La Victime/V

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Société d'Éditions littéraires et artistiques (p. 89-123).
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V

La semaine qui suivit compta pour Gégé parmi les plus douces de son existence.

Par un affectueux complot, malgré les premiers ennuis de la procédure ouverte, M. Lecherrier et Mme Taillard ne cessaient de montrer au pauvre enfant des visages immuablement souriants. Et, à la sérénité de cette vie nouvelle, sans disputes, sans scènes, il mesurait peut-être vaguement combien l’ancienne avait été amère et tourmentée.

Pour Taillard, il ne passait guère d’après-midi sans rendre visite à son fils. Au lieu de la mine soucieuse et revêche que Gégé lui connaissait jusque-là, il avait toujours l’air d’arriver à une partie de plaisir ou d’en revenir.

Tantôt il surgissait à l’heure du goûter, avec un assortiment de friandises qui faisaient les délices de la division élémentaire. Tantôt il venait vers l’heure de la sortie pour reconduire Gégé à pied ou en auto.

Quelquefois il s’était rencontré avec Lucie, qu’une même sollicitude poussait presque quotidiennement chez M. Beaujoint. Il y avait eu de la gêne et pléthore de gâteaux. Alors, par une entente tacite, ils se réservèrent chacun son jour. Roger ne coula donc plus un après-midi sans voir l’un ou l’autre de ses parents. Jamais il ne les avait tant vus ni si bien disposés.

Quant à M. Lecherrier, il jugeait avoir assez fait pour son petit-fils en ne découchant plus que dans la journée. Se cloîtrer en outre à domicile, par ces belles soirées d’été, lui paraissait un sacrifice au-dessus de ses moyens.

Dès le lendemain de l’installation de Gégé, il organisa donc, sous prétexte d’hygiène, une série de promenades nocturnes.

À huit heures, le cocher avait ordre d’atteler la victoria, et tout de suite après dîner, on partait vers le Bois au grand trot des deux bai-brun.

La grille franchie, l’équipage prenait le pas. Dans toutes les avenues les voitures foisonnaient. À ne distinguer ni leurs formes ni leurs chevaux, on eût dit une fête de lanternes. Un air rafraîchi et moite tombait du ciel bleuâtre. Souvent des victorias avaient leur capote baissée : sans le blanc d’une robe ou d’un chapeau se détachant sur le fond noir, on aurait pu les croire vides. Et Gégé se demandait quelle drôle d’idée les gens avaient de se calfeutrer ainsi par une température pareille.

— Respire bien, mon enfant ! — disait M. Lecherrier pour détourner son attention. — Respire !

Et Gégé respirait de tous ses poumons comme sous l’oreille d’un ausculteur.

Par exemple, quant à étudier ses leçons pour le lendemain, depuis l’institution des promenades nocturnes, force lui avait été d’y renoncer. Il ne les savait plus que par exception et par bribes. Mais M. Beaujoint avait tenu sa promesse. Que les leçons fussent bien ou mal sues, une consigne générale d’indulgence, allant du plus rigoureux des maîtres au plus débonnaire des pions, préservait Gégé de toute atteinte. Chacun semblait connaître son malheur, le divorce de ses parents. C’était tout juste si, pour le principe, on osait discrètement gronder la sympathique petite victime.

Rien ne troublait donc son infortune. À peine un scrupule de probité l’avait-il incommodé quelques heures, quand, le même jour, respectivement, M. Lecherrier, puis son père, lui avaient annoncé que désormais dix francs lui seraient alloués chaque semaine pour ses dépenses de poche. Devant un aussi fort total, Gégé, d’abord fasciné, ne protesta pas. Mais, vers le soir, la conscience lourde, il consulta Ribermont. Celui-ci, toujours à court avec ses vingt sous par semaine, conseilla de laisser les choses en l’état. On donnait : pourquoi refuser ? Et le surlendemain, sans doute comme rémunération de ses conseils, il priait Roger de lui avancer cinq francs, qu’il devait depuis des mois à Thomas (Achille), pour des billes.

Le jeune Taillard consentit à cet emprunt avec la bonne grâce du capitaliste que l’on tape pour la première fois.

Au reste, son esprit était ailleurs. Il ne voyait pas approcher sans plaisir le jour de son départ pour l’avenue d’Antin. Si choyé qu’il fût avenue Marceau, il s’attendait, chez son père, à des surprises nouvelles ; et, par la force des choses, le goût du changement lui venait.

