La Vie de Marianne (éd. Charpentier)/Partie 11

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La Vie de Marianne (1731-1740)
Texte établi par Jules JaninG. Charpentier (p. 497-538).


ONZIÈME PARTIE


Il me semble vous entendre d’ici, madame : Quoi ! vous écriez-vous, encore une partie ! Eh ! par quelle raison vous plaît-il d’écrire si diligemment l’histoire d’autrui, pendant que vous avez été si lente à continuer la vôtre ? Ne serait-ce pas que la religieuse aurait elle-même écrit la sienne, qu’elle vous aurait laissé son manuscrit, et que vous le copiez ?

Non, madame, non, je ne copie rien ; je me ressouviens de ce que ma religieuse m’a dit, de même que je me ressouviens de ce qui m’est arrivé ; ainsi le récit de sa vie ne me coûte pas moins que le récit de la mienne, et ma diligence vient de ce que je me corrige, voilà tout le mystère ; vous ne m’en croirez pas, mais vous le verrez, madame, vous le verrez. Poursuivons.

Nous nous retrouvâmes sur le soir dans ma chambre, ma religieuse et moi.

Voulez-vous, me dit-elle, que j’abrège le reste de mon histoire ? Non que je n’aie le temps de la finir cette fois-ci ; mais j’ai quelque confusion de vous parler si longtemps de moi, et je ne demande pas mieux que de passer rapidement sur bien des choses, pour en venir à ce qu’il est essentiel que vous sachiez.

Non, madame, lui répondis-je, ne passez rien, je vous en conjure ; depuis que je vous écoute, je ne suis plus, ce me semble, si étonnée des événements de ma vie, je n’ai plus une opinion si triste de mon sort. S’il est fâcheux d’avoir, comme moi, perdu sa mère, il ne l’est guère moins d’avoir, comme vous, été abandonnée de la sienne ; nous avons toutes deux été différemment à plaindre ; vous avez eu vos ressources, et moi les miennes. À la vérité, je crois jusqu’ici que mes malheurs surpassent les vôtres ; mais quand vous aurez tout dit, je changerai peut-être de sentiment.

Je n’en doute pas, me dit-elle, achevons.

Je vous ai dit que mon voyage était résolu, et je partis quelques jours après avec la dame dont je vous ai parlé.

J’avais été payée d’une moitié de ma pension ; et cette somme, que madame Dorfrainville avait bien voulu recevoir pour moi sur ma quittance, avait été donnée de fort bonne grâce ; madame Dursan avait même offert de l’augmenter.

Nous ne serons pas longtemps sans vous suivre, me dit-elle la veille de mon départ ; mais si, par quelque accident imprévu, vous avez besoin de plus d’argent avant que nous soyons à Paris, écrivez-moi, mademoiselle, et je vous en enverrai sur-le-champ.

Ce discours fut suivi de beaucoup de protestations d’amitié qui n’avaient qu’un défaut, c’est qu’elles étaient trop polies ; je les aurais crues vraies, si elles avaient été plus simples ; le bon cœur ne fait point de compliments.

Quoi qu’il en soit, je partis, toujours incertaine du fond de ses sentiments, et par là toujours inquiète du parti qu’elle prendrait, mais en revanche bien convaincue de la tendresse du fils.

Je ne vous en dirai que cela ; je n’ai que trop souffert du ressouvenir de ce qu’il me dit alors, aussi bien que dans d’autres temps ; il a fallu les oublier ces expressions, ces transports, ces regards, cette physionomie si touchante qu’il avait avec moi, et que je vois encore ; il a fallu n’y plus songer, et, malgré l’état que j’ai embrassé, je n’ai pas eu trop de quinze ans pour en perdre la mémoire.

C’était dans un carrosse de voiture que nous voyagions, ma compagne et moi, et nous n’étions plus qu’à vingt lieues de Paris, quand, dans un endroit où l’on s’arrêta quelque temps le matin pour rafraîchir les chevaux, il vint une dame qui demanda s’il y avait une place pour elle dans la voiture.

Elle était suivie d’une paysanne qui portait une cassette, et qui tenait un sac de nuit sous son bras. Oui, lui dit le cocher, il y a encore une place de vide à la portière.

Eh bien ! je la prendrai, répondit la dame, qui paya sur-le-champ, et qui monta tout de suite en carrosse, après nous avoir tous salués d’un air qui avait de la dignité, quoique très-honnête, et qui ne sentait point la politesse de campagne. Tout le monde le remarqua, et je le remarquai plus que les autres.

Elle était assise à côté d’un vieux ecclésiastique qui allait plaider à Paris. Ma compagne et moi, nous remplissions le fond du devant ; celui du derrière était occupé par un homme âgé, indisposé, et par sa femme. Dans l’autre portière étaient un officier et la femme de chambre de la dame avec qui je voyageais, et qui avait encore un laquais qui suivait le carrosse à cheval.

Cette inconnue que nous prîmes en chemin était grande, bien faite ; je lui aurais donné près de cinquante ans, cependant elle ne les avait pas : on eût dit qu’elle relevait de maladie, et cela était vrai. Malgré sa pâleur et son peu d’embonpoint, on lui voyait les plus beaux traits du monde, avec un tour de visage admirable, et je ne sais quoi de fin, qui faisait penser qu’elle était une femme de distinction. Toute sa figure avait un air d’importance naturelle qui ne vient pas de fierté, mais de ce qu’on est accoutumé aux attentions, et même aux respects, de ceux avec qui l’on vit dans le grand monde.

À peine avions-nous fait une lieue depuis la buvette, que le mouvement de la voiture incommoda notre nouvelle venue.

Je la vis pâlir, ce qui fut bientôt suivi de maux de cœur.

On voulut faire arrêter, mais elle dit que ce n’était pas la peine, et que cela ne durerait pas ; et comme j’étais la plus jeune de toutes les personnes qui occupaient les meilleures places, je la pressai beaucoup de se mettre à la mienne, et l’en pressai d’une manière aussi sincère qu’obligeante.

Elle parut extrêmement touchée de mes instances, me fit sentir combien elle les estimait de ma part, et mêla même quelque chose de si flatteur pour moi dans ce qu’elle me répondit, que mes empressements en redoublèrent ; mais il n’y eut pas moyen de la persuader, et en effet son indisposition se passa.

Comme elle était placée auprès de moi, nous avions de temps en temps de petites conversations ensemble.

La dame que j’ai appelée ma compagne, et qui était d’un certain âge, m’appelait presque toujours sa fille quand elle me parlait ; et là-dessus notre inconnue crut qu’elle était ma mère.

Non, lui dis-je, c’est une amie de ma famille qui a la bonté de se charger de moi jusqu’à Paris, où nous allons toutes deux, elle pour recueillir une succession, et moi pour joindre ma mère, qu’il y a longtemps que je n’ai vue.

Je voudrais bien être cette mère-là, me dit-elle d’un air doux et caressant, sans me faire de questions sur le pays d’où je venais, et sans me parler de ce qui la regardait.

Nous arrivâmes à l’endroit où nous devions dîner ; il faisait un fort beau jour, et il y avait dans l’hôtellerie un jardin qui me parut assez joli. Je fus curieuse de le voir, et j’y entrai. Je m’y promenai même quelques instants pour me délasser d’avoir été assise toute la matinée.

Madame Darcire (c’est le nom de ma compagne) était à l’entrée de ce jardin avec l’ecclésiastique dont je vous ai parlé, pendant que l’officier ordonnait notre dîner ; l’autre voyageur incommodé et sa femme étaient déjà montés dans la chambre où l’on devait nous servir, et où ils nous attendaient.

L’officier revint, et dit à madame Darcire qu’il ne nous manquait que notre nouvelle venue qui s’était retirée, et qui apparemment avait dessein de manger à part.

Je me promenais alors dans un petit bois, que cette dame eut envie de voir aussi. L’ecclésiastique et l’officier la suivirent, et il y avait déjà une bonne demi-heure que nous nous y amusions, quand le laquais de madame Darcire vint nous avertir qu’on allait servir ; nous prîmes donc le chemin de la chambre où je viens de vous dire que deux de nos voyageurs étaient d’abord montés.

J’ignorais que notre inconnue se fût séparée de nous ; on n’en avait rien dit devant moi, de sorte qu’en traversant la cour, je la vis dans un cabinet à rez-de-chaussée, dont les fenêtres étaient ouvertes, et on lui apportait à manger dans le même moment.

Comment dis-je à l’officier, est-ce dans ce cabinet que nous dînons ? Nous n’y serons guère à notre aise. Aussi n’est-ce pas là que nous allons, me répondit-il, c’est en haut ; mais cette dame a voulu dîner toute seule.

Il n’y a point d’apparence qu’elle eût pris ce parti-là si on l’avait priée d’être des nôtres, repris-je ; peut-être s’attendait-elle là-dessus à une politesse que personne de nous ne lui a faite, et je suis d’avis d’aller sur-le-champ réparer cette faute.

Je laissai en effet monter les autres, et me hâtai d’entrer dans ce cabinet. Elle prenait sa serviette, et n’avait pas encore touché à ce qu’on lui avait apporté ; c’était un potage, et de l’autre côté un peu de viande bouillie sur une assiette.

J’avoue qu’un repas si frugal m’étonna ; elle rougit elle-même que j’en fusse témoin ; mais lui cachant ma surprise : Eh quoi ! madame, lui dis-je, vous nous quittez ! Nous n’aurons pas l’honneur de dîner avec vous ! Nous ne souffrirons pas cette séparation-là, s’il vous plaît ; heureusement j’arrive à propos ; vous n’aviez point encore mangé, et je vous enlève de la part de toute la compagnie ; on ne se mettra point à table que vous ne soyez venue.

Elle s’était brusquement levée, comme pour m’écarter de la table, et de la vue de son dîner. Je me conformai à son intention, et ne m’avançai pas.

Non, mademoiselle, me répondit-elle en m’embrassant ; ne prenez pas garde à moi, je vous prie ; j’ai été longtemps malade, je suis encore convalescente ; il faut que j’observe un régime qui m’est nécessaire, et que j’observerais mal en compagnie. Voilà mes raisons ; voyez si vous voulez que je m’expose ; je suis bien sûre que non, et vous seriez la première à m’en empêcher. Je crus de bonne foi ce qu’elle me disait, et je n’en insistai pas moins.

Je ne me rends point, lui dis-je, je ne veux point vous laisser seule : venez, madame, et fiez-vous à moi ; je veillerai sur vous avec la dernière rigueur, je vous garderai à vue. On n’a pas encore servi ; il n’y a qu’à dire en passant qu’on joigne votre dîner au nôtre ; et je la prenais sous le bras pour l’emmener en lui parlant ainsi ; de sorte que je l’entraînais déjà sans qu’elle sût que me répondre, malgré la répugnance que je lui voyais toujours.

Mon Dieu ! mademoiselle, me dit-elle en s’arrêtant d’un air triste et même douloureux, que votre empressement me fait de plaisir et de peine ! Faut-il vous parler confidemment ? Je viens d’une petite maison de campagne que j’ai ici près ; j’y avais apporté un certain argent pour y passer environ un mois. Je sortais de maladie, la fièvre m’y a reprise, je m’y suis laissé gagner par le temps ; il ne me reste bien précisément que ce qu’il me faut pour retourner à Paris où je serai demain, et je ne songe qu’à arriver. Ce que je vous dis là, au reste, n’est fait que pour vous, mademoiselle ; vous le sentez bien, et vous aurez la bonté de m’excuser auprès des autres sur ma santé.

