La Vie en fleur/Chapitre VII

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Calmann-Lévy (p. 91-113).

VII

MOURON POUR-LES-PETITS-OISEAUX

Du temps que j’étais écolier, chaque année, le 28 janvier, jour de la Saint-Charlemagne, un banquet réunissait les élèves qui avaient obtenu la première place en quelque matière. Élève de troisième, j’avais peu d’espoir de m’asseoir jamais à ce banquet des princes. J’étais trop loin de tenir la tête de ma classe, heureux d’en occuper le centre obscur. Ce n’est pas que je fusse paresseux ; je travaillais au contraire tout autant qu’un autre, et parfois davantage. Mais plus je travaillais, plus je m’éloignais des premiers rangs. La cause en était que je m’appliquais à des études entièrement étrangères à l’enseignement classique et avec une attention qui absorbait complètement mes facultés. D’ardentes curiosités m’attiraient tour à tour sur quelque sujet et m’y retenaient corps et âme. C’est ainsi que, cette année-là, pendant les trois semaines qui suivirent la rentrée des classes, je fus captivé par la reine Nitocris. Je ne pensais qu’à elle, je ne voyais, je ne respirais qu’elle. Les sujets composant les programmes, les thèmes, les versions, les narrations, les fables d’Ésope, les vies de Cornélius Népos, les guerres puniques ne m’étaient de rien. Je demeurais étranger à tout ce qui ne touchait pas à la reine Nitocris. Jamais amour ne fut plus exclusif. Au déclin de ce sentiment (car rien ne dure) ma mère un jour m’ayant donné une branche de gui, en me disant que c’était la plante sacrée des druides, je ne vis plus, durant des semaines, que forêts profondes, blanches prêtresses, faucilles d’or et corbeilles de gui. Puis ce furent les abeilles d’Aristée qui me possédèrent, et les pommes d’or du jardin des Hespérides. Ces occupations de mon esprit m’ôtaient toute apparence d’intelligence, et l’on conçoit qu’en cet état je ne pouvais inspirer beaucoup d’estime à M. Beaussier mon professeur, homme juste, d’un caractère grave et même un peu morose, d’une intelligence droite, sans grande étendue, autant que je peux croire, si je m’en rapporte à mes souvenirs. Il se montrait à mon égard d’une sévérité que ne tempérait nulle pitié, car, en son âme et conscience, il me considérait comme un esprit mauvais et pervers. Or, en dépit de mon humeur contemplative, j’avais une inclination, que j’ai bien perdue depuis : j’aimais la gloire. Oui, malgré les difformités de mon intelligence, qui me vouaient au mépris de M. Beaussier et me retranchaient à jamais de l’élite scolaire, j’aurais voulu briller sur les bancs de la classe et recueillir les lauriers comme un héros antique. Oui, j’aimais la gloire. L’éducation universitaire, qui avait tout de même pénétré en moi, me faisait confondre en une même admiration les vainqueurs de Salamine et les héros du Palmarès. J’aimais la gloire. La discipline napoléonienne à laquelle j’étais assujetti me faisait soupirer après la couronne de papier vert, comme elle m’eût inspiré ensuite le désir des croix, des cordons et des habits brodés, si je n’eusse mal tourné. J’aimais la gloire ; j’enviais nos illustres.

Ils étaient trois surtout, graves, sérieux, imposants, un peu lourds peut-être, mais solides, mais fermes, qui moissonnaient tous les lauriers et occupaient les premiers rangs, Radel, Laperlière et Maurisset. Tous trois pensionnaires, l’internat imprimait à leurs mœurs un caractère quasi militaire, et ils méprisaient comme des civils les externes tels que moi, qui n’étaient pas, autant dire, de la maison. Ils avaient l’esprit de corps qui me manquait tout à fait et que, pour mon malheur, je ne devais jamais acquérir. Ils dominaient dans les récréations ainsi que dans les classes et montraient, au cheval-fondu et dans les parties de barres, la maîtrise que nous leur reconnaissions en thème grec et en discours latin. Tant de grandeur m’étonnait plus qu’elle ne me charmait et j’éprouvais pour eux plus d’admiration que de sympathie.