Les surprises escomptées commencèrent dès la veille, mais avenue Marceau. En rentrant, Roger, découvrit, au beau milieu de sa chambre, une magnifique malle en peau de truie, avec des coins de cuivre et les initiales R. T. imprimées en grosses lettre rouges. Et comme, abasourdi, il en faisait le tour, M. Lecherrier apparut, la moustache troussée par un sourire de vanité :

— Oui, c’est pour toi, — proclama-t-il en s’avançant. — Tu vas faire continuellement la navette entre ici et l’avenue d’Antin. J’ai voulu que tu aies une malle à toi, comme un homme !

Cette fois, la comparaison n’inquiéta pas Gégé. Il eut seulement un peu de honte en se rappelant la sorte de hâte qu’il éprouvait à quitter un grand-père si bon. Et cet embryon de remords s’accrut encore aux adieux du lendemain matin. M. Lecherrier, les lèvres molles, avait laissé éteindre sa pipe ; Mme Taillard affectait un entrain visiblement factice. Gégé, très ému, leur fit promettre de venir le voir tous les jours chez M. Beaujoint ; et, comme prévoyant l’objection :

— Je n’aurai qu’à dire à papa que vous venez à l’heure du goûter.

Devant ce gentil trait de sens pratique, M. Lecherrier et sa fille échangèrent un regard d’admiration.

— Tu es un ange ! — déclara Mme Taillard en étreignant Roger tout fier de son succès.

C’était pour lui une manière d’absolution. Et il avait complètement oublié ses torts, quand, vers sept heures du soir, il parvint avenue d’Antin. La malle, venue par une autre voie, arrivait aussi. Mais Roger fut le premier en haut :

— Qu’est-ce que c’est que cette malle ? — questionna dédaigneusement Taillard, qui du balcon l’avait aperçue.

— C’est ma nouvelle malle ! — fit délibérément Gégé.

À cette explication, Taillard s’était un peu rembruni, comme chez Voisin, l’autre semaine, à l’occasion de la chambre bleue. Ç’avait été dans ses yeux le même nuage d’ombre, aussitôt chassé par la même étincelle narquoise.

— Très bien ! — dit-il. — Maintenant il s’agit d’aller vite t’habiller, parce que nous dînons au Bois.

Et, Roger tournant à droite :

— Non, pas par ici… Ta chambre était trop loin de la mienne ; je t’ai installé à côté de moi, dans le fumoir…

Il ouvrit la porte. Gégé exhala un « oh ! » de ravissement. Ses pressentiments ne l’avaient pas trompé. Pour une « surprise », c’en était une !

En huit jours, de ce fumoir maussade, le tapissier, talonné par Taillard, avait fait la chambre la plus pimpante, la plus confortable qu’ait conçue le génie anglais. Tout y était harmonieux, tout s’y accordait en des tons parfaits, la nuance claire des meubles en bois d’olivier avec le net dessin des cretonnes britanniques, le papier d’un rose discret avec le cuir grenat des fauteuils. Aux murs, des gravures de chasse, serties de pitchpin vert, rehaussaient l’ensemble par leurs teintes crues. Près de la fenêtre, un « Sandow » laissait pendre ses minces serpents bariolés. Taillard n’avait pas commis un oubli. Mais quelle revanche aussi ! Enfoncée, la chambre bleu de lin ! Pour s’en convaincre, il n’y avait qu’à regarder Gégé.

Il ne se lassait pas de marcher à travers la pièce, d’examiner chaque meuble, d’inventorier son nouveau domaine. Taillard dut le bousculer pour qu’il se mît en tenue ; et l’on ne parvint à Armenonville que sur le coup de huit heures et demie.

Gégé y retrouva avec satisfaction les charmantes dames décolletées, endiamantées, empanachées, qu’il avait tant appréciées, la semaine précédente, au sortir du Cirque. Ou, du moins, si ce n’étaient les mêmes, elles leur ressemblaient tellement que le plaisir des yeux demeurait pareil. Des tziganes, bleus cette fois, jouaient des airs identiques ; et des fleurs pâmaient également sur les nappes.