Quelque peu de souci qu’elle affectât d’avoir elle-même de cette disette d’argent qu’elle m’avouait, et qu’elle voulait que je regardasse comme un accident sans conséquence, ce qu’elle me disait là me toucha cependant, et je crus voir moins de tranquillité sur son visage qu’elle n’en marquait dans son discours ; il y a de certains états où l’on ne prend pas l’air qu’on veut.

Eh ! madame, m’écriai-je avec une franchise vive et badine, et en lui mettant ma bourse dans la main, que j’aie l’honneur de vous être bonne à quelque chose ; servez-vous de cet argent jusqu’à Paris, puisque vous avez négligé d’en faire venir, et ne nous punissez point du peu de précaution que vous avez prise.

Je déliais les cordons de la bourse en lui parlant ainsi : Prenez ce qu’il faut, ajoutai-je ; si vous n’en avez pas besoin, vous me le rendrez en arrivant ; sinon, vous me le renverrez le lendemain.

Elle jeta comme un soupir alors, et laissa même, sans doute malgré elle, échapper une larme. Vous êtes trop aimable, me répondit-elle ensuite avec un embarras qu’elle combattait, vous me charmez, vous me pénétrez d’amitié pour vous ; mais je puis me passer de ce que vous m’offrez de si bonne grâce, souffrez que je vous remercie. Il n’y a personne de quelque considération dans ces campagnes-ci qui ne me connaisse, et chez qui je ne puisse envoyer si je voulais ; mais ce n’est pas la peine ; je serai demain chez moi.

S’il vous est indifférent de rester seule ici, lui répondis-je d’un air mortifié, il ne me l’aurait pas été d’être quelques heures de plus avec vous ; c’était une grâce que je vous demandais, et qu’à la vérité je ne mérite pas d’obtenir.

Que vous ne méritez pas ! me repartit-elle en joignant les mains ; eh ! comment ferait-on pour ne pas vous aimer ? Eh bien ! mademoiselle, que voulez-vous que je prenne ? Puisque vous me menacez de croire que je ne vous aime pas, je ferai tous ce que vous exigerez, et je vais vous suivre ; êtes-vous contente ?

C’était en tenant ma bourse qu’elle me disait cela ; je l’embrassai de joie ; car toutes ses façons me plaisaient, je les trouvais nobles et affectueuses, et ce petit moment de conversation particulière venait encore de me lier à elle. De son côté, elle me serra tendrement dans ses bras. Ne disputons plus, me dit-elle après, voilà un de vos louis que je prends ; c’est assez, puisqu’il n’est question que de prendre. Non, répondis-je en riant, n’y eût-il qu’un quart de lieue d’ici chez vous, je vous taxe à davantage. Eh bien ! mettons-en deux pour avoir la paix, et marchons, reprit-elle.

Je l’emmenai donc ; il y avait un instant qu’on avait servi, et on nous attendait. On la combla de politesses, et madame Darcire surtout eut mille attentions pour elle.

Je lui avais promis de veiller sur elle à table, et je lui tins parole, du moins pour la forme ; on m’en fit la guerre, on me querella ; je ne m’en souciai point. C’est une rigueur à laquelle je me suis engagée, dis-je. Madame n’est venue qu’à cette condition-là, et je fais ma charge.

Ma prétendue rigueur n’était cependant qu’un prétexte pour lui servir ce qu’il y avait de meilleur et de plus délicat ; et quoique, pour entrer dans le badinage, elle se plaignît d’être trop gênée, il est vrai qu’elle manga très peu.

Nous sentîmes tous combien nous aurions perdu si elle nous avait manqué ; il me semble que nous étions devenus plus aimables avec elle, et que nous avions tous plus d’esprit qu’à l’ordinaire.

Enfin, le dîner fini, nous remontâmes en carrosse, et le souper se passa de même.

Nous n’étions plus le lendemain qu’à une lieue de Paris, quand nous vîmes un équipage s’arrêter près de notre voiture, et que nous entendîmes quelqu’un qui demandait si madame Darcire n’était pas là. C’était un homme d’affaires à qui elle avait écrit de venir au devant d’elle, et de lui chercher un hôtel où elle pût avoir un logement convenable ; elle se montra sur-le-champ.

Mais comme nous avions quelques paquets engagés dans le magasin, que le lieu n’était pas commode pour les retirer, nous jugeâmes à propos de descendre à un petit village qui n’était plus qu’à un demi-quart de lieue, et où notre cocher nous dit qu’il s’arrêterait lui-même.

Pendant qu’on y travailla à retirer nos paquets, mon inconnue me prit à quartier dans une petite cour, et voulut, en m’embrassant, me rendre les deux louis d’or que je l’avais forcée de prendre.

Vous n’y songez pas, lui dis-je, vous n’êtes pas encore arrivée, gardez-les jusque chez vous ; que je les reprenne aujourd’hui ou demain, n’est-ce pas la même chose ? Avez-vous intention de ne me pas revoir, et me quittez-vous pour toujours ?

J’en serais bien fâchée, me répondit-elle ; mais nous voici à Paris, nous allons y entrer, c’est comme si j’y étais. Vous avez beau dire, repris-je en me reculant ; je me méfie de vous, et je vous laisse cet argent précisément pour vous obliger à m’apprendre où je vous retrouverai.

Elle se mit à rire, et s’avança vers moi ; mais je m’éloignai encore. Ce que vous faites là est inutile, lui criai-je ; donnez-moi mes sûretés ; où logez-vous ?

Je ne vous en aurais pas moins instruite de l’endroit où je vais, me repartit-elle ; mon nom est Darneuil (ce n’était là que le nom d’une petite terre, et elle me cachait le véritable), et vous aurez de mes nouvelles chez M. le marquis de Viri, rue Saint-Louis au Marais (c’était un de ses amis) ; dites-moi à présent à votre tour, ajouta-t-elle, où je vous trouverai.

Je ne sais point le nom du quartier où nous allons, lui répondis-je ; mais demain j’enverrai quelqu’un qui vous le dira, si je ne vais pas vous le dire moi-même.

J’entendis alors madame Darcire qui m’appelait, et je me hâtai de sortir de la petite cour pour la joindre ; mon inconnue me suivit, elle dit adieu à madame Darcire, je l’embrassai tendrement, et nous partîmes.

En une heure de temps nous arrivâmes à la maison que cet homme d’affaires, dont j’ai parlé, nous avait retenue.

Comme la journée n’était pas encore fort avancée, j’aurais volontiers été chercher ma mère, si madame Darcire, qui se sentait trop fatiguée pour m’accompagner, et dont je ne pouvais prendre que la femme de chambre, ne m’avait engagée à attendre jusqu’au lendemain.

J’attendis donc, d’autant plus qu’on me dit qu’il y avait fort loin du quartier où nous étions à celui où je devais aller trouver cette mère, qu’il me tardait avec tant de raison de voir et de connaître.

Aussi madame Darcire ne me fit-elle pas languir le jour d’après ; elle eut la bonté de préférer mes affaires à toutes les siennes, et à onze heures du matin nous étions déjà en carrosse pour nous rendre dans la rue Saint-Honoré, vis-à-vis les Capucins, conformément à l’adresse que j’avais gardée de ma mère, et à laquelle j’avais écrit mes dernières lettres, qui étaient restées sans réponse.

Notre carrosse arrêta donc à l’endroit que je viens de dire, et là nous demandâmes la maison de madame la marquise de… (c’était le nom de son mari). Elle n’est plus ici, nous répondit un suisse ou un portier, je ne sais plus lequel des deux. Elle y logeait il y a environ deux ans ; mais depuis que M. le marquis est mort, son fils a vendu la maison à mon maître qui l’occupe à présent.

M. le marquis est mort ! m’écriai-je toute troublée, et même saisie d’une certaine épouvante que je ne devais pas avoir ; car, dans le fond, que m’importait la mort de ce beau-père qui m’était inconnu, à qui je n’avais jamais eu la moindre obligation, et sans lequel au contraire ma mère ne m’aurait pas vraisemblablement oubliée autant qu’elle avait fait ?

Cependant en apprenant qu’il ne vivait plus, et qu’il avait un fils marié, je craignis pour ma mère, qui m’avait laissée ignorer tous ces événements ; le silence qu’elle avait gardé là-dessus m’alarma ; j’aperçus confusément des choses tristes et pour elle et pour moi ; en un mot, cette nouvelle me frappa, comme si elle avait entraîné mille autres accidents fâcheux que je redoutais, sans savoir pourquoi.

Eh ! depuis quand est-il donc mort ? répondis-je d’une voix altérée. Eh ! mais c’est depuis dix-sept ou dix-huit mois, je pense, reprit cet homme, et six ou sept semaines après avoir marié M. le marquis son fils, qui vient ici quelquefois, et qui demeure à présent à la Place-Royale.

Et la marquise sa mère, lui dis-je encore, loge-t-elle avec lui ? Je ne crois pas, me répondit-il ; il me semble avoir entendu dire que non ; mais vous n’avez qu’à aller chez lui pour apprendre où elle est ; apparemment on vous en informera.

Eh bien ! me dit alors madame Darcire, il n’y a qu’à retourner au logis, et nous irons à la Place-Royale après dîner, d’autant plus que j’ai moi-même affaire de ces côtés-là. Comme vous voudrez, lui répondis-je d’un air inquiet et agité ; et nous revînmes à la maison.

Vous voilà bien rêveuse, me dit en chemin madame Darcire ; à quoi pensez-vous donc ? Est-ce la mort de votre beau-père qui vous afflige ?

Non, lui dis-je, je ne pourrais en être touchée que pour ma mère, que cet accident intéresse peut-être de plus d’une façon ; mais ce qui m’occupe à présent, c’est le chagrin de ne la point voir, et de n’être pas sûre que je la trouverai chez son fils, puisqu’on vient de nous dire qu’on ne croit pas qu’elle y loge. Ce n’est pas là un grand inconvénient, me dit-elle ; si elle n’y loge pas nous irons chez elle.

Madame Darcire fit arrêter chez quelques marchands pour des emplettes ; nous rentrâmes ensuite au logis ; trois quarts d’heure après le dîner, nous remontâmes en carrosse avec son homme d’affaires qui venait d’arriver, et nous prîmes le chemin de la Place-Royale, où cette dame, par égard pour mon impatience, voulut me mener d’abord, dans l’intention de m’y laisser si nous y trouvions ma mère, d’aller de là à ses propres affaires, et de revenir me reprendre sur le soir s’il le fallait.

Mais ce n’était pas la peine de nous arranger là-dessus, et mes inquiétudes ne devaient pas finir sitôt. Ni mon frère ni ma belle-sœur, c’est-à-dire ni M. le marquis ni sa femme n’étaient chez eux. Nous sûmes de leur suisse que depuis huit jours ils étaient partis pour une campagne à quinze ou vingt lieues de Paris. Quant à sa mère, elle ne logeait point avec eux, et on ignorait sa demeure ; tout ce qu’on pouvait m’en dire, c’est que ce jour-là même elle était venue à onze heures du matin pour voir son fils dont elle ne savait pas l’absence ; qu’elle avait paru fort surprise et fort affligée de le trouver parti ; qu’elle arrivait elle-même de la campagne, à ce qu’elle avait dit, et qu’elle s’était retirée sans laisser son adresse.