Chaque semaine, le samedi soir, lorsqu’il annonçait les places de la composition, thème, version, discours latin ou narration, M. Beaussier avouait qu’en examinant avec une attention soutenue les copies de ces trois excellents élèves, il avait eu la plus grande peine à découvrir la supériorité de l’une de ces copies sur les deux autres. Selon lui Radel, Laperlière et Maurisset s’égalaient ; à peine pouvait-on dire que Radel était plus exact, Laperlière plus élégant, Maurisset plus concis. La concision, au jugement de M. Beaussier, était peut-être le principal mérite de Maurisset. Étranger à tout ce qui se disait et se faisait dans la classe, négligeant les préceptes les plus utiles, ignorant les règles les plus nécessaires, je produisais des thèmes et des versions bien éloignés de cette exactitude, de cette élégance et de cette concision. Tout ce qui sortait de ma plume abondait en solécismes et en barbarismes, en faux sens et en contre-sens. À la vue de ma copie, le visage de M. Beaussier exprimait tout à coup une tristesse décente, une sombre réprobation. Un pli douloureux contractait les lèvres minces et sinueuses du maître, qui me reprochait amèrement les incorrections dont fourmillaient mes devoirs et le mauvais goût qui achevait de les déparer à ses yeux ; ce mauvais goût désolait M. Beaussier et le grief qu’il m’en faisait m’accablait d’autant plus que je n’entrevoyais pas le moyen de m’en décharger en améliorant mon goût. Aujourd’hui, après tant d’années, je ne sais pas encore en quoi M. Beaussier trouvait mon goût si mauvais. Mais son antipathie pour ce goût était bien vive, à en juger par la manière dont il tournait ma copie du doigt avec un ricanement sinistre. Je souffrais de ces dédains. Je sentais bien qu’il fallait renoncer pour toujours à la gloire, heureux encore si je pouvais me réfugier dans une obscure médiocrité !

Une circonstance à cet égard me rassurait en quelque manière. Je ne descendais jamais aux trois dernières places. Ce n’était pas possible. Ce rang était à jamais assuré à Morlot, Laboriette et Chazal. Quelle que fût l’épreuve, en quelque matière qu’il fallût composer, sciences ou lettres, langues vivantes ou classiques, Morlot, Laboriette et Chazal étaient toujours les derniers. Le phénomène se reproduisait chaque semaine, avec la constance de ces lois, qui règlent le mouvement des astres, et le retour des saisons. Il y avait des variations sur le pénultième qui était tantôt Laboriette et tantôt Morlot. Quant au dernier, c’était Chazal invariablement et l’on admirait l’inébranlable fermeté avec laquelle il se maintenait à la dernière place. M. Beaussier ne faisait aucune objection à un fait d’une exactitude si satisfaisante et si nécessaire. Il s’inclinait devant la nécessité, maîtresse des hommes et des dieux, et il terminait la lecture du classement par les noms de Morlot, Laboriette et Chazal, sans commentaire inutile. Donc, en cas de défaite, Morlot, Laboriette et Chazal, si j’ose dire, assuraient mes derrières. Cette garantie n’était pas superflue et me devenait de jour en jour plus nécessaire. Je tendais à descendre, une secrète et maligne influence m’inclinait vers les rangs inférieurs. Comment me le dissimuler, quand M. Beaussier le constatait avec l’âpre joie d’une âme droite qui applaudit aux rigueurs de la justice ; quand ma mère, humiliée dans son plus cher orgueil, s’en plaignait durant les repas, que ses reproches me rendaient amers ; quand mon père gardait un silence réprobateur ; quand la bonne Justine, elle-même, perdant tout respect pour son petit maître, lui opposait l’exemple de son frère Symphorien, qui, pas plus haut qu’une botte, remportait tous les prix, chez les frères ? Je m’affligeais de cet abaissement progressif ; et j’en cherchais vainement la cause, ne songeant pas à l’attribuer à ce que je ne prenais nulle connaissance de ce qui se disait et se faisait dans la classe. Et je ne cessais de décliner. Un certain samedi de décembre, je me trouvai classé en thème grec (muses immortelles, ô chastes sœurs, ô Mnémosyne, dérobez à la mémoire ce souvenir humiliant), je me trouvai classé immédiatement au-dessus de Morlot, Laboriette et Chazal, intercalé entre Morlot, que je surmontais par la force des choses, et Mouron, que je ne pouvais souffrir et qui me surmontait par une fatalité dont j’étais étonné. Je méprisais profondément Mouron, Jacques Mouron, le petit Mouron, que nous appelions Mouron pour-les-petits-oiseaux, car nous avions de l’esprit. Je le croyais bête, et la suite de ce récit fera savoir si j’avais raison. Je le jugeais plus borné encore que Morlot, Laboriette et Chazal. Chazal était rustique et étonnait quelquefois par la naïveté joyeuse de ses reparties ; Laboriette, louche, hagard, hurlant, avait l’air d’un fou ; Morlot, qui dormait sans cesse, avait de longs cils soyeux et ressemblait à un prince enchanté des contes arabes. Ils avaient chacun quelque chose qui intéressait. Mouron me semblait sans aucun intérêt, et je crois que mes camarades n’en jugeaient pas autrement que moi. Petit, mince, malingre, toujours souffrant, il avait manqué beaucoup de classes, et ses nombreuses maladies avaient creusé des tranchées profondes d’ignorance dans son savoir classique. Il avait l’intelligence lente, la mémoire rebelle et son ingénuité laissait voir toutes grandes les disgrâces de son esprit. Enfin, nous le jugions laid parce qu’il était faible, stupide parce qu’il était timide, méprisable parce qu’il était inoffensif. Il y avait pourtant en Mouron je ne sais quoi de secret, de mystérieux, de profond qui aurait dû nous donner à réfléchir et suspendre notre jugement. Mais la promptitude de notre sottise nous emportait et la coutume s’était établie de railler et de tourmenter Mouron. Moi aussi je me moquais de Mouron. Car alors je respectais aveuglément la coutume. Si j’avais continué, je me déplairais beaucoup, mais j’aurais réussi dans le monde. Je méprisais Mouron, je me forçais à le déprécier et à le contemner, plus coupable et plus sot en cela que personne, si vraiment il n’existait pas entre Mouron et moi l’antipathie naturelle qui le séparait de ses autres condisciples et de ses maîtres. Du moins j’étais sincère. De bonne foi, je tenais Mouron pour un être bien inférieur à moi, absolument inférieur, d’une infériorité dégradante, et je lui témoignais autant de dédain, je l’accablais d’autant d’ironies que ma douceur naturelle et ma perpétuelle étourderie en laissaient à ma disposition.

