La Vie de Jésus (Taxil)/Chapitre LV

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P. Fort (p. 286-291).

CHAPITRE LV

POUR TRENTE-SEPT FRANCS CINQUANTE

— Fichtre de fichtre ! Nom de nom ! Pétard de pétard !

Telle était l’exclamation que poussaient en chœur les princes des prêtres, les pharisiens et les partisans d’Hérode réunis dans le palais de Caïphe.

On était alors au mercredi, au lendemain du grand déluge de malédictions. Les pharisiens surtout avaient leurs « avaleurs de chameaux » sur le cœur et ne pouvaient se résoudre à digérer leurs « sépulcres blanchis ».

— Voilà trois ans, fit un grand maigre et sec, que nous nous réunissons séparément par groupes et que nous délibérons pour arrêter ce Jésus de malheur. Je me demande à quoi nous servent nos délibérations, puisque le dit Jésus est toujours en liberté.

Il prononça ces paroles avec amertume.

— Nous ferions mieux de moins délibérer et d’agir davantage, appuya un vieux à la voix de crécelle.

— C’est vrai ! c’est vrai ! insistèrent quelques autres.

Caïphe, qui présidait en sa qualité de grand-prêtre de l’année courante, réclama un peu de silence.

— Messieurs, il est certain que l’action a des avantages ; mais elle doit être sagement réglée. Toutes les résolutions que nous avons prises prouvent notre constante préoccupation d’agir, de même que nos incessants ajournements de l’exécution des mesures résolues prouvent notre tolérance, notre mansuétude. Nous avons démontré victorieusement que nous étions des hommes généreux, sachant concilier leur devoir avec une large magnanimité. Aujourd’hui, notre patience est à bout ; le séditieux et impie Jésus en a plus qu’abusé. Nous allons prendre une décision irrévocable, qui, cette fois, ne sera soumise à aucun ajournement sous aucun prétexte.

— Très bien ! très bien ! fit l’assemblée à l’unanimité, sauf Nicodème, qui avait adopté l’abstention la plus complète comme ligne de conduite.

— Quelqu’un demande-t-il la parole ? interrogea le président Caïphe.

Un pharisien se leva.

— Parlez.

Après avoir toussé et craché, le pharisien entama son réquisitoire :

— Messieurs, il est de la dernière évidence que nous avons affaire à un agitateur des plus dangereux. Il a réussi, par ses extravagances, à se créer une phalange de sacripants et de naïfs, les uns attirés à lui par vice, les autres par bêtise. Coquins et nigauds forment ensemble une petite troupe qui est aujourd’hui un péril pour la tranquillité publique, mais qui certainement cessera de l’être dès qu’elle sera privée de son chef. Tous nos efforts doivent donc tendre à nous emparer du factieux d’une manière brusque, sans éveiller les soupçons de la bande. Une fois que nous le tiendrons, son compte sera vite réglé ; car il n’est crimes et délits prévus par nos lois que le drôle n’ait commis.

— C’est cela ! Parfait !

— Depuis les articles de notre code qui punissent les exploiteurs de la crédulité populaire disant la bonne aventure, jusqu’à ceux qui condamnent les séditieux coupables de tentatives d’embauchage, il a violé toutes nos lois. L’acte d’accusation à dresser contre lui sera facile à rédiger : réunions illicites avec port d’armes apparentes ou cachées, attroupements tumultueux, société secrète, manœuvres à l’intérieur tendant à troubler la paix publique, vagabondage, port d’insignes et de symboles destinés à propager l’esprit de rébellion, mendicité, actes de violence, provocation aux crimes, excitation à la haine et au mépris des autorités constituées, attribution de fausses qualités, outrages à la morale publique et religieuse, excitation à la débauche, excitation à la haine et au mépris des citoyens les uns contre les autres, vols, escroqueries, outrages aux ministres du culte, dérision déversée sur la religion reconnue par l’État, attaques à la propriété, attaques à la famille, tentatives pour renverser le gouvernement établi, apologie de faits qualifiés crimes, atteintes à la liberté du commerce, entraves et oppositions apportées à l’exécution de la Loi, etc., etc. Décidons donc, messieurs, que, sitôt les fêtes de la Pâque terminées, le nommé Jésus sera arrêté sans délai et jugé sans sursis. J’ai dit.

