La Vie chère/02

La bibliothèque libre.
La Vie chère
Revue des Deux Mondes6e période, tome 33 (p. 331-357).
LA VIE CHÈRE [1]

II
CHEZ NOS ENNEMIS

« Beaucoup d’Allemands du Nord, écrivait récemment, dans le Berliner Tageblatt, M. Théodor Wollf, ne se trouveront pas mal de modérer leur consommation de beurre ; car, dans ce pays, les personnes que l’indigence ne préserve pas des excès de nourriture sont souvent affligées d’une monstrueuse obésité. Il y a des peuples qui savent se nourrir et qui ne voient pas la nécessité d’ajouter du beurre au fromage. »

Il y en a, n’en doutez pas, monsieur Wollf, et parmi ces peuples figuraient les Allemands de naguère ; puisque l’Allemand de 1914 mangeait le double de ce que mangeait celui de 1870. Les chiffres le prouvent sans réplique, et les hommes politiques d’outre-Rhin le constataient, non sans orgueil, avant la guerre.


I

C’est assez dire que, si les jeunes générations nées au sein de cette abondance récente, si même les vieilles gens qui s’étaient graduellement accoutumés à ce bien-être croissant, éprouvent quelques tiraillemens d’estomac à perdre en quelques mois les satisfactions de bouche qu’ils avaient gagnées en un demi-siècle, il n’en est pas moins vrai que l’Allemagne actuelle pourrait être sevrée de beaucoup de vivres sans être « affamée, » ni en danger de souffrir de la faim.

Nous savons tous d’ailleurs que les intérêts matériels ne comptent plus dans cette guerre ; l’Allemagne a sacrifié les siens aux rêves d’une ambition morbide, et nous ne nous soucions plus des nôtres, maintenant que le sang de nos fils a été répandu à flots. Ce ne sont ni les embarras économiques, ni le manque d’argent qui mettront fin à la lutte ; ce ne sera pas davantage la pénurie des armes et des munitions, puisque, des deux côtés, elles se multiplient sans cesse ; mais ce sera un jour l’inégalité d’effectifs des armées belligérantes, parce que les hommes ne se fabriquent pas et ne se renouvellent pas comme les choses. Ce jour-là, l’Allemagne qui, la première, déchaîna le « nombre » et triompha par lui, sera vaincue par le « nombre » à son tour.

Jusqu’ici, notre blocus, suscitant chez nos ennemis la hausse de nombreuses marchandises, provoque seulement une certaine gêne et entretient un mécontentement assez naturel parmi la foule germanique, qui ne comprend pas pourquoi la guerre dure toujours, puisque les Alliés sont, lui dit-on, depuis longtemps terrassés.

Ce blocus, en raison des ménagemens dus aux neutres, fut ultra-bénin tout d’abord : d’août 1914 à mai 1915, durant les dix premiers mois de guerre, l’exportation d’Allemagne en Amérique avait à peine diminué de moitié, par rapport aux dix mois correspondans de 1913-1914. Mais, si l’on envisageait le mois de mai isolément, elle n’avait plus été que de 15 millions de francs en 1915 contre 75 millions en 1914. Pour l’importation des Etats-Unis en Allemagne, à ne considérer que les statistiques, elle était tombée à presque rien ; mais les cotons, les laines et les blés faisaient un détour et entraient par les petites portes scandinaves et hollandaises. Avec une mansuétude, que d’aucuns de ses dirigeans dans le Cabinet taxaient de duperie, l’Angleterre attendit jusqu’à fin septembre pour déclarer que « le pavillon ne couvrirait plus la marchandise. »

Les Allemands, eux, avaient crié bien avant qu’on ne les écorchât ; c’est même une contradiction piquante que celle du gouvernement de Berlin : s’il veut protester contre le blocus et réclamer la liberté des mers, il laisse entendre que le pays est affamé et manque de tout ; s’il est question de la durée de la guerre et des chances de victoire, il annonce que l’Allemagne ne manque de rien et pourra tenir indéfiniment.

En tout cas, si l’on pouvait faire du pain avec des lois, l’Allemagne en aurait à revendre, car ce n’est point de lois sur les denrées et marchandises que l’on chôme en Germanie depuis le début des hostilités ; et ce n’est pas non plus d’ « associations, » de « conseils, » d’ « offices, » de « comités, » de Kriegswirthschaftsgeselleschaften, « centrales d’achats de guerre. » Ces bureaux copieux, — il en est plus d’une centaine peut-être, — où brille ce que nos voisins appellent complaisamment « leur génie d’organisation, » sont composés partie de fonctionnaires, partie de professionnels de bonne volonté, chargés d’inventorier, acheter, réquisitionner, transformer, répartir, contrôler, taxer, vendre et rationner la plupart des alimens et des matières premières.

Tous participent des pouvoirs dictatoriaux dont le Conseil fédéral a été investi par la loi initiale du 4 août 1914, que des lois, décisions ou décrets postérieurs sont venus peu à peu préciser, étendre ou corriger. « Il y a déjà eu dix ordonnances sur les pommes de terre, disait au Landtag le ministre de l’Agriculture prussien. Il n’est certainement pas agréable de prendre toujours de nouvelles ordonnances. La critique est facile, et l’on est beaucoup plus avisé lorsqu’on sort de la salle des délibérations que lorsqu’on y entre... » Ce colossal effort de bureaucratie, quelque louable qu’il puisse être, ne mérite pas l’admiration béate où les Allemands se sont complu devant les rouages compliqués de leur appareil disciplinaire.

A entendre M. Walther Rathenau, fils du fondateur de la grande Société d’électricité, — Allgemeine Elektric Gesellschaft, — conférencier sur les « Centrales » d’achat devant un auditoire respectueux, on croirait que le groupe de techniciens-patriotes dont il fut le chef a sauvé l’Allemagne de la disette et permis au printemps de 1915 le succès de son offensive en Galicie. Tout au contraire, si l’on écoute les plaintes des commerçans, la « Société centrale d’achats » aurait commis nombre d’erreurs, renchéri les prix en opérant des déplacemens inutiles de marchandises et diminué la qualité des produits mis en vente, pour n’en avoir pas pris le soin nécessaire en magasin. Dans un pays où l’Est rural et producteur devait nourrir l’Ouest industriel et consommateur, la question des denrées était pour beaucoup une affaire de répartition.

Or, le soi-disant « génie d’organisation, » prompt à prendre un pavé pour tuer une mouche, a surtout institué quelques paniques qui ont réjoui les Alliés. Il manquait à l’Allemagne, l’an dernier, environ 23 millions de quintaux de froment qu’elle achetait habituellement à l’étranger ; mais comme elle avait supprimé ses exportations de seigle, dont elle récolte sur son territoire 110 à 115 millions de quintaux, elle se trouvait, avec les 40 millions de quintaux de froment de son propre sol, être seulement en déficit d’une quinzaine de millions de quintaux de grains, défalcation faite des semences, pour l’année 1914-1915, sur sa consommation de 160 millions du temps de paix.

Ce déficit théorique et positif, accru par le gaspillage inévitable des réquisitions de guerre, par les lenteurs de transport d’un point à l’autre de l’Empire, par le peu de goût qu’éprouvaient pour le pain bis les consommateurs de pain blanc, finit par aboutir au rationnement, aux cartes de pain et à la fabrication du fameux pain de seigle presque « complet, » dit KK (Kartoffel, pomme de terre, et Korn, seigle), dont la fécule de pomme de terre alourdissait et affadissait la pâte.