À une table voisine, Roger remarqua une jolie jeune fille blonde à qui ses yeux myosotis, sa fine figure en triangle, et l’encadrement de ses boucles d’or, faisaient une tête de poupée anglaise. Vis-à-vis d’elle mangeait une sorte de vieille gouvernante bougonne et ventrue.

La jeune fille, presque à chaque bouchée, ramenait son regard en coin vers Gégé, qui se sentait intimidé et flatté.

Ces dames se retirèrent vers neuf heures et un monsieur, à côté, murmura pour son camarade :

— C’est la petite Nelly Jelly, des Ambassadeurs, avec sa mère.

Taillard prit un air détaché. Nelly Jelly intriguait depuis quelques jours, pour connaître, fût-ce de loin, Gégé. Mais, cette scabreuse faveur accordée, la plus grande correction s’imposait.

Roger reconnut encore la jeune fille blonde, le lendemain, aux courses d’Auteuil, où son père s’était décidé à l’emmener. Avant de partir, Taillard lui avait même fait présent d’une ancienne lorgnette qui était toute neuve. L’étui jaune en bandoulière, la carte au veston, Gégé paradait dans le pesage, comme un sportsman de vieille date. Pendant les épreuves, il regrimpait dans les tribunes, et, au rush final, il hurlait avec son père le nom du cheval qu’ils avaient joué. Il rentra avec deux louis de participation sur les bénéfices de Taillard et le ferme projet de devenir plus tard gentleman-rider ou jockey.

Ce soir-là, on dîna à la maison. La vieille Annette, restée au service de Taillard, multipliait les prévenances envers Gégé. Elle, jadis si exigeante sur la politesse, semblait maintenant quêter les regards de son petit maître pour mieux devancer ses désirs. Roger nota avec étonnement cette transformation.

— Vraiment, il fait trop chaud chez soi ! — déclara Taillard à la fin du repas.

Aussi, les autres soirs de la semaine, dîna-t-on dehors. Armenonville alternait avec Madrid, Madrid avec les Ambassadeurs. Gégé ne quittait plus son smoking et s’amusait prodigieusement.

Il ne ressentait de malaise qu’aux visites quotidiennes de son grand-père et de sa mère. Il avait observé chez eux, quand il leur rendait compte de son existence, la même grimace de mécontentement que chez son père à la description de la chambre bleue ou à l’arrivée de la malle en truie. Alors, machinalement, il éteignit le ton enflammé de ses récits. Quelquefois même, par un raffinement d’égards, il feignait de ne pas tant s’amuser que cela et contait ses soirées d’une voix distraite, quasi dégoûtée.

— J’espère que tu es sage, que tu ne fais pas d’excès ! — disait Mme Taillard, les lèvres pincées.

— Sois tranquille ! — assurait Roger… J’ai pas envie de tomber malade, moi. Merci bien !

Le soir de son retour avenue Marceau, quoiqu’il fût sincèrement joyeux de rejoindre sa mère et son grand-père, il exagéra à dessein. Il sautait sur les canapés, sur les fauteuils, en criant :

— Ce que je suis content ! Ce que je suis content !…

Mais tout l’effet de cette manifestation croula quand Gégé narra l’emploi de l’après-midi.

Taillard, le matin, avait informé son fils que ces emballages perpétuels lui semblaient oiseux, cette grosse malle encombrante et superflue : une double garde-robe serait bien plus pratique.

Et, là-dessus, après un mot d’excuse à M. Beaujoint, on avait passé la journée chez les fournisseurs, chez le chemisier de Taillard, chez son tailleur, chez son bottier. Tout une garniture de lingerie chez le premier, trois costumes et deux pardessus chez le second, quatre paires de souliers divers chez le troisième, — jusqu’au soir, les commandes s’étaient accumulées sans trêve.

— Il te faut un trousseau complet ! — affirmait Taillard à chaque acquisition nouvelle.

Le « trousseau complet » ! Qui, dans l’enfance, n’a souhaité un instant d’être pensionnaire, rien que pour posséder ce que les catalogues appellent un « trousseau complet » ? Et Gégé ne pouvait se rappeler ces événements sensationnels sans un regain d’exaltation.

Malgré lui, il omit la réserve adoptée. Il entra dans des détails minutieux, vanta la forme des vestons, la couleur des étoffes, ne fit grâce de rien. Il n’en voyait même plus les coups d’œils sévères dont M. Lecherrier marquait chacune de ses phrases.