L’orateur s’assit au milieu des applaudissements de l’auditoire, et Caïphe le remercia au nom de tous.

— Vous avez exprimé, dit-il, les sentiments de l’assemblée ; recevez nos félicitations les plus chaleureuses. Je ne pense pas que quelqu’un puisse vouloir répondre à votre argumention si logique ; je vais donc mettre votre proposition aux voix.

— Oui, le scrutin ! le scrutin !

— En conséquence, ceux qui seront d’avis que le nommé Jésus doit être arrêté sitôt après la Pâque, pour être livré aux tribunaux compétents, voudront bien voter avec des bulletins pour. Si, par impossible, quelques-uns d’entre nous ne trouvaient aucun crime aux actes du nommé Jésus, ils voteraient avec des bulletins contre.

Les huissiers du palais pontifical firent circuler les urnes, et, quelques instants après, le président Caïphe proclamait le résultat du scrutin :

— Proposition tendant à l’arrestation du nommé Jésus sitôt après la Pâque :

 
Membres présents 
 247
Votants 
 247
 
Pour 
 246
Contre 
 0
Bulletin blanc 
 1
 

Il va sans dire que le bulletin blanc était de Nicodème.

La délibération n’avait donc pas été confuse comme les fois précédentes ; elle avait eu une conclusion très nette. On confia au grand-prêtre le soin de faire exécuter la décision, et l’on allait se séparer, lorsqu’un capitaine des gardes demanda à être entendu du conseil ; il apportait, disait-il, une nouvelle d’une importance extrême. Chacun reprit place sur son siège.

— Capitaine, demanda Caïphe, ce que vous avez à nous dire a-t-il rapport au nommé Jésus ?

— Précisément, mon président.

— C’est qu’en ce moment, voyez-vous, il n’y a que les actes de ce séditieux qui nous préoccupent. Parlez donc.

— Mon président, voilà souvent que vous nous avez chargés, mes camarades et moi, d’arrêter le nommé Jésus. Vous connaissez les raisons qui nous ont empêchés jusqu’à présent de nous conformer à vos ordres ?

— Parfaitement. Vous êtes allés vers lui, munis des meilleures

La Cène. — Prenez et mangez, ceci est mon corps ! (chap. LVII).
La Cène. — Prenez et mangez, ceci est mon corps ! (chap. LVII).
La Cène. — Prenez et mangez, ceci est mon corps ! (chap. lvii).
 
intentions ; mais vous êtes toujours arrivés quand il débitait ses discours. Vous vous êtes laissé subjuguer par son bagout, comme du reste beaucoup de nos compatriotes peu instruits, et vous avez oublié de remplir votre mandat… Mais il est inutile de rappeler ce souvenir, vu que vous nous avez promis d’agir à la première occasion qui se présenterait.

— À la première occase, c’est cela, mon président… Seulement, permettez-moi encore une petite explique… Ce n’est pas tant uniment que nous nous soyons laissé conjuguer par son bagout, comme vous dites…

— Subjuguer.

— S’il vous plaît ?

— Vous vous êtes laissé subjuguer.

— Subjuguer ou conjuguer, c’est tout un… Je disais donc, sauf votre respect, que du moment que vous nous avez toujours recommandé d’éviter le scandale, nous avons hésité d’opérer l’arrestation du délinquant, vu qu’il se trouvait entouré d’une foule relativement nombreuse et dont il aurait pu tenter, par des moyens imprévus, nonobstant…

— Venez au fait qui vous amène aujourd’hui.

— Précisément, mon président. J’y arrive tout de suite… Je disais donc, sauf votre respect, et celui de l’honorable compagnie, que nonobstant le moment est favorable, autrement dit propice…

— Vous voulez arrêter Jésus en pleine fête de la Pâque ?

— Précisément, mon président, c’est-à-dire non… Seulement, il y a une nuance…

— Expliquez-vous, et soyez bref.

— Précisément, mon président… Donc, il y en a un de la bande…

— De quelle bande ?

