La Vie et l’œuvre de Gaston Boissier

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La Vie et l’œuvre de Gaston Boissier
Revue des Deux Mondes5e période, tome 46 (p. 284-321).
LA VIE ET L’ŒUVRE
DE
M. GASTON BOISSIER

M. Gaston Boissier a été un des collaborateurs les plus fidèles de la Revue : c’est le 1er avril 1863 qu’il publiait ici son premier article, sur le testament politique d’Auguste ; c’est le 15 août 1907, au bas d’une étude sur la suppression des Académies en 1793, que nos lecteurs ont vu pour la dernière fois sa signature ; et, dans l’intervalle, il n’est, croyons-nous, pas un des livres de ce fécond écrivain dont il ne nous ait donné la primeur. Les bons effets de cette collaboration constante se faisaient également sentir des deux côtés. Si M. Boissier apportait à la Revue l’appui de son érudition abondante et de son souple talent, il lui devait en échange quelque chose d’infiniment utile pour l’œuvre qu’il avait entreprise : des lecteurs dignes de le comprendre et de l’apprécier. Répandre dans un tel milieu les données de la science historique était la tâche qui convenait le mieux à ses goûts, à son esprit, trop vif pour s’attarder aux minuties de la pure recherche érudite, trop fin pour descendre à la vulgarisation banale. Sans doute les lecteurs de la Revue n’étaient pas les seuls que M. Boissier voulût atteindre, mais ils lui indiquaient, si l’on peut dire, le niveau auquel il devait se tenir pour être en contact avec ceux qui n’étaient ni des professionnels ni des ignorans, mais des « honnêtes gens, » au sens du grand siècle. C’est cette adaptation réciproque de l’auteur et du public qui a causé le succès des articles, puis des ouvrages de M. Boissier : après ce long commerce de près d’un demi-siècle, quelqu’un devait venir parler de lui à cette place où il a si souvent parlé lui-même.

Mais quand il n’y aurait pas eu, entre lui et nos lecteurs, ce lien en quelque sorte personnel, d’autres motifs, d’ordre plus général, nous engageraient encore à essayer de fixer ici son souvenir. Il avait vraiment une place à part dans les lettres, non seulement à cause du domaine d’études qu’il s’était approprié, mais aussi par le caractère de son talent, sain et aisé, nourri du passé sans pédantisme, et aussi robuste qu’agréable. Il incarnait, d’autre part, une forme d’érudition très particulière aussi, limpide, alerte et spirituelle, très française, semble-t-il. Enfin, dans son triple enseignement du lycée Charlemagne, du Collège de France et de l’École normale, il avait vu passer l’élite des générations qui se sont succédé depuis cinquante ans. Il avait eu je ne sais combien d’élèves, et de toute espèce. Il retrouvait dans ses souvenirs de professeur autant de noms de poètes, de philosophes, de romanciers ou d’hommes politiques, que de latinistes et d’archéologues, sans compter ceux qu’il avait oubliés, mais qui ne l’oubliaient pas, car il était de ceux dont l’empreinte, pour ne pas être brutalement imposée, n’en est pas moins ineffaçable. Il a donc joué son rôle dans l’histoire de l’éducation aussi bien que dans celle de la littérature et de l’érudition, et c’est toute cette activité, multiple et pourtant une, dont il importerait de déterminer le sens et la portée.

Nous tâcherons de le faire ici, très simplement et aussi précisément que possible, sans autre préoccupation que de démêler comment s’est formé cet esprit lumineux et charmant, — de noter les traits essentiels de son œuvre historique, — et de le suivre sur les autres terrains où les circonstances l’ont amené[1].


I

M. Boissier était né à Nîmes en 1823 ; il y passa toute sa jeunesse, et ne cessa jamais de conserver à sa ville natale le plus tendre attachement. Il revenait volontiers la voir ; il accueillait, encourageait, secourait, ceux qu’elle envoyait chaque année chercher fortune à Paris ; et, dans les concours universitaires, quand la liste des candidats heureux comprenait un Nîmois, son amour-propre local en était agréablement remué. Il a souvent, et fort joliment, parlé du patriotisme municipal chez les anciens : il éprouvait ce sentiment qu’il a si bien compris, et Nîmes était pour lui ce que Côme fut pour Pline le Jeune ou Cirtha pour Fronton. Ce Parisien n’était pas du tout un « déraciné. » Et ceci nous invite à regarder quelles furent ses racines.

M. Boissier appartenait, sans conteste et sans restriction, au Midi. Mais il y a bien des manières d’être Méridional, et la nature avait choisi pour lui l’une des plus spirituelles. Par exemple, les Méridionaux passent pour avoir un besoin invincible de s’épanouir en gestes et en paroles, de projeter au dehors leur personnalité débordante. Eh bien ! oui, sans doute, M. Boissier n’était point une âme méditative et solitaire. Il aimait la société, qui le lui rendait bien. Il aimait à parler, et il savait qu’il parlait brillamment : n’en eût-il pas eu conscience qu’il l’aurait lu dans les yeux de ses auditeurs, aussi attentifs, aussi entraînés quand ils l’écoutaient causer dans les allées de son jardin de Viroflay, que lorsqu’ils l’entendaient professer dans sa chaire du Collège de France. Même, il aimait à représenter ; et jusque dans ses dernières années, quand il s’asseyait dans son fauteuil académique, la fraîcheur de ses joues encadrée par la neige de ses favoris, l’habit vert triomphalement barré du grand cordon rouge, il ne lui déplaisait pas de sentir les regards de la foule attirés par sa vieillesse décorative. Oui, tout cela est vrai, mais tout cela se conciliait chez M. Boissier avec le sens le plus exquis de la pondération et de la mesure. Ce mondain, si recherché des salons et si flatté qu’on le recherchât, n’avait aucune peine à s’en arracher pour rentrer dans la studieuse paix de son cabinet de travail et s’absorber dans la besogne assidûment poursuivie. Ce causeur intarissable restait toujours maître de sa parole : jamais, parmi tant de libres confidences ou de savoureuses anecdotes, une seule imprudence ; jamais d’emportement inconsidéré ; jamais non plus de prolixité banale ; il détestait la déclamation. Et quant à la satisfaction qu’il semblait avoir de lui-même, elle était si éloignée de toute morgue ou de toute affectation, si gracieusement égayée par sa bonhomie souriante, qu’elle était en lui une dernière façon de se faire aimer.

D’autre part, il n’était dupe ni des gens, ni des choses, ni de ses propres impressions. Non que les impressions lui fissent défaut, bien au contraire. Très mobile, très souple à recevoir les suggestions du dehors, et, par là, très semblable aux hommes de chez lui, il sentait facilement, s’intéressait à tout ; son imagination sans cesse en éveil saisissait vite les objets qui s’offraient à elle ; le moindre incident, une lecture, une promenade, un mot jeté en passant, déclenchait en lui toute une succession d’idées vives et rapides. Rapides, mais non tumultueuses ; vives, mais non tyranniques. Sa lucidité, sa liberté de jugement, restaient entières. Des œuvres qu’il goûtait le mieux, des hommes, anciens ou contemporains, vers qui il était le plus attiré, des doctrines qui sollicitaient son adhésion, de ses propres idées même, il savait discerner le fort et le faible avec une perspicacité aiguë. Cette union d’une imagination très excitable avec un sens critique rigoureux formait un composé d’espèce rare ; elle devait le servir à merveille dans son métier d’historien, en le préservant également des deux vices contraires, la froideur stérile et l’enthousiasme irréfléchi.

Ce qu’il tenait surtout de son origine méridionale, c’était une impérieuse soif de lumière. Nous ne parlons pas seulement de la clarté souveraine de son style : on l’a tant louée qu’il est superflu de la rappeler. Mais en toutes choses, il portait la même horreur de l’obscur, et cela à une époque où l’obscur, loin d’effrayer, attirait bon nombre d’esprits. Métaphysique allemande, symbolisme norvégien, mysticisme slave, tout ce qu’on enveloppe sous le nom des « brumes du Nord, » le trouvait réfractaire ; peut-être n’en niait-il pas la grandeur, mais à coup sûr il ne la sentait pas. Alors que tant d’autres étaient délicieusement troublés par la poésie du mystère et le charme de l’inexpliqué, il y était mal à l’aise. Il y trouvait trop d’ombre, et bien vite il fuyait vers les littératures où il fait plus clair, celles des anciens, ou la nôtre en sa période classique. Pas plus qu’aux énigmes qui obscurcissent la pensée, il ne se complaisait aux tristesses qui assombrissent le cœur : il demeurait loin des pessimistes comme des décadens. Il aimait la vie, l’action, la joie. Sa gaieté, très fine d’ailleurs et très délicate, était parfois méritoire en ce qu’elle était une réaction de son énergie contre les causes déprimantes. Il eut, comme chacun, ses déceptions et ses deuils ; mais après quelques jours d’abattement, il se ressaisissait, reprenait conscience des divers motifs qui pouvaient lui rendre l’existence souhaitable, se remettait à travailler, et à sourire. Sa belle humeur, en partie instinctive, en partie voulue, servie du reste par un tempérament robuste et bien équilibré, apparaissait comme une condition nécessaire de son activité laborieuse.

