blêmes ou violâtres, glabres ou couverts d’une barbe salie, les petits brasiers des yeux brûlant le feu d’âme, les trous noirs des bouches exhalant l’injure, le refrain ou le rauquement de bête. Aucun n’était blessé, les dragons ayant tiré haut : les balles filaient en longues trajectoires, à peine dangereuses pour des inconnus qui passaient là-bas, sur les sentes désertes. Trois, quatre salves bruirent, inoffensives. Enfin, un dragon, avec une plainte, lâcha sa carabine et montra son poing rouge. Dès lors la colère gronda sous les casques, cependant que les révolutionnaires s’aveuglaient au vertige de la lutte… François partageait ce vertige ; il était dans une existence flottante, où la règle et la pesanteur avaient disparu ; il clamait des paroles éloquentes qui électrisaient Alfred, Pouraille, Dutilleul, les Six Hommes, Gourjat, l’Empereur du jeu de bouchon et les hommes du fer. Il ne voyait pas la mort ; rien ne persistait que des images soudaines et, au tréfonds, infinie, la figure de Christine.

Deux nouvelles salves. Un homme rugit un blasphème. Le bras percé, un autre ricanait, avec une éraflure à la tempe. D’un seul jet, les émeutiers hurlèrent :

— Assassins ! Assassins !

Puis leur chant s’éleva sur la plaine :


Nous ne voulons ni Dieu ni Maître
Entravant notre liberté.


Et, comme les balles des revolvers sifflaient toujours à leurs oreilles, les dragons abaissèrent encore la hausse. Une légion de projectiles troua les palissades ou s’écrasa contre les moellons, des hurlements coupèrent le refrain, suivis d’une formidable débandade :

— Ah ! crapules ! Ah ! misérables !… vous avez tué vos frères !

Quatre forgerons soulevaient une forme humaine, dont la tête oscillait :

— Saluez, bandits… Saluez, assassins ! Voici votre œuvre !

Le silence tomba comme une nuit, les armes des soldats s’étaient inclinées et les officiers se découvrirent devant le cadavre. Presque aussitôt, un deuxième corps apparut, que soulevaient cinq terrassiers aux grands feutres. Les cris reprirent, avec la menace des poings innombrables. Deux cortèges sinistres défilèrent devant les cuirassiers et les dragons immobiles…

Chapeau bas et suivi par trois cents hommes, François escortait les cadavres. Une tristesse de néant glaçait son crâne, toute sa volonté se concentrait à ne pas laisser les morts aux mains de l’ennemi.

Le préfet et les officiers laissèrent passer cinq ou six cents hommes, qui condensaient l’énergie révolutionnaire. Ensuite, ils n’eurent qu’à couper la file. La vague multitude reflua le long des barricades.

Cependant, comme naguère, un instinct unanime poussait les porteurs de cadavres vers les forges et l’Internationale s’élevait lente et lourde :


Debout, les damnés de la terre !
Debout, les forçats de la faim !


Les forges apparurent, faiblement gardées. Une trentaine d’agents, deux escouades de dragons circulaient devant les grilles. Derrière, le désert noir des cours, la maussade structure des bâtisses et les terribles cheminées, obélisques de feu, phares géants de l’énergie humaine. À leur vue, les grévistes rugirent :

— Les morts dans les forges.

Un même halètement secoua toutes les poitrines. Le cortège passa comme une trombe ; les sergents de ville ahuris, les dragons émus, ne firent guère de résistance : d’ailleurs des masses ardentes accouraient, fuyards revenus de leur panique, nouveaux arrivants, qui aggravaient le désordre. Arrachée de ses gonds, une porte claqua ; on vit les cadavres dans la grande cour ; Rougemont cria :

— Exploiteurs, voilà votre œuvre. C’est votre dureté criminelle, votre ignoble rapacité qui ont tué ces hommes !

Des ricanements farouches, des cris de pourchas rauquèrent : devant les bureaux de l’administration, on vit détaler une trentaine d’hommes que des grévistes traquaient :

— Les Jaunes ! Les Jaunes !… À mort !… À la fournaise !…

Les malheureux se tassaient contre une façade, les yeux étincelants de détresse, et comme amaigris par la peur. Seul Jambloux faisait bonne contenance et regardait en face le ressac des têtes, les bouches homicides, les moulinets des gourdins :

— Qu’on les saigne ! croassa Dutilleul.

