La Vie du Bouddha (Herold)/Partie I/Chapitre 10

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L’Édition d’art (p. 48-53).



X


Le char entra dans le bois dont les jeunes arbres étaient tout fleuris. Des oiseaux enivrés d’air et de lumière y voletaient avec joie, et des lotus y buvaient l’heureuse fraîcheur des étangs. Le bois était plein d’amoureux sourires.

Siddhârtha allait contre son gré, tel un solitaire aux vœux jeunes encore, qui craindrait les tentations, et qu’on pousserait dans les palais divins où dansent les belles Apsaras. Curieuses, les femmes se levèrent et vinrent au-devant du prince comme au-devant d’un fiancé. L’admiration épanouissait leurs yeux, et elles tendaient vers lui des mains pareilles à des fleurs. Toutes pensaient : « C’est Kâma lui-même qui est descendu sur la terre. » Mais nulle ne parlait, nulle n’osait sourire, tant il les dominait de sa majesté.

Oudâyin appela les plus hardies et les plus belles, et il leur dit :

« Qu’avez-vous donc aujourd’hui, vous que j’ai choisies entre toutes pour séduire le prince, mon ami ? D’où vient que vous vous abaissiez au rang d’enfants timides et silencieuses ? Votre grâce, votre beauté, votre hardiesse rendraient même des femmes amoureuses de vous, et vous tremblez devant un homme ! Je ne suis pas content de vous. Réveillez-vous ! Éblouissez-le ! Qu’il cède à l’amour ! »

Une des jeunes femmes l’interrompit :

« Il nous effraie, ô maître ; il nous effraie par sa splendeur majestueuse.

— Si grand qu’il soit, reprit Oudâyin, il ne doit pas vous effrayer. Singulière est la puissance des femmes. Qu’il vous souvienne de tous ceux qu’ont, par les siècles, subjugués de tendres regards. Jadis le grand ascète Vyâsa, que les Dieux mêmes n’osaient affronter, reçut un coup de pied d’une courtisane qu’on appelait la Belle de Bénarès, et il en fut heureux. Le religieux Manthâlagautama, qui s’était illustré par ses longues pénitences, voulut plaire à une femme de la caste la plus basse, à l’impure Janghâ, et il se fit croque-morts. Çântâ sut, par son art, séduire Rishyaçringa, le sage qui n’avait jamais connu la femme, et le plus pieux des hommes, le glorieux Viçvâmitra, céda dans les forêts à l’Apsaras Ghritâcî. Combien vous en citerais-je encore qui furent vaincus par vos pareilles, ô belles ! Allez ; ne craignez pas le fils du roi. Souriez-lui et il vous aimera. »

Les paroles d’Oudâyin raffermirent le courage des femmes, et le prince se vit entouré de sourires et de grâces.

Les jeunes femmes usaient des ruses les plus aimables pour s’approcher de Siddhârtha, pour le frôler, pour le saisir, pour l’embrasser. Une feignait un faux pas, et se retenait à sa ceinture. Une autre venait à lui, mystérieuse, et, tout bas, lui soupirait à l’oreille : « Daigne, ô prince, écouter mon secret. » Une autre simulait une ivresse légère ; doucement, elle laissait tomber le voile bleu qui lui couvrait les seins, et elle venait s’appuyer à son épaule. Une autre sautait d’une branche de manguier, et, rieuse, tentait de l’arrêter au passage. Une autre encore lui tendait une fleur de lotus. Une chanta : « Vois, cher époux, cet arbre est tout couvert de fleurs, de fleurs dont le parfum enivre ; heureux, comme enfermés dans une cage d’or, des oiseaux merveilleux y chantent. Écoute, autour des fleurs, bourdonner les abeilles : le feu les anime et les brûle ; regarde la liane embrasser l’arbre en joie, la brise amoureuse les frôle. Vois-tu là-bas, dans la clairière favorable, l’étang argenté qui sommeille ? Il sourit mollement, comme une jeune femme qu’un rayon attendri caresse. »

Mais le prince ne souriait pas ; il n’était pas joyeux ; il songeait à la mort.