Le Midi, dont il était, n’est pas seulement le pays de la lumière, c’est aussi, par excellence, le pays latin. Et entre toutes les villes de l’ancienne Narbonnaise, Nîmes est une de celles où le très lointain passé de notre peuple s’est conservé le plus vivant. « Aujourd’hui encore, dit M. Camille Jullian, il n’y a pas au monde, Rome exceptée, une ville aussi romaine. » « C’est bien le berceau qui convenait au futur peintre de l’antiquité latine : il était mieux préparé à la comprendre, puisqu’il appartenait à une race que, depuis d’innombrables années, elle a marquée à son empreinte. Sans vouloir insister sur cette obscure transmission d’une culture héréditaire, il ne saurait être indifférent de remarquer que, dès son enfance, M. Boissier se trouva en contact direct avec les choses romaines. De toutes parts le génie latin s’offrait à ses regards : il en pouvait goûter la grâce dans les restes du temple de Diane, l’harmonieuse mesure dans la Maison Carrée, la majesté dans les Arènes, la vigueur dans la Tour Magne, ou, à quelques lieues de là, dans le Pont du Gard. Quel commentaire, quelle illustration, devaient fournir, au jeune lecteur de Virgile et de Tacite, ces ruines rencontrées chaque jour à deux pas de chez lui ! Déjà ses flâneries d’enfant se trouvaient être des « promenades archéologiques. » S’il est vrai que l’âme prend toujours la forme imposée par les premières images que les yeux ont contemplées, on ne peut douter que la vocation de M. Boissier ne remonte très haut : à son insu, dès ses plus jeunes ans, il appartenait à Rome.

En même temps que l’influence exercée sur lui par le lieu de sa naissance, on peut discerner celle de la classe dont il était issu. Sa famille faisait partie de ce qu’on appelait alors la « bonne bourgeoisie[2]. » Il a dit plusieurs fois le bien qu’il pensait de cette catégorie sociale. Dans le discours qu’il prononça, en 1895, au Centenaire de l’École normale, il notait, non sans fierté, que la plupart des normaliens étaient sortis de cette classe moyenne, exposée, disait-il, aux dédains de la noblesse et à l’envie des couches inférieures, mais laborieuse, saine, la vraie réserve de forces de la nation. On sentait dans cet hommage public une reconnaissance personnelle. M. Boissier était bourgeois, sans partialité ni étroitesse : comme homme, il savait rendre justice au rôle historique des grandes familles, et n’opposait aux aspirations populaires aucune dureté ; comme historien, il ne dénigrait pas les écrivains patriciens, pas plus qu’il ne méprisait Juvénal, poète des petites gens. Mais il restait fidèle aux habitudes héritées de sa famille. Sa vie, régulière, simple et digne, sans aventures, sans orages, remplie par les affections domestiques et par les devoirs professionnels ; ses opinions, modérées en toutes choses, également attachées à la règle et à la liberté, respectueuses de la tradition et accueillantes pour les nouveautés ; son intelligence précise, solide et méthodique ; son goût sage et fin ; son style même, sobre et ferme, autant éloigné des caprices aristocratiques que des audaces plébéiennes : tout faisait de lui un bourgeois et, par là, le rattachait à une longue lignée de bons écrivains français. Car n’est-il pas vrai que nos meilleurs écrivains, ceux en qui se reconnaît le mieux l’esprit de notre race, sont justement des fils de cette classe moyenne dont M. Boissier vantait si bien les mérites ? Montaigne, Boileau, Racine, La Fontaine, Voltaire, Musset, Sainte-Beuve, tous furent bourgeois par leur tour d’esprit comme par leur naissance. M. Boissier les admirait fort, comme il goûtait aussi ceux qu’on pourrait nommer les bourgeois de Rome, Horace, fils d’affranchi, Virgile, fils de propriétaire campagnard, Cicéron, chevalier de petite ville, ceux avec qui il se sentait naturellement de plain-pied.

Nous avons longuement insisté sur les premières influences subies par M. Boissier, parce qu’elles furent, croyons-nous, très profondes et très durables. Quant à son éducation proprement dite, elle fut, au collège de Nîmes, ce qu’était alors l’éducation de tous les jeunes gens distingués. Il reçut une instruction principalement littéraire, une de ces cultures d’humaniste à l’ancienne mode, dont le but était l’acquisition de la logique dans la pensée et de l’élégance dans l’expression, et dont les moyens étaient la pratique assidue de la composition et le commentaire minutieux des classiques grecs et latins. Il ne fut pas, pour cette formation intellectuelle, un fils ingrat : si, plus tard, il applaudit à certaines nouveautés pédagogiques, il ne se donna jamais l’air de dénigrer les vieilles méthodes ; il ne crut pas qu’une éducation fût manquée quand on avait appris à raisonner et à écrire convenablement. Au reste, un de ses professeurs de Nîmes, Germain, qui tranchait parmi ses collègues, lui donna le goût des études historiques : il lui en conserva toujours une vive reconnaissance.

A Sainte-Barbe, où il passa ensuite, son maître préféré fut Rinn, qui l’empêcha plus d’une fois de se décourager devant ses premiers échecs. Puis, en 1843, il entra à l’Ecole normale. Il y trouva une seconde patrie, pour laquelle il ne fut pas moins dévoué que pour sa ville natale. Il aimait à répéter qu’il lui devait tout, que là seulement il avait compris dans quel sens et selon quelles règles il lui fallait travailler. Il paya largement sa dette : maître de conférences à l’Ecole pendant près de quarante ans, président de l’Association de ses anciens élèves depuis 1883 jusqu’à la veille de sa mort, défenseur de son intégrité et de son indépendance quand elles parurent menacées, protecteur assidu de ceux qui venaient auprès de lui se réclamer de ce grand nom, il lui rendit sous toutes les formes ce qu’il en avait reçu. Il faut donc rechercher ce que put être en lui cette action de l’Ecole, dont il gardait conscience d’avoir été si intimement pénétré. C’est de 1843 à 1846 que M. Boissier habita les vieux bâtimens du Collège du Plessis, où l’Ecole était alors installée. Elle était dirigée par Dubois, le puissant et rude publiciste, Dubois au visage de lion, à la parole tourmentée, à l’esprit à la fois libéral et mystique, un des hommes les plus originaux que la Bretagne ait donnés à l’Université. Le sous-directeur des études littéraires était Vacherot, dont la bonté patriarcale ne louchait pas moins les élèves que sa profondeur métaphysique ne les remplissait d’admiration. Comme professeurs, pour les lettres anciennes, M. Boissier connut l’érudit helléniste Cartelier, Ernest Havet, Emile Deschanel, qui s’occupait alors de littérature grecque, et qui était aussi spirituel en parlant d’Aristophane qu’il le fut plus tard en parlant de Voltaire, les savans latinistes Berger et Rinn. La littérature française était enseignée par Nisard, Jacquinet et Gérusez, la grammaire par Egger, la philosophie par Saisset et Jules Simon, l’histoire par Filon et Wallon. Il y avait là, comme on le voit, une extrême variété d’esprits, très profitable à l’éveil intellectuel d’un jeune homme tout frais arrivé de sa province. Nous ne savons pas quels furent, de tous ces maîtres, ceux qui contribuèrent le plus à former M. Boissier : peut-être pourrait-on le deviner. Il resta toute sa vie ébloui par le souvenir de l’éloquence prestigieuse de Jules Simon. Il ne dut certainement être insensible ni à l’agrément de Deschanel, ni à la formidable documentation d’Egger. Les causeries de Nisard, où une doctrine littéraire si ferme était exposée avec tant de bonne grâce, ne furent pas sans fortifier en lui le goût classique et pur auquel sa nature propre le prédisposait. Cependant, il est probable que ceux dont les leçons lui furent le plus efficaces furent Havet, Berger et Jacquinet. Tous trois, dans des domaines différens, et avec des qualités différentes aussi, appliquaient en somme la même méthode probe et précise. Les textes qu’ils commentaient ne leur étaient pas des occasions de faire briller leur virtuosité ou d’étaler leurs opinions personnelles : ils les étudiaient en eux-mêmes, les analysaient, les éclairaient par des rapprochemens topiques, y cherchaient des renseignemens sur l’âme de leurs auteurs ou sur les mœurs de l’époque ; bref, ils faisaient de la littérature une sorte de collaboratrice de l’histoire. C’était déjà, avec moins d’aisance et d’ingéniosité, ce que M. Boissier devait faire plus tard ; c’était pour lui, à cette date, une vraie révélation. Il avait jusqu’alors, de par sa première éducation, l’amour des lettres, mais le sens historique ne lui naquit réellement qu’à l’École normale.