— C’est bon, mon petit ! — dit celui-ci glacialement, quand Roger eut achevé… Maintenant laisse-nous… Ta mère et moi nous avons à causer.

Gégé sortit, avec la pesante impression d’avoir peut-être été trop loin.

Demeurés seuls, M. Lecherrier se carra les bras croisés, devant sa fille :

— Eh bien ! qu’est-ce que je te disais ? Le plan de ce monsieur est bien simple : il veut nous prendre le petit !

— Crois-tu ?… Moi, je verrais plutôt dans tout cela de l’égoïsme. Il a besoin de la fête… Il y emmène Gégé… Il ne regarde pas plus loin…

— Et la malle ? — s’écria M. Lecherrier. — Ce qu’il a dit de la malle, est-ce que c’est de l’égoïsme aussi ?… Non, il y là un ensemble de circonstances qui ne supporte pas la discussion. Ton mari n’a qu’une idée : débiner ce que nous faisons et persuader à Gégé qu’il fait mieux… Or un enfant, hélas ! n’est qu’un enfant… Du jour où Roger pensera qu’il a plus d’avantages chez son père, c’est lui qu’il aimera, et pas nous… Voilà la vérité !…

— Soit, mais comment nous défendre ?

— Je ne sais pas… La situation est très difficile… Il faudrait frapper un grand coup, inventer quelque chose d’équivalent au trousseau… Saisis-tu ?

— Oui… seulement, quoi ?

— Nous chercherons !

Au bout de trois jours, il avait trouvé. La riposte était ingénieuse, mais terriblement compliquée.

Elle consistait en une bicyclette du dernier style, avec un enchevêtrement de chaînes et de contre-chaînes, de freins et de contre-freins, trois changements de vitesse, un système de rétropédalage, mille perfectionnements diaboliques qui permettaient de marcher à reculons comme en avant, de gravir les côtes aussi vite qu’on allait en plaine, et dont la description seule n’avait pas pris au marchand moins d’une demi-heure. On appelait ce modèle « l’Alouette-extra ».

Sur un fervent cycliste tel que Roger, un pareil bijou ne pouvait manquer de produire un gros effet.

— Mais à propos de quoi lui donner cela ? — demanda judicieusement Lucie quand un peu avant le dîner, on apporta la machine.

M. Lecherrier hésita :

— Je verrai… Tiens je lui dirai que c’est pour ses vacances !…

Firmin avait reçu ordre de presser le service.

En vingt-cinq minutes on eut dîné, et on remonta dans le salon, au centre duquel, sous un vaste drap blanc, la bicyclette avait l’air d’une statue à inaugurer.

— Qu’est-ce que c’est que cela ? — s’écria Roger dès le seuil.

— Regarde ! — dit solennellement M. Lecherrier, en tirant à lui le velum avec un noble geste de vieux magicien.

L’enthousiasme de Roger passa toutes les prévisions. Il obtint comme faveur de ne pas sortir : il voulait lier connaissance avec sa merveilleuse machine. On dut la lui porter dans sa chambre pour la nuit. Et, bien entendu, le lendemain, il eut la permission d’en user, escorté de Firmin sur un mauvais « clou », pour se rendre à la pension.

Auprès des neuf Beaujoint, le succès de l’Alouette-extra toucha à l’apothéose. Bon enfant, Gégé avait autorisé tous ses petits camarades à l’essayer, et il attendait avec impatience le suffrage de son père, qui devait venir, comme presque chaque jour, vers l’heure du goûter.

Taillard pourtant se montra tiède, et, après un coup d’œil sommaire à l’Alouette :

— Ça tombe à pic ! — déclara-t-il. — J’ai justement en vue, pour le moment de tes vacances chez moi, un assez gentil petit poney… Alors tu pourras varier tes sports…

— Un vrai poney, pour moi seul ? — s’exclama Gégé, encore incrédule.

— Oui ! — fit négligemment Taillard… Une très jolie petite bête, ma foi, qui manque peut-être un peu de dressage… Mais d’ici septembre, nous avons grandement le temps de te la mettre en main !

— Oh bien ! ça, c’est trop ! — proclama Gégé, à bout de formules reconnaissantes.

Et, la visite terminée, il courut incontinent à Ribermont pour l’informer de l’heureuse nouvelle.