M. Beaussier, je le proclame, et ses actions le crient plus haut que moi, M. Beaussier était un homme juste. Sa Thémis pouvait être sans lumière et sans grâce, mais elle tenait égaux les plateaux de ses balances. La circonstance singulière que je vais rapporter prouve que M. Beaussier jugeait sans haine et sans amour et que parfois son verdict lui coûtait de grandes douleurs. Voici le fait : un samedi, un étrange samedi, M. Beaussier annonça que j’étais premier en version latine. Il l’annonça d’un ton grave, avec tristesse, dans un profond abattement. Il donna à entendre que c’était fâcheux, que c’était regrettable, que c’était immoral. Mais enfin, il l’annonça, il le proclama, et cette place enfin qu’il s’affligeait de voir occupée par moi, c’est lui qui me l’avait décernée. La version, paraît-il, était difficile. Les plus habiles s’étaient égarés en maint endroit. Ils avaient cherché et n’avaient pas trouvé. Mon étourderie m’avait servi. Je n’avais, à mon habitude, songé à rien. Et, ne m’apercevant pas des difficultés, je les avais surmontées. Telle était, du moins, l’explication que hasardait M. Beaussier de ce fait inexplicable. Quoi qu’il en fût, j’étais premier, j’avais vaincu Radel, Laperlière et Maurisset.

J’étais premier. J’aimais la gloire, mais je n’étais pas fait pour elle. Je supportai mal la mienne. Son premier rayon qui me frappait d’une façon si inattendue m’échauffa la tête. Je devins fat ; par une aberration monstrueuse de ma raison, je trouvai naturel d’être le premier de ma classe, quand, en réalité, c’était hors de toute règle et de toute prévision. Soudain une pensée me vint, qui m’inonda de joie et me gonfla d’orgueil. Je songeai que je serais convié au banquet de la Saint-Charlemagne et que j’y siégerais parmi les grands et les forts au milieu des têtes des classes depuis cette troisième à laquelle j’appartenais, jusqu’à la rhétorique et aux mathématiques spéciales. Quel triomphe ! Quelle ivresse ! Le banquet de la Saint-Charlemagne n’était pas seulement illustre ; il était délicieux. Un ancien me l’avait conté ; on y servait des crèmes et des glaces ; on y buvait le vin de Champagne dans des coupes de cristal.