Cette réglementation effrayante avait organisé surtout la dissimulation et le secret ; si bien qu’à l’été de 1915 les autorités ne purent même pas se rendre compte exactement de la récolte. En août, « on trouvait, dit le directeur de la Société des Céréales de guerre, 10 millions et demi de tonnes ; c’était bien peu, on comptait sur 14 à 15 ; le 16 novembre, nouveau recensement encore inférieur. Les statistiques officielles estimaient à 900 000 hectares la diminution de la surface cultivée en blé, ce que les agriculteurs déclaraient impossible. » De fait, les déclarations de la culture, lors de l’inventaire initial des blés, furent partout reconnues fausses et inférieures à la réalité, lorsqu’en février les introductions de blé roumain eurent dissipé les craintes de disette.

La disette n’intéressait pas les 15 millions de producteurs vivant de leur propre exploitation, parce que la quantité de 9 kilos de céréales à pain, par personne et par mois, qui leur est concédée par les ordonnances, n’est, pour ces détenteurs du stock, capables de se servir eux-mêmes, qu’une vaine formalité. Les 30 millions de population qui reçoivent la farine de leur commune sont moins à l’aise, et les 20 millions d’habitans des villes, servis par l’Office impérial des grains, ne le sont plus du tout : les cartes de pain, à Brème, donnaient droit, le 15 mars dernier, à 1 725 grammes par semaine et par tête ; à Munich, à 1 687 grammes ; c’est moins de moitié de la consommation normale du temps de paix.

Comme ces quantités seraient insuffisantes pour les ouvriers, des supplémens sont accordés à ceux qui se livrent aux travaux pénibles. À Berlin, 600 000 cartes sont ainsi distribuées, donnant droit à un surplus de 105 grammes par jour ; la ration atteint alors 437 grammes. La qualité de ce pain paraît inquiétante lorsqu’on le voit coté 0,45 centimes le kilo dans la même localité où la farine se vend 1 fr. 65. L’écart entre les deux chiffres est significatif ; il est vrai qu’il existe de la « farine de paille » à 0,32 centimes, que la farine de maïs ne vaut que 1 fr. 10 le kilo et qu’avec les « flocons de maïs », à 0,55 centimes le kilo, on fait une espèce de panade très nourrissante.

Les listes de prix des vivres qui, des journaux allemands où ils abondent, passent quotidiennement dans les nôtres, ne donnent qu’une idée assez confuse, même incohérente, de la situation. Les uns sont exagérés et tendancieux ; les autres sont des tarifs peu sincères parce que les marchandises auxquelles ils s’appliquent, comme le pain, ont changé de nature. À Cologne, à Chemnitz, les cuisines roulantes de la ville circulent de onze heures et demie à une heure et de six heures et demie à huit heures du soir, dans un certain nombre de rues ; elles fournissent, nous dit-on, diner et souper chaud pour une somme minime. En effet, le conducteur délivre des tickets de 25 centimes donnant droit à des portions d’un litre. Il faudrait y goûter pour savoir ce que contient ce litre et s’il n’y a pas trop de ces « succédanés » problématiques dont les Allemands sont si fiers.

Je me souviens d’une boutique sur laquelle, durant le siège de Paris en 1870, on lisait en gros caractères : « Boucherie de chien, chat et rat. » Celle-là ne trompait point son monde, elle appelait les choses par leur nom. Suivant le système qui prévaut aujourd’hui chez nos voisins, elle se fût appelée : « Boucherie de succédanés. » Car le succédané alimentaire n’est pas, comme on essaie de nous le faire croire, une invention comestible, mais l’application de la vieille formule : « Faute de grives on prend des merles » et même des moineaux.

Leurs orateurs ont beau déclarer que « la science et la technique allemande ont découvert et mis en pratique de nouveaux produits de substitution qui nous permettront de « tenir » et. seront après la guerre une richesse durable, » croyez bien que les bourgeois cossus d’outre-Rhin ne font sur leur table aucun usage de ces produits si savamment « substitués. » Les citoyens pauvres ne leur témoignent pas moins de méfiance, et c’est par contrainte qu’ils absorbaient dans leur pain le son dont les animaux étaient privés. Quant à ces derniers, vaches ou chevaux, incapables de protester contre les fourrages artificiels, fabriqués avec un mélange de sciure de bois, que leur préparait l’ « Association de fourniture des Agriculteurs, » ils maigrissaient à vue d’œil. ils ne se sont pas mieux trouvés de la merveilleuse découverte qui consiste à amalgamer, pour le bétail, de l’ammoniaque avec du sucre et de la levure.


II

L’Allemagne n’est pas en danger de manquer de viande, si l’on en croit l’affirmation de M. de Bethmann-Hollweg que, depuis le mois d’avril 1915, le troupeau s’était accru de 4 p. 100 pour les moutons, de 10 pour 100 pour les chèvres et de 16 pour 100 pour les porcs, dont l’effectif, disait le chancelier, était, au commencement de 1916, de vingt millions.

On admettra pourtant que nos ennemis ne sont pas fort à leur aise en voyant leur réglementation touffue, et d’ailleurs contradictoire sur cet article : les variations du gouvernement à ce sujet sont pleines d’indications sur les espérances et les embarras de l’Allemagne,. En temps de paix, ce pays importe 40 pour 100 de sa consommation fourragère ; c’est la pénurie de fourrages qui a engendré la crise de la viande. L’importation du bétail, sur pied ou abattu, ne représentait que 225 millions de francs, et les quantités introduites venaient surtout des Pays-Bas, du Danemark ou de la Suisse ; tandis que le maïs, l’orge, les tourteaux et le riz faisaient ensemble plus d’un milliard de francs.

Au début, l’Allemagne, estimant que la guerre serait courte, que les stocks nationaux et les ressources considérables de la Belgique et du Nord de la France devaient parer à tous les besoins, ne prit aucune précaution. Après la bataille des Flandres il devenait évident que la guerre durerait longtemps et que le cheptel germanique subirait une assez grande diminution. La disette de fourrages imposait d’ailleurs l’obligation de sacrifices immédiats. L’élevage bovin étant le plus précieux et le plus difficile à reconstituer, l’État ordonna l’abatage en masse des porcs. De 25 millions en 1914.1e chiffre des porcs était tombé, au 15 avril 1915, à 16 millions et demi. La viande ainsi obtenue servit à constituer des provisions et tous les fourrages disponibles furent réservés aux vaches et bœufs.

Dans l’été de 1915, le resserrement du blocus démontra que, faute de fourrages, les bovins allemands allaient périr ; une nouvelle décision fut suggérée aux pouvoirs publics : l’élevage des porcs fut repris d’une manière intensive, et l’on sacrifia les bovins. L’État fournit gratuitement tout ce qu’il put trouver de déchets de grains, de son, etc., aux éleveurs qui passent contrat avec lui, et les sociétés agricoles excitent leurs adhérens à profiter de ces offres : « La livraison de la pâture, dit l’office de Brandebourg, commencera bientôt pour l’hiver 1916-1917 ; il faut avant tout que l’élevage des truies ne périclite pas dans notre province ! »

La récolte de pommes de terre, due à une saison favorable et non point à l’utilisation décrétée des jardins d’agrément et des cimetières pour la culture de ce tubercule, facilita l’élevage des porcs et leur accroissement, beaucoup plus, croyons-nous, que le Statut de la nourriture du 28 octobre, où étaient édictés « deux jours sans viande, deux jours sans graisse, un jour avec viande, mais sans porc. »

Ce maigre laïque, qui défraya les conversations et les gazettes, ne donna pas les résultats attendus parce que, les ménages échappant à tout contrôle de l’autorité, il était difficile de surveiller l’observance de ces menus de pénitence et l’on ne tarda pas à l’abandonner.

