La Vie de Jésus (Taxil)/Chapitre XLIII

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P. Fort (p. 207-212).

CHAPITRE XLIII

SUSPENSION SANS FICELLES ET LANTERNE MAGIQUE SANS APPAREIL

Une semaine plus tard, Jésus se trouvait parmi les collines qui longent à l’ouest le lac de Génésareth. Le soir venu, il gravit une montagne élevée, nommée le Thabor, en compagnie de trois de ses apôtres, qui étaient Simon-Caillou, le grand Jacques et le petit Jean.

Arrivé au sommet, il dit aux disciples fidèles :

— Je vais faire ici ma prière du soir ; si le cœur vous en dit, imitez-moi.

Et il se jeta à genoux, tendit les mains vers le ciel et marmotta une oraison. Après cette oraison, il en entama une autre, puis une troisième, puis une quatrième, et ainsi de suite.

Les trois apôtres avaient suivi son exemple. Comme lui, ils s’étaient agenouillés et avaient tendu les mains vers le ciel en récitant des patenôtres.

Ils se reluquaient réciproquement du coin de l’œil et avaient l’air de se dire :

— Ah çà ! c’est qu’il n’est pas amusant, le patron ! Lui, il a, à volonté, sa nature divine ou sa nature humaine : il se fatigue quand il lui plaît ; et, quand il lui plaît, il ne se fatigue pas. En ce moment, il est depuis une demi-heure, avec les bras en l’air ; c’est donc que sa nature divine fonctionne ; il pourrait rester encore trois ou quatre heures dans cette attitude sans en être le moins du monde incommodé. Mais nous, sapristi ! c’est une autre paire de manches. Nous n’avons que notre nature humaine à notre service, et nous sommes bel et bien éreintés.

En effet, Jésus priait avec une ferveur extraordinaire, et ses bras tendus vers le ciel ne paraissaient pas du tout lassés ; au contraire, les trois apôtres faisaient une grimace impossible.

À la fin, ne résistant plus à la fatigue, ils cessèrent leur prière et se couchèrent tout tranquillement sur le sol pour faire un petit somme. Ils ne tardèrent pas à s’endormir.

Or, voici que, tandis qu’ils roupillaient avec un ensemble remarquable, il se passa de bien belles choses sur la montagne.

Jésus se dressa, cessa ses oraisons et s’éleva dans l’espace sans ballon. Oh ! pas trop haut. Seulement à un mètre environ au-dessus du sol. L’enlèvement complet était réservé pour une meilleure occasion. Il se contentait cette fois de demeurer suspendu en l’air, afin de bien prouver qu’il se moquait des lois physiques comme de Colin-Tampon.

En même temps, le ciel s’entr’ouvrit et deux vieux messieurs en descendirent. L’un avait sur le front une belle paire de cornes lumineuses ; c’était Moïse. L’autre était amené par un char enflammé, dans lequel il se pavanait à l’aise comme un poisson dans l’eau ; c’était Élie. Le père Moïse se plaça d’un côté de Jésus, et Élie, quittant sa voiture brûlante, se mit de l’autre.

Puis, tous les trois, ainsi suspendus sans ficelles, à un mètre du terrain, entamèrent une conversation amicale.

— Vous êtes bien aimables, disait le Verbe, d’être venus me rendre visite cette nuit.

— Comment donc ! répliqua Moïse, c’est une politesse que nous vous devions depuis longtemps… Et comment vont vos affaires dans ce monde ? Ça marche-t-il ? Les âmes se convertissent-elles à votre voix ?

— Peuh ! il y en a qui ne se rebiffent pas trop ; mais, au total, il y a du tirage. Ça ne va pas aussi bien que je l’aurais cru.

— À qui le dites-vous ? observa Élie ; ces sacrés israélites sont plus têtus que des mulets d’Arcadie. Je les ai prêchés pour mon compte, des années. Ah ! bien ouiche ! ils étaient plus encroûtés que jamais dans leur impiété, après chacun de mes sermons.

— J’ai eu plus de succès, repartit Moïse ; mais il est juste de dire que je n’ai jamais hésité à employer les grands moyens. Quand mes Hébreux renâclaient, je les faisais passer au fil de l’épée. Il n’y a rien comme un bon massacre pour faire entrer la foi dans les peuples récalcitrants.

— Votre loi, Moïse, fit Jésus, est, permettez-moi de vous le déclarer en ami, une loi un peu trop dure. J’ai pour principe de prendre les mouches avec du miel.

