La Vertu de Rosine/IX

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Michel Lévy frères (p. 59-70).


IX

L’ÉCOLE DES MŒURS


Où aller dans ce pays perdu ? Rosine marcha comme chassée par le vent. Voyant le portail de Notre-Dame, elle en franchit le seuil avec un doux battement de cœur. Elle alla droit à l’autel de la Vierge, et pria la Mère de Dieu de lui montrer son chemin.

— Du moins, pensait-elle, je suis dans la maison de Dieu, je n’ai rien à craindre ; on est ici à l’abri de toutes les mauvaises passions ; ceux qui aiment Dieu sont protégés dans son église.

Elle s’était remise à prier, quand une vieille femme vint lui demander brusquement deux sous.

— Deux sous ! dit Rosine effrayée.

— Oui ; il faut bien que mes chaises soient payées.

— Je n’ai pas pris vos chaises ; voyez, je suis à genoux.

— Oui, mais à genoux devant une chaise.

— Ô mon Dieu ! s’écria Rosine, je croyais pouvoir prier Dieu sans argent.

— Point d’argent ?

— Non, madame.

— Vagabonde ! ce n’est pas ici votre place !

Rosine se leva et s’éloigna.

— Une idée, dit la vieille.

Elle courut à Rosine.

— Écoutez, mon enfant, je ne suis pas si noire que j’en ai l’air. Voulez-vous que je vous donne des conseils ?

Rosine, surprise, s’était arrêtée.

— Vous êtes bien jolie, poursuivit la loueuse de chaises ; des minois comme le vôtre ne sont pas faits pour les déserts. Tenez, j’ai une fille qui cherche une femme de chambre ; je crains bien que vous ne sachiez rien faire ; mais vous pourrez vous entendre avec ma fille, qui ne fait rien. Allez chez elle de ce pas : madame de Saint-Georges, rue de Bréda, no 10.

— J’irai peut-être, dit Rosine en s’éloignant.

Tout en se promettant de ne pas suivre le conseil de cette vieille marchande du Temple, Rosine alla, d’après ses souvenirs et tout en demandant le chemin, vers la rue de Bréda.

Arrivée devant la maison indiquée :

— Que puis-je risquer ? dit-elle en tremblant ; il sera toujours temps de chercher un sort ailleurs.

Elle entra et demanda madame de Saint-Georges. Elle monta au second étage et sonna toute tremblante. Une femme de trente ans vint ouvrir avec humeur. Voyant Rosine, elle voulut d’abord refermer la porte.

— C’est votre mère qui m’envoie vers vous, dit Rosine.

— Ma mère ? laquelle, car j’ai été changée en nourrice.

— Votre mère m’a dit que vous cherchiez une femme de chambre.

— Elle est folle, et vous aussi.

Mademoiselle Georgine, — quelquefois madame de Saint-Georges, — éclata de rire. Trouvant la chose plaisante, elle prit la main de Rosine, et l’emmena dans son boudoir, où un jeune homme jetait avec une gravité comique des roses à une fille d’Opéra qui répétait son rôle de sylphide tout en fumant une cigarette.

— La plaisanterie passe les bornes, dit Georgine en entrant ; ma mère m’envoie une femme de chambre.

— On dirait une figure de Greuze, dit le jeune homme ; il ne lui manque guère qu’une cruche à casser. Votre mère est une femme d’esprit.

Rosine, rouge comme une cerise, voulut s’en aller ; Georgine la retint.

— Vous êtes une enfant ; vous ne savez donc pas rire ?

— Non, madame.

— Eh bien, rassurez-vous, nous pleurons souvent.

Georgine, qui n’était pas belle, aimait la beauté. Il lui sembla que la compagnie de Rosine lui porterait bonheur. Elle la conduisit dans son cabinet de toilette et ouvrit une grande armoire, où étaient jetées en désordre des robes de toutes les façons et de toutes les couleurs.

— Voyez, dit-elle en secouant ces chiffons oubliés, choisissez et habillez-vous ; après quoi nous verrons.

Rosine, demeurée seule, fut éblouie et effrayée par tout ce luxe qui avait fait son temps.

— C’est donc une duchesse ? dit-elle de plus en plus émerveillée.

Et Rosine regarda autour d’elle pour voir si elle était bien seule. Elle aperçut son image réfléchie par trois ou quatre glaces.

— Après tout, dit-elle en s’avançant vers un porte-manteau, je ne fais de mal à personne.