À ce récit, je retombai dans ces frayeurs dont je vous ai parlé, et je ne pus m’empêcher de soupirer. Vous dites donc qu’elle était affligée du départ de M. le marquis ? répondis-je à cet homme. Oui, mademoiselle, me repartit-il ; c’est ce qui m’en a semblé. Eh ! comment est-elle venue ici ? ajoutai-je par je ne sais quel esprit de méfiance sur sa situation, et comme cherchant à tirer des conjectures sur ce qu’on allait me répondre ; était-elle dans son équipage ou dans celui d’un de ses amis ?

Oh ! d’équipage, me répondit-il, vraiment, mademoiselle, elle n’en a point ; elle était toute seule, et même assez fatiguée ; car elle s’est reposée ici près d’un quart d’heure.

Toute seule et sans voiture ! m’écriai-je ; la mère de M. le marquis ? Voilà qui est bien horrible ! Ce n’est pas ma faute, et je ne saurais dire autrement, me répondit-il ; au surplus, je ne me mêle point de ces choses-là, et je réponds seulement à ce que vous me demandez.

Mais, lui dis-je en insistant, ne m’indiqueriez-vous point dans ce quartier-ci quelque personne qui la connaisse, chez qui elle aille, et de qui je puisse apprendre où elle loge ?

Non, reprit-il ; elle vient si rarement à l’hôtel, à des heures où il y a si peu de monde, et elle y demeure si peu de temps, que je ne me souviens pas de l’avoir vue parler à d’autres personnes qu’à M. le marquis son fils, et c’est toujours le matin ; encore quelquefois n’est-il pas levé.

Y avait-il rien de plus mauvais augure que tout ce que j’entendais là ? Que ferai-je donc, et quelle est ma ressource ? dis-je d’un air consterné à madame Darcire, qui commençait aussi à n’avoir pas bonne opinion de tout cela. Il n’est pas possible, en nous informant avec soin, que nous ne découvrions bientôt où elle est, me dit-elle ; il ne faut pas vous inquiéter ; ceci n’est qu’un effet du hasard et des circonstances dans lesquelles vous arrivez. Je ne lui répondis que par un soupir, et nous nous éloignâmes.

Il m’aurait été bien aisé, dans le quartier où nous étions alors, d’aller chercher cette dame avec qui nous avions voyagé, à qui j’avais prêté de l’argent, et de qui je devais savoir des nouvelles chez le marquis de Viry, rue Saint-Louis, à ce qu’elle m’avait dit ; mais dans ce moment-là je ne pensai point à elle ; je n’étais occupée que de ma mère, que de mes tristes soupçons sur son état, et que de l’impossibilité où je me voyais de l’embrasser.

Madame Darcire fit tout ce qu’elle put pour rassurer mon esprit et pour dissiper mes alarmes. Mais cette mère, qui était venue à pied chez son fils, que sa lassitude avait obligée de se reposer : cette mère qui faisait si peu de figure, qui était si enterrée que les gens mêmes de son fils ne savaient pas sa demeure, me revenait toujours dans la pensée.

De la Place-Royale nous allâmes chez le procureur de madame Darcire ; de là, dans une maison où on avait mis le scellé, et qui avait appartenu à la personne dont elle était héritière ; elle y demeura près d’une heure et demie, et puis nous rentrâmes au logis avec ce procureur, à qui elle devait donner quelques papiers dont il avait besoin pour elle.

Cet homme, pendant que nous étions dans le carrosse, parla de quelqu’un qui demeurait au Marais, et qu’il devait voir le lendemain, au sujet de la succession de madame Darcire. Comme c’était là le quartier du marquis et celui où j’avais espéré de trouver ma mère, je lui demandai s’il ne la connaissait pas, sans lui dire cependant que j’étais sa fille.

Oui, me dit-il ; je l’ai vue deux ou trois fois avant la mort de son mari, qui m’avait en ce temps-là chargé de quelque affaire ; mais depuis qu’il est mort, je ne sais plus ce qu’elle est devenue ; j’ai seulement ouï dire qu’elle n’était pas fort heureuse.

Eh ! quel est donc son état ? lui répondis-je avec une émotion que j’avais bien de la peine à cacher. Son fils est si riche et si grand seigneur ! ajoutai-je. Il est vrai, reprit-il, et il a épousé la fille de M. le duc de… Mais je crois la marquise brouillée avec lui et avec sa belle-fille ; cette marquise n’était, dit-on, que la veuve d’une très mince et très pauvre gentilhomme de province, dont défunt le marquis devint amoureux dans le pays, et qu’il épousa étourdiment, tout riche et tout grand seigneur qu’il était lui-même. Aujourd’hui qu’il est mort, et que le fils qu’il a eu d’elle s’est marié avec la fille du duc de…, il se peut bien faire que cette fille du duc, je veux dire que madame la marquise la jeune ne voie pas de trop bon œil une belle-mère comme la vieille marquise, et ne se soucie pas beaucoup de se voir alliée à tous les petits hobereaux de sa famille et de celle de son premier mari, dont on dit aussi qu’il reste une fille qu’on n’a jamais vue, et qu’apparemment on n’est pas curieux de voir. Voilà à peu près ce que je puis conclure de tous les propos que j’ai entendus à ce sujet-là.

Des larmes coulaient de mes yeux pendant qu’il parlait ainsi ; je n’avais pu les retenir à cet étrange discours, et n’étais pas même en état d’y rien répondre.

Madame Darcire, qui était la meilleure femme du monde et qui avait pris de l’amitié pour moi, avait rougi plus d’une fois en l’écoutant, et s’était même aperçue que je pleurais.

Qu’appelle-t-on des hobereaux, monsieur ? lui dit-elle quand il eut fini. Il faut que madame la marquise la jeune, toute fille de duc qu’elle est, soit bien mal informée si elle rougit des alliances dont vous parlez ; je lui apprendrais, moi qui suis du pays de cette belle-mère qu’elle méprise, je lui apprendrais que la marquise, qui s’appelle de Tresle de son nom, est une des plus nobles et des plus anciennes maison de notre province ; que celle de M. de Tervire, son premier mari, ne le cède à pas une que je connaisse ; qu’il n’y en avait point anciennement de plus considérable par l’étendue de ses terres ; et que, toute diminuée qu’elle est aujourd’hui de ce côté-là, M. de Tervire aurait encore laissé à sa veuve plus de dix-huit ou vingt mille livres de rente, sans la mauvaise humeur d’un père qui les lui ôta pour les donner à son cadet ; et qu’enfin il n’y a ni gentilhomme, ni marquis, ni duc en France, qui ne pût avec honneur épouser mademoiselle de Tervire, qui est cette fille qu’on n’a jamais vue à Paris, que madame la marquise laissa effectivement à ses parents quand elle quitta la province, et sur qui aucune fille de ce pays-ci ne l’emportera, ni par la figure, ni par les qualités de l’esprit et du caractère.

Le procureur alors, qui me vit les yeux mouillés, et qui fit réflexion que c’était moi qui lui avais demandé des nouvelles de la vieille marquise, soupçonna que je pouvais bien être cette fille dont il était question.

Madame, dit-il un peu confus à madame Darcire, que je n’aie rapporté que les discours d’autrui, j’ai peur d’avoir fait une imprudence ; ne serait-ce pas mademoiselle de Tervire elle-même que je vois ?

Il aurait été difficile de le lui dissimuler ; ma contenance ne le permettait pas, et ne me laissait pas deux partis à prendre ; aussi madame Darcire n’hésita-t-elle point. Oui, monsieur, lui dit-elle, vous ne vous trompez pas, c’est elle ; voilà cette petite provinciale qu’on n’est pas curieuse de voir, que sans doute on s’imagine être une espèce de paysanne, et à qui on serait peut-être fort heureuse de ressembler. Je ne crois pas qu’on y perdît, de quelque manière qu’on soit faite, répondit-il, en me suppliant de lui pardonner ce qu’il avait dit. Notre carrosse arrêtait en ce moment, nous étions arrivés, et je ne lui répondis que par une inclination de tête.

Vous jugez bien que dès qu’il fut sorti, je n’oubliai pas de remercier madame Darcire du portrait flatteur qu’elle avait fait de moi, et de cette colère vraiment obligeante avec laquelle elle avait défendu ma famille et vengé les miens des mépris de ma belle-sœur. Mais ce que le procureur nous avait dit ne servit qu’à me confirmer dans ce que je pensais de la situation de ma mère, et plus je la croyais à plaindre, plus il m’était douloureux de ne savoir où l’aller chercher.

Il est vrai qu’à proprement parler je ne la connaissais pas ; mais c’était cela même qui me donnait ce désir ardent que j’avais de la voir. C’est une si grande et si intéressante aventure que celle de retrouver une mère qui nous est inconnue ! Le seul nom qu’elle porte a quelque chose de si doux !

Ce qui contribuait encore beaucoup à m’attendrir pour la mienne, c’était de penser qu’on la méprisait, qu’elle était humiliée, qu’elle avait des chagrins, qu’elle souffrait même ; car j’allais jusque-là, et je partageais son humiliation et ses peines : mon amour-propre était de moitié avec le sien dans tous les affronts que je supposais qu’elle essuyait, et j’aurais eu, ce me semble, un plaisir extrême à lui montrer combien j’y étais sensible.

Il se peut bien que mon empressement n’eût pas été si vif, si je l’avais sue plus heureuse ; c’est que je ne me serais pas flattée non plus d’être si bien reçue : mais j’arrivais dans des circonstances qui me répondaient de son cœur ; j’étais comme sûre de la trouver meilleure mère, et je comptais sur sa tendresse à cause de son malheur.

Malgré toutes les informations que nous fîmes, madame Darcire et moi, nous avions déjà passé dix ou douze jours à Paris sans avoir pu découvrir où elle était, et j’en mourais d’impatience et de chagrin. Partout où nous allions nous parlions d’elle ; bien des gens la connaissaient ; tout le monde savait quelque chose de ce qui lui était arrivé, les uns plus, les autres moins ; mais comme je ne déguisais point que j’étais sa fille, que je me produisais sous ce nom-là, je m’apercevais bien qu’on me ménageait, qu’on ne me disait pas tout ce qu’on savait ; et le peu que j’en apprenais signifiait toujours qu’elle n’était pas à son aise.

Excédée enfin de l’inutilité de mes efforts pour la trouver, nous retournâmes au bout de douze jours, madame Darcire et moi, à la Place-Royale, dans l’espérance que ma mère y serait retournée elle-même, qu’on lui aurait dit que deux dames étaient venues l’y demander, et qu’en conséquence elle aurait bien pu laisser son adresse, afin qu’on la leur donnât, si elles revenaient la chercher.

Autre peine inutile ; ma mère n’avait pas reparu. On lui avait dit la première fois que le marquis ne serait de retour que dans trois semaines ou un mois, et sans doute elle attendait que ce temps-là fût passé pour se remontrer. Ce fut du moins ce qu’en pensa madame Darcire, qui me le persuada aussi.