— Oh ! pour ce que cela vous réussit, ce n’est pas la peine d’en parler. Croyez-en ma vieille expérience. Si vous voulez fonder une religion, n’y allez pas en douceur ; sans quoi, vous n’aurez que des avanies.

— Je le sais bien ; mais après !…

— On vous accablera de persécutions, on vous montera des scies à n’en plus finir, on se fichera de vous, on vous mettra même au supplice…

— Je le sais, je le sais ; mais quel triomphe après !…

— Si vous tenez à être supplicié, c’est votre affaire ; je vous

Merveilleuse transfiguration de Jésus sur le Thabor (chap. XLIII).
Merveilleuse transfiguration de Jésus sur le Thabor (chap. XLIII).
Merveilleuse transfiguration de Jésus sur le Thabor (chap. xliii)
 
souhaite bien du plaisir, dit Élie. Quant à moi, je suis très heureux que monsieur votre père, l’excellent Sabaoth, ait eu la bonté de me retirer vivant de ce monde, avant que mes contemporains m’aient fait un mauvais parti.

Nos bonshommes à suspension causèrent comme cela pendant quelques minutes. Une lumière des plus vives les environnait et perçait même au travers de leurs corps qui étaient transparents, tant la clarté était puissante. Les vêtements de Jésus étaient d’une blancheur auprès de laquelle la neige aurait été grise. C’était bien beau, bien beau !

La vision étincelait et jetait de tels feux que les trois apôtres en furent réveillés. Leurs yeux s’ouvrirent, furent éblouis, et ils entendirent, dit l’Évangile, Moïse et Élie s’entretenant avec le Christ. « Ils parlaient de sa sortie du monde qui devait s’accomplir à Jérusalem. »

Cependant, un si magnifique spectacle ne pouvait pas durer éternellement : il y a une fin pour tout. Une séance de lanterne magique même se termine, quand tous les verres ont passé.

La transfiguration se mit donc peu à peu à pâlir ; l’apparition s’évanouissait. Élie et Moïse s’éloignaient à la manière des ombres chinoises.

Pierre trouva que cela finissait trop tôt.

— Maître, dit-il, savez-vous qu’il fait joliment bon ici !… Si cela ne vous était pas désagréable, nous ferions trois tentes, une pour vous, une pour Moïse, une pour Élie, et nous ne partirions plus de cette montagne à surprises.

— Quelle idée ! et où coucheriez-vous, vous autres ? fit Jésus à qui Pierre ne parlait que de trois tentes pour six.

— Dame ! vous prendriez Jean avec vous ; quant au grand Jacques et à moi, nous coucherions, l’un avec Élie, l’autre avec Moïse ; comme cela, tout le monde serait content.

Il parlait encore quand, brusquement, une nuée les enveloppa et un coup de tonnerre lui coupa le sifflet. Puis, une voix sortit de la nuée, et cette voix, qui n’était pas un ramage de pigeon, dit :

— Celui-ci est mon fils bien-aimé, en qui j’ai mis toutes mes complaisances ; écoutez-le.

Pour le coup, les trois apôtres ne songèrent pas à répliquer. Ils s’allongèrent par terre, le nez collé sur le sol, et ne bougeant pas plus qu’un chat effrayé qui va recevoir une claque.

Seulement, au bout de quelques instants, comme ils s’aperçurent que le ciel ne dégraboulinait pas sur leurs têtes, ils risquèrent un œil et constatèrent avec satisfaction, en se tâtant les membres, qu’il ne leur manquait rien.

Jésus était là devant eux, assis sur une pointe de rocher, à quelques pas, et les regardant d’un air légèrement narquois.

— Nom de nom ! leur dit-il, pour une belle peur, voilà une belle peur ! Vous avez l’air de ne pas vous croire au complet. Comptez donc vos os une bonne fois et numérotez-les pour la prochaine occasion… Non, vrai ! il n’est pas possible d’être aussi moules que vous l’êtes !… Quand donc vous fourrerez-vous bien dans le coco qu’il ne peut rien vous arriver, moi étant là ?…

Les apôtres ne demandèrent pas leur reste. Le grand Jacques, exprimant la pensée de ses deux collègues, insinua qu’il serait peut-être temps de rentrer en ville. Dans leur for intérieur, tous trois se disaient que la montagne à surprises était moins attrayante qu’ils ne l’avaient cru au premier abord.