Elle détacha la première robe venue ; elle essaya de la mettre et n’eut pas de peine à y réussir. Dès que la robe fut agrafée, Rosine, qui ne s’était pas perdue de vue dans le miroir, se trouva plus belle que jamais. C’était une robe de moire, un chef-d’œuvre de Palmyre. Rosine se ploya comme un roseau, monta sur une chaise, inclina le cou, croisa les bras sur sa gorge dans l’attitude d’une vierge ; en un mot, elle prit, en moins de quelques secondes, une bonne leçon de grâce et de coquetterie.

— Ah ! dit-elle presque avec regret, si ce monsieur de la rue de la Harpe me voyait comme je suis là !

Elle s’aperçut, tout en se trouvant charmante, que son petit bonnet n’allait plus à sa figure, ce pauvre et cher bonnet qu’elle avait brodé dans ses tristes veillées du dernier automne ! — Elle le jeta de côté, et saisit un peigne d’écaille dont la vue lui fit battre le cœur. — Elle se peigna avec délices ; jamais elle n’avait pris tant de plaisir à tourmenter ses beaux cheveux.

Georgine vint la surprendre.

— Eh bien, mon enfant ? — Mon Dieu, que vous êtes jolie !

Cette exclamation avait échappé à Georgine presque malgré elle.

— Vous croyez ? dit Rosine tout effarée. C’est votre robe…

— Quels beaux cheveux ! venez donc ainsi dans mon boudoir.

— Non, non, dit Rosine avec pudeur, comme si elle se trouvait trop belle pour se montrer au grand jour.

Cependant Georgine l’entraînait sans trop de résistance.

— Voyez, dit cette fille en entrant dans le boudoir, voyez quelle métamorphose !

Le jeune homme se leva, frappé de l’éclat de cette jeune beauté.

— Voyez, il ne manquait qu’un cadre d’or à ce charmant portrait.

— Prenez garde, on enlèvera votre femme de chambre.

— M’enlever ! s’écria Rosine.

— Il ne sait pas ce qu’il dit ; ne l’écoutez pas.

— Est-ce qu’on enlève les femmes à présent ? dit la danseuse, qui était au bout de sa pointe et de sa cigarette.

— Est-ce qu’on ne m’a pas enlevée, moi ? dit Georgine avec dignité.

— Oui, dit l’autre, dans un omnibus qui allait de l’Opéra à l’Odéon. Je m’en souviens, j’étais de la partie. Et nous n’étions pas belles comme Rosine.

— Allons, Olympe, respectez-moi devant mes gens.

— Tes gens ! tu te figures que cette jolie fille va rester à ton service ?

— Oui, mademoiselle, dit Rosine avec un accent de fierté ; je servirai madame de Saint-Georges de tout mon cœur.

— Je ne veux pas contrarier une fille d’aussi bonne volonté ; mais je ne vous donne pas deux jours à vivre ensemble.

— N’écoutez pas cette folle, dit Georgine en conduisant Rosine dans la salle à manger. Vous vous tiendrez ici ; voilà une corbeille pleine de riens, prenez des aiguilles et travaillez comme une fée, si vous en êtes une.

Rosine se mit à l’instant même à faire une reprise à un fichu de dentelle.

— Très-bien ! dit Georgine enchantée, quand les visiteurs furent partis. Nous nous entendrons à merveille ; je suis une bonne fille, trop paresseuse pour être exigeante. Il n’y a pas grand’chose à faire ici. Ma cuisine est au café Anglais. Le matin vous m’habillerez ; vous arroserez les fleurs de la jardinière ; vous roulerez de temps en temps des cigarettes. Le soir, quand je vous le dirai, vous viendrez me chercher à l’Opéra.

— À l’Opéra ?

— Oui. Vous voyez que tout cela n’est pas bien difficile.

— Mais c’est une vie de conte de fées ! dit gaiement Rosine.

— Oui, vue d’un peu loin ; mais ne parlons pas de cela.

Rosine croyait avoir ouvert la porte des paradis perdus. Pour elle, qui était curieuse comme toutes les femmes, — plus curieuse, puisqu’elle n’avait rien vu, — chaque jour, chaque heure, chaque seconde, lui révélait un coin de ce tableau charmant et triste, lumineux et sombre, où s’ébattent les passions profanes.

Une semaine se passa. Rosine avait vu venir chez la choriste les femmes les mieux habillées et les hommes les plus galants, suivant son expression. Elle ne dormait plus ; elle était dans un nouveau monde, dont elle comprenait à peine la langue. La nuit, dans ses rêves, elle se voyait à son tour parée, fêtée, aimée, belle de toutes les beautés, heureuse de toutes les ivresses.