— J’espère !… — se contenta de répliquer Ribermont, qui commençait à être excédé des aubaines de son camarade.

— Crois-tu, hein !… — surenchérit Roger, feignant de ne pas remarquer cette froideur.

Cependant, elle lui inspira, du coup, une peur délicate. Si Ribermont prenait ainsi la chose, qu’en dirait-on avenue Marceau ? Sûrement, le jour même de la bicyclette, ce poney leur ferait de la peine. Peut-être bien aussi que ça aurait l’air de leur demander un cadeau encore plus beau ?…

Mais le scrupule n’est souvent qu’une première étape dans la mauvaise voie. Et, sans le vouloir, Gégé se mit à chercher ce qu’on pourrait lui donner de plus beau que le poney et l’Alouette. Son imagination s’emballa. Il rêvait de jouets extraordinaires, d’inventions féeriques, et Aladin n’était pas son cousin.

Si bien qu’il ne sut d’abord que répondre, lorsqu’au dessert M. Lecherrier questionna :

— Eh bien, Gégé, comment ton père a-t-il trouvé ta machine ?

— Papa ?… — fit-il, pour se ressaisir.

Mais aussitôt, d’eux-mêmes, ses bons sentiments lui soufflèrent :

— Papa ? Il l’a trouvée épatante !

Et comme, la semaine d’après, en revenant de chez son père, il n’annonçait nulle gâterie nouvelle, le match de présents prit fin. Des deux parts, on croyait s’être maté. M. Lecherrier triomphait de son Alouette ; Taillard, de son poney. On s’en tint désormais à des escarmouches, aux menus projectiles de rencontre : gants, cravates, un petit bijou de-ci, de-là. La guerre d’argent avait cessé. Ce ne fut plus qu’un tournoi de tendresse.

L’ardeur de la concurrence ne perdit pas au change. Rien ne développe le sentiment paternel comme le divorce. D’abord on se disputait l’enfant comme l’enjeu d’une partie dont la galerie est juge ; puis l’amour-propre cède à l’instinct. À la pensée de se voir ravir le petit de son sang, on se découvre pour lui ces élans de cœur, cette ferveur d’affection que donne seule la crainte des départs éternels : on l’aime comme on ne l’a jamais aimé ; on l’aime comme quelqu’un qui va peut-être mourir.

Et bientôt même la contagion ne tarda pas à atteindre Gégé. Sans se l’expliquer, il éprouvait pour ses parents une espèce d’attachement ému qui lui paraissait tout nouveau. Leur fréquentation n’était plus le plaisir banal qu’a émoussé la satiété. Les quitter, ne fût-ce que du matin au soir, lui semblait à présent une vraie privation ; les revoir, une vraie réjouissance. Certes il les trouvait bien gracieux d’inviter si fréquemment à dîner ou à des promenades Ribermont et d’autres petits amis. Pour peu qu’on l’en priât, il s’avouait l’enfant le plus gâté de Paris. Mais surtout il leur savait gré de leur tendresse toujours grandissante. Souvent un baiser de son père, une étreinte de sa mère, une caresse de M. Lecherrier lui laissaient de la joie pour toute la journée, comme un cadeau reçu, comme un plaisir promis. Alors, à l’étude, en classe, tout à coup, l’envie lui venait de leur écrire des gentillesses, et il ne se retenait que par peur des plaisanteries.

D’ailleurs, depuis quelque temps, partout, c’était à qui se montrerait bon pour lui. Même au dehors, dans les relations de sa famille, chez les parents de ses camarades on ne l’appelait plus autrement que : « Mon pauvre petit Gégé !… Mon pauvre petit ami !… » Quand on l’embrassait, des soupirs effleuraient sa joue. Mais cette pitié ne l’attristait pas ; elle lui faisait plutôt plaisir. Il se sentait intéressant, important, comme lorsqu’on est malade ou en deuil.

Il y avait cependant un point sur lequel, sans savoir pourquoi, il eût bien voulu être fixé. Quand le divorce serait-il terminé ? Là-dessus les réponses de sa mère et de M. Lecherrier étaient toujours de plus en plus évasives : on ne pouvait rien affirmer, on ignorait, — et pour cause.