C’est un lieu commun de dire qu’un normalien s’instruit autant par la fréquentation de ses camarades que par l’audition de ses maîtres. Là encore M. Boissier se trouva. en contact avec des gens fort différens les uns des autres. Dans la liste de ses condisciples, nous lisons des noms de futurs administrateurs comme Chappuis et Ouvré, de bons érudits de province comme Denis, Tivier, Duchesne, de critiques ingénieux comme Rigault, Deltour, Hatzfeld, Gandar, Jules Girard, de poètes délicats comme Campaux et Eugène Manuel. Il n’est pas douteux que dans le commerce quotidien avec des intelligences si diverses, sa compréhension des hommes et des choses ne soit devenue plus large et plus souple, ni qu’à ce jeu rapide de l’échange d’idées, sa finesse naturelle ne se soit encore aiguisée. C’est un bénéfice qu’en tout temps il aurait retiré de son séjour à l’Ecole ; mais en outre il fut heureusement servi par les circonstances. À cette date, en effet, l’Ecole était plus paisible qu’elle ne le fut plus tard. Elle était vue d’un œil favorable par le gouvernement de Louis-Philippe ; ses administrateurs régnaient avec une douceur paternelle ; ses professeurs, sans être d’accord sur tous les points, s’entendaient en un libéralisme tranquille ; ses élèves ne trouvaient dans les événemens politiques rien qui pût troubler leur sérénité. Il n’y avait point encore de ces discussions violentes, de ces guerres de conscience, qui éclatèrent après 1848, pas plus que cette oppression formaliste et sournoise qui étouffa si durement les promotions des premières années du Second Empire. Par là s’explique la différence qu’on peut saisir entre deux générations qui pourtant se suivent de bien près. Ceux dont la verve juvénile fut surexcitée par les luttes politiques ou violemment refrénée par un régime autoritaire, About, Sarcey, Taine, Challemel-Lacour, Prevost-Paradol, en gardèrent toujours quelque chose de combatif. Leurs prédécesseurs, arrivés à l’âge d’homme au milieu de la liberté et de la paix, n’eurent pas cette ardeur belliqueuse un peu tendue. Chez M. Boissier, notamment, on ne trouve nulle trace d’esprit contentieux, mais un sincère respect de toutes les opinions. Son aménité de caractère et sa modération de sentimens purent se développer sans peine dans cette atmosphère normalienne, où il vécut trois ans sans la voir troublée par aucune tempête.

Au sortir de l’Ecole, reçu agrégé, il fut envoyé comme professeur à Angoulême, puis, un an après, à Nîmes. Il y revint avec joie ; il y resta dix ans, et volontiers y serait resté davantage. Il y avait été bien accueilli à cause de ses relations de famille ; il y fut apprécié plus encore pour son zèle de professeur, son aisance de parole, et l’agrément de quelques travaux qu’il publia et qui lui ouvrirent les portes de l’Académie du Gard : première étape de la voie qui devait le conduire au Palais Mazarin. Ces travaux, improvisations aimables et superficielles, sans faire complètement pressentir le futur historien de Cicéron ou de la religion romaine, permettent néanmoins de voir un des traits de l’esprit de M. Boissier : la curiosité des écrivains même secondaires, le souci de ne rien dédaigner de ce qui peut nous révéler un coin intéressant du passé. En même temps qu’il écrivait ces rapides essais, il composait ses thèses de doctorat, qu’il soutint en 1857, et qui méritent davantage de retenir l’attention.

Sa thèse latine, dédiée à son ancien maître Ernest Havet, roulait sur cette question : Comment Plaute, dans ses comédies, a-t-il traduit les poètes grecs[3] ? Sa thèse française, dédiée à Patin, qui était en ce temps-là le chef des latinistes, et qu’il devait remplacer plus tard à l’Académie française, était une étude du poète Attius, et, avec lui, de toute la vieille tragédie latine. On ne peut nier que ces deux opuscules n’aient été dépassés : ils conservent cependant une réelle valeur, et surtout ils étaient neufs à leur date ; l’originalité de M. Boissier s’y dessinait déjà. Tandis qu’on était facilement docteur alors pour une dissertation sur la liberté, sur l’infini, ou sur la poésie épique à travers les âges, M. Boissier, avec une intrépidité de bon augure, allait droit à des sujets réputés difficiles : d’Attius comme des autres tragiques romains, il ne reste plus que de rares fragmens, qui venaient, il est vrai, d’être réunis par Ribbeck, mais qui prêtaient encore à plus d’une discussion ; et quant à Plaute, si ses comédies sont intactes, comme les pièces grecques dont il s’est inspiré ne le sont pas, le travail entrepris par M. Boissier se heurtait à une difficulté analogue. De plus, il quittait la littérature classique, presque seule exploitée jusqu’alors, pour s’enfoncer dans l’époque archaïque : les routes inexplorées le tentaient, et il se disait que ces périodes anciennes, trop dédaignées des délicats, contiennent le secret des âges glorieux qui viendront ensuite. Enfin il se révélait historien, dans ses deux thèses, par la manière dont le problème y était posé : comment des thèmes, tragiques ou comiques, empruntés à une littérature étrangère, se modifient-ils, à l’insu même des auteurs qui les traitent, par le seul fait de passer dans un autre pays ? C’était la question, on le voit, de la race et du milieu, du rapport entre l’œuvre d’art et la société qui l’entoure. Expliquant Plaute et Attius par les mœurs de leur temps, M. Boissier ramenait ce qui semblait n’être qu’une appréciation littéraire à une étude de psychologie historique.

Le succès de ses thèses eut pour lui une conséquence fort heureuse. A vrai dire, ce ne fut pas celle qu’il avait escomptée. Il souhaitait d’entrer dans une faculté de province, du Midi de préférence, et d’y rester toute sa vie. Il y aurait certainement fait d’utile besogne : il aurait été, comme tel de ses camarades, Tivier, Campaux ou Duchesne, un de ces excellens professeurs de second plan, discrètement érudits et finement lettrés, qui maintenaient alors dans les grandes villes universitaires le goût des choses de l’esprit et des belles humanités. Dis aliter visum… Le ministre Rouland eut besoin de M. Boissier pour une chaire de rhétorique à Charlemagne, et, bon gré mal gré, le nouveau docteur dut devenir parisien. Il ne le regretta pas par la suite, et personne ne le regrettera non plus : sur un théâtre plus vaste, dans un milieu intellectuel d’activité plus intense, ses dons naturels devaient être stimulés, surexcités, et produire les belles œuvres qui peut-être n’auraient pas vu le jour dans l’uniforme tranquillité d’Aix ou de Montpellier. Il eut d’ailleurs la sagesse, et même la vertu, de ne pas se laisser détourner du travail personnel par les soins, très lourds et consciencieusement acceptés, d’une « grande rhétorique, » comme on disait alors. Justement l’Académie des Inscriptions venait de mettre au concours une étude sur la vie et les ouvrages de Varron : le sujet lui plut, il le traita, et son mémoire, couronné en 1859, devint en 1861 le premier en date de ses grands ouvrages.