Tout affligée que j’étais de voir toujours se prolonger mes inquiétudes, je m’avisai de songer que nous étions dans le quartier de madame Darneuil, de cette dame de la voiture, dont l’adresse était chez le marquis de Viry, avec qui, comme vous le savez, je m’étais liée d’une amitié assez tendre, et à qui d’ailleurs j’avais promis de donner de mes nouvelles.

Je proposai donc à madame Darcire d’aller la voir, puisque nous étions si près de la rue Saint-Louis ; elle y consentit, et la première maison à laquelle nous nous arrêtâmes pour demander celle du marquis de Viry, était attenant la sienne. C’est la porte d’après, nous dit-on ; et un des gens de madame Darcire y frappa sur-le-champ.

Personne ne venait, on redoubla ; et après un intervalle de temps assez considérable, parut un vieux domestique à longs cheveux blancs, qui, sans attendre qu’on lui fît de question, nous dit d’abord que M. de Viry était à Versailles avec madame.

Ce n’est pas lui à qui nous en voulons, lui répondis-je ; c’est madame Darneuil. Ah ! madame Darneuil, elle ne loge pas ici, reprit-il ; mais n’êtes-vous pas des dames nouvellement arrivées de province ? Depuis dix ou douze jours, lui dîmes-nous. Eh bien ! ayez la bonté d’attendre un instant, repartit-il ; je vais vous faire parler à une des femmes de madame, qui m’a bien recommandé de l’avertir quand vous viendriez. Et là-dessus il nous quitta pour aller lentement chercher cette femme, qui descendit et qui vint nous parler à la portière de notre carrosse. Pouvez-vous, lui dis-je, nous apprendre où est madame Darneuil ? Nous avons cru la trouver ici.

Non, mesdames, elle n’y demeure pas, répondit-elle ; mais n’est-ce pas vous, mademoiselle, avec qui elle arriva à Paris ces jours passés, et qui lui prêtâtes de l’argent ? ajouta-t-elle en m’adressant la parole. Oui, c’est moi-même qui la forçai d’en prendre, lui dis-je, et j’aurais été charmée de le revoir. Où est-elle ? Dans le faubourg Saint-Germain, me dit cette femme (et c’était précisément notre quartier) ; j’ai même été avant-hier chez elle ; mais je ne me souviens plus du nom de sa rue, et elle m’a chargée dans l’absence de M. le marquis et de madame, de m’informer où vous logez, si on venait de votre part, et de remettre en même temps ces deux louis d’or que voici.

Je les pris : Tâchez, lui dis-je, de la voir demain ; retenez bien, je vous prie, où elle demeure, et vous me le ferez savoir par quelqu’un que j’enverrai ici dans deux ou trois jours. Elle me le promit, et nous partîmes.

En rentrant au logis, nous vîmes à deux portes au-dessus de la nôtre une grande quantité de peuple assemblé. Tout le monde était aux fenêtres ; il semblait qu’il y avait eu une rumeur, ou quelque accident considérable ; nous demandâmes ce que c’était.

Pendant que nous parlions, arriva notre hôtesse, grosse bourgeoise d’assez bonne mine, qui sortait du milieu de cette foule, de l’air d’une femme qui avait eu part à l’aventure. Elle gesticulait beaucoup, elle levait les épaules. Une partie de ce peuple l’entourait, et elle était suivie d’un petit homme assez mal arrangé, qui avait un tablier autour de lui, et qui lui parlait le chapeau à la main.

De quoi s’agit-il donc, madame ? lui dîmes-nous dès qu’elle se fut approchée. Dans un moment, nous répondit-elle, j’irai vous le dire, mesdames ; il faut que je finisse d’abord avec cet homme-ci, qu’elle mena effectivement chez elle.

Un demi-quart d’heure après, elle revint nous trouver. Je viens de voir la chose du monde qui m’a le plus touchée, nous dit-elle ; celui que vous avez vu avec moi tout à l’heure est le maître d’une auberge d’ici près, chez qui depuis dix ou douze jours est venue se loger une femme passablement bien mise, qui même, par ses discours et par ses manières, n’a pas trop l’air d’une femme du commun. Je viens de lui parler, et j’en suis encore tout émue.

Imaginez-vous, mesdames, que la fièvre l’a prise deux jours après être entrée chez cet homme qui ne la connaît point, qui lui a loué une de ses chambres, et lui a fait crédit jusqu’ici sans lui demander d’argent, quoique, dès le lendemain de son entrée chez lui, elle eût promis de lui en donner. Vous jugez bien que dans sa fièvre il lui a fallu des secours qui ont exigé une certaine dépense, et il ne lui en a refusé aucun ; il a toujours tout avancé : mais cet homme n’est pas riche ; elle se porte mieux aujourd’hui, et un chirurgien qui l’a saignée, qui a eu soin d’elle, qui lui a tenu lieu de médecin, un apothicaire qui lui a fourni des remèdes, demandent à présent tous deux à être payés. Ils ont été chez elle ; elle n’a pu les satisfaire, et sur-le-champ ils se sont adressés au maître de l’auberge qui les a été chercher pour elle. Celui-ci, effrayé de voir qu’elle n’avait pas même de quoi les payer, a non seulement eu peur de perdre aussi ce qu’elle lui devait, mais encore ce qu’il continuerait de lui avancer.

Sur ces entrefaites, est arrivé un petit marchand de province qui loge ordinairement chez lui. Toutes ses chambres sont louées ; il n’y a eu que celle de cette femme qu’il a regardée comme vide, parce qu’elle ne lui donnait point d’argent. Là-dessus il a pris son parti, et a été lui parler pour la prier de se pourvoir d’une chambre ailleurs, attendu qu’il se présentait une occasion de mettre dans la sienne quelqu’un dont il était sûr, et qui comptait l’occuper au retour de quelques courses qu’il était allé faire dans Paris. Vous me devez déjà beaucoup, a-t-il ajouté, et je ne vous dis point de me payer ; laissez-moi seulement quelques nippes pour mes sûretés, et ne m’ôtez point le profit que je puis retirer de ma chambre.

À ce discours, cette femme qui est un peu rétablie, mais encore trop faible pour sortir et pour déloger ainsi à la hâte, l’a prié d’attendre quelques jours, lui a dit qu’il ne s’inquiétât point, qu’elle le payerait incessamment, qu’elle avait même intention de le récompenser de tous ses soins, et que, dans une semaine au plus tard, elle l’enverrait porter un billet chez une personne de chez qui il ne reviendrait point sans avoir de l’argent ; qu’il ne s’agissait que d’un peu de patience ; qu’à l’égard des gages, elle n’en avait point à lui laisser qu’un peu de linge et quelques habits dont il ne ferait rien, et qui lui étaient absolument nécessaires ; qu’au surplus, s’il la connaissait, il verrait bien qu’elle n’était point femme à le tromper.

Je vous rapporte ce discours tel qu’elle le lui a répété devant moi lorsque je suis arrivée ; mais il l’avait déjà forcée de sortir de sa chambre, et de fermer une cassette qu’il voulait retenir pour nantissement ; de sorte que la querelle alors se passait dans une salle où ils étaient descendus, et où cet homme et sa fille criaient à toute voix contre cette femme qui résistait à s’en aller. Le bruit, ou plutôt le vacarme qu’ils faisaient, avait déjà amassé bien du monde, dont une partie était même entrée dans cette salle. Je revenais alors de chez une de mes amies qui demeure ici près ; et comme c’est de moi que cet homme tient la maison qu’il occupe, et qui m’appartient, je me suis arrêtée un moment en passant pour savoir d’où venait ce bruit. Cet homme m’a vue, m’a priée d’entrer, et m’a exposé le fait. Cette femme y a répondu inutilement ce que je viens de vous dire ; elle pleurait, je la voyais plus confuse et plus consternée que hardie ; elle ne se défendait presque que par sa douleur ; elle ne jetait que des soupirs avec un visage plus pâle et plus défait que je ne puis vous l’exprimer. Elle m’a tirée à quartier, m’a suppliée, si j’avais quelque pouvoir sur cet homme, de l’engager à lui accorder le peu de jours de délai qu’elle lui demandait, m’a donné sa parole qu’il serait payé, enfin m’a parlé d’un air et d’un ton qui m’ont pénétrée d’une véritable pitié ; j’ai même senti de la considération pour elle. Il n’était question que dix écus ; si je les perds, ils ne me ruineront pas, et Dieu m’en tiendra compte ; il n’y a rien de perdu avec lui. J’ai donc dit que j’allais les payer ; je l’ai fait remonter dans sa chambre, où l’on a reporté sa cassette, et j’ai emmené cet homme pour lui compter son argent chez moi. Voilà, mesdames, mot pour mot, l’histoire que je vous conte tout entière, à cause de l’impression qu’elle m’a faite ; et il en arrivera ce qui pourra, mais je n’aurais pas eu de repos avec moi sans les dix écus que j’ai avancés.

Nous ne fûmes pas insensibles à ce récit, madame Darcire et moi. Nous nous sentîmes attendries pour cette femme, qui, dans une aventure aussi douloureuse, avait su moins disputer que pleurer ; nous donnâmes de grands éloges à la bonne action de notre hôtesse, et nous voulûmes toutes deux y avoir part.

Le maître de cette auberge est apaisé, lui dîmes-nous, il attendra ; mais ce n’est pas assez ; cette femme est sans argent apparemment ; elle sort de maladie, à ce que vous dites ; elle a encore une semaine à passer chez cet homme, qui n’aura pas grand égard à l’état où elle est, ni aux ménagements dont elle a besoin dans une convalescence aussi récente que la sienne. Ayez la bonté, madame, de lui porter pour nous cette petite somme d’argent que voici (c’était neuf ou dix écus que nous lui remettions).

De tout mon cœur, reprit-elle, j’y vais de ce pas ; et elle partit. À son retour, elle nous dit qu’elle avait trouvé cette femme au lit, que son aventure l’avait extrêmement émue, et qu’elle n’était pas sans fièvre ; qu’à l’égard des dix écus que nous avions envoyés, ce n’avait été qu’en rougissant qu’elle les avait reçus ; qu’elle nous conjurait de vouloir bien qu’elle ne les prît qu’à titre d’emprunt ; que l’obligation qu’elle nous en aurait en serait plus grande, et sa reconnaissance encore plus digne d’elle et de nous ; qu’elle devait en effet recevoir incessamment de l’argent, et qu’elle ne manquerait pas de nous rendre le nôtre.

Ce compliment ne nous déplut point ; au contraire, il nous confirma dans l’opinion avantageuse que nous avions d’elle. Nous comprîmes qu’une âme ordinaire ne se serait point avisée de cette honnête et généreuse fierté-là, et nous ne nous en sûmes que meilleur gré de l’avoir obligée ; je ne sais pas même à quoi il tint que nous n’allassions la voir tant nous étions prévenues pour elle. Ce qu’il y a de sûr, c’est que je pensai le proposer à madame Darcire, qui, de son côté, m’avoua depuis qu’elle avait eu envie de me le proposer aussi.

En mon particulier je plaignis beaucoup cette inconnue, dont l’infortune me fit encore songer à ma mère, que je ne croyais pas, à beaucoup près, dans des embarras comparables, ni même approchant des siens, mais que j’imaginais seulement dans une situation peu convenable à son rang, quoique supportable et peut-être douce pour une femme qui aurait été d’une condition inférieure à la sienne ; je n’allais pas plus loin ; et, à mon avis, c’était bien en imaginer assez pour la plaindre, et pour penser qu’elle souffrait.

