La Vie de Jésus (Taxil)/Chapitre XXIII

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P. Fort (p. 92-97).

CHAPITRE XXIII

LA CONQUÊTE D’UNE SAMARITAINE

Bien que doué de la toute-puissance, le seigneur Jésus n’était pas précisément ce qu’on est convenu d’appeler un homme courageux. Il avait même un certain fond de poltronnerie.

Quand il eut connaissance de l’arrestation de Jean-Baptiste, il se dit que son tour pourrait bien ne pas tarder à venir et il s’empressa de changer de contrée.

L’Évangile, pour pallier le ridicule de cette caponnade, explique que le Christ fut poussé à s’enfuir, non de son propre mouvement, mais « par la vertu du Saint-Esprit. » Voilà encore le pigeon qui s’en mêle. C’est saint Luc qui a trouvé le moyen d’arranger si bien les choses (chap. IV, v. 14).

Or, comme notre vagabond baptisait alors sur les frontières de l’Idumée, et que la Galilée était la région où il avait décidé de porter ses pas, il lui fallut traverser toute la Judée et ensuite la Samarie.

L’apôtre Jean, le joli garçon, s’est chargé de nous transmettre le récit de ce voyage.

Ce fut, paraît-il, sur le coup de midi, — voyez comme les souvenirs de Jean sont précis[1], — que Jésus franchit la frontière qui séparait la Samarie de la Judée.

La petite ville de Sichem apparaissait à gauche de la route, entourée de prairies et de jardins. L’Oint ne poussa pas jusque-là. Fatigué d’une longue marche, il s’arrêta à l’entrée du vallon où la ville est située et près du puits de Jacob.

Les disciples, cependant, continuèrent la route vers Sichem ; car leurs provisions étaient à bout et il s’agissait d’aller un peu marauder plus près de la cité pour se procurer de quoi manger.

Demeuré seul, Jésus chercha un abri sous la voûte du puits ; presque tous les puits, en Orient, ont une voûte et des bancs.

Il regarda s’il n’y avait pas moyen de boire : impossibilité absolue ; c’était un puits dépourvu de seau. Une corde pendait seule à une poulie. Les gens qui venaient puiser apportaient leur cruche, rattachaient à la corde, la remplissaient d’eau et s’en retournaient ainsi, leur provision faite.

Jésus était fort altéré. À moins de boire l’eau dont la corde se trouvait imbibée, il ne pouvait satisfaire sa soif.

Il allait prendre ce parti, quand il vit venir sur la route une femme portant une cruche sur son épaule. C’était une Samaritaine. Elle était jeune, alerte, jolie femme.

— Voilà mon affaire, se dit le vagabond.

Il la laissa s’approcher.

Un moment, il pensa qu’à l’aspect d’un homme, la beauté de Sichem s’effaroucherait et prendrait la fuite : en effet, les femmes orientales sont assez timides. Elles n’ont pas la coutume d’aller ainsi puiser de l’eau au milieu du jour ; défiantes à l’excès, et sachant combien ces polissons d’hommes sont entreprenants, elles ne se montrent auprès des fontaines que par bandes et au coucher du soleil. Or, celle-ci venait seulette, et même, quand elle aperçut un robuste gars assis nonchalamment sur le banc du puits, elle ne s’épouvanta pas. C’était une vertu facile, il n’y avait pas à en douter.

Elle attacha sa cruche à la corde pendante, et, une demi-minute après, la retira pleine d’eau.

— Donnez-moi à boire, fit Jésus, sans autre entrée en matière.

La Samaritaine regarda l’étranger. La civilité ne paraissait pas être la vertu capitale du monsieur. À son accent, à son costume, la belle fille comprit qu’elle avait affaire à un juif.

— Tiens, répondit-elle, avec une pointe d’ironie, vous êtes juif, et vous me demandez à boire, à moi qui suis samaritaine ?

Il est bon que le lecteur sache qu’une inimitié sourde régnait entre les samaritains et les juifs. Les orgueilleux enfants de la Judée affectaient de considérer leurs voisins du pays de Samarie comme des êtres indignes de vivre.

Mais Jésus n’était pas d’humeur à faire le fier ; il avait trop soif. Et voyez à quel point l’aventure était étrange : ce prestidigitateur émérite, qui avait su si bien fabriquer du vin aux noces de Cana, n’était plus capable, à Sichem, de se fabriquer de l’eau.