Il s’élançait avec les Six Hommes, lorsqu’un personnage épais, aux bras trapus, au grand visage pourpre surgit de l’administration. C’était le chef de guerre des forges, l’ingénieur Michel, âpre, calme et dédaigneux, qu’on estimait pour sa justice rugueuse, qu’on détestait pour sa volonté invincible. Il croisa ses bras avec calme et gronda :

— Qu’est-ce qu’il y a ? Qui vous a permis de venir ici ?

Il gardait l’attitude et la voix du maître. Sentant recroître en eux l’âme des esclaves, les hommes du fer s’entre-regardaient. Mais Rougemont riposta :

— La mort et la justice !

Il s’interrompit, épouvanté : deux nouvelles silhouettes venaient de surgir. C’était d’abord le corps agile, la face vigilante et orgueilleuse de Marcel Deslandes. Il bravait la foule, mais elle ne reconnaissait pas sa force, et sa seule présence eût ranimé le feu des injures. Une puissance étincelante et douce le protégeait : Christine, apparue sur le seuil, étonnait les brutes mêmes et jetait un sortilège aux âmes indécises. Pour François Rougemont, la grève, les morts, la révolution s’enfonçaient dans le pays des ombres, une stupeur d’amour le paralysait… Il y eut une trêve ; quelques Jaunes réussirent à se dérober, puis l’événement poursuivit ses voies mystérieuses. On entendait une galopade, un furieux ressac. François vit s’élever des revolvers… D’un élan aussi instinctif que le bond du cerf devant les fauves, il se trouva près de Christine… Les détonations retentirent, la chevauchée s’arrêta, les dragons et les cuirassiers envahirent les cours et, durant que la foule fuyait en hurlant, François sentit une douleur légère dans sa poitrine, un tourbillon dans sa tête : avec un faible gémissement, il s’abattit contre la terre.


Il s’éveilla dans une chambre pauvre, aux murs blêmes, sur un lit de fer qui sentait le varech et la rouille. Une lueur craintive filtrait par des vitres verdies et des rideaux de tulle. Rougemont vit confusément quelques créatures humaines qui le regardaient. Il y avait Alfred le Rouge, Dutilleul, Gourjat, Pouraille, Bardoufle, deux femmes inconnues et un médecin qui venait de panser les blessures. Alfred fléchissait, avec un air de honte. Une horreur embuait la face bise d’Isidore ; Dutilleul baissait la tête, plein d’une souffrance haineuse. Contre la muraille, Gourjat connaissait une immense détresse : la mort de François Rougemont allait le remettre sans défense devant Philippine. Le plus malheureux de ces hommes était Bardoufle. Enfoncé dans un coin de la chambre, il y demeurait immobile, avec un tremblement continu des bras. Son âme d’enfant et de colosse s’effondrait : depuis deux ans, il l’avait remise aux mains du meneur. Le monde incompréhensible, l’évolution énigmatique des créatures, tout ce qui rend une conscience méfiante, tout ce qui s’élabore d’inquiétant autour d’un pauvre homme, s’illuminait, se colorait, s’expliquait par les yeux sincères et la voix chaude de son ami. Lorsqu’il aurait disparu, une obscurité profonde environnerait Bardoufle… Et ses yeux de chien et d’ours, chauds de larmes, n’osaient pas se fixer sur le visage redoutable, qui n’était déjà plus le visage de François Rougemont…

Cependant, la vision du blessé se précisait. La stature affaissée d’Alfred, le visage frénétique de Dutilleul, l’œil de poule d’Isidore, le masque éperdu de Gourjat émergeaient comme ces figures qui, sur la montagne, se montrent dans l’échancrure des nuages. La distance qu’il percevait au dehors, François la sentait en lui, immense, qui durait depuis très longtemps. Sa pensée demeura quelques minutes ensevelie dans des souvenirs sans date ni perspective, entremêlés comme les épis d’une meule. Puis il revit, faibles et vagues, les circonstances qui l’avaient amené dans cette chambre. Il demanda d’une voix flottante :

— La grève a-t-elle triomphé ?

Et, songeant à sa blessure :

— Est-ce grave ?

— Non, répondit le médecin. Il faudra avoir de la patience, et voilà tout.

— Et voilà tout ? interrogea rêveusement François.

