La Vie de M. Descartes/Livre 1/Chapitre 10

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Daniel Horthemels (p. 44-49).

Comme M Descartes étoit parmi des troupes qui sembloient ne devoir être employées que contre les espagnols, il n’eut pas beaucoup de part aux mouvemens qui se firent dans le fonds de la Hollande pendant ce temps-là, au sujet des controverses de religion survenuës entre les arminiens et les gomaristes. Les arminiens s’appuyoient des etats des provinces particuliéres de Hollande, de West-Frise, d’Utrecht, et d’Over-Issel ; de plusieurs magistrats, et sur tout de l’avocat general Barneveldt, personnage d’un mérite éclatant, qu’ils prétendoient faire passer pour leur chef et leur protecteur. Les gomaristes avoient pour eux, les etats généraux, le Prince Maurice, la noblesse, les gens de guerre, et le petit peuple.

Trois mois avant que M Descartes fût arrivé en Hollande, il s’étoit élevé contre les arminiens une émotion populaire, dont la fureur les avoit obligez à prendre leurs suretez pendant tout le cours de cette année. Par une délibération du quatriéme jour d’août, ils levérent des soldats en plusieurs endroits des provinces. Ces soldats furent appellez attendans

et pour faire connoître les

intentions de ceux qui vouloient s’en servir, ils ne portoient ni les livrées du Prince D’Orange sur leurs habits, ni ses armes sur leurs enseignes.

Cette entreprise obligea le Prince Maurice, qui étoit devenu Prince D’Orange, par la mort de son frére, arrivée le 20 de février de l’an 1618 d’aller avec des troupes, de ville en ville, dans les provinces, pour remédier à ces desordres.

M Descartes n’étoit pas tellement assujetti au séjour de Breda, qu’il ne pût en qualité de volontaire suivre ce prince dans toutes ces courses.

Mais il aima mieux rester avec la garnison, soit qu’il considérât ces troubles comme une guerre civile, incapable de lui faire honneur : soit qu’il ne crût pas que ce fût une chose honnête pour lui de se méler dans la passion de ce prince contre Barneveldt, sur tout lors qu’il ne s’agissoit que des différens d’une religion, aux partis de laquelle il n’avoit point d’interêt. Il n’abusa point de son loisir, mais il l’emploia à composer divers ecrits pendant l’absence du Prince D’Orange. Le plus connu de ces ecrits, et le seul de ces têms-la, qui soit venu jusqu’à nous par le moien de la presse, est son traitté de la musique . Il le fit en latin suivant l’habitude qu’il avoit de concevoir et d’écrire en cette langue, ce qui lui venoit dans la pensée. Il n’y travailla pourtant qu’aux instantes sollicitations de l’un de ses amis qui se trouvoit alors à Breda. Il ne nous a point fait connoître cét ami ; mais nous sçavons que pour donner au Sieur Béeckman, principal du collége de Dort, des preuves de l’amitié qu’il avoit contractée avec lui l’année précédente, il voulut bien lui communiquer ce petit traitté, d’autant plus volontiers, que Béeckman témoignoit avoir une inclination particuliére pour la musique. Il ne le lui confia néanmoins qu’à condition qu’il ne le feroit voir à personne, dans la crainte qu’il ne devinst public, ou par l’impression, ou par la multiplication des copies. Dieu ne permit pas qu’il eût cette satisfaction. Ses ennemis en aiant je ne sçai comment recouvré une copie assez défectueuse plusieurs années aprés, et sçachant quelle étoit son inquiétude et sa délicatesse sur ce point, voulurent lui causer le déplaisir de le faire imprimer tel qu’ils l’avoient, afin de se vanger de lui, de la maniére du monde la plus mortifiante que l’on puisse imaginer pour un auteur.

Mais loin de trouver matiére de triomphe dans une conduite si lâche et si indigne, ils s’en firent un nouveau sujet de mortification pour eux, et travaillérent contre leur intention à la gloire de leur adversaire, et à leur propre confusion. Car il est arrivé que la publication de ce traitté, qu’ils n’osérent exposer de son vivant, loin de déshonner sa mémoire parmi les mathématiciens, lui attira l’admiration de tous ceux qui ont sçeu que c’étoit l’ouvrage d’un jeune homme. à dire vray, cette derniére considération à beaucoup servi à rehausser encore le prix de l’ouvrage, puis qu’il n’avoit alors que Xxii ans, comme il paroît par la datte du dernier jour de l’an 1618 qu’il a mise à la fin de son original latin, que nous avons écrit de sa main.