Il tirait la langue, le pauvre sire. Aussi, pour avoir quelques gouttes du liquide dont son gosier desséché avait besoin, essaya-t-il de se rendre intéressant.

— Ah ! riposta-t-il à la Samaritaine, il y a eau et eau, comme il y a fagots et fagots. Je vous demande à boire, et vous avez l’air de me refuser. Si vous saviez quel est celui qui vous parle, au lieu de lui refuser à boire, c’est vous qui lui demanderiez de l’eau vive.

— Vous me la baillez belle, fit la Samaritaine, avec votre eau vive ! Et comment en tireriez-vous de ce puits si profond, vous qui n’avez pas le moindre seau ni la moindre cruche à votre service ? Êtes-vous donc plus malin que notre ancêtre Jacob qui nous a légué ce puits et qui y a bu, ainsi que ses fils et ses troupeaux ?

Tout en disant cela, la belle enfant avait ramené sa cruche remplie, et, pas mauvaise fille au fond, elle en approcha les bords de la bouche de Jésus. Celui-ci se désaltéra.

Puis :

— Entendons-nous ! repartit-il. L’eau que vous venez de tirer de ce puits est une eau qui ne calme pas absolument la soif, tandis qu’avec l’eau dont je parle on est pour jamais désaltéré. Si je vous faisais boire à ma source, vous en auriez pour l’éternité à ne plus en réclamer une goutte !

— Il est drôle, ce gaillard-là, pensa la Samaritaine.

Et elle ajouta à haute voix :

— Pendant que vous y êtes, vous devriez bien m’en donner un peu de votre eau, afin que je ne connaisse plus jamais la soif.

Jésus cligna de l’œil.

— Allez me chercher votre mari, dit-il ; je serais bien aise de faire sa connaissance.

La Samaritaine partit d’un éclat de rire.

— Mais je n’ai pas de mari ! fit-elle.

— À qui le racontez-vous ? répliqua Jésus. Vous n’avez pas de mari ? Parbleu ! vous ne les comptez plus, ceux qui vous ont épousée. Vous en avez eu deux, trois, quatre, cinq, une ribambelle ; et celui que vous avez maintenant n’est pas votre mari. Je m’y connais, la petite mère !

La petite mère se campa, regarda bien en face le seigneur Jésus, et s’écria :

— Ma parole, vous êtes renversant, vous ! Vous devinez tout ça rien qu’au premier coup d’œil… Vous êtes sorcier, alors ?… Ah ! ça, c’est donc vrai ce qu’on m’avait dit, que les docteurs de Jérusalem étaient au courant de tout !… car, je le comprends très bien à présent, vous êtes un docteur de Jérusalem… À vos habits fripés, on ne s’en douterait pas ; mais enfin, mettons que les savants de chez vous sont vêtus de guenilles… Voyez tout de même comme on peut s’entendre… C’est une simple bagatelle qui divise nos deux races : nos pères ont adoré Dieu sur cette montagne, et, vous autres, vous dites qu’il faut aller l’adorer dans le temple à Jérusalem.

Jésus attira la Samaritaine à lui :

— Croyez en moi, lui dit-il ; l’heure vient où vous n’adorerez plus le Père ni sur cette montagne, ni à Jérusalem. Celui que vous adorerez, ma mignonne, ce sera le Messie, ce sera le Christ.

— En effet, on nous a dit, dans le temps, qu’un Messie devait venir et qu’il nous apprendrait beaucoup de choses. Où est-il donc ce Messie ?

— C’est tout bêtement moi.

— Ah bah !

— Je vous l’affirme, vous pouvez me croire sur parole. La Samaritaine était portée à la dévotion comme toutes les femmes de mœurs légères. Elle ne demandait pas mieux que d’adorer quelqu’un de plus. Elle se jeta aux genoux de notre vagabond, et elle lui embrassait les mains. Celui-ci se félicitait de son succès.

Tout à coup parurent les disciples.

— Zut ! se dit en lui-même Jésus, quels fâcheux ! ils arrivent juste au moment où la conversion de cette belle enfant allait être complète.

La Samaritaine, confuse d’avoir été surprise en pleine campagne à baiser les mains d’un gars, se sauva prestement en laissant là sa cruche.