Il fallut aussi renoncer aux tentatives d’introduction détournée de viande étrangère devant la saisie, par l’Angleterre, de quatre navires qui apportaient en Danemark la viande de Chicago. L’affaire avait été pourtant bien machinée : des agens allemands étaient venus s’installer dans des hôtels de Copenhague ; ils y avaient constitué une société danoise, ou mieux s’étaient introduits dans des sociétés locales, déjà connues pour leur trafic d’importation. Sous le pseudonyme innocent de Davis, ou autres désinences anglaises, des câblogrammes, dont la censure britannique découvrit les véritables expéditeurs, étaient envoyés en Amérique : les uns, de Copenhague, donnant des ordres de livraison à Gènes ; les autres, de Rotterdam, pour des chargemens soi-disant destinés aux ports scandinaves ; de façon à laisser inconnu, jusqu’au dernier moment, le point d’atterrissage qui serait jugé le plus favorable pour le transit.

Un code spécial avait été inventé, — le mot « arnham » voulait dire « vaisseau pour Copenhague, » — et les grandes banques de Berlin, Dresde et Francfort avaient accumulé de larges crédits à New-York. La ligne Holland-America ayant refusé les chargemens de viande, parce que les affréteurs ne pouvaient naturellement lui garantir qu’ils ne seraient pas réexportés, les maisons allemandes des États-Unis proposèrent à différentes compagnies de faire naviguer pour la circonstance quelques-uns de leurs bateaux sous pavillon américain. Ces offres ayant été déclinées, une compagnie spéciale fut formée tout exprès pour ce trafic ; mais ses premiers cargos furent arrêtés et déclarés de bonne prise en Angleterre, malgré les protestations du syndicat des usines de viande de Chicago, et nos ennemis durent renoncer à ce mode d’approvisionnement.

L’Allemagne, d’après ses statistiques, était avant la guerre, par rapport à sa population, plus riche en espèce bovine que les autres nations du continent : 301 animaux dont 163 vaches laitières par 10 000 habitans ; la France seule lui était supérieure, avec 371 bovins dont 196 vaches à lait. Un détail permet d’apprécier combien ce cheptel germanique est en décroissance : en deux mois de l’automne dernier, les abattoirs de Berlin ont vu passer 53 000 têtes, au lieu de 36 000 en 1914 et de 15 000 en 1913.

Les animaux abattus ne sont pas aussi gras que précédemment. La Bavière, qui exporte son bétail vers la Prusse, — on lui reproche même de l’exporter trop chichement, — fait observer, dans un document officiel, que « l’on ne saurait exiger des bœufs la même qualité qu’en temps de paix. » Les prix sont partout en hausse, mais avec de sensibles différences : la livre de bœuf, qui valait au mois de mars à Berlin 3 francs, n’en valait que 2 à Munich et 1 fr. 85 à Karlsruhe.

Or cette même viande coûtait moitié il y a un an et moins de moitié en 1914. La cherté est chose relative ; pour bien apprécier celle qui sévit aujourd’hui au delà du Rhin, il ne faut pas oublier que le prix de la vie en général, quoiqu’il se fût élevé depuis quinze ans, était beaucoup plus bas que chez nous, comme d’ailleurs les salaires restaient inférieurs aux nôtres. Une enquête faite à Brème en décembre dernier par le Syndicat des métiers, chez 787 ménages ouvriers, constate qu’un tiers d’entre eux gagnaient moins de 31 francs par semaine et 130 moins de 25 francs. Rien d’étonnant si une cinquantaine déclarent ne pas consommer de viande. Chez les 735 autres qui en achètent, cet aliment représente 1 fr. 25 par semaine et par tête ; la graisse (beurre et margarine) compte pour 1 franc. Dans une famille de cinq personnes, le doublement du prix de ces deux seuls articles se traduit par plus de 11 francs par semaine ou par une restriction de moitié dans leur consommation.

L’autorité les incline d’ailleurs à cette dernière solution et même la leur prescrit, puisque les cartes de rationnement, instituées à Berlin fin février, donnent droit à une livre et demie de viande et à une demi-livre de graisse de porc par quinzaine et par personne ; on ne peut pénétrer qu’à certain jour, suivant la couleur de sa carte, chez le charcutier ou la bouchère.

Celle-ci se plaint de ne pas gagner sa vie : « On ne se fait pas idée, dit-elle, de ce que nous y mettons de notre poche avec le porc municipal... ; attendez, si la guerre dure encore un an, les cliens mendieront un morceau de viande. » En attendant, le jambon se paie, à Leipzig, 5 fr. 40 la livre depuis avril, le porc frais et le lard 4 fr. 60, le boudin 4 francs. En un mois, l’augmentation a été de 8 pour 100 et l’on s’attend à voir restreindre la fabrication des saucisses ; ce qui, dans un pays où l’on mangeait deux fois plus de porc que chez nous, est aussi grave que de remanier la Constitution.

Les prix ci-dessus ne sont pas les maxima officiels ; ces derniers sont plus bas d’un tiers, tout en étant supérieurs encore de 80 pour 100 aux chiffres de 1913. Seulement, en dépit de l’observation minutieuse à laquelle les cours sont censés soumis par le « Bureau central d’examen pour les prix des denrées alimentaires, » les maxima sont peu observés : comme ils ne s’appliquent qu’aux marchandises indigènes, il ne se trouve plus au marché que de la viande « étrangère, » que l’on pouvait vendre 3 fr. 75 la livre quand la viande du pays était taxée à 1 fr. 80. Les choux des provinces du Nord échappent de même à la taxe en s’offrant comme « choux du Danemark. » Ailleurs, où les choux sont libres, mais où les pommes de terre sont réglementées, les paysans cèdent leurs pommes de terre au cours légal, mais à condition que l’acheteur prenne un chou qu’ils ont annexé au sac et qu’ils font payer 2 ou 3 francs.

Depuis que les fromages allemands sont tarifés, ils ont disparu des boutiques, les seuls qui soient en montre sont « importés. » Il faut « dénoncer ces faits à la police, » disent les journaux, pleins du récit des ruses et artifices employés pour tourner la loi. On décide que certains marchands vendront uniquement les fromages « indigènes, » d’autres les « étrangers ; » que, de ces derniers, nul n’en pourra introduire que par la « Société centrale d’achats » et avec son autorisation.

Remarquons, entre parenthèses, que ces organismes d’État ne sont pas à l’abri de tout reproche, puisque le directeur de la Centrale de lait, à Berlin, a été condamné à 500 marks d’amende, en février, pour mélange quotidien de mille litres de lait écrémé au lait pur. Le ministre de l’Intérieur prussien a beau stigmatiser, dans sa circulaire du 20 mars dernier, « le trafic usuraire des denrées ; » le Conseil fédéral a beau édicter pour le mois courant des pénalités renforcées, un an de prison, 10 000 marks d’amende, privation des droits civiques, pour vente au-dessus des maxima, refus de livraison, dissimulation ou conservation des marchandises qui y sont sujettes, etc. ; ces menaces ne prouvent que la résistance croissante à laquelle se heurte la politique de coercition et l’impuissance du gouvernement à se faire obéir, quand il s’agit d’un objet vraiment rare.

C’est le cas des graisses et huiles, animales ou végétales, sur lesquelles la « Commission de guerre » a la haute main et qu’elle se procure à prix d’or : tel « coco, » riche en glycérine, vendu par son fabricant d’Amsterdam 2 francs, est revendu, lorsqu’on lui a fait passer en fraude la frontière du Brabant, 8 francs le kilo aux autorités allemandes de Belgique. Il ne se passe pas de semaine où la Hollande ne saisisse des matières grasses dirigées en contrebande vers la Germanie : tantôt c’est un stock de mastic mélangé à de l’huile de lin ; tantôt ce sont, à deux jours d’intervalle, des bateaux charges d’huile pour 400 000 et 500 000 francs chacun, qui essaient de franchir sur l’Escaut le cordon douanier.

C’est en effet le plus souvent par eau que le passage est tenté et le besoin d’huile de l’Allemagne est si grand que, pour s’en procurer, elle fait frauder jusque dans les caisses à eau des remorqueurs qui regagnent son territoire : on remplissait ces caisses moitié d’huile, moitié d’eau, et les vérificateurs hollandais furent quelque temps avant de s’apercevoir de la supercherie ; les contrôles se faisant en ouvrant les robinets des caisses, l’huile surnage et l’eau seule apparaît.