Dans ce nouveau livre, comme dans ses thèses, il faisait preuve d’un réel courage : il s’attaquait, cette fois encore, à un auteur mal connu en France, peu classique, obscur par la tournure archaïque et bizarre de son style, obscur aussi parce qu’il ne nous est parvenu de la plupart de ses écrits que des fragmens épars, et plus obscurci peut-être qu’éclairci par les discussions élevées sur son compte parmi les sa vans d’outre-Rhin. M. Boissier aborda franchement la difficulté : il lut tout ce qui s’était accumulé sur le sujet, pendant deux siècles et demi, depuis Popma jusqu’à Ritschl ; il ne craignit pas de reprendre à son tour les questions controversées ; il se fit une opinion sur la date de tel ouvrage, sur l’attribution de tel fragment. Bref, de toutes ses œuvres, celle-ci est sans aucun doute la plus purement philologique. Pourtant, ce n’est pas une œuvre de simple érudition. Non seulement M. Boissier y expose avec une clarté toute française les résultats obtenus par les exégètes germaniques ou ceux auxquels il est lui-même arrivé, mais, de ces résultats partiels, il entreprend de donner la synthèse. « Le temps semble venu, dit-il dans son Introduction, de mettre à profit ces travaux de détail, de rassembler toutes ces lumières éparses pour apprécier d’une façon plus complète l’ensemble des œuvres de Varron et connaître l’homme tout entier. » De fait, une série de chapitres, aussi largement conçus que minutieusement étayés, font passer sous les yeux du lecteur Varron poète satirique, philosophe, grammairien, historien, théologien, éducateur, agronome ; et, dans tous les domaines où s’est exercée la prodigieuse activité de son héros, M. Boissier s’attache à découvrir ce qui en est, selon lui, la marque distinctive : l’alliance d’une érudition toute grecque avec une humeur positive et narquoise qui sent tout à fait le terroir romain. Son livre prend ainsi, en même temps qu’une remarquable unité, un intérêt biographique et en quelque sorte pittoresque : de toutes les analyses, commentaires et discussions, sort le portrait d’un homme. Ce portrait, à son tour, n’est point isolé, mais rattaché à tout le milieu ambiant : tel paragraphe, sur les Antiquités divines ou sur le Traité d’agriculture, est vraiment une investigation qui pénètre à fond les croyances ou les mœurs de la société du temps de César. Se servir des données de l’érudition pour faire revivre, soit un individu, soit une société, c’est déjà la méthode essentielle de M. Boissier. Et en même temps que son Varron annonce par là ses ouvrages ultérieurs, il les prépare encore en faisant connaître à l’auteur lui-même des faits dont il aura besoin plus tard. Quand il écrira Cicéron et ses amis, il se retrouvera en présence de bien des hommes et de bien des choses qu’il ignorerait sans Varron ; et, dans la Religion romaine, dans la Fin du paganisme, il utilisera fréquemment le souvenir de la théologie varronienne. Il n’est nullement exagéré de voir dans cet excellent ouvrage l’amorce de plus d’un livre futur.

En même temps que, par son Varron, M. Boissier s’imposait au public érudit, son enseignement l’illustrait dans tout le monde universitaire. Son professorat fut une des dates héroïques, non seulement dans l’histoire du lycée Charlemagne, mais dans celle de l’Université sous le Second Empire. Sa rhétorique était la préparation la plus efficace à l’École normale, et bon nombre de jeunes gens, engagés par la suite dans d’autres carrières, n’en conservaient pas moins l’impression éclatante que leur avait laissée Gaston Phébus, comme ils aimaient à l’appeler. Plus d’un a célébré sur un ton lyrique la gloire de son maître. Il semble que le succès de M. Boissier auprès de ses élèves ait tenu surtout à deux causes. D’abord il leur révélait un genre de science dont ils n’avaient guère l’idée jusqu’alors, une science précise et concrète, assez différente de l’humanisme formel dont s’inspiraient leurs autres maîtres : on leur avait appris surtout à écrire en latin ; M. Boissier leur découvrait ce qu’était l’antiquité latine, dans sa vie réelle et complexe. Il agissait sur eux aussi par son entrain personnel. Comment rester froid et inerte avec un professeur qui se passionnait si fort, tout le premier, pour ce qu’il disait ? Sa verve allègre suffisait pour animer cent auditeurs, eussent-ils été glacés. Il était d’ailleurs servi à merveille par sa voix, cette voix qu’il garda presque jusqu’au dernier jour, non pas précisément harmonieuse et suave, ni grave et émouvante comme celle de Brunetière, mais perçante, agile, gaie, une voix où il y avait du soleil, comme dans son style et dans sa pensée. Ce soleil ne pouvait pas ne pas conquérir Paris.

La conquête fut rapide. En 1861, M. Boissier était appelé à suppléer Ernest Havet au Collège de France[4] ; en 1865, il devenait en outre maître de conférences à l’École normale[5] ; la même année il publiait le chef-d’œuvre qui le mit hors de pair, Cicéron et ses amis. Dès lors sa destinée était fixée ; dès lors commençait la période de riche et glorieuse maturité.


II

Le professorat de M. Boissier à l’École normale dura jusqu’en 1899 ; au Collège de France, jusqu’en 1906 ; ses écrits sur la littérature latine se succédèrent régulièrement jusqu’en 1905. Jamais il n’interrompit aucun de ces trois modes d’activité ; jamais il n’éprouva le plus léger embarras à les concilier. Il passait de l’un à l’autre sans effort, partout semblable à lui-même, parce que partout il se donnait tout entier.

Cette espèce d’intervention personnelle était très sensible dans ses conférences aux normaliens. Elle lui permettait d’accomplir ce que les gens du métier regardent comme un tour de force : il répétait chaque année le même cours. C’est un procédé dangereux, mortel neuf fois sur dix. Mais le cours de M. Boissier n’était jamais ennuyeux, parce qu’avec sa mobilité perpétuelle, il ne lui laissait jamais le temps de se figer. Il le repensait, le revivait, au moment de le redire. Les mêmes choses lui paraissaient aussi intéressantes la vingtième fois que la première : c’est que la source d’intérêt était en lui-même, intarissable. Et quand nous disons « les mêmes choses, » ce ne sont pas seulement les appréciations esthétiques ou les considérations morales : non, les détails les plus techniques s’animaient également. L’histoire des manuscrits de Plaute ou des éditions de Lucrèce, en passant par l’imagination de M. Boissier, devenait aussi amusante qu’un roman. C’était d’ailleurs un bon travail que ce « cours de littérature latine, » avec toutes sortes d’échappées sur l’archéologie, l’épigraphie, les institutions, la grammaire, avec une masse d’indications jetées à la hâte, très suggestives, dont chacune eût pu fournir matière à toute une étude. De fait, combien de thèses de doctorat ont été le développement d’une de ces indications ! On s’est étonné quelquefois que M. Boissier fit de fréquens emprunts aux ouvrages des jeunes latinistes, qu’il écrivît volontiers un article « à propos d’un livre récent : » c’est que le plus souvent, de ce livre récent, il avait donné la première idée ; quand il en extrayait la substance, il ne faisait que reprendre son bien.

Au Collège de France, les conditions d’enseignement étaient un peu différentes. L’une des deux leçons qu’il y donnait chaque semaine était consacrée à expliquer un texte porté aux programmes d’examens. M. Boissier n’avait pas choisi ce texte, mais peu lui importait : tout lui était bon, tout se prêtait à ce commentaire abondant et spirituel, où chaque difficulté était élucidée, chaque détail historique éclairé, chaque allusion précisée, sans aucune ombre de pédantisme. L’autre cours était le « grand cours, » grand par les dimensions de la salle et l’affluence du public, car M. Boissier fuyait tout ce qui aurait pu ressembler à une leçon d’apparat. Il ne se guindait pas plus que Renan. Il s’épanchait en causeries familières, sans hausser le ton, sans surveiller ses phrases, sans serrer la composition, parlant sans scrupule, dans une leçon sur Plaute, de Chateaubriand, du socialisme et de la guerre russo-japonaise, le tout entremêlé de confidences personnelles, d’anecdotes, de boutades... C’était indéfinissable, c’était charmant, et, en dépit de cette apparente négligence, c’était très solide. Au sortir de cette conversation capricieuse, les auditeurs emportaient quand même une image précise et vivante de l’auteur dont on leur avait parlé. Aussi éloigné que possible de la dialectique constructive d’un Bourdaloue ou d’un Brunetière, M. Boissier n’en arrivait pas moins à dire ce qu’il voulait, et ce qu’il fallait, et à le dire de façon qu’on ne l’oubliât plus.