J’affectai des airs de supériorité fort ridicules et qui me mettaient bien au-dessous moralement de Morlot, Laboriette et Chazal. Et quand Mouron, le petit Mouron, s’arrêtant de dessiner des rosaces sur son cahier, se tourna vers moi et, de ses lèvres pâles qui découvraient des dents jaunes, me sourit d’un air à la fois moqueur et bienveillant, j’affectai de ne pas voir un si petit personnage. Et je murmurai à l’oreille de mon voisin Noufflard :

— Quel cancre, ce Mouron !

Quand la cloche sonna, j’imitai, en sortant de la salle, la démarche lourde, l’allure bovine de mes rivaux, un moment vaincus, mais toujours altiers et menaçants, Radel, Laperlière et Maurisset.

Hélas ! Je ne devais plus retrouver la victoire. La semaine suivante, M. Beaussier, avec une satisfaction visible, proclama mon abaissement. L’incorrection de mon thème, les solécismes et les barbarismes dont il était grevé me replongeaient soudain dans le dernier tiers de la classe, non loin de Morlot, Laboriette et Chazal. Ils possédaient, ceux-là, les attributs divins, la permanence et la stabilité. à tout prendre et pour mon malheur, ce premier rang, une seule fois occupé, ne faisait qu’imprimer à ma médiocrité un caractère de déchéance. Mais il m’assurait un siège au banquet de la Saint-Charlemagne.

Je me faisais de ce banquet une idée sans cesse grandissante. Je ne dis pas que je me le représentais comme le festin des dieux que Raphaël a peint sur un plafond de la Farnésine, et cela pour bien des raisons qu’il est inutile d’exposer. Du moins, je le chargeais dans mon esprit de toutes les pompes et de toutes les magnificences que pouvait concevoir mon imagination jeune et débile, mais déjà ornée. C’était le sujet le plus fréquent de mes méditations. Ce l’eût été de tous mes entretiens ; pourtant je n’osais en parler à mon père dont je craignais la froide raison, ni à ma mère qui m’eût dit sûrement que je ne méritais pas les honneurs de cette table, car être premier une seule fois, c’est l’être par hasard. J’en causais à la cuisine avec Justine, et ne m’avisai-je pas de lui dire, un jour, tandis qu’elle faisait frire à grand bruit les pommes de terre, qu’à la Saint-Charlemagne on servait des paons avec leur queue déployée, un cerf avec ses andouillers et des marcassins dans leur robe de soie. Ce n’était point un mensonge : j’avais trouvé ces splendeurs culinaires dans un livre de contes du vieux temps et je me persuadais qu’elles seraient renouvelées et agrandies dans le banquet du 28 janvier. Mais Justine ne m’écoutait pas et remuait le charbon avec un bruit si terrible qu’il faisait tressaillir mon père sur son fauteuil, à l’autre bout de l’appartement.

Cependant Mouron, le petit Mouron, doux et modeste, toujours timide, toujours un peu lent de pensée, s’élevait chaque semaine ; un jour même, il se plaça entre Laperlière et Maurisset, à l’étonnement des élèves et de M. Beaussier lui-même. Ce succès était le présage d’un succès plus grand et plus haut. Dans la seconde semaine de janvier, Mouron fut premier en thème grec. Il avait surpassé en expérience de l’iota souscrit Laperlière et Radel et mieux connu les verbes en mi que Maurisset lui-même. La classe entière accueillit le succès de Mouron en imitant joyeusement le chant des petits oiseaux, en faveur de celui qui portait le nom de leur plante favorite, et ces voix bocagères célébrant le héros des verbes en mi firent sourire M. Beaussier lui-même qui les lèvres retroussées, prit un moment l’aspect d’un vieux faune. On dit même, on dit que, dans les arbres chargés de neige, les moineaux joignirent leur chant à celui de leurs imitateurs. Pour moi, je l’avoue à ma honte, songeant que Mouron serait convié au banquet de la Saint-Charlemagne, j’en éprouvais une vive contrariété. Une gloire partagée avec Mouron me déplut et je cessai de me promettre honneur et joie d’une table où je serais assis à côté de lui. Je confesse ces sentiments et pourtant je demande, comme Jean-jacques Rousseau, s’il est un lecteur qui se croira meilleur que moi. En cette journée, où je montrai une âme si faible et si vaine, mon humiliation fut grande. M. Beaussier publia qu’à l’endroit de l’aoriste j’étais d’une ignorance crasse et que, dans mon thème, j’avais commis un nombre de fautes qui n’était dépassé que par Morlot, Laboriette et Chazal.