Il semblait que des espaces se fussent creusés dans le crâne et la poitrine. Le révolutionnaire sentait à la fois des brûlures, une anxiété brumeuse et du bien-être. Il revoyait la grève. D’autres grèves tournoyaient autour d’elle, et des rues grouillantes, des chaussées campagnardes, des granges pleines d’antimilitaristes, un bois de hêtres perdu dans la nuit de l’enfance, des pigeons blancs sur une muraille, la tête d’un instituteur contre un tableau noir, Antoinette parfois vieille, parfois presque jeune, Charles Garrigues avec un cartable, jouant aux billes, et le geai hérissant ses ailes bleu-ténèbres. Puis ce fut Christine. Elle venait du fond, comme un personnage de cinématographe. Sa chevelure donnait aux scènes une signification bizarre et charmante…

— Nous triompherons, balbutia le blessé. Nous l’aurons, ce monde que les autres nous volent depuis si longtemps.

Ces paroles s’étaient déclenchées sans qu’il les eût senties venir. Tout de suite, elles se rattachèrent à Christine. Il entrevit quelque chose de frais, de fortuné et d’indéfinissable. L’univers serait doré par le bonheur, les hommes se lèveraient parmi des choses aussi jeunes que le blé d’avril… Il tressauta, ses blessures s’exaspérèrent : il venait d’apercevoir, aux fortifications, Delaborde qui portait à ses lèvres la main de la jeune fille.

— Ils nous ont tout volé, murmura-t-il, les tempes trempées de sueur… ils devront tout nous rendre.

Puis :

— Elle n’est pas blessée ?

Et plus bas :

— Mademoiselle Christine Deslandes ?

— Non, elle n’est pas blessée ! répondit Alfred.

Il les regarda d’un air pitoyable. Ah ! qu’il aurait voulu qu’ils lui parlassent de Christine. Sa ruse d’orateur, toujours éveillée au fond de l’inconscient, lui dictant un détour, il dit, sincère d’ailleurs, et tout attendri :

— Camarades… il m’est doux de vous voir autour de moi… il y a longtemps que vous êtes de ma famille… des compagnons fidèles et loyaux… et de si braves gens !

Alors, le grand Alfred se sentit faible comme un petit enfant ; la poitrine de Dutilleul craquait ; Pouraille détourna une face égarée ; Gourjat cacha ses yeux pleins de larmes, et, dans son encoignure, Bardoufle, ayant saisi son mouchoir à pleins poings, contenait les longs sanglots qui lui crevaient la gorge.

— Patience ! reprenait le révolutionnaire. Vous n’aurez pas perdu votre temps… vous aurez votre part dans les grandes choses qui se préparent… et comme chez tous ceux qui travaillent pour les autres, vos cœurs resteront jeunes.

Il ferma les yeux, il s’ensevelit dans sa fatigue et ses rêves. Quand il releva les paupières, il demanda :

— Est-ce qu’ils ont encore tué des hommes ?

— Non ! répondit Alfred, ils en ont encore blessé une vingtaine. On le leur a rendu.

— Et les Jaunes ?

— Les grévistes ont à peine eu le temps de leur taper dessus !

— Mais ils n’ont pas frappé la jeune fille ?

La voix cassée de Bardoufle bégaya :

— Oh ! elle vous tenait la tête !… Et celui qui l’aurait touchée !…

Il s’était redressé ; il dilatait ses pinces effroyables.

La fièvre bondissait par les tempes de Rougemont. À l’idée que les mains de Christine avaient soutenu sa tête, toute sa chair débile devint une féerie ; il épiait Bardoufle comme un témoin prodigieux. Alors, dans son cœur simple, le terrassier trouva les paroles nécessaires :

— Vous lui avez sauvé la vie, elle le sait bien, et si vous voulez la voir, c’est moi qui irai la chercher.

François fixa sur Bardoufle un regard suppliant.


Christine était venue. Elle se tenait, accablée de compassion, devant l’homme qui mourait à cause d’elle. Avant une heure, il aurait sombré au chaos immense. Et songeant avec quelle force confiante il se levait dans la vie, elle eut, pour la première fois, le sens réel de sa propre faiblesse, elle regretta amèrement l’amour qui allait disparaître. C’était un grand amour, fait pour la durée, tel que, sans doute, elle n’en rencontrerait plus. Seules les circonstances humaines l’avaient rendu impossible. Et maintenant qu’il allait périr avec François Rougemont, c’était comme si elle le partageait.

