La Vie de Jésus (Taxil)/Chapitre XLVII

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P. Fort (p. 223-228).

CHAPITRE XLVII

COCUFIEZ VOS MARIS, MESDAMES !

Le soir de ce jour-là, Jésus, usant de prudence, se garda bien de coucher en ville. Il se rendit au mont des Oliviers. Le temps était beau : il s’endormit à l’abri des arbres.

Dès l’aube suivante, il était de retour au Temple et se remit à pérorer en présence d’une grande affluence de peuple.

Les sanhédrites n’avaient pas renoncé à le poursuivre. Seulement, ils s’étaient dits qu’il fallait à tout prix lui faire perdre d’abord son ascendant sur la multitude, le discréditer afin de pouvoir en venir à bout. Ils cherchaient donc comment ils arriveraient à le rendre impopulaire, lorsque advint un incident qui servait à merveille leurs projets.

Les sept jours passés sous les cabanes de feuillage n’étaient pas sans périls pour la vertu des dames israélites. On s’amusait en diable, on riait, on batifolait ; on allait les uns chez les autres ; à la chute du jour, les curieux risquaient un regard à travers les interstices des huttes pour voir les jolies filles se déshabiller, et quand la nuit était tout à fait venue, plus d’un luron se trompait de porte et entrait chez le voisin ; souvent, madame avait soin de ne pas crier, afin d’éviter le scandale. Et puis, l’allégresse patriotique des Juifs était si vive, qu’elle excusait bien des choses. C’était à qui ferait le mieux ses farces dans cette semaine de rigolade ; l’essentiel était de ne pas se laisser prendre.

Or, voilà que, précisément la nuit dont nous nous occupons, une femme fut surprise en flagrant délit d’adultère. Pas moyen de nier. Elle avait été pincée avec un jeune galantin dans les bras, tous deux étant dans une posture qui ne permettait aucun doute.

Le mari avait administré une volée à l’amoureux, et il avait envoyé l’épouse infidèle à messieurs du Sanhédrin pour qu’elle fût jugée.

À cette époque, grâce à la civilisation romaine, les femmes adultères en étaient quittes pour une répudiation solennelle de la part des maris cocus. La loi de Moïse, qui ordonnait qu’elles fussent lapidées, était tombée en désuétude ; le divorce seul vengeait les époux offensés.

Rome imposait son code. Aux représentants de César, seuls, appartenait le droit de vie ou de mort, et les gouverneurs et les procurateurs romains ne condamnaient jamais l’épouse infidèle à la peine capitale.

Quand on amena aux sanhédrites la femme adultère, afin de faire prononcer le divorce au profit du mari, un vieux lapin du conseil s’écria en se frottant les mains :

— Mes chers collègues, nous tenons Jésus.

— Comment cela ? interrogèrent les autres.

— Puisque le quidam se mêle d’interpréter la Bible, nous allons joliment l’embarrasser. La loi de Moïse ordonne que la femme adultère soit lapidée. Faisons-le juge du cas présent. S’il est d’avis qu’il faut exécuter la loi de Moïse, il fera un fameux accroc à sa réputation de douceur et donnera un démenti à tous ses discours précédents ; en outre, il se mettra Pilate, le procurateur romain, sur le dos. Si, par contre, il conclut au divorce pur et simple, nous aurons le droit de publier partout qu’il poursuit le renversement des prescriptions de la Bible. Dans un cas comme dans l’autre, il se sera fourré dans le pétrin.

Les sanhédrites applaudirent à cette idée.

Ils se rendirent en toute hâte au parvis du Temple, où Jésus dissertait au milieu de la foule sur les Écritures saintes. Ils traînaient avec eux la malheureuse qui n’avait pas eu l’adresse de cacher les coups de canif qu’elle donnait dans son contrat.

L’assistance s’ouvrit pour laisser passer le cortège.

— Qu’est-ce donc ? demandait-on.

— C’est une femme qui en faisait porter à son mari et qui s’est laissé pincer.

— Elle est ravissante, la pauvre chatte ! Je parie qu’elle a pour époux quelque vieux singe dégoûtant.

— Ça ne fait rien, elle ne devait pas le cocufier.

— Oh ! ce n’est pas une affaire après tout, qu’une peccadille de ce genre !

— Peccadille ? ah ! mais non !… Elle mérite un châtiment exemplaire.

— Dites la mort, pendant que vous y êtes !

— Pourquoi pas ? La loi de Moïse l’ordonne bien.

— Mais il y a des siècles qu’on ne l’exécute plus.