— De la bande au nommé Jésus, parbleu !

— Eh bien ?

— Il y en a un, dis-je… donc, dis-je… qui s’offre à nous livrer le délinquant, dès demain ou après-demain, si vous voulez, au moment où il sera loin de La foule, c’est-à-dire à son domicile… c’est-à-dire non pas à son domicile, vu qu’il n’en a pas… je veux dire, hors de tout scandale, sur une colline où il loge… c’est-à-dire, ce n’est pas précisément qu’il y loge… Mais enfin, sufficit, je me comprends…

— Nous vous comprenons aussi, capitaine.

— Merci, mon président.

Caïphe se tourna vers l’assemblée :

— Qu’en pensez-vous ? interrogea-t-il.

— S’il y a possibilité à arrêter Jésus tout de suite et sans esclandre, fit un sanhédrite, il faut le faire ; mais auparavant il conviendrait d’entendre l’homme de la bande qui s’offre à livrer son chef à la justice.

— C’est aussi mon avis, dit Caïphe.

— Il est là, observa le capitaine des gardes.

— Faites-le entrer.

L’homme fut introduit.

— Vous vous nommez ? demanda Caïphe.

— Judas, pour vous servir.

— Vous faites partie de la société du nommé Jésus ?

— Je suis parmi les douze qu’il appelle ses apôtres.

— Quel motif vous pousse à vous séparer de lui ?

— Voici… Je me suis enrôlé dans sa compagnie, étant avide d’indépendance. Ses discours m’avaient plu ; il nous promettait une existence sans souci et tout à fait heureuse… Depuis, je me suis aperçu que le bonhomme n’est qu’un charlatan… Et puis, voilà plusieurs fois qu’il nous a offert de manger de sa viande et de boire son sang, et cela me dégoûte… Je vois très clairement que le gaillard conspire, qu’il voudrait se faire nommer roi d’Israël à la place de notre souverain respecté, Sa Majesté Hérode… Moi, je ne voudrais pas être compris dans une insurrection, vu qu’il faudrait être aveugle pour ne pas voir que tout cela finira mal… En outre, il nous fait commettre de véritables vols… Pas plus tard que dimanche, il nous a rendu ses complices dans une filouterie…

— Une filouterie ?

— Oui, un âne qu’il a volé pour faire son entrée à Jérusalem.

— Cet âne n’était donc pas à lui ?

— Est-ce qu’il possède quelque chose ?… Cet âne a été dérobé dans un village… Alors, vous comprenez, moi, j’en ai assez de tout ce mic-mac, et, comme après tout je crois qu’il est de mon devoir de rendre service au gouvernement, je m’offre à vous indiquer sa retraite et même à y conduire, soit à la tombée de la nuit, soit au lever de l’aurore, une escouade de gardes du Temple, afin que l’affaire ne traîne pas.

— Judas, nous vous savons gré de votre offre, et nous l’acceptons avec enthousiasme.

— Soyez bien persuadés que le seul désir de réparer ma faute, en favorisant l’exécution de la loi…

— C’est entendu. Combien voulez-vous pour votre peine ?

— Oh ! messieurs, vous avez pensé !…

— Tout service rendu mérite récompense. À combien estimez-vous que… ?

— Mon idée est que quarante shekels…

— N’exagérons rien. Un esclave ordinaire est coté actuellement à quatre-vingts shekels. Il me semble qu’un criminel comme ce Jésus vaut tout au plus le quart d’un esclave. Mettons vingt shekels.

— Je serai accommodant, messieurs. Coupons la poire en deux.

— Trente shekels ?

— C’est cela.

— Eh bien, affaire conclue.

— Quand toucherai-je la petite somme ?

— Passez à la caisse, on va vous payer séance tenante.

Cinq minutes après, Judas empochait ses trente shekels. Le shekel valant un franc vingt-cinq centimes de notre monnaie, le seigneur Jésus avait donc été estimé à trente-sept francs cinquante. (Matthieu, XXVI, 1-5, 14-16 ; Marc, XIV, 1-2, 10-11 ; Luc, XXII, 1-6.)