François la contemplait, avec la peur de la voir partir, et cette présence lui semblait le plus grand événement de sa destinée vagabonde. Car il ignorait l’autre événement, celui qui s’accomplissait en lui-même. L’avenir s’étendait devant lui, les jours sans nombre ; il craignait seulement que la chance suprême ne s’évanouît brusquement, comme elle était venue. Après une longue hésitation, il dit à voix basse :

— Que vous êtes bonne !

Elle s’assit à son chevet, elle pencha cette herbe crépusculaire dont elle l’avait ébloui dès le premier soir, elle lui donna la lumière attendrie de ses yeux :

— Bonne ! fit-elle avec mélancolie. Quelle parole venant de celui qui a risqué sa vie pour la mienne !

Il écoutait. Dans le demi-songe que lui faisait sa lassitude, la voix de Christine frissonnait comme une voix d’eau et de feuilles ; il n’avait qu’une pensée continue : la voir et la revoir, exister parfois à côté d’elle, dans le promontoire aérien des Garrigues :

— Je voudrais que vous oubliiez… des choses que je vous ai dites… Je voudrais être votre ami, comme si j’étais déjà vieux… et plus jamais je ne vous parlerais de… de ces choses… plus jamais, je le jure… Oh ! si vous disiez oui, j’attendrais ma guérison avec tant de joie !…

Le cœur plein d’une peine insupportable, elle s’étonnait de pouvoir, par une parole, mêler la douceur à la mort. Pourtant, elle hésitait, révoltée contre le mirage, contre tous les beaux mensonges qui dorent le passage des êtres. Toujours, même lorsqu’elle était petite, elle avait eu en exécration ces fictions par quoi l’on soutient les faibles et l’on console les misérables. Elle voulait ardemment que nos actes et nos vœux dérisoires s’accordassent avec une réalité positive. Il lui était dur de se prêter à « un jeu de foi… » Était-ce bien un jeu ? N’aimait-elle pas le moribond, du moins pour les minutes pendant lesquelles il palpiterait encore ? Elle secoua la tête et, clignant un peu, la lèvre tremblante, elle répondit :

— Sans doute, nous nous reverrons ! Est-il possible, maintenant, que nous ne nous revoyions pas ?… La vie fera ce qu’elle voudra, je ne lutterai pas inutilement contre elle.

Il plissa le front, il se répéta plusieurs fois les paroles de Christine, craignant de mal les entendre, puis la féerie le ressaisit, il s’exclama :

— Est-ce que j’ai mal compris ? Est-ce bien une espérance ?

Complice mélancolique du beau mensonge, elle inclina la tête.

Il fixait sur elle des prunelles dévorantes, il voyait se rouvrir le monde plus vaste encore qu’aux printemps de l’adolescence. Tous les obstacles étaient abolis. Le bonheur des hommes se confondit avec son propre bonheur ; la vieille Europe lasse reverdissait en terre promise, les luttes sauvages étaient finies…

Christine attendait, pleine d’angoisse et d’une âpre défiance. Jamais l’illusion du bonheur ne lui était apparue plus misérable et plus sinistre, jamais la réalité n’avait plus implacablement appesanti son bloc sur la faible poussière des fables. Ah ! elle ne serait pas dupe ! Elle mépriserait, sans lassitude, le désir du repos, de l’éden, de la paix brillante…

Cependant elle avait pris la main de François, elle la tenait avec une douceur et une patience maternelles. Longtemps leurs pensées coulèrent, parallèles et presque infiniment dissemblables… Il s’affaiblissait ; un sommeil étouffant pesait sur sa poitrine ; le délire renversait les frêles échafaudages de sa pensée ; à chaque minute, sa conscience était plus courte et plus obscure. Son souffle devint rude. La préhistoire de son âme monta, puis il eut une lueur brusque, qui fut merveilleuse ; il soupira de béatitude :

— Oh ! l’avenir… la beauté… vous voir toujours, Christine !

Tout de suite, le vent d’agonie souffla cette lueur ; il bégaya au hasard ; les sensations et les images s’emmêlaient comme les herbes, les pétales, les ramilles emportés par la rivière ; le bruit affreux de la mort commença ; les yeux se ternirent et devinrent aveugles ; les mains tâtonnèrent, à la recherche de l’inconnu ; puis la poitrine s’éleva et retomba : la petite aventure humaine s’évanouit au gouffre des formes perdues.



FIN