L’Oint n’eut pas la cruauté de les contredire. Il consentit à regagner la cité la plus proche. Du reste, l’horizon commençait à s’éclaircir. On arriva au bas de la montagne au petit jour.

En descendant, Jésus leur expliqua que cette séance de suspension sans ficelles et de lanterne magique sans appareil avait été tout exprès à leur intention et qu’ils devaient en garder le secret.

— Je vous défends, dit-il, de parler jamais de ce que vous venez de voir.

C’est pour cela sans doute que Jean, le seul des quatre évangélistes qui ait assisté au superbe spectacle de la transfiguration, est aussi le seul qui n’en parle pas.

Ouvrez l’Évangile, vous trouverez le récit de cette aventure :

1o Dans saint Matthieu (chap. XVII, vers. 1-13), et saint Matthieu n’était pas sur le mont Thabor ;

2o Dans saint Marc (chap. IX, vers. 1-12), et saint Marc n’y était pas non plus ;

3o Dans saint Luc (chap. IX, vers. 28-36), et saint Luc n’y était pas davantage.

Quant à saint Jean, qui y était, il n’en souffle pas un mot.

Jean a donc religieusement gardé le secret de l’événement ; mais comment diable les trois autres évangélistes l’ont-ils su ?

Ah ! parbleu, que je suis bêta !… c’est par le pigeon.

Après avoir recommandé à ses apôtres de clore le bec sur sa transfiguration, Jésus leur annonça qu’il ressusciterait d’entre les morts.

C’est ici encore qu’il faut lire l’Évangile.

Ces bons nigauds d’apôtres n’en revenaient pas.

— Comment pourra-t-il ressusciter d’entre les morts, se demandaient-ils ; et Élie, pourquoi a-t-il disparu ? Les scribes disent qu’Élie doit venir avant le Messie et restaurer toutes choses. Notre seigneur ne serait-il pas le Christ ?

Telles étaient les questions que se posaient les apôtres, s’il faut en croire l’Écriture sainte.

Il s’agirait cependant de s’entendre. Les apôtres étaient-ils témoins, oui ou non, des miracles de Jésus ? — Oui, n’est-ce pas ? — Eh bien, alors, comment pouvaient-ils douter de lui ? Si Jésus était capable de ressusciter les autres, à plus forte raison avait-il la puissance de se ressusciter lui-même.

J’avoue, pour ma part, que moi, qui suis profondément sceptique, si mon vieil ami Joachim Pecci (dit Léon no 13), par exemple, se mettait à se suspendre en l’air devant moi, sans truc ni ficelle, s’il ressuscitait, pour me faire plaisir, un mort, en lui disant : Talitha Koumi, s’il guérissait, en ma présence, un sourd-muet, rien qu’en lui mettant les doigts dans les oreilles et en lui crachant dans la bouche, je n’aurais aucune hésitation à proclamer dieu mon vieux Pecci et à l’adorer.

Quand je pense à l’incrédulité des apôtres, devant qui Jésus opérait des prodiges à n’en plus finir, et qui, par moment, se demandaient s’il était bien le Christ, je me tiens ce raisonnement :

— Le paradis n’existe pas, j’en suis convaincu ; mais j’irai là tout de même. Les apôtres, qui doutaient de temps en temps de Dieu et qui n’en avaient aucun motif (au contraire !) y occupent les plus belles places ; ils sont saints de première catégorie. Moi qui n’ai jamais été témoin du plus petit miracle, j’aurai donc des circonstances atténuantes pour mon incrédulité et le père Éternel me délivrera bien, si seulement il est de bonne humeur le jour où je me présenterai devant lui, un brevet de saint de quatrième classe ; je ne demanderai pas davantage. Le bienheureux Léo Taxil, cela ferait bien dans le calendrier.

Mais voilà beaucoup de dissertation pour un doute d’apôtres.

Jésus ne discuta point tant que cela.

Il leur dit :

— Vous pensez que peut-être je ne suis pas le Christ ? Vous vous demandez comment je m’y prendrai pour ressusciter d’entre les morts ?… Que cela ne vous inquiète !… Élie, dit-on, doit revenir avant moi… Eh bien, mais il est venu ; seulement personne n’y a pris garde… Il se cachait dans la peau de mon cousin Baptiste, voilà tout le mystère !… Par conséquent, puisque le baptiseur du Jourdain n’est autre qu’Élie déguisé, c’est donc que je suis le plus messie de tous les messies !