Les huiles et suifs alimentaires étrangers se payant couramment 6 et 7 francs le kilo aux premières stations frontières, et tel ambassadeur accrédité à Berlin étant obligé d’envoyer chercher en Suisse, à Bâle, l’huile nécessaire à la consommation de sa maison qu’il ne peut se procurer autrement, on s’explique que le tarif intérieur de 3 fr. 50 pour les produits nationaux similaires soit d’une application plutôt pénible. Ce serait le cas, ou jamais, d’avoir recours à ces précieux « succédanés » qui « ont si bien réussi, affirme un ingénieur allemand, qu’aujourd’hui peu d’industries continuent à faire usage de leurs matières premières originaires et que l’on pourrait même livrer certains articles aux Alliés. »

Cet ironiste trouverait l’utile emploi de ses facultés de remplacement dans le domaine des graisses et huiles, puisque l’Allemagne importait d’ordinaire 86 pour 100 des graines oléagineuses qu’elle travaille, et qu’elle a réduit l’an dernier la culture de ces sortes de plantes. On se borne à réquisitionner tous les corps gras, compris les savons. Encore ces derniers sont-ils indélicatement truqués par les introducteurs : « Alors qu’un bon savon, dit la Chemiker Zeitung du 1er mars, doit contenir 60 pour 100 de graisse, le savon qui arrive actuellement de l’étranger n’en contient que 15 et demi pour 100. » Or, il coûte 3 francs à 3 fr. 75 le kilo. Français, qui gémissez de payer le savon de Marseille 1 fr. 20, au lieu de 0,65 centimes avant la guerre, votre sort n’est-il pas enviable ?

En attendant que l’on soit parvenu à obtenir des graisses avec de la levure ?), ou que l’on ait dérobé à l’égout les eaux grasses au moyen d’un appareil très vanté, les journaux d’outre-Rhin se bornent à recommander aux ménagères de s’inspirer, dans leurs fonctions domestiques, d’un petit tract intitulé : La cuisine avec peu de graisse. A tous les citoyens on prêche l’économie du savon dans leur toilette : « C’est un préjugé de l’employer en abondance ; il suffit qu’il touche la peau, il en faut très peu pour se bien laver. »


III

« Peut-on dire, demande un journaliste allemand, que la population de Berlin désire très vivement ne point voir cinq cents femmes, gardées par deux agens de police, attendre devant la porte du marchand de beurre ? Peut-on dire que tout Berlinois de bon sens ne considère pas cette scène comme le complément du tableau de Berlin en temps de guerre ? » La scène, en effet, parut si peu plaisante, surtout à celles qui devaient la jouer régulièrement, que la patience leur manqua ; il y eut pour le beurre des émeutes, que l’on prit à tort chez nous pour des manifestations politiques ; mais tout de même, dans ces mutineries, le sang coula.

Le beurre coûte officiellement 3 fr. 35 la livre dans la capitale prussienne, où il se vendait 2 francs l’an dernier. Comme il vaut meilleur marché en Wurtemberg et en Bavière, où d’ailleurs les cartes de beurre ne donnent droit qu’à 125 grammes par semaine, les polémiques vont leur train entre confédérés, et les gens du Nord reprochent aigrement aux Bavarois l’égoïsme qui les porte à faire beurre à part. A quoi les gazettes de Munich ripostent que, si le beurre fait brèche à l’unité politique et militaire de l’Empire, c’est que Berlin, où il s’en consommait annuellement 15 kilos par tête, — cinq fois plus qu’en Bavière, — « tirait 80 pour 100 de sa subsistance de l’étranger. »

En effet, l’Allemagne importait, en 1913, 55 000 tonnes de beurre. De la Hollande seule, en 1915, elle a tiré 28 000 tonnes qui sans doute lui manquent aujourd’hui. Sur ce chapitre, la législation germanique en est revenue au « chacun pour soi » du Moyen Age : les Badois, tout en se plaignant que les Wurtembergeois leur refusent du beurre, le refusent eux-mêmes à l’Alsace-Lorraine ; les juges du Grand-Duché condamnent à l’amende le marchand de Kehl qui transporte du beurre à Strasbourg sans une autorisation, que du reste on ne délivre guère.

Les œufs étaient aussi pour l’Allemagne un article d’importation : 170 millions de kilos, c’est-à-dire quelque 3 milliards d’œufs, lui venaient du dehors. L’Autriche-Hongrie ne pouvait en fournir que la moitié, et il faut croire que les œufs bulgares et polonais, qui valaient à Francfort récemment 200 francs le mille, ou même les œufs hollandais à 225 francs, n’ont pas suffi à remplacer ceux de Russie, puisqu’on a payé couramment les œufs 22 centimes la pièce à Berlin cet hiver, en dépit des Centrales d’achat et des œufs municipaux à 18 centimes, qui furent épuisés en quinze jours.

Par la hausse des prix, dont on vient de lire le détail, on conçoit que le prolétaire allemand, — il n’est pas question des riches pour qui la cherté n’est qu’un thème à conversations, — a dû restreindre la quantité de ses alimens et en changer la nature. Fut-il devenu végétarien par nécessité, il n’aurait pas le choix des légumes frais ou secs : les choux, les carottes, les épinards ont doublé de prix ; les pois, les fèves, les haricots ont triplé ; les navets et le riz ont quadruplé. Il est possible que la spéculation y soit pour quelque chose ; l’ « organisation » et la taxation, qui ont fait fuir ces denrées, y ont eu certainement grande part.

Il existait de vieille date des maxima fixés par le Conseil fédéral, inférieurs de 50 pour 100 à la moyenne des cours ; mais nul n’en tenait compte. En Hesse, où, depuis la guerre, on n’a pas appliqué les taxes, les marchés se trouvent mieux approvisionnés. A Berlin, depuis le mois de mars, pour remédier au manque absolu de choux, on a suspendu les maxima sur les choux étrangers. «. Par une série de mesures inopportunes, disait, il y a quelques semaines, le baron de Wangenheim aux fermiers de Poméranie, non seulement un grave dommage a été causé à notre agriculture, et le marché des pommes de terre a été complètement bouleversé ; mais une forte inquiétude a été jetée parmi les consommateurs, et une profonde amertume, bien justifiée, a gagné les producteurs. » Le secrétaire d’État Delbrück avait donc quelque raison de dire que, « pour ces articles, les questions de prix et de réquisitions sont particulièrement compliquées. »

Mais, quoique l’administration n’ait pas fait une fameuse besogne et n’ait pu transporter de l’Est à l’Ouest, faute de wagons, des quantités assez fortes pour unifier les prix, l’abondance est telle que le salut des classes laborieuses vient en Allemagne de la pomme de terre. Elle vaut officiellement, ce printemps, 17 centimes le kilo à Berlin, ce qui nous parait bon marché et ce que nos ennemis trouvent cher, parce que ce prix est le double des anciens et aussi de ceux actuellement pratiqués dans les campagnes de Silésie : 68 millions d’habitans, en présence d’une récolte de 54 millions de tonnes en 1915, — contre 44 millions en 1914, — devraient, semble-t-il, avoir des pommes de terre à discrétion ; et l’on s’étonne que nos ennemis s’efforcent d’en importer de Pologne, de Courlande et de Lithuanie.

On s’étonne surtout que la nouvelle carte, — car il existe aussi une carte de pommes de terre dans les grandes villes. — ne donne droit qu’à 10 livres tous les,12 jours. C’est qu’une bonne partie de ces tubercules sont de qualité fourragère, bonne pour l’alimentation des bestiaux plutôt que des hommes ; c’est encore que les réquisitions, les stocks mal conservés par les communes, le refus de vente des paysans n’accélèrent pas la consommation.

