La Vie & la Mort/LA LÉGENDE DE LA TERRE

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LA LÉGENDE DE LA TERRE


Lorsque le Créateur eut ébauché l’espace,
Le grand espace morne aux champs illimités,
Il prit sur son épaule une longue besace
Où l’on oyait un bruit confus d’astres heurtés.

Et plongeant dans le sac ses mains miraculeuses,
Comme un semeur pensif, à pas lents et pareils,
Il parcourut l’éther aux plaines fabuleuses,
Ensemençant le vide énorme de soleils.

Il en jeta, jeta par monceaux fantastiques,
Par monceaux lumineux, par monceaux effrayants ;
Et les sillons du ciel fumèrent, extatiques,
Sous les pas du Semeur aux gestes flamboyants.

Il en jeta, jeta, de sa dextre éperdue,
Largement, en tous lieux, par grands jets bien rythmés ;
Et les étoiles d’or fuirent dans l’étendue
Comme un essaim bruyant d’insectes enflammés.

« Allez ! allez ! disait le grand Semeur de mondes ;
Allez, astres ! germez dans les steppes des cieux !
Peuplez les champs d’azur de vos floraisons blondes !
Allez, chantants ! allez, charmés ! allez, joyeux !


« Allez, houle de feu, dans la nuit misérable !
Et faites-y la joie ! et faites-y le jour !
Et lancez jusqu’au fond de l’incommensurable
Des jets vertigineux de lumière et d’amour !

« Et que tout sur vos flancs brille, exulte, prospère,
Et que tout soit content, soit heureux, soit béni
Et chante à jamais : « Gloire au Créateur, au Père,
Au Semeur de soleils qui peupla l’infini ! »

Et les astres alors partirent, lourds de vie,
Tourbillonnant aux pieds du Créateur serein,
Comme en un désert plat que Juillet torréfie
Des grains de sable obscurs aux pieds d’un pèlerin.

Et tous brillaient, et tous chantaient, et sans entraves,
Gravitant sur leur axe inébranlable et sûr,
Avec leurs milliards de voix fières et graves,
Poussaient un hosanna monstrueux dans l’azur !

Et tout était bonheur, justice, beauté, force !
Et chaque astre entendait ses êtres radieux
Couvrir de chants d’amour sa maternelle écorce
Et tous bénir la Vie ! et tous bénir les Cieux !


Or, quand il eut vidé sa besace d’étoiles,
Quand de globes de feu tout le noir fut jonché,
Le Semeur vit au fond du sac, entre deux toiles,
Un tout petit morceau de soleil ébréché.


Et, distrait, sans savoir quelle sphère inconnue
Tournoyait incomplète en l’espace vermeil,
Le Créateur, d’un souffle, envoya dans la nue
Rouler cette parcelle infime de soleil.

Puis, montant tout là-haut, sur son trône écarlate,
Par-dessus le brouillard des mondes qu’il jeta,
Comme un grand roi doré dont l’œil fier se dilate,
En oyant bruire au loin son peuple, il écouta.

Il entendit l’immense allelluia des choses !
Il entendit des chœurs de globes florissants
Entonner, éperdus, des chants d’apothéoses
En lui noyant les pieds de nuages d’encens !

Il vit l’éternité palpitante d’extases,
Il vit, dans une intense et profonde clameur,
L’orgue de l’univers hennir d’ardentes phrases
Pour fêter à jamais le triomphal Semeur !

Mais soudain il pâlit. De cette mer astrale,
Une plainte montait sourdement vers les cieux,
Montait, enflait, croissait, dominant de son râle
Toute l’ovation du firmament joyeux.

C’était l’atome obscur de la sphère ébréchée !
C’étaient les êtres vils restés sur ce débris,
Pleurant l’Étoile Mère incessamment cherchée
Et toujours introuvable en ce coin de ciel gris.


Et la plainte disait : « Anathème ! Anathème !
Nous sommes les errants que le malheur conduit,
Le douloureux troupeau des vivants au front blême
Crées pour la lumière et jetés dans la nuit !

» Nous sommes les bannis, la cohorte exilée,
Les seuls êtres ayant des larmes dans les yeux,
Et si l’eau de la mer sur ce globe est salée,
C’est peut-être des pleurs versés par nos aïeux !

» Anathème ! Anathème au Semeur de lumière !
À Celui que le vaste univers applaudit !
S’il ne vient pas nous rendre à l’Étoile première,
Qu’il soit maudit, partout maudit, sans fin maudit ! »

Alors Dieu se dressa sur son trône écarlate,
Et, tendre, ému, pleurant comme nous, il baissa
Ses deux bras lumineux sur l’immensité plate
Et de toute sa voix de tonnerre il lança :

« Parcelle de Soleil qui te nommes la Terre,
Larves qui gémissez sur elle : Humanité,
Chantez, je vous fais don de la Mort salutaire
Qui vous ramènera dans l’Astre de clarté ! »


Et c’est pourquoi, superbe, insensible aux désastres,
Le Poète, créé pour les étoiles d’or,
Dédaigneux de la terre, a les yeux sur les astres,
Vers lesquels il prendra bientôt son large essor.