La Vie en fleur/Chapitre IV

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Calmann-Lévy (p. 58-63).

IV

MADAME LAROQUE

Comme j’achevais de m’habiller, ma mère me dit :

— Madame Laroque est bien malade. Elle va mourir. Ses filles t’ont fait demander ce matin. Tu les trouveras toutes deux à son chevet. Dépêche-toi, mon enfant.

J’étais surpris. On avait parlé d’un rhume, et je n’y avais pas fait attention.

— La nuit a été terrible, ajouta ma mère. À quatre-vingt-treize ans, elle lutte avec une force inouïe contre le mal. Ce matin, elle est calme.

Je courus. À la porte de la chambre une barre invisible me frappa la poitrine et m’arrêta. Le grand silence n’était coupé que par le râle de la mourante. L’aînée des deux filles, la mère Séraphine, en costume religieux, le visage jaune comme une ancienne figure de cire, debout près du lit, tournait dans un verre une petite cuiller d’argent, grave et simple, bien au-dessus du commun et rendant d’humbles soins avec un calme ascétique, qui convenait à cette scène familière et solennelle. Thérèse, la cadette, bouffie d’insomnie et de larmes, ses cheveux blancs ébouriffés, les coudes sur les genoux, les poings dans les joues, affaissée, hébétée et douce, regardait sa mère. Je ne reconnaissais pas la chambre et rien pourtant n’y était changé, à cela près que des bouteilles, des fioles, des verres encombraient la table de nuit et le marbre de la cheminée. À gauche, le lit dont le haut bateau me cachait la mourante. Au-dessus, le bénitier dont la coquille était portée par deux anges de porcelaine coloriée, un crucifix et le portrait au pastel de Thérèse jeune et mince, coiffée de grandes coques brunes, en robe cannelle, à manches à gigot, qui lui faisait une « taille de sylphide ». Au fond, la fenêtre garnie de vieux rideaux de cotonnade rouge. À droite, la commode d’acajou, qui portait un service à café blanc avec de larges filets d’or ; au-dessus, un daguerréotype de Madame Laroque et une tête de Romulus dessinée au crayon noir, d’après David, par la mère Séraphine encore enfant. Et ces quatre murs si vulgaires se revêtaient de majesté.

— Entre donc, Pierre, me dit la religieuse.

J’approchai du lit. Le visage de Madame Laroque n’était pas changé. Le ventre météorisé soulevait les couvertures. Les mains terreuses grattaient les draps. La mourante tenait les yeux mi-clos et ne reconnaissait personne. Elle éprouvait sans doute une pénible impression de faim, car elle réclama plusieurs fois à manger et demanda d’une voix rude si elle était à l’auberge pour faire si maigre chère. Elle continuait de râler, mais demeurait parfaitement tranquille. Il y avait une demi-heure que j’étais près d’elle quand elle donna des signes d’agitation. Son visage était en feu, ses rares cheveux gris, échappés de sa coiffe, collaient sur ses tempes visqueuses.

Elle prononçait des paroles entrecoupées mais distinctes.

— Eh ! là !… Jeannette. Eh ! là… Espérez un peu, ma mère ; faut que je ramène la vache à l’étable… on ne voit plus clair… Ma mère, je leur ai donné de la soupe aux pois et une omelette… Des braconniers, des braconniers !…

Elle se voyait enfant, dans son village.

— Ma mère, il fait noir. On n’y voit goutte. Je vas allumer la vue.

Elle prononçait la veue, nommant ainsi la petite lampe de forme antique pendue au foyer normand.

— Ma mère, je vas faire des crêpes de sarrasin pour le petit Pierre qui en est friand.

En l’entendant parler ainsi, ses deux filles firent un mouvement brusque. Pour moi, j’éprouvai une impression étrange et terrible à m’entendre ainsi mêlé à des êtres et des choses d’un autre âge.

Thérèse restait abîmée dans sa chaise trop basse. La mère Séraphine me reconduisit dans l’antichambre et me dit d’une voix tranquille :

— Elle avait toute sa connaissance quand elle a reçu les sacrements. Elle a été administrée par l’abbé Moinier. Le médecin ne nous avait laissé, dès le début, aucun espoir, et le grand âge de notre mère ne permettait de se faire aucune illusion. Elle a été atteinte vendredi d’une pneumonie sénile. La paralysie des intestins s’est produite presque aussitôt. Thérèse, qui supporte mal l’insomnie, est très fatiguée.

Et la mère Séraphine, les mains dans ses manches, me fit un imperceptible signe de tête. Son esprit était grave et sans ornements comme son habit ; sa tristesse s’embellissait de paix. On entendait à travers la porte de la cuisine le perroquet Navarin qui disait :

J’ai du bon tabac
dans ma ta…
et de quoi ? Et de quoi ?

Quand je revins, le soir, les rideaux étaient tirés. Il n’y avait plus de verres, de fioles ni de bouteilles sur la table de nuit ; deux bougies y brûlaient ; une branche de buis trempait dans une soucoupe d’eau bénite. Madame Laroque, les mains jointes sur un crucifix, dormait paisiblement, toute blanche.

— Donne-lui un baiser d’adieu, Pierre, me dit la religieuse, elle t’aimait comme son enfant. Dans les derniers moments où elle garda sa raison, elle pensa à toi. Elle nous dit : « vous donnerez à Pierre une montre en or, en mémoire de moi. Et vous ferez graver sur le boîtier la date de… ». Elle n’acheva pas. Et, depuis ce moment-là, elle ne reconnut plus personne.