Je rentrai fort maussade à la maison et courus rejoindre Justine à la cuisine où elle épluchait des carottes avec un couteau redoutable. Ses bras nus étaient zébrés jusqu’à la saignée d’égratignures, de coupures, de déchirures et de toutes sortes d’estafilades. La rougeur de ses joues égalait l’éclat de la braise. Je lui annonçai que la Saint-Charlemagne n’était qu’un repas de cancres, d’oisons et de types inférieurs, et qu’on n’y servirait ni paons, ni cerfs, ni sangliers, mais de la morue et des haricots. J’entrepris de lui démontrer que Mouron pour-les-petits-oiseaux était bête comme un pot. Tandis que je parlais, elle souleva le couvercle de la marmite ; puis, le visage aveuglé d’une vapeur ardente, saisit sur la cheminée une poignée de sel, renversa une bouteille d’huile sur sa tête, heurta la table, fit tomber la lampe et s’étala de tout son long sur le carreau sonore. De telles mésaventures survenaient trop fréquemment pour qu’elle y prît garde. Mais il était difficile d’avoir une conversation suivie avec une personne si accidentée.

Le jour de la Saint-Charlemagne se leva humide et sombre. Le banquet se célébrait dans le réfectoire du collège, où je n’avais jamais pénétré, mais dont l’odeur fade et grasse, quand je passais devant les portes, me soulevait le cœur. Justine disait que j’avais le cœur délicat. La grande salle, garnie de longues tables de marbre noir, était ornée de guirlandes de papier dans le goût vif et simple des décorations de caserne et de sacristie. Il n’y avait pas de nappes ; mais les serviettes étaient pliées sur les assiettes en forme d’oiseau et ces blancs simulacres me charmèrent comme si les colombes d’Aphrodite eussent déjà volé dans mes rêves. Je fus placé entre Laperlière, dont je tenais la gauche, et Mouron, qui occupait à ma droite le bout de la table, au pied de l’estrade où M. le directeur, l’abbé Delalobe, brillait, vénérable et souriant, dans une noire couronne de professeurs. Je méprisais Mouron : Laperlière me méprisait. Nous n’échangions tous trois aucune parole. Laperlière avait la ressource de causer avec Radel son voisin de droite, tandis que nous étions assujettis, Mouron et moi, à un mutuel silence. On ne servit ni paons, ni cerfs, ni sangliers. Mais des radis et des ronds de saucisson, après une longue attente, passèrent. Je contemplais la couronne universitaire. M. Beaussier y fleurissait. Je reconnaissais ses lèvres sinueuses, ses gros favoris poivre et sel, son menton rasé de frais. Il avait l’air moins assuré que dans sa classe. Il mit sa serviette sous son menton et porta de la nourriture à sa bouche. J’en fus surpris. Je n’avais pas songé qu’il mangeât. Il était pourtant facile de l’imaginer, mais nous ne songeons pas à toutes les fonctions de la vie en voyant toutes sortes de personnes et cette faculté d’abstraction importe grandement à la dignité humaine. Les plats se succédaient lentement. Le bruit des voix égayait la salle. J’entendais mon voisin de gauche Laperlière expliquer à Radel le mécanisme des revolvers et des carabines qu’il avait reçus pour ses étrennes, car ces princes des études étaient héroïques jusque dans leurs jeux. Je distinguais moins bien les paroles de Radel qui traitait de l’équitation et même de la vénerie. Il était pour moi, fils d’un petit médecin de quartier, tout à fait impossible de prendre part à de telles conversations dont au reste j’étais formellement exclu. Mouron, au contraire, me faisait de temps en temps quelques avances discrètes ; mais je les dédaignais avec affectation et je lui montrais la même morgue que Radel et Laperlière me montraient. Observant à la dérobée ce pauvre petit visage doux et fin, je m’entretenais dans la volonté de ne point communiquer avec un être inférieur. Pourtant, je ne sais quoi de mystérieux et de profond, qui agissait au dedans de moi, m’avertissait que ces sentiments allaient bientôt s’éteindre et que d’autres, tout différents, s’allumeraient à leur place. Je résistais à ces avis secrets qu’un ancien aurait pris pour un avertissement des dieux. Après le rôti et quand nous eûmes, comme dit Homère, apaisé l’inexorable faim, le bruit des voix et des rires devint assourdissant. Je vis alors du coin de l’œil Mouron rouler sa serviette autour de son bras droit, sous son poing fermé auquel il donna quelque aspect de visage en passant le bout de son pouce entre l’index et le doigt du milieu, je le vis contempler cette poupée vivante avec une tristesse apprêtée et pourtant véritable, et je l’entendis qui lui disait :