Tant qu’il ne s’était agi que de la division des biens, de l’attribution des torts, des prestations légales, l’affaire avait marché à grande vitesse. Mais, dès qu’on avait abordé le partage de l’enfant, tout s’était soudainement brouillé. Le statu quo ne plaisait plus. Les exigences des adversaires croissaient chaque jour avec la recrudescence de leur tendresse. Des deux côtés on se prétendait lésé, on chicanait sur la part de l’autre, on réclamait pour soi plus de Gégé. Tellement qu’à la fin, écœurés, les avoués avaient suspendu leurs pourparlers.

De temps en temps seulement, pour la forme, ils causaient du procès, au hasard d’une rencontre à l’audience ou d’une bavette aux Pas-Perdus.

Gimblet, l’avoué de Jacques, en voulait principalement à Roger.

— Vous verrez, — disait-il sans respect pour la situation du pauvre enfant, — vous verrez, c’est ce crapaud qui fera tout rater !

Mais Aubineau en avait plutôt à M. Lecherrier :

— Non, mon cher, pour moi, le pire, là dedans, c’est le vieux !

Et le fait est que, dans ce débat, M. Lecherrier témoignait d’un mauvais vouloir qui n’avait d’égal que sa mauvaise foi. Maintenant que son existence était à base de Gégé, il n’admettait pas qu’on lui en retirât une parcelle. Ah ! non, assez de changements comme cela ! Il tenait son petit-fils. Il n’en lâcherait pas un pouce, pas un millimètre. Et, par moments, dans la fougue de la lutte, on l’eût dit rajeuni de vingt ans, alors qu’il discutait, des heures durant, avec les clients, sur le tissu d’une pièce de soie.

À l’étude Aubineau, où l’on ne voyait plus que lui, pour tout le monde, du maître clerc au saute-ruisseau, il était devenu un objet de terreur. Mais on avait beau lui ménager les accueils les plus froids, le faire attendre, l’éconduire, il revenait le lendemain, chaque fois plus acharné et plus intransigeant.

Enfin un matin, comme on touchait aux derniers jours de juillet, Aubineau, qui depuis une quinzaine lui fermait sa porte, consentit à le recevoir et désignant un siège :

— Je suis d’autant plus heureux de vous voir, mon cher monsieur Lecherrier, que j’avais une communication pressante à vous faire… Voici… Hier, Gimblet et moi, nous sommes tombés d’accord que, nos pourparlers étant épuisés, il n’y avait plus qu’à plaider. Toutefois, comme dans deux semaines les vacances judiciaires vont s’ouvrir et que nous risquerions fort d’être remis à la rentrée d’octobre, nous avons pensé que, retard pour retard, on pourrait au besoin laisser tranquillement sommeiller l’affaire jusqu’à cette époque… D’ici là, peut-être que des concessions… peut-être qu’un peu d’apaisement se sera produit dans vos esprits et que nous découvrirons ensemble la solution satisfaisante… Voilà… Qu’en dites-vous ?

M. Lecherrier demanda le temps de réfléchir. Mais, au fond, il commençait à être las de se démener ainsi sans aboutir, dans ce Paris brûlant et comateux d’où fuyaient une à une toutes ses petites camarades. Et l’offre d’Aubineau lui avait tout de suite souri.

Il n’en prit pas moins le ton le plus indifférent pour soumettre à Lucie le projet de l’avoué.

— Cela me paraît très bien ! — approuva Mme Taillard.

Elle aussi ne souhaitait que de partir. La semaine d’avant, elle venait de rompre avec Alcide Barbier qui, décidément, ne lui procurait plus aucune espèce de plaisir. Elle avait hâte de quitter cette ville de désillusion où nul charme ne la retenait plus.

Restait à choisir la plage, car le docteur ordonnait à Roger la mer. M. Lecherrier penchait pour Trouville, dont le tumulte cacherait, à l’occasion, ses frasques ; mais Lucie affirmait l’endroit trop mondain, sans ajouter qu’il était trop près d’Houlgate, où villégiaturaient les Barbier.

Gégé proposa Dieppe. Les Ribermont y possédaient une villa avenue Aguado, et ne demanderaient pas mieux que de s’entremettre pour la location.

On se rallia à Dieppe. En trois télégrammes, un joli cottage, sur la route d’Arques, fut signalé, décrit, loué.

Et, quatre jours plus tard, après de tendres adieux à son père, Gégé débarquait en gare de Dieppe, avec toute la maisonnée de l’avenue Marceau.