L’impossibilité de la trouver m’avait déterminée à laisser passer huit ou dix jours avant de retourner chez le marquis son fils, qui devait, dans l’espace de ce temps, être revenu de la campagne ; je ne doutais pas que je n’eusse chez lui des nouvelles de ma mère, qui aurait attendu qu’il fût de retour pour ne pas reparaître inutilement dans sa maison.

Deux ou trois jours après qu’on eut porté de notre part de l’argent à cette inconnue, nous sortîmes entre onze heures et midi, madame Darcire et moi, pour aller à la messe (c’était un jour de fête) ; et en revenant au logis, je crus apercevoir, à quarante ou cinquante pas de notre carrosse, une femme que je reconnus pour cette femme de chambre à qui nous avions parlé chez le marquis de Viry, rue Saint-Louis.

Vous vous souvenez bien que je lui avais promis de renvoyer le surlendemain savoir la demeure de madame Darneuil, qu’elle n’avait pu m’apprendre la première fois, et j’avais exactement tenu ma parole ; mais on avait dit qu’elle était sortie, et par distraction j’avais moi-même oublié d’y renvoyer depuis, quoique c’eût été mon dessein : aussi fus-je charmée de la rencontrer si à propos, et je la montrai aussitôt à madame Darcire, qui la reconnut comme moi.

Cette femme, qui nous vit de loin, parut nous remettre aussi, et resta sur le pas de la porte de l’aubergiste, chez lequel nous jugeâmes qu’elle allait entrer.

Nous fîmes arrêter quand nous fûmes près d’elle, et aussitôt elle nous salua. Je suis bien aise de vous revoir, lui dis-je ; je soupçonne que vous allez chez madame Darneuil, ou que vous sortez de chez elle ; ainsi vous me direz sa demeure.

Si vous voulez bien avoir la bonté, nous répondit-elle, d’attendre que j’aie dit un mot à une dame qui loge dans cette auberge, je reviendrai sur-le-champ répondre à votre question, mademoiselle, et je ne serai qu’un instant.

Une dame ! reprit avec quelque étonnement madame Darcire, qui savait du maître de l’auberge que notre inconnue était la seule femme qui logeât chez lui ; eh ! quelle est-elle donc ? ajouta-t-elle tout de suite. Et puis se retournant de mon côté : Ne serait-ce pas cette personne pour qui nous nous intéressons, me dit-elle, et à qui il arriva cette triste aventure de l’autre jour ?

C’est elle-même, repartit sur-le-champ la femme de chambre sans me donner le temps de répondre ; je vois bien que vous parlez d’une querelle qu’elle eut avec l’aubergiste, qui voulait qu’elle sortît de chez lui.

Voilà ce que c’est, reprit madame Darcire ; et puisque vous savez qui elle est, par quel accident se trouve-t-elle exposée à de si étranges extrémités ? Nous avons jugé par tout ce qu’on nous en a dit que ce doit être une femme de quelque chose.

Vous ne vous trompez pas, madame, lui répondit-elle ; elle n’est pas faite pour essuyer de pareils affronts, il s’en faut bien ; aussi en est-elle retombée malade. Je suis d’avis que nous allions la voir, si cela ne lui fait point de peine, dit madame Darcire ; montons-y, ma fille (c’était moi à qui elle adressait la parole).

Vous le pouvez, mesdames, reprit cette femme, pourvu que vous vouliez bien d’abord me laisser entrer toute seule, afin que je la prévienne sur votre visite, et que je sache si vous ne la mortifierez pas ; il se pourrait qu’elle vous fît prier de lui épargner cette confusion-là.

Non, non, dit madame Darcire, qui était peut-être curieuse, mais qui assurément l’était encore moins que sensible ; non, nous ne risquons point de la chagriner ; elle a déjà entendu parler de nous ; il y a une personne qui, ces jours passés, l’alla voir de notre part, et je suis persuadée qu’elle nous verra volontiers. Prévenez-la cependant, si vous le jugez à propos ; nous allons vous suivre ; mais vous entrerez la première, et vous lui direz que nous demeurons dans ce grand hôtel, presque attenant son auberge, que c’est notre hôtesse qui vint la voir, et que nous la lui envoyâmes il y a quelques jours. Elle saura bien là-dessus qui nous sommes.

Nous descendîmes aussitôt de carrosse, et tout s’exécuta comme je viens de le dire. Il n’y avait qu’un petit escalier à monter, et c’était au premier sur le derrière. La femme de chambre se hâta d’entrer ; elle avait en effet des raisons d’avertir l’inconnue, qu’elle ne nous disait pas ; et nous nous arrêtâmes un instant assez près de la porte de la chambre, vis-à-vis de laquelle était le lit de la malade ; de façon que lorsqu’elle l’ouvrit, nous vîmes à notre aise cette malade qui était sur son séant, qui nous vit à son tour, malgré l’obscurité du passage où nous étions arrêtés, que nous reconnûmes enfin, et qui acheva de nous confirmer qu’elle était la personne que nous imaginions, par le mouvement de surprise qui lui échappa en nous voyant.

Ce qui fit encore que nous eûmes elle et nous tout le temps de nous examiner, c’est que cette porte, qui avait été un peu trop poussée, était restée ouverte.

Eh ! mon Dieu, ma fille, me dit tout bas madame Darcire, n’est-ce pas là madame Darneuil ? Et pendant qu’elle me parlait ainsi, je vis la malade qui joignit tristement les mains, qui me les tendit ensuite en soupirant, et en jetant sur moi des regards languissants et mortifiés, quoique tendres.

Je n’attendis pas qu’elle s’expliquât davantage ; et pour lui ôter sa confusion à force de caresses, je courus tout émue l’embrasser d’un air si vif et si empressé, qu’elle fondit en pleurs dans mes bras, sans pouvoir prononcer un mot dans l’attendrissement où elle était.

Enfin, quand ses premiers mouvements, mêlés sans doute pour elle d’autant d’humiliation que de confiance, furent passés : Je m’étais condamnée à ne vous plus revoir, me dit-elle, et jamais rien ne m’a tant coûté que cela ; c’est ce qu’il y a eu de plus dur pour moi dans l’état où vous me trouvez.

Je redoublai de caresses là-dessus. Vous n’y songez pas, lui dis-je en lui prenant une main, pendant qu’elle donnait l’autre à madame Darcire, vous n’y songez pas ; vous ne nous avez donc crues ni sensibles ni raisonnables ? Eh ! madame, à qui n’arrive-t-il pas des chagrins dans la vie ? Pensez-vous que nous nous soyons trompées sur les égards et sur la considération qu’on vous doit ? et, dans quelque état que vous soyez, une femme comme vous peut-elle jamais cesser d’être respectable ?

Madame Darcire lui tint à peu près les mêmes discours ; effectivement il n’y en avait point d’autres à lui tenir, il ne fallait que jeter les yeux sur elle pour voir qu’elle était hors de sa place.

La femme de chambre avait les larmes aux yeux, et était à quelques pas de nous qui se taisait. Vous avez grand tort, lui dis-je, de ne nous avoir pas averties dès la première fois que vous nous vîtes. Je n’aurais pas mieux demandé, nous dit-elle ; mais je n’ai pu me dispenser de suivre les ordres de madame ; j’ai été dix-sept ans à son service ; c’est elle qui m’a mise chez madame de Viry ; je la regarde toujours comme ma maîtresse, et jamais elle n’a voulu me donner la permission de vous instruire quand vous viendriez.

Ne la querellez point, reprit la malade ; je n’oublierai jamais les témoignages de son bon cœur. Croiriez-vous qu’elle m’apporta ces jours passés tout ce qu’elle avait d’argent, tandis que cinq ou six personnes de la première distinction à qui je me suis adressée, et avec qui j’ai vécu comme avec mes meilleurs amis, n’ont pas eu le courage de me prêter une somme médiocre qui m’aurait épargné les extrémités où je me suis vue, et se sont contentées de se défaire de moi avec de fades et honteuses politesses ? Il est vrai que je n’ai pas pris l’argent de cette fille ; heureusement le vôtre était venu alors ; votre hôtesse même m’avait déjà tirée du plus fort de mes embarras, et je m’acquitterai de tout cela dans quelques jours ; mais ma reconnaissance sera éternelle.

À peine achevait-elle ce peu de mots, qu’un laquais vint dire à madame Darcire qu’il venait de mener son procureur à la porte de cette auberge, et qu’il l’y attendait pour lui rendre une réponse pressée. Je sais ce que c’est, répondit-elle ; il n’a qu’un mot à me dire, et je vais lui parler dans mon carrosse, après quoi je reviens sur-le-champ. Madame, ajouta-t-elle en s’adressant à l’inconnue, ne pensez plus à ce qui vous est arrivé depuis que vous êtes ici ; tranquillisez-vous sur votre état présent, et voyez en quoi nous pouvons vous être utiles pour le reste de vos affaires. Votre situation doit intéresser tous les honnêtes gens, et en vérité on est trop heureux d’avoir occasion de servir les personnes qui vous ressemblent.

L’inconnue ne la remercia que par des larmes de tendresse, et qu’en lui serrant les mains dans les siennes. Il faut avouer, me dit-elle ensuite, que j’ai du bonheur dans mes peines, quand je songe par qui je suis secourue ; que ce n’est ni par mes amis, ni par mes alliés, ni par aucun de ceux avec qui j’ai passé une partie de ma vie, ni par mes enfants mêmes ; car j’en ai, mademoiselle ; toute la France le sait, et tout cela me fuit, m’abandonne. J’aurais sans doute indignement péri au milieu de tant de ressources, sans vous, mademoiselle, à qui je suis inconnue, sans vous qui ne me devez rien, et qui, avec la sensibilité la plus prévenante, avec toutes les grâces imaginables, me tenez lieu tout à la fois d’amis, d’alliés et d’enfants ; sans votre amie que je rencontrai avec vous dans cette voiture ; sans cette pauvre fille qui m’a servie (souffrez que je la compte, son zèle et ses sentiments la rendent digne de l’honneur que je lui fais) ; enfin sans votre hôtesse qui ne m’a jamais connue, et qui n’a passé son chemin que pour venir s’attendrir sur moi ; voilà les personnes à qui j’ai l’obligation de ne pas mourir dans les derniers besoins, et dans l’obscurité la plus étonnante pour une femme comme moi. Qu’est-ce que c’est que la vie et que le monde est misérable !

Eh ! mon Dieu, madame, lui répondis-je aussi touchée qu’il est possible de l’être, commencez donc, comme vous en a tant priée madame Darcire, commencez par perdre de vue tous ces objets-là ; je vous le répète aussi bien qu’elle ; donnez-nous le plaisir de vous voir tranquille ; consosolez-nous nous-mêmes du chagrin que vous nous faites.