A ces pommes déterre, le sel ne manquera pas ; son prix de 15 centimes le kilo est sans changement depuis la guerre. Le sucre est à peu près dans le même cas ; l’Allemagne en exportait pour 170 millions de francs, elle était très fière de cette industrie ; la surface cultivée en betteraves s’étant réduite l’an dernier d’un tiers, il en est résulté une hausse du sucre brut de 25 à 38 francs les 100 kilos, suffisante pour doubler ou tripler les dividendes distribués par certaines sucreries, mais représentant pour l’acheteur un supplément de 13 centimes seulement. Toutefois, les quantités disponibles répondent maintenant si juste aux besoins, que les Allemands ne veulent pas laisser sortir de sucre, si ce n’est en Suisse et contre compensation. La moindre spéculation les mettrait dans la gêne ; les autorités, qui la redoutent, risquent de la provoquer en recommandant aux brasseries de ne donner que deux petits morceaux de sucre par tasse de café.

Du café, l’Allemagne en avait des stocks importans au début de la guerre, comme il convient à un pays qui en introduit pour 260 millions de francs par an et dont le café au lait constitue, avec la bière, la boisson nationale. La consommation, loin de se restreindre, a augmenté, en dépit des chimistes qui soutiennent, mais sans succès, qu’avec la chicorée parfumée d’une légère dose de caféine, on obtient une imitation parfaite.

Les négocians hollandais ou scandinaves, seuls importateurs, profitent de la situation et les prix de gros ont aujourd’hui plus que doublé. Au détail, le café torréfié, — la vente en vert est interdite, — coûte 3 francs la livre, malgré des droits de douane très modérés, et il est interdit, sous peine de 1 500 marks d’amende ou de six mois de prison, d’en livrer plus de 250 grammes à la fois par acheteur. Le thé, moins recherché, vaut 5 francs, et il est à noter que sur tous ces articles, sur le cacao par exemple qui a doublé, la part du détaillant, son bénéfice proportionnel a sensiblement diminué.


IV

Quoique l’alcool soit, en Allemagne comme chez nous, un engin de guerre, puisque la fabrication de l’éther en absorbe de grosses quantités, son prix, de 193 francs l’hectolitre pour la qualité comestible, n’est rien comparé au. nôtre. Nos voisins le trouvent aujourd’hui exorbitant parce qu’il n’était avant la guerre que de 80 à 87 francs. Présentement encore, l’alcool d’éclairage est chez eux à des chiffres très abordables, tandis que le pétrole est onéreux ; lorsque les réserves de la société germano-américaine commencèrent à s’épuiser après sept ou huit mois de guerre et que l’on eut recours aux pétroles de Roumanie, les prix montèrent de 100 pour 100.

L’occupation russe n’avait pas causé en Galicie autant de dégâts que les Allemands le redoutaient. Dès la première moitié de mai 1915, plusieurs puits furent remis en exploitation ; dix jours après la reprise de Krosno, les premiers wagons de benzine et d’huile à graisser étaient expédiés sur le front. Le gouvernement allemand s’est entendu avec l’Autriche pour la livraison de pétroles, qu’il transporte jusqu’à sa frontière au moyen d’une canalisation construite à cet effet. Mais la production des puits galiciens est loin d’atteindre, comme le disent les journaux allemands, 75 pour 100 de la normale.

En y joignant les envois roumains, assez irréguliers par suite de la mauvaise volonté des chemins de fer hongrois, le pétrole, taxé à 40 centimes le litre, est censé représenter le cinquième de la consommation ordinaire de l’Allemagne ; en fait, les marchands, malgré la loi et la répression judiciaire, le réservent à leurs bons cliens ou le cèdent, en prime, à qui fait chez eux d’autres acquisitions. La ration officielle d’un litre par mois est bien maigre pour un ménage ; heureux qui peut avec des protections accroître sa dose : « notre commune, écrit à la louange du sous-préfet un administré reconnaissant, a obtenu, grâce aux bons offices de la Kreisdirection, un fût de pétrole à répartir entre les habitans ; chaque famille recevra de la sorte deux litres supplémentaires. » On prêche l’économie et les chemins de fer badois donnent l’exemple, en faisant couper les mèches de lampe de façon que la flamme ne brûle que sur une demi-circonférence.

La benzine (de pétrole) s’est payée un moment jusqu’à 2 fr. 50 le litre ; mais depuis quelque temps le benzol (de houille) a été mis par les autorités militaires à la disposition de l’industrie avec plus de libéralité : Hambourg a reçu 100 000 kilos en février, et le général commandant le VIIe corps, ayant permis qu’il fût débité pur aux moteurs et aux automobiles, chacun s’est empressé de faire des provisions.

Le gaz, qui se paie maintenant à Berlin 20 centimes le mètre cube et seulement 17 centimes à Francfort, n’est pas comme en France une cause de perte pour les compagnies exploitantes, puisque c’est à peine si le charbon a haussé en Allemagne. On estime la production actuelle à 70 pour 100 de celle des plus fortes années ; or, en 1913, l’extraction avait été de 195 millions de tonnes, dont 40 millions vendues à l’étranger. Nos ennemis peuvent donc supporter sans dommage la mobilisation de nombreux mineurs, et l’emploi intensif des wagons pour l’armée qui a diminué l’activité des houillères. Leurs mines sont pour eux une grande force en temps de guerre, non seulement par le bon marché du charbon, mais par ses sous-produits que leur procure la distillation mensuelle de 1 800 000 tonnes de coke : l’ammoniaque sulfurique, le benzol et le toluol, utiles à la fabrication des explosifs.

Exportateurs de houille, les Allemands sont grands importateurs de bois ; tant arbres à feuilles que conifères, ils en introduisaient pour plus de 300 millions de marks d’Autriche et de Russie. La consommation de bois sur les deux fronts a été jusqu’ici à peu près égale : les forêts de Pologne et les territoires occupés leur ont fourni le bois nécessaire au front oriental ; tandis que pour le front Ouest, une fois qu’ils eurent épuisé les stocks trouvés en France et en Belgique et les forêts déboisées, ils ont fait appel dans une très large mesure aux sources de l’Allemagne, où les prix ont alors rapidement augmenté.

Le mètre cube, en madriers de 80 millimètres, qui valait 67 et 69 francs à Cologne et à Berlin en août 1914, vaut aujourd’hui 97 francs à Berlin et 112 francs à Cologne ; soit 40 pour 100 de hausse dans le Nord et l’Est, et 60 pour 100 dans l’Ouest. L’autorité militaire craint de manquer de noyers pour l’armement ; certains se sont vendus jusqu’à 800 francs, et l’on a décrété la saisie de tous les noyers sur pied et de toutes les pièces de cette essence mesurant un mètre de longueur sur six centimètres d’épaisseur.

Le bois à papier fait également défaut ; depuis plusieurs années avant la guerre, par suite de la surproduction et des bas prix qui en étaient la conséquence, la situation de l’industrie du papier en Allemagne était critique. Sur 46 Sociétés, 30 ne donnèrent aucun dividende en 1913-1914 ; la moyenne de revenu des autres ne dépassait pas 3 et demi pour 100. Depuis la fermeture de la frontière russe, la Suède seule exporte la cellulose, et nous savons, nous autres Français, à quel prix. L’association des fabricans germaniques a, depuis le 1er avril, augmenté ses prix de 33 pour 100 ; certains, pour ne pas vendre à perte, ont restreint leur production. Quelques-uns suggèrent au ministre de réquisitionner tout le vieux papier et les déchets de carton ; d’autres conseillent de développer l’abatage des épicéas en Pologne russe. Un petit nombre de journaux ont jusqu’ici majoré leur abonnement et d’une façon insignifiante.