Lorsque ce bouillonnement d’improvisation était suffisamment apaisé, il reprenait les idées essentielles de son enseignement, les triait, les mettait en ordre ; de cette élaboration sortaient des articles de revue, qui, eux-mêmes se rejoignaient en plus vastes ensembles ; et c’est ainsi que se sont faits la plupart de ses ouvrages. Ses livres continuaient ses leçons, les fixaient ; ils en enferment l’intime substance pour nous et pour ceux qui viendront plus tard. Lorsqu’on les parcourt les uns après les autres, on aperçoit aisément le lien qui les unit, au moins les principaux d’entre eux ; on voit comment M. Boissier fut, tout naturellement, amené à les composer. Il commença par étudier, d’après la correspondance de Cicéron, la société du Ier siècle avant notre ère, dans laquelle la lecture de Varron l’avait déjà fait pénétrer[6]. Connaissant bien l’état des idées et des mœurs de cette époque, il voulut savoir ce qu’elles étaient devenues dans la période suivante : il observa donc les Romains des premiers temps de l’Empire, tant dans leurs opinions politiques[7] que dans leurs croyances morales et religieuses[8]. Cette dernière étude, arrêtée d’abord au IIe siècle, ne pouvait pas en rester là : la transformation religieuse qui s’opéra d’Auguste à Marc-Aurèle s’étant prolongée jusqu’aux temps extrêmes du monde romain, il fallait bien s’en donner jusqu’au bout le spectacle. « Au Ier siècle, le monde entier s’était levé sous l’impulsion de l’esprit religieux, et de la philosophie, il était debout, en mouvement, et sans connaître le Christ, il s’était déjà mis de lui-même sur le chemin du christianisme. » Cette phrase qui termine la Religion romaine n’était-elle pas la lointaine annonce du bel ouvrage qui devait venir plus tard, et où M. Boissier décrivit la pénétration réciproque du christianisme et de la société profane[9] ? Puis, sentant que certaines de ses affirmations antérieures avaient besoin qu’il les reprît, soit pour les corriger, soit pour les défendre contre des objections nouvelles, il revint bravement sur quelques-uns des sujets qu’il avait traités[10] : peut-être la comparaison entre son Tacite et son Opposition sous les Césars, ou entre la Conjuration de Catilina et Cicéron et ses amis, serait-elle le plus sûr moyen de mesurer son admirable probité d’historien, son application à préciser ou à nuancer une opinion déjà émise, son habileté à tirer parti de tout le travail scientifique accompli en France ou en Allemagne pendant trente ou quarante ans. Entre temps, M. Boissier se reposait de ses leçons et de ses écrits par des voyages ; mais comme il lui était impossible, en voyageant, de cesser d’observer et de réfléchir, impossible aussi de garder jalousement pour lui ce qu’il avait vu et pensé, ses impressions de voyageur se transformaient en exposés, aussi pittoresques que documentés, des découvertes et des problèmes de l’archéologie romaine[11].

Le rapprochement de ces divers ouvrages ne permet pas seulement d’en voir l’enchaînement mutuel, il en montre aussi le progrès. Ce progrès a consisté surtout, semble-t-il, en une composition plus serrée et plus forte. Des esprits malveillans ont quelquefois prétendu que les livres de M. Boissier manquaient un peu de cohésion, que ce n’étaient guère que des recueils factices d’articles soudés après coup ; je ne sais plus qui les comparait à des continens faits d’îles. Le mot était joli : était-il juste ? Il y aurait lieu de distinguer. Laissons de côté l’Attius et le Varron, qui sont des monographies. Le reproche pourrait, jusqu’à un certain point, s’appliquer à Cicéron et ses amis : mais est-ce sur l’auteur qu’il devrait tomber, ou sur le sujet ? Était-il possible de rattacher étroitement à un seul centre le tableau d’une époque aussi agitée et aussi incohérente ? Le moyen d’en donner une idée exacte était d’en peindre, comme M. Boissier le fit, des parties bien choisies, ici le camp de César dans les Gaules, là les vainqueurs et les vaincus après Pharsale, là Caelius et la jeunesse romaine, ou Brutus, ou Octave, etc. Quoi qu’il en soit, déjà la Religion romaine et l’Opposition offrent un peu plus d’unité. La Religion romaine a un but marqué, celui de chercher comment la société romaine a pu passer, entre César et Marc-Aurèle, d’une incrédulité hardie à une piété presque mystique. Si, pour résoudre ce problème, l’auteur parle de beaucoup de choses qui semblent au premier abord n’avoir pas grand rapport entre elles, s’il nous entretient de la philosophie de Sénèque comme de l’Enfer de Virgile, de la condition des femmes ou des esclaves comme de l’apothéose impériale ou des cultes étrangers, c’est que tout cela touche plus ou moins directement à son sujet : un mouvement religieux n’est pas un fait isolé ; il a des causes et des conséquences à la fois politiques, philosophiques, morales, sociales, et cette complexité explique le caractère encore un peu discursif de l’ouvrage. L’Opposition traite d’une question plus simple, celle des relations entre les Césars et l’aristocratie : presque tout le livre n’est que la réponse à cette question ; on peut seulement regretter d’y rencontrer deux chapitres, plus épisodiques que nécessaires, sur l’exil d’Ovide et sur le roman de Pétrone, bien que ces deux chapitres soient en eux-mêmes fort curieux. L’unité, forcément absente de Cicéron et ses amis, plus visible dans la Religion romaine et l’Opposition, devient complète dans la Fin du paganisme : l’objet en est très nettement délimité ; c’est l’analyse des effets qu’a produits le contact entre l’Ecole et le monde aristocratique romain ; et il n’y a pas une seule partie du livre qui s’en écarte. À ce point de vue, — et pas à ce point de vue seulement, — la Fin du paganisme nous paraît le chef-d’œuvre de M. Boissier.

Ce qui frappe enfin, quand on vient de lire tous ses livres, c’est que, additionnés les uns aux autres, ils forment la meilleure des histoires de la littérature latine. Les preuves qu’on en pourrait donner ressembleraient trop à une table des matières, mais il est facile de vérifier que, parmi tous les poètes ou prosateurs latins, il n’en est pas un dont M. Boissier ne se soit occupé, souvent à plusieurs reprises, et chaque fois avec des observations qui en atteignaient au vif le caractère ou le talent. Les seuls qu’il ait, ne disons pas négligés, mais moins familièrement pratiqués peut-être, sont les purs penseurs et les purs artistes, ceux qui s’enferment dans une « tour d’ivoire, » soit pour s’absorber en une méditation intérieure, soit pour se livrer patiemment à un travail de délicats ciseleurs. Il a peu parlé de Lucrèce, et Catulle ou Properce l’ont plutôt intéressé par les renseignemens qu’ils lui fournissaient sur les mœurs du temps que par leurs qualités proprement esthétiques. Mais ni les « artistes » ni les « penseurs » ne sont nombreux dans la littérature latine : elle est tout entière tournée vers l’action ; ses plus belles œuvres, l’Enéide de Virgile ou les Annales de Tacite, ont toujours une destination pratique et sociale. La tendance de M. Boissier à orienter l’histoire littéraire vers l’histoire politique et morale, plutôt que vers celle de la philosophie ou de l’art, n’avait donc pas ici les inconvéniens qu’elle aurait pu avoir si, au lieu de Rome, il eût envisagé la Grèce ou l’Allemagne. Bien au contraire, il y avait harmonie profonde entre l’auteur et son objet. M. Boissier aimait par-dessus tout la vie réelle, agissante, familière même : nul ne pouvait mieux comprendre que lui cette littérature, qui baigne de toutes parts dans la réalité environnante, et qu’on n’en peut abstraire. Cette exacte correspondance lui a permis d’accomplir la tâche qu’il s’était assignée, et qu’on pourrait ainsi définir : la reconstitution, à l’aide de la littérature, de ce que fut la vie romaine.