Guérison d’aveugle avec de la boue au divin crachat (chap. XLVIII).
Guérison d’aveugle avec de la boue au divin crachat (chap. XLVIII).
Guérison d’aveugle avec de la boue au divin crachat (chap. xlviii).
 

Tels étaient les sentiments divers qui agitaient la foule ; les maris surtout étaient contre la malheureuse et regrettaient hautement que le code mosaïque ne fût pas appliqué.

Les sanhédrites arrivèrent auprès de Jésus. Ils prirent leurs mines les plus papelardes, et, montrant au charpentier rebouteur la femme adultère, ils dirent, d’un ton doucereux :

— Maître, voilà une épouse qui vient d’être surprise en train de garnir d’appendices branchus le front de son mari. Moïse nous a commandé, dans la Loi, de lapider la femme coupable de ce crime. Pour vous, quelle est votre opinion là-dessus ?

Jésus fit semblant de n’avoir pas entendu leur question et même de n’avoir rien vu. Il ne répondit pas. Il se baissa très tranquillement vers la terre et se mit à écrire du doigt sur le sable. Il était impossible de témoigner plus de dédain aux sanhédrites. Il montrait ainsi qu’une vaine occupation, des lettres tracées dans la poussière, sans suite et sans but, lui paraissaient plus digne de ses soins que l’interrogation des docteurs.

Pendant ce temps, ceux d’entre le peuple qui étaient sans pitié pour les femmes adultères, heureux d’entendre invoquer la loi sanglante de Moïse, s’approvisionnaient de grosses pierres aux chantiers voisins et manifestaient des intentions de meurtre. Les sanhédrites feignirent de ne pas comprendre le dédain de Jésus ; ils persistèrent à lui présenter la femme adultère, qui n’en menait pas large, voyant tous les apprêts de son supplice. Une partie de la foule grondait autour d’elle, des bras armés de lourdes pierres se dressaient ; cela n’avait rien de rassurant.

Les sanhédrites insistèrent :

— Eh bien ! seigneur Jésus, que concluez-vous ? Faut-il lapider cette femme, ou ne faut-il pas exécuter la loi de Moïse ?

Jésus était agacé, à la fin. Il se redressa :

— Que celui qui n’a jamais cocufié personne, dit-il, lui jette la première pierre !

Ils se regardèrent tous les uns les autres. Ils étaient fort embarrassés, et il y avait de quoi. En effet, il faut bien le dire à la honte du sexe masculin, les hommes sont toujours très disposés à condamner les femmes adultères ; ils se mettent immédiatement à la place du mari outragé et ne trouvent aucune excuse à l’épouse infidèle. On oublie trop facilement que l’adultère ne peut être consommé sans la participation d’un homme ; on ne se préoccupe pas assez de la culpabilité de l’amant qui vaut bien celle de l’amante. Tel monsieur, qui cocufiera son voisin d’en-face, voudra étrangler sa propre femme s’il la surprend à échanger des billets doux avec son petit cousin ou un frère de lait.

Jésus avait visé juste. Il rappelait tous ces enragés de devoir conjugal au sentiment de la réalité. Vous blâmez les femmes qui succombent, et vous oubliez, ô hommes ! que c’est vous, les trois quarts du temps qui les faites succomber. Voilà ce que signifiait cette phrase inattendue qui avait produit sur les sanhédrites l’effet d’une douche d’eau glacée.

Pour être plus juste, il aurait peut-être mieux fait de dire :

« Allez chercher le complice de cette femme, et lapidez-les ensemble, puisque telle est la loi. » Mais nous savons que Jésus, qui lui-même en faisait porter à Pappus, mari de la Magdeleine, et à Chuza, mari de Joanna, était enclin à l’indulgence envers les épouses légères.

Son avis refroidit donc singulièrement le zèle des adversaires de la malheureuse. Scribes et pharisiens gardèrent le silence ; leurs mains s’abaissèrent et laissèrent tomber sur le sol les pierres qu’elles tenaient. Légèrement confus de cette solution à laquelle ils ne s’attendaient pas, ils se retirèrent les uns après les autres, d’abord les vieux paillards qui n’avaient pas été les moins acharnés, puis les jeunes débauchés, race cruelle.

La femme adultère resta seule avec Jésus, nous dit l’Évangile. Que se dirent-ils ? Il est présumable qu’elle reconnut devoir au grand rebouteur une fière chandelle.

— C’est égal, dut-elle avouer ; sans vous, je passais un mauvais quart d’heure. Que je vous suis reconnaissante de votre généreuse intervention !