Eh bien ! voilà qui est fini, me dit-elle ; vous avez raison ; il n’y a ni adversité ni tristesse que tant de bonté de cœur ne doive assurément faire cesser. Parlons de vous, mademoiselle ; où est cette mère que vous êtes venue retrouver, et qu’il y a si longtemps que vous n’avez vue ? Dites-m’en des nouvelles. Est-ce que vous n’êtes pas encore avec elle ? Est-ce qu’elle est absente ? Ah ! mademoiselle, qu’elle doit vous aimer, qu’elle doit s’estimer heureuse d’avoir une fille comme vous ! Le ciel m’en a donné une aussi ; mais ce n’est pas elle dont j’ai à me plaindre, il s’en faut bien. Elle ne prononça ces derniers mots qu’avec un extrême serrement de cœur.

Hélas ! madame, lui répondis-je en soupirant aussi, vous parlez de la tendresse de ma mère. Si je vous disais que je n’ose pas me flatter qu’elle m’aime, et que ce sera bien assez pour moi si elle n’est pas fâchée de me voir, quoiqu’il y ait près de vingt ans qu’elle m’ait perdue de vue ; mais il ne s’agit pas de moi ici, nous nous entretiendrons de ce qui me regarde une autre fois. Revenons à vous, je vous prie ; vous êtes sans doute mal servie ? Vous avez besoin d’une garde, et je dirai à l’aubergiste, en descendant, de vous en chercher une dès aujourd’hui.

Je crus qu’elle allait répondre à ce que je lui disais, mais je fus bien étonnée de la voir tout à coup verser une abondance de larmes ; et puis, revenant à ce nombre d’années que j’avais passées éloignée de ma mère : Depuis vingt ans qu’elle vous a perdue de vue ! s’écria-t-elle d’un air pensif et pénétré ; je ne saurais entendre cela qu’avec douleur ! Juste ciel ! que votre mère a de reproches à se faire, aussi bien que moi ! Eh ! dites-moi, mademoiselle, ajouta-t-elle sans me laisser le temps de la réflexion, pour qui vous a-t-elle si fort négligée ? Dites-m’en la raison, je vous prie ?

C’est, lui répondis-je, que je n’avais tout au plus que deux ans quand elle se remaria ; et que trois semaines après son mari l’emmena à Paris, où elle accoucha d’un fils qui m’aura sans doute effacée de son cœur, ou du moins de son souvenir. Et depuis qu’elle est partie, je n’ai eu personne auprès d’elle qui lui ait parlé de moi ; je n’ai reçu en ma vie que trois ou quatre de ses lettres ; et il n’y a pas plus de quatre mois que j’étais chez une tante qui est morte, qui m’avait reçue chez elle, et avec qui j’ai passé six ou sept ans sans avoir eu de nouvelles de ma mère, à qui j’ai plusieurs fois écrit inutilement, que j’ai été chercher ici à la dernière adresse que j’avais d’elle, mais qui, depuis près de deux ans qu’elle était veuve de son second mari, ne demeure plus dans l’endroit où je croyais la voir, qui ne loge pas même chez son fils. Ce fils est marié ; il est actuellement à la campagne avec la marquise sa femme, et ses gens mêmes n’ont pu m’enseigner où est ma mère, quoiqu’elle y ait paru il y a quelques jours ; de sorte que je ne sais pas où la trouver, quelques recherches que j’aie faites et que je fasse encore ; ce qui achève de m’alarmer, ce qui me jette dans des inquiétudes mortelles, c’est que j’ai lieu de soupçonner qu’elle est dans une situation difficile ; c’est que j’entends dire que ce fils qu’elle a tant chéri, à qui elle avait donné tout son cœur, n’est pas trop digne de sa tendresse, et n’en agit pas trop bien avec elle. Il est du moins sûr qu’elle se cache, qu’elle se dérobe aux yeux de tout le monde, que personne ne sait le lieu de sa retraite, et ma mère ne devrait pas être ignorée : cela ne peut m’annoncer qu’une femme dans l’embarras, qui a peut-être de la peine à vivre, et qui ne veut pas avoir l’affront d’être vue dans l’état obscur où elle est.

Je ne pus m’empêcher de pleurer en finissant ce discours ; au lieu que mon inconnue, qui pleurait auparavant et qui avait toujours eu les yeux fixés sur moi pendant que je parlais, avait paru suspendre ses larmes pour m’écouter plus attentivement ; ses regards avaient eu quelque chose d’inquiet et d’égaré ; elle n’avait, ce me semble, respiré qu’avec agitation.

Quand j’eus cessé de parler, elle continua d’être comme je dis là ; elle ne me répondait point, elle se taisait interdite. L’air de son visage étonné me frappa ; j’en fus émue moi-même ; il me communiqua le trouble que j’y voyais peint, et nous nous considérâmes assez longtemps dans un silence dont la raison me remuait d’avance, sans que je la susse, lorsqu’elle le rompit d’une voix mal assurée pour me faire une question.

Mademoiselle, je crois que votre mère ne m’est pas inconnue, me dit-elle. En quel endroit, s’il vous plaît, demeure ce fils chez qui vous avez été la chercher ? À la Place-Royale, lui répondis-je alors d’un ton plus altéré que le sien. Et son nom ? reprit-elle avec empressement et respirant à peine. M. le marquis de… repartis-je toute tremblante. Ah ! ma chère Tervire s’écria-t-elle en se laissant aller entre mes bras. À cette exclamation, qui m’apprit sur-le-champ qu’elle était ma mère, je fis un cri dont fut épouvantée madame Darcire, que son procureur venait de quitter, et qui montait en cet instant l’escalier pour revenir nous joindre.

Incertaine de ce que mon cri signifiait dans une auberge de cette espèce, qui ne pouvait guère être que l’asile de gens de peu de chose, ou du moins d’une très mince fortune, elle cria à son tour pour faire venir du monde, et pour avoir du secours s’il en fallait.

En effet, au bruit qu’elle fit, l’hôte et sa fille, tous deux effrayés, montèrent avec le laquais de cette dame, et lui demandèrent de quoi il était question. Je n’en sais rien, leur dit-elle ; mais suivez-moi ; je viens d’entendre un grand cri qui est parti de la chambre de cette dame malade, chez qui j’ai laissé la jeune personne que j’y ai amenée, et je suis bien aise, à tout hasard, que vous veniez avec moi. De façon qu’ils l’accompagnèrent, et qu’ils entrèrent ensemble dans cette chambre-où j’avais perdu la force de parler, où j’étais faible, pâle et comme dans un état de stupidité ; enfin où je pleurais de joie, de surprise et de douleur.

Ma mère était évanouie, ou du moins n’avait encore donné aucun signe de connaissance depuis que je la tenais dans mes bras ; et la femme de chambre, à qui je n’aidais point, n’oubliait rien de ce qui pouvait la faire revenir à elle.

Que se passe-t-il donc ici ? me dit madame Darcire en entrant ; qu’avez-vous, mademoiselle ? Pour toute réponse, elle ne reçut d’abord que mes soupirs et mes larmes ; et puis levant la main, je lui montrai ma mère, comme si ce geste avait dû la mettre au fait. Qu’est-ce que c’est ? ajouta-t-elle ; est-ce qu’elle se meurt ? Non, madame, lui dit alors la femme de chambre ; mais elle vient de reconnaître sa fille, et elle s’est trouvée mal. Oui, lui dis-je alors en m’efforçant de parler, c’est ma mère.

Votre mère ! s’écria-t-elle encore en approchant pour la secourir. Quoi ! la marquise de… ! Quelle aventure !

Une marquise ! dit à son tour l’aubergiste, qui joignait les mains d’étonnement ; ah ! mon Dieu, chère dame ! Que ne m’a-t-elle appris sa qualité ? je me serais bien gardé de lui causer la moindre peine.

Cependant, à force de soins, ma mère insensiblement ouvrit les yeux et reprit ses esprits. Je passe le récit de mes caresses et des siennes. Les circonstances attendrissantes où je la retrouvais, la nouveauté de notre connaissance et du plaisir que j’avais à la voir et à l’appeler ma mère, le long oubli même où elle m’avait laissée, le tort qu’elle avait avec moi, et cette espèce de vengeance que je prenais de son cœur par les tendresses du mien, tout contribuait à me la rendre plus chère qu’elle ne me l’aurait peut-être jamais été, si j’avais toujours vécu avec elle. Ah ! Tervire ! ah ! ma fille, me disait-elle, que tes transports me rendent coupable !

Cependant cette joie que nous avions elle et moi de nous revoir ensemble, nous la payâmes toutes deux bien cher. Soit que la force des mouvements qu’elle avait éprouvés eussent fait une trop grande révolution en elle, soit que sa fièvre et ses chagrins l’eussent déjà trop affaiblie, on s’aperçut quelques jours après d’une paralysie qui lui tenait tout le côté droit, qui lui gagna bientôt l’autre côté, et qui lui resta jusqu’à la fin de sa vie.

Je parlai ce jour-là même de la transporter dans notre hôtel ; mais sa fièvre qui avait augmenté, jointe à son extrême faiblesse, ne le permit pas, et un médecin que j’envoyais chercher nous en empêcha.

Je ne vis point d’autre équivalent que de loger avec elle et de ne point la quitter, et je priai la femme de chambre, qui était encore avec nous, d’appeler l’aubergiste pour lui demander une chambre à côté de la sienne ; mais ma mère m’assura qu’il n’y en avait point chez lui qui ne fût occupée. Je me ferai donc mettre un lit dans la vôtre ? lui dis-je. Non, me répondit-elle, cela n’est pas possible, non ; et c’est à quoi il ne faut pas songer ; celle-ci est trop petite, comme vous voyez : gardez-moi votre santé, ma fille ; vous reposeriez mal ici ; ce serait une inquiétude de plus pour moi, et je n’en serais peut-être que plus malade. Vous demeurez ici près ; j’aurai la consolation de vous voir autant que vous le voudrez, et une garde me suffira.

J’insistai vivement ; je ne pouvais consentir à la laisser dans ce triste et misérable gîte : mais elle ne voulut pas m’écouter. Madame Darcire entra dans son sentiment, et il fut arrêté, malgré moi, que je me contenterais de venir chez elle, en attendant qu’on pût la transporter ailleurs ; aussi, dès que j’étais levée, je me rendais dans sa chambre et n’en sortais que le soir. J’y dînais même le plus souvent, et fort mal ; mais je la voyais, j’étais contente.

Sa paralysie m’aurait extrêmement affligée, si on ne nous avait pas fait espérer qu’elle en guérirait ; cependant on se trompa.

Le lendemain de notre reconnaissance, elle me conta son histoire.

Il n’y avait pas en effet plus de dix-huit ou dix-neuf mois que le marquis son mari était mort, accablé d’infirmités. Elle avait été fort heureuse avec lui, et leur union n’avait pas été altérée un instant pendant près de vingt ans qu’ils avaient vécu ensemble.

Ce fils qu’il avait eu d’elle, cet objet de tant d’amour, qui était bien fait, mais dont elle avait négligé de régler le cœur et l’esprit, et que, par un excès de faiblesse et de complaisance, elle avait laissé s’imbiber de tout ce que les préjugés de l’orgueil et de la vanité ont de plus sot et de plus misérable ; ce fils enfin, qui était un des plus grands partis qu’il y eût en France, avait à peu près dix-huit ans, quand le père, qui était extrêmement riche, et qui souhaitait le voir marié avant de mourir, proposa à la marquise, sans l’avis de laquelle il ne faisait rien, de parler à M. le duc de… pour sa fille.