Suivons-le pas à pas aux diverses étapes de cette tâche, et, tout d’abord, voyons par quel travail de documentation précise il se préparait à ses essais de résurrection psychologique. Il peut sembler presque superflu de signaler son scrupule à n’utiliser que des renseignemens d’une valeur indéniable : n’est-ce pas la vertu professionnelle de tout historien, et ne devrait-elle pas être banale ? Elle ne l’est pourtant pas autant qu’on le croirait ; elle ne l’était pas surtout à l’époque où M. Boissier a commencé d’écrire, et où la critique littéraire, même appliquée à l’antiquité, était encore insuffisamment purgée de fantaisie romantique et de métaphysique vague. Que d’inductions trop rapides, que de généralisations mal motivées, et, pour trancher le mot, que de légèretés, chez un Villemain même, un Ampère ou un Nisard ! Et d’autre part, quelle répercussion peut avoir, dans des matières si lointaines et si mal connues, le moindre détail aveuglément accepté ou dédaigneusement négligé ! Quelques exemples, pris au hasard dans l’œuvre de M. Boissier, en feront sentir l’importance. On ne peut pas tracer le tableau de l’époque de César sans faire une large place à la personnalité de Brutus ; mais on ne peut pas connaître son vrai caractère sans savoir s’il est ou non l’auteur des lettres qu’on lui attribue, et notamment de la fameuse lettre à Cicéron, tant admirée de Fénelon, en réalité si déclamatoire ; et, enfin, on ne peut se prononcer sur l’authenticité de ces lettres sans en avoir minutieusement examiné toutes les allusions aux faits contemporains et toutes les particularités de langage, si bien qu’en dernière analyse, il faut s’être enfoncé dans les plus épaisses broussailles de la chronologie et de la philologie pour avoir le droit de professer une opinion sur le rôle de Brutus. De même, il n’est pas indifférent de savoir, d’après une remarque de scoliaste, que tel hémistiche de l’Énéide reproduit textuellement une. formule du rituel national : un rapprochement de ce genre en dit plus long que les plus belles dissertations sur le caractère patriotique de l’épopée virgilienne. De même enfin, l’idée qu’on se fait de Juvénal n’est pas la même si l’on regarde ses satires comme des attaques audacieuses contre les personnes de son temps ou si on s’avise que tel des individus qu’il a le plus maltraités est un grand seigneur mort depuis cinquante ans. M. Boissier, à propos de ce dernier, se moque agréablement des commentateurs qui admirent beaucoup la brusque apostrophe du poète, faute de pouvoir l’expliquer : il s’est attaché, pour son propre compte, à mériter le moins possible un pareil reproche. Il s’est entouré de tous les secours nécessaires pour savoir l’authenticité, la date, les circonstances, la portée des différens ouvrages dont il avait à se servir, et jusqu’au sens de chaque vers ou de chaque phrase. Il a d’ailleurs montré à plusieurs reprises qu’il aurait pu faire par lui-même cette besogne de philologue. Sans parler de son Varron, ses Recherches sur la manière dont furent publiées les lettres de Cicéron, ses articles sur Commodien et sur Sedulius, divers opuscules répandus dans la Revue de philologie et le Journal des Savans, ont mis hors de doute son habileté à traiter les problèmes les plus minutieux de l’érudition. Dès lors, ayant prouvé sa compétence, il avait le droit de s’en rapporter, sur les autres questions, aux résultats obtenus par les spécialistes dans des travaux qu’il n’avait pas faits lui-même, mais qu’il était capable d’apprécier, puisqu’il était apte à les refaire. C’est le cas de rappeler la comparaison de Brunetière à propos de Taine : « Exige-t-on de l’architecte qu’il soit aussi le maçon de son œuvre ? Non, sans doute, mais il suffit qu’au besoin il ne soit pas incapable de l’être. » M. Boissier a taillé quelques pierres de ses propres mains, et les a bien taillées ; quant aux autres, il les a prises comme on les lui fournissait, mais non sans les avoir soigneusement contrôlées, et c’est pour cela que son édifice reste, en fin de compte, si solide.

Il y a fait entrer, d’ailleurs, autre chose que des matériaux littéraires, et ç’a été là, en son temps, une de ses plus heureuses nouveautés. À la différence de ses prédécesseurs, Maurice Meyer ou Patin, non moins consciencieux que lui, plus philologues même peut-être, mais strictement cantonnés dans le domaine des textes, il a appelé à son aide toutes les sciences voisines, épigraphie, archéologie, numismatique, histoire du droit, que sais-je encore ? Le profit qu’il en a tiré éclate à chaque page. Les inscriptions funéraires lui disent quelles sont, en regard des opinions émises par les philosophes ou les théologiens, les croyances des gens ordinaires. Les temples bâtis en l’honneur des empereurs ou par leur ordre le renseignent sur les rapports du prince et de ses sujets, si diversement présentés par les poètes et les historiens anciens. Il retrouve dans les peintures de Pompéi la mythologie galante et souriante d’Ovide, dans celles des Catacombes la même fusion entre la forme antique et la religion nouvelle que dans les écrits des auteurs chrétiens. Inscriptions et monumens sont à tout instant rapprochés des textes, tantôt les corroborent, tantôt les contredisent, toujours les contrôlent utilement, et quelquefois les suppléent. Car il y a des régions de l’histoire que la littérature seule ne saurait nous révéler : sur l’armée et les provinces, sur les plébéiens et les esclaves, elle ne nous apprend pas tout ce que nous voudrions savoir. Les dédicaces et les épitaphes, cette littérature des illettrés, nous font pénétrer dans ces terres inconnues. M. Boissier, malgré sa longue intimité avec Cicéron, ne méprise point ces humbles lignes gravées dans une langue si peu cicéronienne : elles lui servent, quand il le faut, de documens, tout aussi bien que les chefs-d’œuvre des grands écrivains. Sur la tombe d’un obscur esclave de Rome ou d’un décurion de petite bourgade africaine, il recueille des mots qu’il commente aussi volontiers que les vers de Virgile et les tirades de Sénèque : ici comme là, n’y a-t-il pas le souvenir d’une vie et le témoignage d’une âme ?

Pour l’épigraphie et l’archéologie, comme pour la philologie, M. Boissier a dû beaucoup aux savans étrangers, aux Italiens, Borghesi, J.-B. de Rossi, Lanciani, Pietro Rosa, et surtout aux Allemands, Helbig, Jahn, Jordan, Preller, Friedlaender, et, entre tous les autres, Mommsen. Il a si parfaitement possédé leurs ouvrages, les a si fréquemment et si loyalement cités, que des lecteurs superficiels pourraient se demander si son rôle ne s’est pas borné à vulgariser en France, sous une forme aisément assimilable, les découvertes de l’érudition germanique. Rien ne serait plus inexact. D’abord, M. Boissier a toujours gardé, envers ceux dont il mettait à profit les travaux, non pas l’indépendance du cœur qui est l’ingratitude, mais l’indépendance de l’esprit. Même contre le plus grand, contre Mommsen, il a défendu la mémoire de Cicéron avec un courage alors très rare. Lorsque des philologues allemands, Nissen en particulier, ont cru pouvoir poser comme une loi que les historiens latins ne se servaient jamais que d’une source unique, la plupart des érudits allemands, italiens et français, ont admis docilement cette opinion : M. Boissier a résisté, et avec de bons argumens. D’autres, autour de lui ou après lui, ont pu avoir la superstition de la science étrangère : lui n’en a eu que le respect. De plus, une différence essentielle le sépare, sinon de tous les érudits d’outre-Rhin, au moins de la plupart. Qu’on ouvre, par exemple les Mœurs romaines d’Auguste aux Antonins de Friedlaender, et qu’on lise ensuite la Religion romaine : là, on trouvera une collection, très riche, mais très confuse, de petits faits accumulés, empilés, se suffisant à eux-mêmes ; chez M. Boissier, les mêmes détails s’ordonnent et s’organisent, deviennent les traits d’un tableau de mœurs, les parties composantes d’une investigation sur l’état de la société. Par là, M. Boissier s’éloigne des chercheurs des autres pays, et se rapproche au contraire des grands historiens français de sa génération, de Renan, de Taine, de Fustel de Coulanges. On peut lui appliquer, comme à eux, l’admirable définition donnée par Fustel : « L’histoire n’étudie pas seulement les faits matériels et les institutions, son véritable objet d’étude est l’âme humaine ; elle doit aspirer à connaître ce que cette âme a cru, a pensé, a senti, aux différens âges de la vie du genre humain. » M. Boissier exprimait volontiers des idées analogues, sous une forme plus familière et plus piquante. Il nous souvient de l’avoir entendu protester un jour très spirituellement contre les railleries dont La Bruyère accable le pauvre Hermagoras. « Oui, nous disait-il, que la main droite d’Artaxerxès soit ou non plus longue que sa main gauche, cela est peu de chose ! Et pourtant ! supposez que cette particularité permette un jour d’identifier une statue de ce roi ; supposez que cette statue soit accompagnée d’une inscription, qui elle-même apporte quelque date nouvelle, quelque donnée inédite, sur l’histoire du peuple hébreu, par exemple : voyez-vous comment les études d’histoire religieuse, les plus importantes peut-être, risquent d’être transformées grâce à la science d’Hermagoras ? » C’est ainsi que M. Boissier se distinguait également de ceux qui méprisent les vétilles philologiques ou archéologiques et de ceux qui les cultivent sans rien voir au-delà Lui-même a toujours eu un art merveilleux d’appuyer l’idée sur le fait et de vivifier le fait par l’idée. La belle formule que nous empruntions tout à l’heure à la Cité antique pourrait ouvrir la Religion romaine ou la Fin du paganisme : là aussi l’érudition est une auxiliaire de la psychologie.