Il pensait : « Elles ne savent donc point, ces femmes, que la jeunesse est fugitive, que la vieillesse viendra, et qu’elle emportera leur beauté ! Elles ne prévoient pas l’assaut prochain de la maladie qui est la maîtresse du monde ! Et elles ne connaissent pas la mort, la mort impérieuse, la mort qui détruit tout ! Voilà pourquoi, les insouciantes, elles peuvent jouer et elles peuvent rire ! »

Oudâyin essayait de rompre la méditation de Siddhartha :

« Comment, disait-il, es-tu si peu courtois à l’égard de ces jeunes femmes ? Elles ne te plaisent point, peut-être : qu’importe ? Témoigne-leur quelque bienveillance, fût-ce au prix d’un mensonge. Épargne-leur la honte d’être dédaignées. Que vaudra ta beauté, si tu ignores la courtoisie ? Tu seras pareil à une forêt sans fleurs.

— À quoi bon mentir ? répondit le prince, à quoi bon flatter ? Je ne veux pas duper ces femmes. La vieillesse et la mort m’attendent. Ne cherche pas à me séduire, Oudâyin ; ne m’entraîne pas vers des plaisirs sans noblesse. J’ai vu la vieillesse, j’ai vu la maladie ; rien n’apaise mon esprit. Je ne puis douter de la mort. Et je me laisserais aller à l’amour ? L’homme qui connaît la mort, et qui pourtant va vers l’amour, de quel métal est-il donc fait ? Un garde cruel est à sa porte, un garde implacable, et il ne pleure pas ! »

Le soleil était au couchant. Les femmes ne riaient plus ; le prince ne regardait pas les guirlandes ni les joyaux qui les paraient, elles sentaient que toutes leurs mines seraient vaines ; et, lentement, elles prirent le chemin de la ville.

Le prince rentra au palais. Le roi Çouddhodana apprit d’Oudâyin que son fils fuyait les plaisirs et il ne dormit pas cette nuit-là.

Gopâ attendait le prince. Il se détourna d’elle. Elle fut inquiète, et, comme elle venait, à grand’peine, de s’endormir, elle eut un songe :

Toute la terre était ébranlée ; les plus hautes montagnes vacillaient, un vent farouche agitait les arbres ; il les brisait, il les déracinait. Le soleil et la lune, ainsi que les étoiles, étaient tombés du ciel sur la terre. Elle, Gopâ, n’avait plus ni robes ni parures ; elle avait perdu sa couronne, elle était toute nue. Ses cheveux étaient coupés. Le lit nuptial était brisé ; les vêtements du prince et les pierreries qui les ornaient étaient épars sur le sol. Des météores planaient sur la ville ténébreuse, et le Mérou, roi des montagnes, tremblait.

Gopâ, tout effrayée, s’éveilla ; elle courut à son mari :

« Seigneur, seigneur, cria-t-elle, que va-t-il arriver ? J’ai fait un rêve terrible ! Mes yeux sont pleins de larmes, et ma pensée est pleine de crainte.

— Raconte-moi ton rêve, » répondit le prince.

Gopâ dit tout ce qu’elle avait vu dans son sommeil. Le prince eut un grand sourire.

« Réjouis-toi, Gopâ, dit-il, réjouis-toi. Tu as vu la terre ébranlée ? C’est qu’un jour les Dieux mêmes s’inclineront devant toi. Tu as vu la lune et le soleil tombés du ciel ? C’est que bientôt tu vaincras la corruption, et qu’on t’en donnera des louanges infinies. Tu as vu les arbres déracinés ? C’est que tu sortiras de la forêt des désirs. Tu t’es vue les cheveux coupés ? C’est que tu couperas le réseau des passions qui t’enserre. Mes vêtements, mes parures, étaient dispersés ? C’est que je marche vers la délivrance. Des météores planaient sur la ville ténébreuse ? C’est que, sur le monde ignorant, sur le monde aveugle, je ferai luire la lumière de la sagesse, et ceux qui auront foi en mes paroles connaîtront le plaisir suprême et la joie. Sois heureuse, ô Gopâ, chasse la mélancolie ; bientôt tu seras honorée. Dors, Gopâ, dors : tu as fait un beau songe. »