La marquise, qui, comme je viens de vous le dire, adorait ce fils et ne respirait que pour lui, non seulement approuva son dessein, mais le pressa de l’exécuter.

Le duc de…, qui n’aurait pu choisir un gendre plus convenable de toutes façons, accepta avec joie la proposition, arrangea tout avec lui, et quinze jours après nos jeunes gens s’épousèrent.

À peine furent-ils mariés, que le marquis (je parle du père) tomba sérieusement malade ; il ne vécut plus que six ou sept semaines. Tout le bien venait de lui ; vous savez que ma mère n’en avait point, et que, lorsqu’il l’avait épousée, elle ne vivait que sur la légitime de mon père, dont je vous ai déjà dit la valeur, et sur quelques morceaux de terre qu’elle lui avait apportés en mariage, et qui n’étaient presque rien.

Il est vrai que le marquis lui avait reconnu une dot assez considérable, de laquelle elle aurait pu vivre fort convenablement, si elle n’avait rien changé ; mais sa tendresse pour le jeune marquis l’aveugla, et peut-être fallait-il aussi qu’elle fût punie du coupable oubli de tous ses devoirs envers sa fille.

Elle eut donc l’imprudence de renoncer à tous ses droits en faveur de son fils, et de se contenter d’une pension assez modique qu’il était convenu de lui faire, à laquelle elle se borna d’autant plus volontiers qu’il s’engageait à la prendre chez lui et à la défrayer de tout.

Elle se retira chez ce fils deux jours après la mort de son mari ; on l’y reçut d’abord avec politesse. Le premier mois s’y passe sans qu’elle ait à se plaindre des façons qu’on a pour elle, mais aussi sans qu’elle ait à s’en louer ; c’étaient de ces procédés froids, quoique honnêtes, dont le cœur ne saurait être content, mais dont on ne pourrait faire sentir ni expliquer le défaut aux autres.

Après ce premier mois, son fils insensiblement la négligea plus qu’à l’ordinaire. Sa belle-fille, qui était naturellement fière et dédaigneuse, qui avait vu par hasard quelques nobles du pays venir en assez mauvais ordre rendre visite à sa belle-mère, qui la croyait elle-même fort au-dessous de l’honneur que feu le marquis lui avait fait de l’épouser, redoubla de froideur pour elle, supprima de jour en jour certains égards qu’elle avait eus jusque alors, et se relâcha si fort sur les attentions, qu’elle en devint choquante.

Aussi ma mère, qui de son côté avait de la hauteur, en fut-elle extrêmement offensée, et elle lui en marqua un jour son ressentiment.

Je vous dispense, lui dit-elle, du respect que vous me devez comme à votre belle-mère ; manquez-y tant qu’il vous plaira, c’est plus votre affaire que la mienne, et je laisse au public à me venger là-dessus : mais je ne souffrirai point que vous me traitiez avec moins de politesse que vous n’oseriez même en avoir avec votre égale. Moi, vous manquer de politesse, madame, lui répondit sa belle-fille en se retirant dans son cabinet ; mais vraiment le reproche est considérable, et je serais très fâchée de le mériter ; quant au respect qu’on vous doit, j’espère que ce public, dont vous menacez, n’y sera pas si difficile que vous.

Ma mère sortit outrée de cette réponse ironique, s’en plaignit quelques heures après à son fils, et n’eut pas lieu d’en être plus contente que de sa belle-fille. Il ne fit que rire de la querelle ; ce n’était, disait-il, qu’un débat de femmes, qu’elles oublieraient le lendemain l’une et l’autre, et dont il ne devait pas se mêler.

Les dédains de la jeune marquise pour sa mère ne lui étaient pas nouveaux ; il savait déjà le peu de cas qu’elle faisait d’elle, et la différence qu’elle mettait entre la noblesse campagnarde de cette mère et la haute naissance de feu le marquis son père ; il l’avait plus d’une fois entendue badiner là-dessus, et n’en avait point été scandalisé. Ridiculement satisfait de la justice que cette jeune femme rendait au sang de son père, il abandonnait volontairement celui de sa mère à ses plaisanteries ; peut-être le dédaignait-il lui-même, et ne le trouvait-il pas digne de lui. Sait-on les folies et les impertinences qui peuvent entrer dans la tête d’un jeune étourdi de grande condition, qui n’a jamais pensé que de travers ? Y a-t-il des misères d’esprit dont il ne soit capable ?

Enfin ma mère, que personne ne défendait, qui n’avait ni parents qui prissent son parti, ni amis qui s’intéressassent à elle (car des amis courageux et zélés, en a-t-on quand on n’a plus rien, qu’on ne fait plus de figure dans le monde, et que toute la considération qu’on y peut espérer est, pour ainsi dire, à la merci du bon ou du mauvais cœur de gens à qui l’on a tout donné, et dont la reconnaissance ou l’ingratitude sont désormais les arbitres de votre sort ?) ; enfin ma mère, dis-je, abandonnée de son fils, dédaignée de sa belle-fille, comptée pour rien dans la maison où elle était devenue comme un objet de risée, où elle essuyait en toute occasion l’insolente indifférence des valets, même pour tout ce qui la regardait, sortit un matin de chez son fils, et se retira dans un très petit appartement qu’elle avait fait louer par cette femme de chambre dont je viens de vous parler tout à l’heure, qui ne voulut point la quitter, et pour qui, dans l’accommodement qu’elle avait fait avec son fils, elle avait aussi retenu cent écus de pension, dont elle a été près de huit mois sans recevoir un sou.

Ma mère en partant laissa une lettre pour le jeune marquis, où elle l’instruisait des raisons de sa retraite, c’est-à-dire de toutes les indignités qui l’y forçaient. Elle lui demandait en même temps deux quartiers de sa propre pension, dont il ne lui avait encore rien donné, et dont la moitié lui devenait absolument nécessaire pour l’achat d’une infinité de petites choses dont elle ne pouvait se passer dans cette maison où elle allait vivre, ou plutôt languir. Elle le priait aussi de lui envoyer le restant des meubles qu’elle s’était réservés en entrant chez lui, et qu’elle n’avait pu faire transporter en entier le jour de sa sortie.

Son fils ne reçut la lettre que le soir, à son retour d’une partie de chasse ; du moins l’assura-t-il ainsi à sa mère, qu’il vint voir le lendemain, et à qui il dit que la marquise serait venue avec lui, si elle n’avait point été indisposée.

Il voulut l’engager à retourner ; il ne voyait, disait-il, dans sa sortie, que l’effet d’une mauvaise humeur qui n’avait point de fondement ; il n’était question, dans tout ce qu’elle lui avait écrit, que de pures bagatelles qui ne méritaient point d’attention ; voulait-elle passer pour la femme du monde la plus épineuse, la plus emportée, et avec qui il était impossible de vivre ? Et mille autres discours qu’il lui tint, et qui n’étaient pas propres à persuader.

Aussi ne les écouta-t-elle pas, et les combattit-elle avec une force dont il ne put se tirer qu’en traitant tout ce qu’elle lui disait d’illusions, et qu’en feignant de ne la pas entendre.

Le résultat de sa visite, après avoir bien levé les épaules et joint cent fois les mains d’étonnement, fut de lui promettre, en sortant, d’envoyer l’argent qu’elle demandait, avec tous les meubles qu’il lui fallait, qui lui appartenaient, mais qu’on lui changea en partie, et auxquels on en substitua de plus médiocres et de moindre valeur, qui par là ne furent presque d’aucune ressource pour elle, quand elle fut obligé de les vendre pour subvenir aux extrémités pressantes où elle se trouva dans la suite ; car cette pension dont elle avait prié qu’on lui avançât deux quartiers, et sur laquelle elle ne reçut tout au plus que le tiers de la somme, continua toujours d’être si mal payée qu’il fallut à la fin quitter son appartement, et passer successivement de chambres en chambres garnies, suivant son plus ou moins d’exactitude à satisfaire les gens de qui elle les louait.

Ce fut dans le temps de ces tristes et fréquents changements de lieux qu’elle se défit de cette fidèle femme de chambre que rien de tout cela n’avait rebutée, qui ne se sépara d’elle qu’à regret, et qu’elle plaça chez la marquise de Viry.

Ce fut aussi dans cette situation que la veuve d’un officier, à qui elle avait autrefois rendu un service important, offrit de l’emmener pour quelques mois à une petite terre qu’elle avait à vingt lieues de Paris, et où elle allait vivre.

Ma mère l’y suivit ; elle y eut une maladie qui, malgré les secours de cette veuve plus généreuse que riche, lui coûta presque tout l’argent qu’elle y avait apporté ; de sorte qu’après deux mois et demi de séjour dans cette terre, se voyant un peu rétablie, elle prit le parti de revenir à Paris pour voir son fils, et pour tirer de lui plus de neuf mois de pension qu’il lui devait, ou pour employer même contre lui les voies de justice, si la dureté de ce fils ingrat l’y forçait.

La terre de la veuve n’était qu’à un demi-quart de lieue de l’endroit où la voiture que nous avions prise s’arrêtait ; ma mère l’y joignit, comme vous l’avez vu, et nous nous y trouvâmes madame Darcire et moi. Voilà de quelle façon nous nous rencontrâmes ; elle n’était point en état de faire de la dépense ; elle avait dessein de vivre à part, de se séparer de nous dans le repas ; et pour éviter de nous donner le spectacle d’une femme de condition dans l’indigence, elle crut devoir changer son nom, et en prendre un qui m’empêcha de la reconnaître. Revenons à présent où nous en étions.

Huit jours après notre reconnaissance chez cet aubergiste, nous jugeâmes qu’il était temps d’aller parler à son fils, et que sans doute il serait de retour de sa campagne. Madame Darcire voulut encore m’y accompagner.

Nous nous y rendîmes donc avec une lettre de ma mère, qui lui apprenait que j’étais sa sœur. Dans la supposition qu’il dînerait chez lui, nous observâmes de n’y arriver qu’à une heure et demie, de peur de le manquer. Mais nous n’étions pas destinées à le trouver sitôt ; il n’y avait encore que la marquise qui fût de retour, et l’on n’attendait le marquis que le surlendemain.

N’importe, me dit madame Darcire, demandez à voir la marquise ; c’était bien mon intention. Nous montâmes donc chez elle ; on lui annonce mademoiselle Tervire avec une autre dame, et pendant que nous lui entendons dire qu’elle ne sait qui nous sommes, nous entrons.

Il y avait chez elle une assez nombreuse compagnie, qui devait apparemment y dîner. Elle s’avança vers moi qui m’approchais d’elle, et me regarda d’un air qui semblait dire : Que me veut-elle ?

Quant à moi, à qui ni le rang qu’elle tenait à Paris et à la cour, ni ses titres, ni le faste de sa maison, n’en imposaient, et qui ne voyais tout simplement en elle que ma belle-sœur ; qui m’étais d’ailleurs fait annoncer sous le nom de Tervire, dont j’avais lieu de croire qu’elle avait du moins entendu parler, puisque c’était celui de sa belle-mère ; j’allai elle d’une manière assez tranquille mais polie, pour l’embrasser.