Cette psychologie se présente à nous, dans les ouvrages de M. Boissier, sous plusieurs formes, et, si l’on peut dire, à plusieurs étages. Il y a d’abord la psychologie individuelle, ou, pour employer la métaphore illustrée par Sainte-Beuve, la « peinture de portraits, » N’est-ce pas à Sainte-Beuve en effet que font songer tant d’esquisses, d’un relief si net et d’une couleur si franche, où se dessinent les physionomies d’écrivains et d’hommes d’Etat romains ? En particulier, M. Boissier semble se rattacher à la méthode des Portraits littéraires par deux habitudes, excellentes l’une et l’autre. D’abord, comme Sainte-Beuve, il veut voir le personnage vrai, non drapé dans une attitude de décorum officiel, mais sincère, intime, en quelque sorte déshabillé. Aussi court-il aux documens qui peuvent le lui révéler tel : il préfère les lettres de Cicéron à ses discours, et les satires d’Horace à ses odes. Et quand, par malheur, il n’a devant lui que des œuvres composées à dessein pour la publicité, du moins il cherche à lire à travers les lignes : il n’est dupe ni des belles phrases ni des gestes théâtraux ; il pénètre jusqu’au secret des âmes, et le vers lucrétien, eripitur persona, manet res, pourrait être une des devises de son investigation. Il se rapproche encore de Sainte-Beuve en ce qu’il excelle à analyser les caractères les plus complexes. Non que les simples, les absolus, les passionnés, le mettent en défaut ; il sait donner d’un Caton ou d’un Tertullien des images qui ne soient point inégales à la violence de leurs sentimens. Mais ces personnages tout d’une pièce sont relativement faciles à définir. Comprendre les natures de demi-teinte, démêler les incertitudes politiques de Cicéron, les nuances morales d’Horace, le mélange des idées neuves et des préjugés héréditaires chez Tacite, le conflit entre la culture antique et la foi chrétienne chez saint Jérôme ou chez saint Augustin, voilà qui est plus délicat, voilà qui exige plus d’attention, de patience, de finesse, et qui, pour cette raison, sollicite davantage l’ingénieuse perspicacité d’un psychologue tel que M. Boissier.

Il ne s’en tient pas là ; il se rend compte que les hommes d’une même époque, si dissemblables qu’ils puissent être, ont pourtant quelque chose de commun, qu’ils sont comme des fleurs, diversement épanouies, dont les racines plongent au même sol, et il essaie d’atteindre ce sol. C’est ce qu’on pourrait appeler la psychologie collective, celle d’une société ou d’un siècle. Cælius est Cælius, mais en même temps il est l’incarnation de l’esprit d’aventure et d’anarchie qui se retrouve à des doses inégales dans la plupart de ses contemporains. Lucain, Tacite et Juvénal, avec des divergences qui ne permettent pas de les confondre, expriment tous trois les rancunes indécises et mêlées de l’opposition au temps des Césars. Presque tous les livres de M. Boissier sont ainsi des tableaux, et non pas seulement des séries de portraits. Ici comme tout à l’heure, on notera qu’il est attiré de préférence par les sujets qui supposent chez le peintre le sens le plus subtil des nuances précises. Les périodes étudiées dans Cicéron et ses amis et dans la Fin du paganisme ne sont pas de celles où toutes choses ont des contours arrêtés et des places marquées, où tous les sentimens sont simples, toutes les idées claires, tous les principes rigides, toutes les classes séparées ; ce sont des époques de crise, où tout se mêle, se décompose, fermente : ici, la dissolution de la société républicaine, l’écroulement des vieilles mœurs et des vieilles croyances, le craquement des anciens cadres, castes ou partis, qui enserraient les activités, l’universel désarroi, avec une poussée débordante d’énergie individuelle, et pourtant une aspiration vague vers un état mieux réglé et plus sûr ; là, l’introduction dans le monde païen d’une religion nouvelle, le travail sourd par lequel elle le désagrège, le travail inverse et corrélatif par lequel elle-même se modifie pour s’adapter aux formes sociales dans lesquelles elle se glisse, et les mille variétés d’états d’âme dans lesquelles se manifeste cette fusion, et qui font passer l’historien, par des dégradations insensibles, des païens obstinés aux chrétiens fanatiques. Plus difficile encore est peut-être le sujet de la Religion romaine : cette fois, ce n’est plus une époque que l’auteur envisage, mais une série de phases successives et progressives, à travers lesquelles le sentiment religieux, presque absent du siècle de César, regagne peu à peu la place perdue, et arrive à dominer victorieusement le siècle des Antonins ; c’est le récit d’un « mouvement, » d’une « évolution, » c’est-à-dire, croyons-nous, ce qu’il y a de plus malaisé en histoire.

Sous l’âme des époques comme sous celle des individus, M. Boissier découvre ce qu’il y a de plus profond, l’âme humaine en général. Il en sait discerner les tendances permanentes à travers les formes diverses qu’elles revêtent au cours des âges. Tandis qu’on le croit tout occupé de ses Romains, une comparaison nous avertit qu’il ne néglige pas de voir en eux des exemplaires de l’éternelle humanité. Il vient de décrire les cruautés de Tibère et de Néron ; elles lui rappellent nos massacres révolutionnaires ; des deux côtés, il aperçoit le même ironique et douloureux contraste entre ces tueries et les habitudes de raffinement luxueux et de douceur philosophique de l’époque où elles ont éclaté : « Que cet orgueil du présent, conclut-il, que cette espérance pour l’avenir, reçurent de cruels démentis ! Que d’événemens terribles et imprévus vinrent, aux deux époques, prouver qu’il ne faut pas trop compter sur l’homme, que souvent la barbarie sommeille sous ces semblans d’élégance, et qu’il suffit de bien peu de chose pour faire remonter à la surface ce fonds de boue et de sang que la civilisation recouvre sans l’anéantir. » Voilà, mise en relief par deux exemples frappans, une des lois les plus cruellement vraies de l’histoire humaine. Combien de fois aussi, en opposant César à Caton, ou saint Cyprien à Tertullien, en nous faisant observer que de tout temps il y a, dans toute doctrine, des courans opposés, que les jansénistes et les jésuites ne datent pas du XVIIe siècle, ni les opportunistes et les intransigeans du XIXe, M. Boissier ne nous remet-il pas en mémoire la persistance indéfectible de certaines manières d’être intellectuelles et morales ! Il ébauche là une classification, pour reprendre encore un mot de Sainte-Beuve, des « familles naturelles d’esprits. » Les vues de cette espèce ne sont pas rares chez lui ; elles s’entremêlent fort heureusement aux constatations purement historiques, donnant à celles-ci une portée plus générale, sans jamais tomber elles-mêmes dans la banalité. Si la mode était encore aux recueils de « pensées, » il serait aisé d’extraire des livres de M. Boissier bon nombre de remarques, de réflexions, voire de maximes, sans prétention ni dogmatisme, mais justes et souvent perçantes. En d’autres temps, il eût peut-être été moraliste : il avait toutes les qualités requises dans ce genre, la sagacité du coup d’œil, la gravité relevée d’une certaine pointe satirique, la netteté du tour. Ces mérites ont trouvé d’ailleurs leur emploi dans ses livres d’histoire, où il n’est pas rare que ce disciple de Mommsen fasse songer à La Bruyère.

