La Vie en fleur/Chapitre XXV

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Calmann-Lévy (p. 275-284).

XXV

LE CHEMIN DE BAGDAD

Je lisais sans mesure et sans choix, et je m’aperçus bientôt avec une surprise fort ridicule que je ne savais rien, que je n’avais pas même appris à apprendre, et que mes brillantes connaissances n’étaient qu’un voile léger, jeté sur une profonde ignorance. Enfin, je sentis les funestes effets de la bifurcation et le dommage de n’avoir pas assez écouté les leçons de géométrie que me donnait M. Mésange, en sommeillant au son des violons. Je m’avisais un peu tard que les sciences exactes peuvent seules construire et armer les intelligences et que nos professeurs de lettres faisaient de nous des esprits sonores et creux, des êtres vains, incapables de toute tâche sérieuse. Je m’en ouvris à mon père et, sous sa direction, avec l’aide d’habiles hommes auxquels il me recommanda, j’étudiai assez de mathématiques, de chimie et d’histoire naturelle, non pas pour posséder quelques connaissances, mais pour me mettre en état d’en acquérir. Je mis de l’ordre dans mon esprit dont la capacité s’accrut. Malheureusement ma suffisance s’en accrut pour le moins autant. Je devins insupportable à la maison, trop timide pour le paraître dehors. M’apercevant, grâce à cette funeste perspicacité qui devait me tant nuire dans la vie, que mon père ne raisonnait pas toujours exactement, je m’efforçais de redresser ses raisonnements, ce qui était impertinent et sot.

Les qualités fort réelles qui commençaient à se développer dans mon esprit ne promettaient pas de devenir dans la société d’un emploi bien fructueux. Je ne voyais pas encore quelle carrière pouvait s’ouvrir pour moi. Mon père et ma mère ne m’aidaient guère dans le choix difficile d’un état, ma mère parce qu’elle me jugeait capable de les remplir tous, mon père parce qu’il me jugeait incapable d’en remplir aucun.

Cependant Fontanet tournait au singe savant. Il devenait homme du monde, méprisait les Danquin et n’estimait plus que la richesse et la naissance. Il nous fit inviter, Mouron, Maxime Denis et moi, dans un salon du faubourg Saint-Germain, discrètement célèbre pour son opposition à l’Empire et qui était très fermé. Mais l’Église, cette superbe démocrate, qui dominait dans cette vieille demeure, y introduisait des jeunes gens du peuple, dans l’espoir d’y découvrir et d’y former un nouveau Veuillot. Là fréquentaient d’anciens pairs de France, d’anciens députés à l’Assemblée Nationale, des académiciens, de grands seigneurs qui, bien que naturellement hauts et distants, montraient dans leur accueil cette grâce discrète propre aux défenseurs des causes perdues. J’y pris le thé debout, mon chapeau à la main, en écoutant, sans sourire, malgré les coups de coude de Fontanet, un vieux polémiste célèbre qui, ayant combattu soixante ans, comme Lusignan, pour la gloire de Dieu, jeune encore d’éloquence et de passion, dénonçait aux générations nouvelles les crimes des Jacobins et les attentats de Bonaparte, avec une ardeur qui lui faisait vider sans s’en apercevoir sa tasse de thé dans son chapeau. Les femmes se tenaient assises dans un des salons et rangées comme au théâtre. Pour la plupart, autant que j’en pus juger, elles devaient à la vie de château un teint vif, quelque liberté d’allure et le verbe un peu haut. Mais je n’ai retrouvé dans aucun monde femmes si simples de manières et de langage que celles-ci, qui portaient les plus grands noms de France. Cette société m’inspira un grand respect. Elle ne me déplut pas, loin de là ! mais je m’y déplus et n’y reparus pas.

Fontanet me présenta aussi dans deux ou trois salons du monde des affaires où tout danseur était bien accueilli. Malheureusement, je valsais très mal. Et je le savais. Fontanet aussi valsait mal ; mais comme il ne s’en apercevait point, on ne s’en apercevait guère. Le salon où je réussis le moins mal et où, par conséquent, je me plus le mieux, fut celui de l’ingénieur Airiau, encore obscur à cette époque et dans la première flamme de son ambition. Il improvisait alors son luxe et sa fortune dans un très bel appartement de la place Vendôme. La société française en ce temps-là était perpétuellement en fête. Sans être bon juge en la matière, je crois pouvoir dire que monsieur et madame Airiau donnaient des bals magnifiques. Toujours est-il que je restai ébloui du premier auquel j’assistai.

Éclairées par des milliers de bougies et de cristaux qui faisaient étinceler les pierreries et les perles, reflétées par ces grandes glaces de Saint-Gobain dont s’émerveillaient alors les hommes les plus graves, environnées de plantes de serre, de bouquets et de gerbes où la nature se montrait aussi artificieuse que l’art, les femmes, coiffées de plumes et les cheveux lustrés comme des ailes d’oiseau, imitant toutes, à l’envi, l’impératrice Eugénie dans leur allure et leur toilette, dans le décolleté et jusque dans la chute gracieuse des épaules, balançant leurs crinolines énormes qui nous semblent aujourd’hui burlesques, mais qui s’imposaient avec l’autorité de la mode et que les prédicateurs en chaire dénonçaient comme de monstrueux atours inventés par les démons de l’enfer, agitant de leurs éventails de plumes l’air chaud et parfumé, parlant à mi-voix, souriant doucement, se mouvant avec volupté, charmaient les hommes mûrs et les vieillards, enivraient les jeunes comme nous qui se croyaient transportés dans un monde enchanté.