Suivant la méthode de parcimonie puérile, dont nous avons signalé quelques exemples, le ministre de l’Instruction publique de Bade recommande, pour ménager le papier, de diminuer les devoirs des élèves ; les fonctionnaires ailleurs ont reçu l’ordre de ne plus laisser dans leurs lettres de service les blancs inutiles, que l’on considérait comme un protocole de respect, et d’en bannir les longues formules de politesse.


V

Les alliés de l’Allemagne, plus pauvres, moins bien outillés, souffrent davantage de la perturbation apportée par la guerre. La vie, en Autriche-Hongrie, en Turquie, en Bulgarie même, dont on a utilisé les produits indigènes sans presque lui rien apporter du dehors, est aujourd’hui plus chère qu’en Allemagne. Les agens autrichiens, jusqu’à ces derniers mois, payaient en Hollande pour certains articles des prix plus élevés que les Allemands. Ceux-ci avaient de ce fait beaucoup de peine à conclure leurs marchés. Pour obvier à cette concurrence, la commission berlinoise chargée du contrôle des achats faits à l’étranger centralise maintenant toutes les marchandises pénétrant dans l’Empire. Dès lors il devient impossible à l’Autriche de se ravitailler en Hollande ; elle doit passer par Berlin et verser un courtage à ses alliés.

Quelle qu’en soit la cause, les prix de détail de toutes les denrées, blé ou viande, lait ou légumes, sont plus élevés à Vienne qu’à Berlin et plus élevés à Buda-Pesth qu’à Vienne. Je ne parle pas du Trentin, où les saucisses se paient 10 fr. 50 le kilo. La volaille, qui vaut 6 francs, à Berlin, en vaut 10 à Pesth et les oies 22 francs ; le sucre, 111 francs le quintal en gros contre 38 francs en Allemagne. Les Etats de François-Joseph n’ont jamais été plus « dualistes ; » unis jusqu’à la farine exclusivement, ils mêlent leur sang sur les champs de bataille plus volontiers que leurs denrées pour la cuisine. Dans le dernier trimestre de 1915, on a consommé à Vienne moitié moins de bœufs et de porcs que dans le trimestre correspondant de 1914 et, au prix où se paye le blé venu de Roumanie, il est clair que la classe ouvrière ne mangera pas à sa faim.

D’autant plus que les salaires restent bas, quoiqu’il y ait beaucoup moins de main-d’œuvre. On emploie des prisonniers russes à 25 et 30 centimes par jour. La consommation se restreint, en même temps que la vie civile se ralentit ; 55 à 60 pour 100 des brasseries sont fermées. Le charbon, quoiqu’il soit monté depuis 1914 de 38 francs à 50 francs la tonne, nous parait pour rien ; mais le pétrole lampant à 47 centimes le litre et l’essence à 91 centimes, non compris l’impôt, sont une preuve que la production actuelle en Galicie est loin d’atteindre ses chiffres antérieurs.

De pétrole, en Turquie, il n’en faut plus parler ; c’est un article pratiquement disparu. Le Tanine exhorte les gens qui en manquent à songer la nuit à l’avenir lumineux que la guerre prépare à leur postérité. Quant au charbon, il est coûteux et rare sur les rives du Bosphore. Le seul point où Constantinople puisse s’approvisionner est sur la Mer-Noire, c’est-à-dire à portée de la flotte russe. Le Gœben et le Breslau ont remorqué des convois partis du port de Saynldagh, qui ne cessait d’être bombardé. La nécessité et de grosses primes ont poussé des hommes entreprenans à tenter ce voyage périlleux. Qu’adviendrait-il, si le Gœben éprouvait quelque accident ?

Quand ces arrivages se font attendre, on économise sur les provisions des chemins de fer, de la flotte ; on modère la lumière électrique et la marche des tramways, mais on ne peut arrêter les moulins sans risquer la disette. La question du charbon est liée en effet à celle de la farine ; les moulins qui travaillent pour la capitale ottomane sont presque tous mus à l’électricité ; les moulins à eau ou à vent ne comptent pas. Les envois de houille par terre sont difficiles avec une ligne unique de chemin de fer, accaparée encore par l’administration militaire et manquant le plus souvent de wagons.

Le ministre Talaat a assuré au Sénat que le gouvernement, « en achetant des vivres à l’étranger, avait réussi à assurer l’alimentation du peuple pour au moins deux ans. » Mais c’est une pure fable. Un Allemand, retour de Constantinople, avouait il y a six semaines qu’ « étant donné l’indolence orientale, on n’a pu obtenir aucune organisation sérieuse pour le blé. »

En Anatolie, les réquisitions militaires ont raréfié les moyens de transport et, depuis dix-huit mois, elles ont fait le vide dans le voisinage des voies ferrées. « Nous mangeons, dit un Turc, du pain fabriqué avec du blé roumain. Ce pain-là est très blanc, mais il n’est pas rassurant pour nous d’en être réduit à compter sur les Balkans. A la moindre offensive russe sur le front de Bessarabie et de Bukovine, à la moindre oscillation de la politique roumaine, les livraisons deviennent problématiques. Puis, avant que les céréales ne parviennent à la Corne d’Or, il y a tant de questions à résoudre !... »

Les cartes de pain, existent présentement à Constantinople, comme en Allemagne ; la gêne est grande, mais le calme est complet. « Il faut avoir vu, dit un voyageur, avec quelle impassibilité, avec quelle lassitude résignée les gens attendent, des heures durant, les bras pendans, à la porte des boulangeries, pour comprendre que le peuple turc, quoiqu’il souffre, n’aura pas l’énergie de manifester, qu’il est même incapable de bouger, tant qu’il ne sera pas réduit à la dernière extrémité. » Le gouvernement a la main sur tout, et la presse locale, qui ne daigne jamais s’occuper de l’état économique de la Turquie, a complètement cessé de relater les mouvemens de protestation qui ont eu lieu à Vienne et à Berlin contre la cherté des vivres.


VI

Les raisons de la longanimité britannique sur le chapitre du coton, durant la première année de guerre, doivent être cherchées aux Etats-Unis, où l’ouverture des hostilités fut le signal d’une crise terrible sur ce textile. En quelques semaines, son prix tomba de 70 centimes la livre à 40 centimes, puis à 30. La navigation suspendue, un groupe de corsaires allemands écumant les mers, la récolte nouvelle du coton, de 15 millions de balles, soit une valeur de plus de 5 milliards de francs aux cours de fin juillet, irréalisable ; l’industrie et le commerce dans les Etats du Sud s’arrêtant parce que les planteurs, sans argent, ne payaient plus personne ; les chemins de fer et les sociétés financières de la région suspendant par contre-coup leurs dividendes : tel était, à l’automne de 1914, l’état critique auquel on ne voyait pas de remède. Les uns demandaient au gouvernement de « valoriser » le coton, suivant le système brésilien du café ; d’autres préconisaient comme œuvre de solidarité sociale l’achat par chaque ménage américain d’une balle de coton, pour venir en aide aux concitoyens du Sud. Pour leur permettre d’attendre des jours meilleurs, les banques de Saint- Louis souscrivirent un prêt de 700, millions de francs, et l’on bâtit, en vue de loger ce coton, d’énormes hangars.

Si les Alliés, sans égard à cette mévente, avaient alors mis l’embargo sur le coton, ils auraient soulevé contre eux l’opinion encore hésitante aux Etats-Unis. Ils patientèrent donc, se bornant à mettre obstacle à l’importation directe en Allemagne, mais laissant les neutres l’approvisionner à leur aise ; si bien qu’au lieu de 2800 000 balles embarquées en 1913-1914 à destination des ports germaniques, il n’y en eut que 231 000 en 1914-1915 ; mais il en vint 600 000 par Gênes et par l’Italie en général, 500 000 par Rotterdam et 550 000 par Gothenburg et autres ports Scandinaves.