— Madame, ce n’est pas parce qu’on a été élevé dans la charpente qu’on manque de galanterie à l’égard du beau sexe.

— Je m’en suis aperçue. Tudieu ! Comme vous leur avez rivé leur clou !

— Je n’aime pas que l’on fasse le fin renard avec moi. J’ai de la malice à leur en revendre. Ils ont voulu me mettre dans l’embarras à votre propos. Avec ça que je condamnerai jamais une jolie femme coupable d’amour, moi qui ai dit : « Il vous sera beaucoup pardonné parce que vous avez beaucoup aimé ! »

— Alors, vous me conseillez ?…

— Je vous conseille de vous rabibocher avec votre mari et de mettre toute votre intention à ne plus faire d’accrocs à votre chasteté conjugale. Vous comprenez que, si vous vous laissez encore pincer, je ne serai pas toujours là pour vous défendre.

— C’est vrai. Mais si mon mari ne veut plus me recevoir ?

— Soyez sans inquiétude. Dans ce cas, venez me trouver ; je vous donnerai une lettre de recommandation pour plusieurs dames de mes amies qui demeurent à Magdala et à Tibériade et qui vous accueilliront dans un certain petit cénacle de saintes femmes que j’ai par là-bas. Il y a des péchés bien plus gros que celui que vous avez commis. Le plus gros péché, c’est de ne pas croire en moi.

— Seigneur, je crois en vous.

— Merci.

— Suis-je complètement pardonnée ?

— Comment donc !… Pensez souvent à moi ; je vous promets, de mon côté, de penser souvent à vous… Nous sommes appelés peut-être à nous rencontrer encore : il y a des hasards si bizarres dans la vie.

— Seigneur, ma pensée ne vous quittera pas.

— Tant-mieux. Vous serez sûre, comme cela, d’aller en paradis.

— Qu’est-ce que le paradis ?

— C’est un lieu de délices où je comble de toutes les joies désirables ceux et celles qui m’aiment.

— Je veux y aller alors.

— Oui, mon cœur ; mais pas tout de suite, plus tard… Enfin, je vous y conduirai un jour, je vous le promets, si vous consentez à m’aimer par dessus tout.

— Je vous le jure !

— Fort bien… Relevez-vous, voilà du monde qui arrive.

En effet, la belle pécheresse s’était jetée aux genoux de ce personnage mystérieux qui lui avait sauvé la vie, et elle lui donnait des marques de l’affection qui naissait en elle ; d’autre part, les disciples, qui étaient à la recherche de Jésus accouraient.

L’Oint, avec une majesté théâtrale, releva la femme adultère, et lui dit à haute voix :

— Allez, et ne péchez plus !

Sur quoi, il se rendit dans le Trésor, qui était la partie du Temple réservée aux femmes. La nouvelle de son intervention en faveur d’une épouse infidèle, l’y avait précédé. Il est inutile de dire avec quelle faveur il fut accueilli par toutes ces dames ; l’Évangile reconnaît qu’il put dire dans le Trésor tout ce qui lui passa par la tête, et que, malgré leur profonde colère, les docteurs du Temple n’osèrent, cette fois encore, le faire arrêter. (Jean, VIII, 1-20).

Cette anecdote, relative à la femme adultère, a été jugée de diverses façons. La majeure partie des commentateurs, même des commentateurs catholiques, se montrent fort embarrassés par cette indulgence extrême de Jésus envers les épouses qui cocufient leurs maris. Pendant très longtemps, l’Église supprima cette histoire de l’Évangile. Nicon, moine arménien, qui vivait au dixième siècle, dit que ce passage fut enlevé de la traduction arménienne du Nouveau-Testament comme pouvant nuire à la religion (Migne, Patrologie Grecque, tome I, page 656). En outre, aujourd’hui encore, on cherche vainement l’incident de la femme adultère dans les anciens manuscrits. Nous pouvons citer parmi les manuscrits authentiques d’où cet incident a été retranché : celui d’Alexandrie, ceux du Sinaï, le palimpseste d’Ephrem, et les traductions évangéliques des principaux pères de l’Église, tels qu’Origène, saint Cyrille, Tertullien, saint Cyprien, saint Jean Chrysostome. Ces suppressions prouvent que plusieurs des gros bonnets du christianisme n’étaient pas trop fiers d’un dieu représenté par la légende comme prenant le parti des épouses adultères. Par contre, saint Augustin, qui se moquait bien de ce que pouvaient penser ses ouailles et qui ne dédaignait pas d’embrasser les jolies pénitentes de son diocèse, a conservé le passage en question dans toutes les traductions évangéliques qu’on a de lui.