— Comment te portes-tu, mon pauvre petit Mouron ? Tu n’as personne à qui parler. C’est triste, mais console-toi. Nous allons causer ensemble et cela va bien nous amuser ; je vais te conter une aventure extraordinaire qui est arrivée à l’élève Pierre Nozière. L’élève Pierre Nozière est venu au banquet de la Saint-Charlemagne sans son âme, car, s’il y était venu avec son âme, il parlerait. Mais il ne dit rien, parce que son âme n’est pas dans son corps. Où est-elle ? Dans quel pays ? Sur la terre ou dans la lune ? Je n’en sais rien. Et pendant qu’elle se promène, Dieu sait où, tu fais un bien triste déjeuner, mon pauvre petit Mouron, à côté d’un corps sans âme, d’une statue de cire qui ne parle ni qui ne rit, puisque c’est une statue. Qu’est-ce que tu dis de cela, pauvre petit Mouron, pauvre petit Mouron pour-les-petits-oiseaux ?

Au début de cette minuscule comédie, je m’étais armé de dédain pour mieux résister aux avances de mon voisin, mais la grâce de sa voix et de sa pensée, le charme de son âme, douloureuse et douce, opérèrent sur mon cœur qui fut retourné. Je sentis soudain que Mouron l’emportait sur moi par les dons les plus rares et les plus précieux de l’esprit et du caractère et je me sentis enflammé pour lui d’une tendresse ardente. Je ne pus trouver une parole ; mais il lut en moi et je vis son fin visage s’éclairer d’un sourire de joie. En une seconde, nous étions devenus des amis intimes. Nous nous étions tout dit. Je connaissais Mouron comme si je ne l’avais pas quitté d’un jour.

Mouron pour-les-petits-oiseaux, Jacques Mouron, mon cher Mouron, vivait avec sa mère et sa sœur dans un joli petit appartement de la rue de Seine, où les meubles étaient de peluche bleue et rose. Son père, Philippe Mouron, professeur de chimie à l’École normale, était mort jeune au moment où il faisait d’importantes découvertes. Jacques Mouron aurait voulu aussi faire des sciences.

— Il y en a, me dit-il, qui sont très jolies, je t’assure. Mais je ne crois pas que je réussirai à les apprendre. Ma santé n’est pas assez forte. J’ai été très malade, encore, cette année.

— Ce n’est pas grave, lui dis-je.

— Non, ce n’est pas grave, répondit-il avec un sourire de ses lèvres blanches. Ma sœur aussi a été malade. Elle a manqué trois mois de cours. Elle a manqué en grammaire les participes, et en histoire la féodalité. Crois-tu ?

— Moi, dis-je, j’aime l’histoire surtout quand elle est extraordinaire.

— Moi aussi, je l’aime. Mais je me sens perdu dans les empires et les monarchies. C’est peut-être parce que je suis tout petit.

— Tu n’es pas tout petit.

— Je le deviens. C’est vrai ; je diminue. Je deviendrai bientôt petit, petit.

Le repas était vraiment très beau. Il y eut des œufs à la neige servis dans de grands saladiers et l’on versa le vin de Champagne. Nous devînmes très gais. Laperlière lui-même consentit à trinquer avec moi et je choquai vingt fois mon verre contre celui de mon cher Mouron. Je lui contai l’histoire de la portière qui jette un seau d’eau au visage de son propriétaire en croyant le jeter aux polissons qui sonnaient à la porte. Il me dit avec un rire, que coupait par intervalles une petite toux sèche, l’aventure du marchand de marrons qui voit partir sa poêle attachée par une ficelle à la roue d’un fiacre. Puis nous célébrâmes Spartacus, Épaminondas et le général Hoche. Quant à Charlemagne, il nous paraissait un peu risible à cause de sa grande barbe.

— Tu sais, me dit Mouron, il est allé combattre les Normands avec vingt mille francs.

Je crois que nous étions un peu ivres. Et c’est un fait certain que je quittai le banquet emportant, par mégarde, ma serviette dans ma poche. J’accompagnai Mouron jusqu’à sa porte. Et là, serrant dans ma main sa petite main chaude, je lui jurai une amitié éternelle.

Je la lui gardai tant qu’il vécut. Il mourut à vingt ans.