Aucune pénurie de textiles ne se fit donc sentir à l’Allemagne, qui possédait de grands stocks à Brème et s’appropria tous ceux de la Belgique, du Nord de la France et de la Pologne. Lorsque, par suite de ces affrètemens copieux pour l’Europe, y compris la France et l’Angleterre qui achetèrent plus que d’habitude ; par suite aussi de la demande indigène, — jamais il n’avait été manufacturé autant de coton aux Etats-Unis, — le marché eut recouvré son assiette et un prix normal ; lorsque l’Amérique était pleinement informée de la justice de notre cause, l’Angleterre déclara le coton contrebande de guerre.

Aussitôt (1 er août 1915) le ministère prussien de -la Guerre interdit la fabrication de presque tous les articles de coton, étoffes pour vêtemens, linge de corps ou de maison. Le lendemain, il prescrivit la déclaration ; le 14 août, il opéra la saisie du coton en tous ses états : bruts, filés, tissus, déchets ou chiffons. Défense de le vendre, ou de le mettre en œuvre autrement que pour l’armée ; encore les usines ne doivent-elles pas travailler plus de trente heures par semaine.

Au coton américain, du reste, nos ennemis ne renoncèrent pas volontiers. Durant la seconde quinzaine d’août, dit M. André Sayous dans une remarquable étude sur le Commerce et l’Industrie allemande, les quatre grandes banques germaniques s’entendirent pour grouper les commandes des fabricans et financer un achat collectif. Par télégraphie sans fil, un ordre fut lancé montant à 375 millions de francs : un million de balles à 75 centimes la livre, livrables à Brème, lorsque le cours était seulement de 50 centimes. Ordre colossal et platonique, puisqu’il était inexécutable, les Américains ayant reconnu la légitimité du blocus.

Faute de pouvoir renouveler ses provisions, l’Allemagne s’efforça de les économiser et d’employer d’autres matières : on a essayé de fabriquer du coton artificiel avec de la cellulose où avec la fibre de l’ortie : cette dernière traitée d’abord, d’après un procédé fort coûteux, à l’ammoniaque, puis tout simplement, au dire du professeur autrichien Oswald Richter, avec de l’eau pure. Il ne semble pas que les résultats obtenus aient été bien notables, malgré l’affirmation de la presse que l’on n’utilise plus pour les explosifs un kilo de coton.

Le souci de l’économie se manifeste par des conseils ou par des prohibitions : on recommande dans les paroisses de ne pas habiller de neuf les premiers communians ; inutile de mettre les garçons en noir et les filles en blanc. Le général commandant à Nuremberg la IIIe division bavaroise invite les femmes, qui « se croient obligées de porter des jupes très amples et de hautes bottines, et qui emploient ainsi de grandes quantités d’étoffe et de cuir en pure perte, à se contenter, vu la gravité des temps, de vêtemens étroits et de chaussures basses. »

On s’est égayé de cette charge d’un militaire contre une mode qu’il déclare « ridicule ; » que cette mode soit plus ou moins esthétique, je ne sais, et il n’y a qu’un général allemand capable de dire si elle est ou non « patriotique. » Mais qu’une mode, née sous les feux croisés des canons, dans l’horreur du sang, des larmes et des deuils, ait pu radicalement transformer les corps féminins de l’Europe et sans doute de l’univers, qui ressemblaient au commencement de la guerre à des crayons et qui ressemblent maintenant à des amphores ; que cette mode se soit imposée aux épouses, filles ou sœurs des belligérans, malgré les tranchées et les blocus ; de sorte qu’elle représente, au milieu de ce choc effrayant des peuples, où les internationalistes professionnels ont abdiqué, un vestige triomphant d’internationalisme : celui de la toilette du beau sexe ; voilà, semble-t-il, un mystère de psychologie et de « panurgisme » où les philosophes trouveront de quoi s’amuser et les couturiers de quoi s’enorgueillir.

Les autorités allemandes agissent aussi par voie de coercition : le Conseil fédéral, pour ménager la vente des étoffes et des vêtemens, a récemment interdit aux magasins de nouveautés « tous procédés susceptibles d’accélérer l’écoulement des marchandises, tels que les expositions de saison, les liquidations ou articles-réclames. » Ces règlemens, dit la Gazette de Cologne, « ne sont pas une preuve de pénurie, mais seulement la volonté d’être armé et d’être prêt. »

Le coton ne manque pas encore, puisqu’il n’y a pas longtemps le gouvernement en mettait 100 000 balles à la disposition des filatures qui travaillent pour l’armée. Mais il devient rare ; pour la ouate, on cherche à lui substituer le lin, comme on fait des couvertures avec des vieux journaux et des matelas avec du papier haché, en guise de laine. Malgré les quantités de matières premières enlevées dans les territoires occupés et estimées, pour la laine seule, d’après un communiqué officiel, à 625 millions de francs, la hausse des tissus est énorme pour la population civile.

Pour l’armée, l’Allemagne avait largement de quoi l’habiller au moment de la déclaration de guerre, mais elle n’avait pas de marchandises de réserve. L’administration, que le Reichstag avait chapitrée pour avoir fait une provision de 25 millions de draps, s’était bornée à passer contrats par avance avec des entrepreneurs, qui se trouvèrent incapables de tenir leurs engagemens. Aujourd’hui, chacun des dix-huit magasins de corps fabrique, pour les troupes qui dépendent de lui, les uniformes et les chaussures « en telle abondance, dit un fonctionnaire, que nous en pourrions fournir les 4 millions d’Anglais et les 6 millions de Russes. »

Le bluff allemand est ici d’autant plus grossier que les journaux conseillent à la population de remplacer les chaussures de cuir, qui coûtent 37 francs, par des sabots ou du moins par des bottines en toile à voiles, pour la partie supérieure, dont la cambrure, la semelle et le talon sont de minces feuilles de bois collées, « ce qui, dit-on, est très chaud. » L’Allemagne exportait avant la guerre de la peausserie de luxe, — 30 millions encore en 1914, — la plus grande partie en Autriche, Suisse et Danemark. Au début, la « Société des Peaux Brutes » et celle du « Cuir de guerre » ayant réquisitionné depuis les stocks des cordonniers et des tanneurs, jusqu’aux bouchers et aux abattoirs, et les intendances enchérissant les unes sur les autres dans leurs achats, la spéculation fit monter les prix par bonds rapides jusqu’au triple du temps de paix, pour les peaux de vaches entières, et davantage pour certaines parties comme le « flanc. »

Les fabricans de cuir réalisèrent de gros profits ; on cite la maison Adler et Oppenheimer, de Strasbourg, comme ayant travaillé sur le pied d’un bénéfice de 100 pour 100 de son capital de 15 millions de francs. Pour limiter ces gains, ou pour en prendre sa part, l’administration militaire exigea des tanneurs le versement de fr. 62 par livre de peau brute employée ; de sorte qu’en tirant ainsi un revenu de l’élévation des cours, elle se trouvait frapper d’un impôt indirect de 1 fr. 25 quiconque faisait ressemeler une paire de souliers. Ce prélèvement fut réduit de moitié en octobre et supprimé en décembre 1915, quand le gouvernement édicta des maxima. Le prix des chaussures est double de celui du temps de paix ; mais les autorités admettent qu’il faut de gros bénéfices pour stimuler la production, parce que, si les matières tannantes ne manquent pas, si les Allemands ont trouvé en Belgique notamment beaucoup d’extraits de quebracho, le cuir lui-même n’est pas seulement cher, il est rare.


VII

On n’a pas réussi jusqu’ici pour le cuir, comme pour le caoutchouc, à faire du neuf avec du vieux. À mesure qu’augmentait la gêne causée par la rareté du caoutchouc et de la gutta-percha, dont il était difficile de s’approvisionner, les autorités allemandes ont saisi la matière sous toutes ses formes : et d’abord les pneumatiques, bandages pleins, chambres à air, sous peine de six mois de prison et de 10 000 marks d’amende pour les non-déclarans. Les propriétaires de camions automobiles ont été dispensés, à partir du 1er janvier dernier, de l’emploi d’un bandage élastique, mais en limitant la vitesse de marche.

