La Vertu de Rosine/XX

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Michel Lévy frères (p. 145-149).


XX

LA VESTALE ET LA BACCHANTE


Je ne raconterai pas mot à mot comment vécut Rosine pendant qu’elle fut à l’Odéon. On l’avait engagée sur sa figure et pour sa figure. On lui donnait cent francs par mois — pendant l’hiver. On lui laissait le droit de mourir de faim pendant l’été. Cent francs par mois ! On lui paya un mois d’avance, elle se trouva riche pendant une heure. Elle s’habilla pour soixante francs, paya une chambre vingt francs, et garda vingt francs pour acheter des gants et dîner çà et là.

Elle était allée se loger tout droit à l’hôtel d’Edmond La Roche, mais discrète, mais voilée, mais silencieuse. Elle voulait le voir passer ; mais elle attendait ses débuts pour lui dire : Me voilà.

Elle avait pris à l’Odéon un nom de comédie. La Parisienne a autant de baptêmes que de métamorphoses. Elle ne voulait pas que son père pût la reconnaître. D’ailleurs, le nom de mademoiselle Rosine n’était pas sérieux sur l’affiche d’un théâtre classique.

Cependant elle avait un peu révolutionné tout le monde à l’Odéon. Sa beauté devenait proverbiale dans tous les théâtres, même avant qu’elle eût débuté.

Tous les soirs, le foyer un peu désert de l’Odéon se peuplait de bourgeois gentilshommes et de gentilshommes bourgeois, qui voulaient saluer ce soleil levant. Or, pendant ce triomphe, Rosine mourait de faim : sur sa figure et sur son engagement à l’Odéon, on lui avait accordé quelque crédit à son hôtel, mais à la condition qu’elle n’en abuserait pas. La pauvre fille vivait un peu de l’air du temps. Quand on a dix-huit ans, c’est un bien mauvais dîner. De bonne heure familière avec la faim, elle s’habituait à n’ouvrir ses belles dents que juste ce qu’il fallait pour ne pas se laisser mourir.

Un soir, après avoir joué, — et bien joué — son rôle de début, en ingénue qui ne devait rien savoir, pas même son cœur, — elle fut emportée malgré elle jusqu’à la porte d’Edmond La Roche.

C’est si doux de dire à un seul : « Tout le monde m’a trouvée belle, mais mon cœur n’a battu que pour toi. » Peut-être, après tout, Rosine s’était-elle trompée d’un étage ? — Peut-être ne savait-elle plus où elle allait ?

Sonnera-t-elle ? Elle est blanche comme si elle se fût métamorphosée en statue. Elle lève la main pour saisir le pied de cerf, — car l’étudiant, qui était chasseur, avait mis ce trophée à sa porte pour effrayer les créanciers. — Mais la pâle Rosine ne sonnera pas. Un éclat de rire vient briser son cœur. Edmond La Roche ne l’attend pas : une femme est venue avant elle.

Et il rit avec celle-ci sans s’inquiéter de celle-là qui pleure à sa porte.

Rosine a reconnu la voix de la Folie Amoureuse. Elle redescend en toute hâte ; elle va cacher dans son lit sa pudeur un instant insultée par sa passion et sa révolte contre cette vertu toujours défaillante et toujours préservée.

Elle ferme chastement ses bras sur son sein embrasé et se demande si elle s’en ira ainsi dans le tombeau ; si elle ne respirera pas une fois dans sa vie les parfums voluptueux de la moisson des roses et de la grappe foulée au premier jour des vendanges.

Dans toute femme, même dans celles qui se sont le plus fermement résignées à mettre leur cœur au cloître, la bacchante, à certaines heures, se réveille, épaules nues, et chevelure au vent, comme pour défier le crucifix qui, la veille, endormait en Dieu leurs plus sataniques aspirations.