Quelques auteurs ont écrit qu’il n’avoit pour lors que Xx ans : mais c’est faute d’avoir sçeu cette circonstance ; ou s’ils l’ont sçeuë, ils ont crû que le nombre rond favorisoit encore plus le dessein qu’ils ont eu de nous faire admirer cette merveille. Un mathématicien, déja sur l’ âge et consommé dans ces sortes d’études, s’imaginant que M Descartes avoit renoncé à cét ouvrage, jusqu’à laisser périr son original, voulut profiter de son absence, pour s’en faire honneur. Pendant que l’auteur étoit en voiages ou à Paris, cét honnête plagiaire montroit en Hollande une copie du traitté écrite de sa main, pour insinuer à tout le monde qu’il en étoit l’auteur : et il en écrivoit par tout avec ostentation, comme si c’eût été un bien qui lui fût propre. Le plagiaire n’aiant pas eu assez d’adresse pour persuader sa supposition au public, prit le parti de reconnoître ensuite que l’ouvrage étoit du jeune Descartes, mais il tâcha de faire croire qu’il avoit à ce traitté la part qu’un maître peut avoir à l’ouvrage d’un ecolier qui travaille sous sa direction. M Descartes se crût obligé de rabattre sa vanité, de lui faire sentir le tort qu’il avoit eu de ramasser à son profit un ouvrage qu’il avoit bien voulu laisser tomber, et de lui apprendre combien il étoit peu honnête de vouloir acquérir de la réputation au préjudice de la vérité. Mais il est fâcheux pour la mémoire du Sieur Béeckman que nous ne puissions pas soupçonner un autre que lui, d’un fait si odieux. Il faloit être désintéressé et généreux comme M Descartes pour passer ce trait d’ingratitude à un homme qui avoit appris de lui ce qu’il s’étoit vanté de lui avoir enseigné, et pour lui rendre son amitié comme auparavant.

Tant que M Descartes à vécu, il n’a jamais pû consentir au désir de ceux qui demandoient la publication du petit traitté. Il ne le regardoit que comme un morceau brute, et comme le plus imparfait de tous les abrégez de la musique. Mais on n’eut pas plûtôt apris les nouvelles de sa mort, qu’on le fit mettre sous la presse à Utrecht, et quelques années aprés à Amsterdam. On le traduisit même en anglois, et on l’imprima à Londres, trois ans aprés sa mort. Les etrangers n’ont pas été les seuls qui aient fait paroître de la curiosité pour cét ouvrage.

Le pére Poisson de l’oratoire, a jugé à propos de le communiquer à ceux de nôtre païs. C’est dans cette vuë qu’il l’a traduit en nôtre langue, et qu’il l’a fait imprimer à Paris, l’année d’aprés la translation des os de M Descartes en France. Cette édition est accompagnée de quelques éclaircissemens physiques, que le même pére avoit faits en latin, pour servir à l’original de l’auteur.

Si c’est le bénéfice de l’imprimerie qui acquiert la qualité d’auteur à un ecrivain, ce n’est pas au traitté de la musique que M Descartes est redevable de cette qualité. Malgré l’excellence de cét ouvrage, et la grande jeunesse de son auteur, on peut sans conséquence avoüer qu’il n’est parmi ses ecrits, ni le premier en mérite, ni le premier en rang, soit pour le têms de l’impression, soit pour celui de la composition. Dans cette supposition l’on a prétendu nous persuader qu’il avoit déja composé d’autres piéces plus achevées, et plus propres encore à nous faire juger de la grandeur de son esprit et de son sçavoir dans un âge si peu avancé. Mais j’apprehende que cette opinion n’ait pas d’autre fondement que l’autorité du traducteur françois du traitté de la musique, qui fait parler M Descartes, comme s’il eût voulût faire passer ce traitté pour un tronc informe , auprés de quelques autres piéces plus achevées , qu’il auroit composées auparavant. Sans blesser le respect dû au mérite du traducteur, on peut douter s’il a exprimé précisément la pensée de son auteur. Les termes ausquels M Descartes s’en est expliqué sur la fin du traitté, semblent devoir nous persuader que ces piéces prétenduës ne sont autre chose que ce qui se peut trouver de bon dans le traitté de la musique par rapport à ce qu’il y voioit de défectueux. Je souffre volontiers, dit-il à l’ami qui lui avoit faire cét ouvrage, que cette production imparfaite de mon esprit aille jusqu’à vous, pour vous faire souvenir de nôtre amitié, et pour étre un gage assuré de l’affection sincere que j’ai pour vous, c’est à condition, s’il vous plaît, que vous le tiendrez enseveli dans le fonds de vôtre cabinet, afin de ne le point exposer aux jugemens des autres, qui pour trouver matiére à la censure, pourroient bien ne s’arrêter que sur les endroits défectueux de la piéce, sans vouloir jetter les yeux sur ceux où j’aurois peut être gravé des traits plus vifs de mon esprit . Je suis persuadé que vous n’en userez pas de la sorte vous qui sçavez que cét ouvrage n’est que pour vous, et que c’est vôtre consideration seule qui me l’a fait brocher tumultuairement dans un corps de garde, où régnent l’ignorance et la fainéantise, et où l’on est toujours distrait par d’autres pensées, et d’autres occupations que celles de la plume.

Ce témoignage n’empêchera peut-être pas les admirateurs de la jeunesse de M Descartes, de persister dans la créance qu’il avoit composé d’autres ouvrages avant son traitté de musique : mais au moins sera-t-il suffisant pour leur ôter l’envie de plus alléguer M Descartes pour leur garant. On peut comprendre sans admiration, qu’il aura fait beaucoup de ces ouvrages que l’on qualifie du nom de cahiers ou de mémoires tels que chacun s’en dresse pour son usage particulier : mais il paroit que M Descartes ne les a jugez ni plus achevez, ni plus excellens que celui de la musique : puis que ni lui, ni ses amis, ni ses ennemis ne se sont pas souciez de les rendre publics.