Quant au caoutchouc artificiel, pour lequel il y a au moins trente brevets et dont on annonce toujours le lancement, il n’est pas commercialement exécutable. La société de produits chimiques Fried. Bayer, d’Elberfeld, a confectionné par synthèse, suivant des procédés connus, un pneumatique offert au Kaiser, mis en usage sur une voiture impériale. C’était un travail de laboratoire, qui figure maintenant au musée industriel de Munich et, faute d’avoir résolu ce problème, c’est uniquement par la régénération des caoutchoucs usés et… par une circulation plus réduite des automobiles, que nos ennemis comptent se tirer d’affaire.

Pour le cuivre aussi, la refonte du vieux métal, l’économie rigoureuse du neuf et son remplacement, lorsqu’il est possible, dans les alliages par du fer zingué, — comme l’aluminium manquant a été remplacé par le fer-blanc, — sont les moyens dont se sert l’Allemagne pour parer au déficit. Elle employait en temps de paix plus de 250 000 tonnes par an ; la guerre, qui paralyse bien des industries, a suscité de nouveaux besoins, à tel point que le cuivre a doublé de prix dans le monde depuis 1913. Les cours actuels de 2 800 et 3 350 francs la tonne, suivant qualités, n’avaient plus été enregistrés depuis un demi-siècle ; il faut remonter à la guerre de Crimée ou à la guerre de Sécession pour retrouver des prix semblables. Ces prix toutefois ne sont pas pour arrêter tes acheteurs ; l’Angleterre levait, il y a quelques semaines, aux États-Unis une option de 200 millions de kilos.

Les ressources de l’Allemagne en août 1914 étaient tout au plus normales : le total des quantités existant dans les usines (55 000 tonnes) jointes à celles existant dans les ports (6 000), chez les producteurs et les marchands, y compris une entrée de 5 000 tonnes par Rotterdam qui fit quelque bruit à Paris au commencement de la guerre, montait à 91 000 tonnes. Les prises des pays envahis (8 000 tonnes en Belgique), les quantités venues en contrebande de la Suède et les minerais allemands et austro-hongrois, représentent à peu près 70 000 tonnes, même en tenant compte des efforts pour développer la production.

En Orient, il se trouve deux mines en Bulgarie, d’ailleurs peu importantes, à Bratza et à Burgas. Les plus riches des balkaniques, celles de Bor en Serbie, produisant de 7 à 8 000 tonnes, étaient exploitées par une société française. Les Serbes ont emporté une partie de la machinerie et détruit le reste. Les Bulgares sont, disent-ils, en train de réinstaller l’exploitation.

La déclaration des cuivres, obligatoire en janvier 1915, fut renforcée en juillet par la réquisition. Toutes nos usines du Nord et de l’Est, situées dans le territoire occupé, ont été méticuleusement dépouillées de tout le cuivre qui pouvait se trouver dans leur mécanisme. Des contremaîtres venus d’Allemagne ont dirigé le travail de démontage des appareils ; ce qui offrait le double avantage de confisquer un métal indispensable et de mettre ces manufactures hors d’état de fonctionner pendant de longs mois après la conclusion de la paix ; mais ce qui nous imposera l’obligation d’installer nos compatriotes dans les établissemens similaires de nos ennemis au jour, proche ou lointain il n’importe, où l’Allemagne vaincue sera envahie à son tour par les armées alliées.

Les rafles s’étendirent aux objets de ménage, les batteries de cuisine furent enlevées des riches installations de Roubaix-Tourcoing. En Allemagne, les réquisitions analogues ont été plus douces, dans la pratique, que les papiers officiels ne le feraient supposer. Bien que les casseroles, les bassines, les serrures, les portes de fourneaux ou de poêles, soient exigibles en droit, — des réclames de magasin offrent les mêmes en fer « garanties contre toute réquisition, » — en fait, on a jusqu’ici reculé devant la saisie effective. Des « bureaux collecteurs » sont installés et, de temps en temps, il est fait appel à la bonne volonté de ceux qui ont des objets saisissables. On leur donne un « dernier délai, » que l’on renouvelle à l’expiration pour ceux qui n’auraient pas encore « rempli ce devoir patriotique. »

La fédération du « Heimatschutz, » qui s’occupe de conserver les traditions, a fait remarquer combien la mise à la fonte des objets d’art ancien serait regrettable et ils ont été exceptés de la saisie. Dans les tramways de Berlin, les dossiers en cuivre entre les sièges ont été supprimés ; on les a remplacés, pour la division des places, par des raies rouges tracées sur les fenêtres. On a fondu les cloches « qui ne sonnaient plus, » ou « ne s’accordaient plus avec leurs voisines ; » on a même fondu des linteaux de fenêtres, des chambranles de portes et des toits d’édifices publics ; toutes mesures qui cadrent assez mal avec l’affirmation de députés, comme von Hassel à la tribune du Reichstag, que « la provision de cuivre de l’Allemagne suffisait pour continuer la guerre pendant des années. »

Privée de cuivre, l’Allemagne, avec du charbon à discrétion et les minerais du bassin de Briey qu’elle exploite à sa guise, est, on le conçoit, beaucoup plus favorisée que nous et même que l’Angleterre sous le rapport du fer et de l’acier. La mobilisation a privé les usines germaniques de 35 à 40 pour 100 de leurs ouvriers ; elles ont dû renoncer aux équipes de nuit, employer des femmes, et la production, avec un personnel inexpérimenté, était tombée de 1 589 000 tonnes en janvier 1914 à 962 000 en janvier 1915. Elle a d’ailleurs remonté en jan- vier 1916 à 1 224 000, et cette réduction de 24 pour 100 n’est pas pour gêner un pays qui, sur les 18 millions de tonnes de son ancienne fabrication, en exportait 8 millions à l’étranger. Aussi les produits des laminoirs allemands avaient-ils remplacé l’année dernière, avec de gros profits pour leurs actionnaires, les envois ordinaires de la Belgique, de la Grande-Bretagne et de la France, en Hollande et chez les Scandinaves.

Aujourd’hui, les fers ont monté, par l’entraînement des pays neutres, de 32 pour 100 pour la fonte la plus commune et de 76 pour 100 pour l’hématite. Mais ils sont, à leurs nouveaux prix, deux ou trois fois moins chers que ne sont chez nous les qualités similaires ; ils sont égaux et même, pour le fer de choix, plus bas que ceux de l’Angleterre ; tandis qu’en temps normal les produits métallurgiques du Royaume-Uni n’avaient pas de rivaux pour le bon marché. L’Allemagne jouit d’une abondance analogue pour le zinc, puisqu’elle était avec la Belgique le principal exportateur de ce métal ; et l’on en peut dire autant de certains produits chimiques dont elle s’était fait un monopole.

Qu’on ne croie pas cependant que le blocus ici n’ait pas d’effet ; tout au contraire ; et, quoique l’affirmation puisse sembler paradoxale, son action se fera sentir beaucoup plus par ce qu’il empêche de sortir que par ce qu’il empêche d’entrer ; beaucoup plus après la paix que pendant la guerre. Les résultats de ce retranchement de l’Allemagne, d’autant plus efficaces et durables que la lutte aura été plus longue, apparaîtront alors tout autrement pénibles et onéreux pour l’industrie et le commerce germaniques que la privation ou la cherté passagère de quelques denrées et de quelques substances de première nécessité. C’est ce que nous montrera l’étude de la vie et des prix actuels chez les neutres et chez nos alliés.


G. D’AVENEL.

  1. Voyez la Revue du 1er avril 1916.