Madame Airiau, que j’allai voir à son jour, n’était certes pas aussi simple de manières que les dames que j’avais entrevues dans les vieux hôtels froids du faubourg, mais elle se rendait beaucoup plus agréable. Mince et pâle, elle représentait fort bien une héroïne d’Octave Feuillet. Les femmes regrettaient qu’elle eût le teint gâté. Mais elle y remédiait et je ne voyais sur ce joli visage que des yeux de violette, un nez fin et une bouche mélancolique. Sa tristesse arrangée, mais réelle, intéressait. Madame Airiau n’était pas heureuse. D’esprit littéraire, elle parlait de Mireille avec des larmes, des regards noyés. Je ne lui déplus pas et je n’ai point à m’en cacher, car cette inclination pour moi ne peut que donner une idée avantageuse de cette dame, tant ma gaucherie, ma timidité, mon embarras, ma défiance de moi-même me communiquaient les apparences de la vertu et les dehors de l’innocence.

Madame Airiau me prêta, un jour, la Vita Nuova qu’elle admirait et dont je fus ravi sans y comprendre grand’chose. Mais on ne saura jamais combien, en littérature, il est inutile de comprendre pour admirer. Nous échangeâmes nos impressions qui s’accordaient. Ainsi Dante Alighieri nous rapprocha l’un de l’autre tout spirituellement et d’une manière digne de lui. Et, comme il est dans l’ordre en une société polie, m’avançant du même pas dans la grâce de la femme et dans celle du mari, je fus invité à des soirées intimes et même à des dîners d’hommes.

Il s’y trouvait des financiers, des gens d’affaires, des ingénieurs, un chanteur de l’Opéra, un homme d’État turc, un diplomate persan. Après le dîner, dans le fumoir, notre hôte, prenant une clef dorée, ouvrait un petit meuble de palissandre garni d’une multitude de tiroirs plats et en tirait des cigares noirs ou blonds, grands ou petits, divers de forme et d’arome qu’il offrait avec une prodigalité calculée en mesurant la qualité du cigare à celle de la personne, mais si adroitement qu’il n’y paraissait qu’aux hôtes à qui il présentait la fleur de la Havane. Instruit par cet exemple, je découvris, peu à peu, le fond de parcimonie que recouvrait sa magnificence.

Airiau étudiait alors la gigantesque entreprise qui n’est pas encore réalisée aujourd’hui, et qui changera l’axe de la civilisation, le chemin de fer de Bagdad. On le tenait pour un esprit très positif, un homme de résultats. Néanmoins, il se proclamait philanthrope et humanitaire. Des vieux saint-simoniens qui avaient formé son esprit, il gardait un idéalisme industriel, une sorte de mysticisme économique, un sentiment poétique de la banque qui imprimaient à ses conceptions les plus mercantiles un caractère de générosité, et eussent communiqué au charlatanisme même l’onction de l’apostolat.

Frappé, disait-il, de l’élan qui emportait les nations vers l’unité, il considérait l’industrie et la banque comme les deux forces bienfaisantes qui, par l’association des peuples, établiront un jour la paix universelle. Mais Français et patriote, et se faisant de la paix une conception napoléonienne, il entendait que l’union des nations fût l’œuvre exclusive de la France et que la France présidât en souveraine les États-Unis du monde.

Quand il traversait l’Asie Mineure, franchissait le Taurus et l’Amanus, l’Euphrate, et longeait le Tigre, ce petit homme brun me remplissait d’admiration. Il remuait les millions et regardait aux centimes. Il y avait du Napoléon en lui par sa faculté de pénétrer dans tous les détails sans perdre de vue l’ensemble.

Ignorant et romantique, il se plaisait pourtant, comme Napoléon, à évoquer sur son passage les grands noms de l’Histoire, Babylone, Ninive, Alexandre, le sultan Aroun-al-Raschid. Et il était merveilleux, ce petit homme brun à moustache cirée de sous-lieutenant, quand il parlait de réveiller par le sifflet de ses machines à vapeur les taureaux ailés du palais de Sargon. Napoléonien encore par sa foi en son étoile, par un optimisme communicatif et par la profonde possession de cette idée qu’on ne perd définitivement une affaire que quand on la croit perdue.

Sa voix trouvait des accents sublimes pour faire appel à tous les partis politiques : légitimistes, orléanistes, impérialistes, républicains, et à toutes les capacités, savants, ingénieurs, artistes, industriels, banquiers et poètes, et conviait à ce grand banquet de la civilisation tous les ouvriers et tous les paysans.

Un jour que je lui faisais visite, madame Airiau me dit que son mari irait faire, dans trois mois, un voyage d’exploration sur les bords du Tigre, et qu’il ne demanderait pas mieux que de m’emmener comme son secrétaire particulier.

— Par ce voyage, ajouta-t-elle, vous pourriez former votre esprit et assurer votre avenir. Ne m’en dites rien aujourd’hui. Réfléchissez, consultez vos parents. Après cela, vous donnerez votre réponse à mon mari.