Et des gens de Sichem, l’ayant rencontrée sur la route dans ce désarroi, lui demandèrent :

— Pourquoi courez-vous de la sorte ? Vous êtes toute troublée.

— Il y a de quoi, fit-elle. J’ai vu un homme que je ne connaissais pas. Il m’a raconté un tas d’histoires, les miennes ; il m’a dit qu’il était le Christ. Si cela était vrai par hasard ?…

Les gens de Sichem ne manquèrent pas de s’arrêter au puits où se tenait le personnage étrange qui leur était signalé.

Notre homme, se voyant le point de mire de la curiosité, ne manqua pas alors, de débiter un petit boniment.

Tandis que ses camarades lui offraient des provisions, en lui disant : « Maître, mangez », il répondit tout haut, de façon à être entendu de tout le monde :

— Inutile, mes amis, de m’offrir à manger. Je vous remercie. J’ai à manger une nourriture que vous ne savez pas.

Les disciples, étonnés, se dirent l’un à l’autre :

— Il paraît que quelqu’un lui a déjà donné des vivres. Ce doit être la femme avec qui nous l’avons trouvé.

« Mais Jésus n’entendait point parler d’une nourriture corporelle, dit un théologien. Il était tout à la joie d’avoir jeté quelques étincelles de son amour divin dans l’âme de la Samaritaine, et le parfait rassasiement de son cœur lui faisait oublier toute autre faim. »

C’est pourquoi il riposta :

— Ma nourriture, c’est de faire la volonté de celui qui m’a envoyé et d’accomplir son œuvre.

Les gens de Sichem pensèrent :

— S’il compte sur ce bifteck-là pour engraisser, nous le plaignons.

Jésus poursuivit en s’adressant à ses camarades :

— Levez vos yeux, et faites-moi le plaisir de regarder ces campagnes. Dans quatre mois, ce sera le temps de la moisson, vous dites-vous. Eh bien, moi, je vous dis : les campagnes sont déjà blanches et prêtes à être moissonnées. Et j’ajoute : celui qui sème n’est pas toujours celui qui récolte ; et cependant tous les deux sont contents. Ainsi, saisissez bien mon allusion : je vous ai envoyés pour moissonner de quoi faire pitance, et, tandis que vous étiez éloignés, une autre est venue, et c’est moi qui l’ai moissonnée.

Pendant que le fils du pigeon jargonnait de la sorte, les curieux l’entouraient.

Plusieurs, ravis d’entendre le Verbe, l’invitèrent à demeurer dans leur ville, et il y resta deux jours.

De son côté, la femme du puits alla raconter partout qu’elle avait fait une nouvelle connaissance, et que ce Jésus était mirobolant.

Les habitants de Sichem disaient à la Samaritaine :

— Il vous a épatée, c’est possible ; mais nous, il nous en a débité bien davantage. Maintenant que nous l’avons entendu, nous sommes sûrs qu’il est le Christ et qu’il sauvera le monde.

C’est du moins ce que nous raconte l’Évangile.

Vu que je n’y étais pas, je me garde bien de vous garantir l’authenticité de ce langage attribué aux Sichémites. Notez que je ne le conteste pas non plus.

Je l’enregistre, et je me contente de vous faire observer que nous ne trouvons, même dans l’Évangile, aucune trace sérieuse de cette conversion de toute une ville.

Les Sichémites proclamèrent chez eux que Jésus était le Christ et qu’il sauverait le monde ; mais pas un d’entre eux ne jugea bon de se joindre à la petite escorte des disciples. Conversion, en somme, fort platonique.

Telle fut la première manifestation de Jésus à ses compatriotes d’Israël (Jean, chap. IV, versets 1-42).

Il avait débuté par un miracle en l’honneur d’une société de pochards ; sa première action d’éclat à Jérusalem avait été un

Jésus se révèle à une aimable Samaritaine (chap. XXIII).
Jésus se révèle à une aimable Samaritaine (chap. XXIII).
Jésus se révèle à une aimable Samaritaine (chap. xxiii).
 
acte de pillage ; et quand il jugea le moment venu de se manifester, ce fut pour conquérir d’abord le cœur d’une femme de mauvaise vie. Car tous les commentateurs catholiques s’accordent à reconnaître que la Samaritaine du puits de Sichem était une gadoue.
  1. Et dire que Jean avait plus de quatre-vingt-dix ans quand il écrivit son évangile ! Quelle mémoire !