Je vis le moment où elle douta si elle me laisserait prendre cette liberté-là. Je parle suivant la pensée qu’elle eut peut-être, et qui me parut signifier ce que je vous dis. Cependant, toute réflexion faite, elle n’osa pas se refuser à ma politesse ; et le seul expédient qu’elle imagina pour y répondre sans conséquence, fut de s’y prêter par un léger baissement de tête qui avait l’air forcé, et qu’elle accordait nonchalamment à mes avances.

Je sentis tout cela ; et, malgré mon peu d’usage, je démêlai, à sa contenance paresseuse et hautaine, toutes ces petites fiertés qu’elle avait dans l’esprit. Notre orgueil nous met si vite au fait de celui des autres, et en général les finesses de l’orgueil sont toujours si grossières ! Et puis j’étais déjà instruite du sien ; on m’avait prévenue contre elle.

Joignez encore à cela une chose qui n’est pas si indifférente en pareil cas ; c’est que j’étais, à ce qu’on disait alors, d’une figure assez distinguée ; je me tenais bien, et il n’y avait personne qui, à ma façon de me présenter, dût se faire une peine de m’avouer pour parente ou pour alliée.

Madame, lui dis-je, je juge, par l’étonnement où vous êtes, qu’on vous a mal dit mon nom, qui ne saurait vous être inconnu ; je m’appelle Terrvire.

Elle continuait toujours de me regarder sans me répondre ; je ne doutai pas que ce ne fût encore une hauteur de sa part. Et je suis la sœur de M. le marquis, ajoutai-je tout de suite.

Je suis bien fâchée, mademoiselle, qu’il ne soit pas ici, me repartit-elle en nous faisant asseoir ; il n’y sera que dans deux jours.

On me l’a dit, madame, repris-je ; mais ma visite n’est pas pour lui seul, et je venais aussi pour avoir l’honneur de vous voir. Ce ne fut pas sans beaucoup de répugnance que je finis ma réponse par ce compliment-là ; mais il faut être honnête pour soi, quoique souvent ceux à qui l’on parle ne méritent pas qu’on le soit pour eux. D’ailleurs, ajoutai-je sans m’interrompre, il s’agit d’une affaire extrêmement pressée qui doit nous intéresser mon frère et moi, et vous aussi, madame, puisqu’elle regarde ma mère.

Ce n’est pas à moi, me dit-elle en souriant, qu’elle a coutume de s’adresser pour ses affaires, et je crois qu’à cet égard-là, mademoiselle, il vaut mieux attendre que M. le marquis soit revenu ; vous vous expliquerez avec lui. Son indifférence là-dessus me choqua ; je vis, aux mines de tous ceux qui étaient présents, qu’on nous écoutait avec quelque attention. Je venais de me nommer ; les airs froids de la jeune marquise ne paraissaient pas me faire une grande impression ; je lui parlais avec une aisance ferme qui commençait à me donner de l’importance, et qui rendait les assistants curieux de ce que deviendrait notre entretien ; car voilà comme sont les hommes ; de façon que, pour punir la marquise du peu de souci qu’elle prenait de ma mère, je résolus sur-le-champ d’en venir à une discussion qu’elle voulait éloigner, ou comme fatigante, ou comme étrangère à elle, et peut-être aussi comme honteuse.

Il est vrai que ceux que j’avais pour témoins étaient ses amis ; mais je jugeais que leur attention curieuse et maligne les disposait favorablement pour moi, et qu’elle allait leur tenir lieu d’équité.

J’étais avec cela bien persuadée qu’ils ne savaient pas l’horrible situation de ma mère ; et j’aurais pu les défier, ce me semble, de quelque caractère qu’ils fussent, raisonnables ou non, de n’en pas être scandalisés, quand ils la connaîtraient.

Madame, lui dis-je donc, les affaires de ma mère sont bien simples et bien faciles à entendre ; tout se réduit à de l’argent qu’elle demande, et dont vous n’ignorez pas qu’elle ne saurait se passer.

Je viens de vous dire, repartit-elle, que c’est à M. le marquis qu’il faut parler, qu’il sera ici incessamment, et que ce n’est pas moi qui me mêle de l’arrangement qu’ils ont là-dessus ensemble.

Mais, madame, lui dis-je, tout cet arrangement ne consiste qu’à acquitter une pension qu’on a négligé de payer depuis près d’un an ; et vous pouvez, sans aucun inconvénient, vous mêler des embarras d’une belle-mère qui vous a aimée jusqu’à vous donner tout ce qu’elle avait.

J’ai ouï dire qu’elle tenait elle-même tout ce qu’elle nous a donné de feu M. le marquis, reprit-elle d’un ton presque moqueur, et je ne me crois pas obligée de remercier madame votre mère de ce que son fis est l’héritier de son père.

Prenez donc garde, madame, que cette mère s’appelle aujourd’hui la vôtre aussi bien que la mienne, répondis-je, et que vous en parlez comme d’une étrangère, ou comme d’une personne à qui vous seriez fâchée d’appartenir.

Qui vous dit que j’en suis fâchée, mademoiselle ? reprit-elle, et à quoi me servirait-il de l’être ? En serait-elle moins ma belle-mère, puisque enfin elle l’est devenue, et qu’il a plu à feu M. le marquis de la donner pour mère à son fils ?

Faites-vous bien réflexion à l’étrange discours que vous tenez là, madame ? lui dis-je en la regardant avec une espèce de pitié. Que signifie ce reproche que vous faites à feu M. le marquis de son mariage ? Car enfin, s’il ne lui avait pas plu d’épouser ma mère, son fils apparemment n’aurait jamais été au monde, et ne serait pas aujourd’hui votre mari ; est-ce que vous voudriez qu’il ne fût pas né ? On le croirait ; mais assurément ce n’est pas là ce que vous entendez ; je suis persuadée que mon frère vous est cher, et que vous êtes bien aise qu’il vive ; mais ce que vous voulez dire, c’est que vous lui souhaiteriez une mère de meilleure maison que la sienne, n’est-il pas vrai ? Eh bien ! madame, s’il n’y a que cela qui vous chagrine, que votre fierté soit en repos là-dessus. M. le marquis était plus riche qu’elle, j’en conviens ; et de ce côté-là vous pouvez vous plaindre de lui tant qu’il vous plaira, je ne la défendrai pas. Quant au reste, soyez convaincue que sa naissance valait bien la sienne, qu’il ne se fit aucun tort en l’épousant, et que toute la province vous le dira. Je m’étonne que mon frère ne vous en ait pas instruite lui-même ; et madame Darcire, que vous voyez, avec qui je suis arrivée à Paris, et dont je ne doute pas que le nom n’y soit connu, voudra bien joindre son témoignage au mien. Ainsi, madame, ajoutai-je sans lui donner le temps de répondre, reconnaissez-la en toute sûreté pour votre belle-mère, vous ne risquez rien ; rendez-lui hardiment tous les devoirs de belle-fille que vous lui avez refusés jusqu’ici ; réparez l’injustice de vos dédains passés ; ils ont dû déplaire à tous ceux qui les ont vus ; ils vous ont sans doute gênée vous-même ; ils auraient toujours été injustes, quand ma mère aurait été mille fois moins que vous ne l’avez cru. Reprenez pour elle des façons et des sentiments dignes de vous, de votre éducation, de votre bon cœur, et de tous les témoignages qu’elle vous a donnés des tendresses du sien, par la confiance avec laquelle elle s’est fiée à vous et à son fils de ce qu’elle deviendrait le reste de sa vie.

Vous feriez vraiment d’excellents sermons, dit-elle alors en se levant d’un air qu’elle tâchait de rendre indifférent et distrait, et j’attendrais volontiers le reste du vôtre ; mais il n’y a qu’à le remettre ; on vient nous dire qu’on a servi : dînez-vous avec nous, mesdames ?

Non, madame, je vous rends grâces, répondis-je avec quelque indignation en me levant aussi, et je n’ai plus que deux mots à ajouter à ce que vous appelez mon sermon. Ma mère, qui ne s’est rien réservé, et que vous et son fils avez tous deux abandonnée aux plus affreuses extrémités ; qui a été forcée de vendre jusqu’aux meubles de rebut que vous lui aviez envoyés, et qui n’étaient point ceux qu’elle avait gardés ; enfin, cette mère qui n’a cru ni son fils ni vous, madame, capables de manquer de reconnaissance ; qui, moyennant une pension très médiocre, dont on est convenu, a bien voulu renoncer à tous ses droits par la bonne opinion qu’elle avait de son cœur et du vôtre ; elle que vous aviez tous deux engagée à venir chez vous pour y être servie, aimée, respectée autant qu’elle le devait être ; qui n’y a cependant essuyé que des affronts, qui s’y est vue rebutée, méprisée, insultée, et que par là vous avez forcée d’en sortir pour aller vivre ailleurs d’une petite pension qu’on ne lui paye point, qu’elle n’avait eu garde d’envisager comme une ressource, qui est cependant le seul bien qui lui reste, et dont la médiocrité même est une si grande preuve de sa confiance ; cette belle-mère infortunée, si punie d’en avoir cru sa tendresse, et dont les intérêts vous importent si peu : je viens vous dire, madame, que tout lui manquait hier, qu’elle était dans les derniers besoins, qu’on l’a trouvée ne sachant ni où se retirer ni où aller vivre ; qu’elle est actuellement malade, et logée dans une misérable auberge, où elle occupe une chambre obscure qu’elle ne pouvait pas payer, et dont on allait la mettre dehors à moitié mourante, sans une femme de ce quartier-là qui passait, qui ne la connaissait pas, et qui a eu pitié d’elle ; je dis pitié à la lettre, ajoutai-je ; car cela ne s’appelle pas autrement, et il n’y a plus moyen de ménager les termes. Et effectivement vous ne sauriez croire tout l’effet que ce mot produisit sur ceux qui étaient présents ; et ce mot, qui les remua tant, peut-être aurait-il blessé leurs oreilles délicates, et leur aurait-il paru ignoble et de mauvais goût, si je n’avais pas compris, je ne sais comment, que, pour en ôter la bassesse, et pour le rendre touchant, il fallait fortement appuyer dessus, et paraître surmonter la peine et la confusion qu’il me faisait à moi-même.

Aussi les vis-je tous lever les mains, et donner par différents gestes des marques de surprise et d’émotion.

Oui, madame, repris-je, voilà quelle était la situation de votre belle-mère, quand nous l’avons été voir ; on allait vendre ou du moins retenir son linge et ses habits, lorsque cette femme, dont je parle, a payé pour elle, sans savoir qui elle était, par pure humanité, et sans prétendre lui faire un prêt.

Elle est encore dans cette auberge, d’où son état ne nous a pas permis de la tirer. Cette auberge, madame, est dans tel quartier, dans telle rue, et à telle enseigne ; consultez-vous là-dessus, consultez ces messieurs qui sont vos amis ; je ne veux qu’eux pour juges entre vous et la marquise votre belle-mère : voyez si vous avez encore le courage de dire que vous ne vous mêlez, point de ses affaires. Mon frère est absent ; voici une lettre qu’elle lui a écrite, que je lui portais de sa part, et je vous la laisse ; adieu, madame.

Une cloche, qui appelait alors mon amie la religieuse à ses exercices, l’empêcha d’achever cette histoire, qui m’avait heureusement distraite de mes tristes pensées, qui avait duré plus longtemps qu’elle n’avait cru elle-même, et dont je vous enverrai incessamment la fin, avec la continuation de mes propres aventures.