Pour extraire ainsi de la connaissance du passé des conclusions de psychologie largement et universellement humaine, il est nécessaire d’avoir regardé autour de soi, d’avoir complété l’étude des livres par celle de la vie contemporaine. En effet, M. Boissier ne s’est jamais interdit d’établir entre le passé et le présent des rapprochemens curieux, non pour le plaisir que procurent des allusions malicieuses, mais pour le profit que l’on peut tirer de ces comparaisons. L’expérience moderne et l’expérience historique se prêtent un mutuel appui. Il pense que pour comprendre la révolution tentée par Catilina, la science que nous avons acquise pendant un siècle d’émeutes et de coups d’Etat doit nous servir à quelque chose : « Nous en avons assez souffert pour avoir le droit d’en profiter. » Réciproquement, autrefois nous éclairera sur aujourd’hui. En décrivant les mœurs politiques de la démocratie au temps de Cicéron, M. Boissier ne perd pas de vue la démocratie du XIXe siècle. En faisant sa promenade archéologique en Tunisie et en Algérie, il est frappé de la manière dont les Romains ont résolu les problèmes de colonisation africaine qui se posent devant nous. « Si nous savons les interroger, ils auront beaucoup à nous apprendre ; » et il les interroge, tant et si bien que son livre sur l’Afrique romaine est presque autant un livre sur l’Afrique française. Quand il raconte l’affaire de l’autel de la Victoire au IVe siècle, il en signale le rapport avec des polémiques récentes : « Les partisans de la séparation des Églises et de l’Etat et de la suppression du budget des Cultes pourraient, avec un peu de complaisance, mettre saint Ambroise de leur côté. » Ce souci d’actualité n’a rien qui puisse surprendre. M. Boissier avait un trop vif sentiment de la vie réelle pour s’isoler dans la contemplation des choses mortes ; il défendait Hermagoras, mais il aurait été incapable d’ignorer comme lui le train du monde de nos jours. Hâtons-nous d’ajouter qu’il ne versait pas non plus dans l’excès inverse. Nul ne s’est tenu plus éloigné de la tactique qui consiste à faire de l’histoire une arme pour les polémiques contemporaines. Un pamphlet à la façon de Beulé lui aurait paru spirituel, mais trop peu sérieux. Tout au contraire, rien n’est plus remarquable en lui que le large et loyal désintéressement avec lequel il a abordé les questions les moins commodes à traiter d’une plume impartiale. Les dates, ici, sont à retenir. Quand il écrit Cicéron et ses amis, on se bat autour du césarisme ; Allemands et Français, impérialistes et républicains, Mommsen comme Napoléon III, projettent dans l’histoire du dictateur leurs idées et passions personnelles : M. Boissier ne calomnie pas plus César qu’il ne le surfait ; son ouvrage n’est pas plus un libelle d’opposition qu’une profession de foi gouvernementale. La lutte continue quand il publie l’Opposition sous les Césars ; la fortune a changé de camp : lui n’a pas changé de caractère ; et l’Opposition flagorne aussi peu le parlementarisme républicain que Cicéron et ses amis flattait l’absolutisme bonapartiste. Lorsqu’il compose la Religion romaine, il se trouve entre deux camps ennemis, celui des polémistes chrétiens, qui ment entièrement les vertus du monde païen, et celui des « philosophes, » qui refusent à la révolution chrétienne toute efficacité. « Ce sont là, dit-il, des exagérations auxquelles le bon sens résiste et que l’histoire dément ; je puis promettre qu’on ne les retrouvera pas dans cet ouvrage. Je n’y cherche que la vérité... C’est à mon sens un succès médiocre pour un auteur que son livre devienne une arme de guerre dans la main des partis qui se combattent ; ce qu’il doit plutôt désirer, c’est de lui voir produire, suivant la belle expression de M. de Rossi, des fruits de paix et de vérité. » Un fruit de paix et de vérité : c’en est encore un que la Fin du paganisme, dont le sujet n’est autre que l’étude des plus grands théologiens chrétiens, et dont la date est celle des débats les plus ardens entre « cléricaux » et « libres penseurs. »

Ainsi, d’un bout à l’autre de sa carrière, M. Boissier n’a jamais eu ni la poltronnerie de fuir les terrains semés de charbons ardens, ni la maladresse de s’y brûler les pieds. Il a toujours su tenir sa liberté d’esprit indemne des partis pris politiques et religieux. Sans oublier son temps, il ne lui a pas permis de le dominer tyranniquement. Sa conception purement objective de l’histoire achève de donner à sa restitution des mœurs romaines son caractère de franche et sereine solidité.

Œuvre d’érudit et de psychologue, l’ensemble de ses travaux est aussi une œuvre d’artiste. La beauté de la forme est un mérite d’autant plus appréciable chez lui qu’il était plus rare chez ceux qui, avant lui, s’étaient consacrés aux études spéciales d’érudition, et qui se souciaient fort peu de rendre intéressans, ou même lisibles, les résultats de leurs recherches. Il a fait tomber la barrière qui séparait l’épigraphie et l’archéologie de la littérature, annexant de la sorte à celle-ci de nouvelles et riches provinces. Il y a été aidé par son talent personnel d’écrivain, par ce style clair, rapide et souple, qui a été tant de fois vanté, et dont il est plus facile de sentir le charme que de définir la nature. Car il y a de tout dans la manière d’écrire de M. Boissier. Il a de l’esprit, un esprit qui n’a rien de méchant ni d’affecté, qui se contente de souligner légèrement les ridicules qu’il rencontre, sans cesser d’aimer, ou même d’admirer, ceux chez qui il les voit. Il a, parfois, de l’éloquence : en présence d’un sujet qui lui suggère quelque sentiment plus vif qu’à l’ordinaire, s’il lui faut réhabiliter Cicéron contre les attaques de Drumann et de Mommsen, ou les martyrs chrétiens contre les railleries voltairiennes, s’il veut exprimer son indignation contre les bourreaux, sa pitié pour les victimes, son respect pour les grandes âmes, il arrive à une gravité ferme et sobrement émue, qui ne laisse pas de pénétrer assez loin. Mais ce qui domine dans son style, ce sont les qualités proprement classiques : la pureté du vocabulaire (il témoignait à ses élèves une horreur profonde du néologisme, et, si l’on en croit la tradition, n’avait jamais pu lire en entier un roman de Balzac), l’exactitude et la délicate justesse des termes, la simplicité, l’absence de tout charlatanisme. M. Lavisse a raconté à ce propos une anecdote bien typique. Quand il était dans la classe de M. Boissier, il avait inséré dans un devoir français (une lettre à Condé), une prosopopée de la France dont il était ravi. « J’en attendais l’effet sur vous et sur la classe, car, bien sûr, vous ne manqueriez pas de faire à ma copie l’honneur de la lecture publique ! Vous lui avez fait cet honneur, en effet, mais de quel ton ! Jamais plus, depuis, je n’ai fait de prosopopée. » M. Boissier appliquait pour son propre compte les principes qu’il recommandait à ses élèves : nulle « prosopopée » dans ses livres, nul effet de virtuosité, nulle parure ; à peine, de temps en temps, une image discrète, qui ne sert qu’à graver mieux la pensée. M. Lanson a eu raison de rapprocher ce style de celui de Voltaire : c’est la même limpidité, la même allure vive et coupée des phrases, la même aisance, — aisance à la fois naturelle et acquise, aussi distante de la nonchalance que de l’effort, — par-dessus tout, la même aversion pour les faux ornemens. La beauté d’un tel style réside dans la sincérité avec laquelle il vêt l’idée et en dessine tous les contours, dans sa parfaite conformité avec l’objet. Par là, comme par la sûreté de son information et par l’impartialité de ses jugemens, M. Boissier donne une haute leçon de probité intellectuelle.


III

Nous avons longuement insisté sur ses livres d’histoire romaine, parce qu’ils constituent la partie la plus considérable, la plus imposante de ses travaux. Ils n’ont pas cependant absorbé toute son activité, et il n’est que juste d’en signaler rapidement les autres productions, où se révèlent d’ailleurs des qualités analogues.

Cet excellent latiniste fit par accident sur le domaine de la littérature française des excursions fort courtes, mais fort brillantes. Lorsque la librairie Hachette inaugura sa collection des Grands Ecrivains, elle confia tout naturellement le soin de parler de Mme de Sévigné à celui qui avait si bien commenté la correspondance de Cicéron (1887). Le choix était on ne peut plus heureux, ce sujet exigeant avant tout les qualités que possédait éminemment M. Boissier. De tous nos auteurs classiques, nul n’est moins « auteur » que Mme de Sévigné. Si elle a quelquefois une certaine coquetterie d’écrivain, que M. Boissier a finement aperçue, en général elle se révèle très franchement à ses lecteurs, et l’on peut lui dire ce que Quintus Cicéron disait à son frère : « Je vous ai vu tout entier dans votre lettre. » En même temps qu’elle, son entourage revit dans sa correspondance, et toute la société du temps, avec ses grandeurs et ses faiblesses, ses vertus et ses ridicules. Étudier les lettres de Mme de Sévigné, c’était donc à la fois faire le portrait d’une âme individuelle et le tableau de l’état moral d’une époque : or on sait combien M. Boissier était passé maître dans ces deux sortes de descriptions psychologiques ; il n’avait qu’à transporter dans la France du XVIIe siècle la méthode qui l’avait si bien aidé à ressusciter la Rome de Cicéron. C’est en effet ainsi qu’il comprit sa tâche. Son livre s’ouvre par une esquisse finement nuancée de Mme de Sévigné, de sa personne physique, intellectuelle, morale, esquisse où le peintre a su se défendre de toute complaisance passionnée pour son modèle. Il subit sans doute le charme de cette aimable femme, mais pas au point de dissimuler ses imperfections ; il voit les défauts de son visage ; il ne cache pas sa légère coquetterie, ni la froideur de sa complexion, bien qu’il sache ce qu’une telle constatation peut avoir de désobligeant : « Une femme n’aime pas à entendre dire qu’elle n’a été vertueuse que par tempérament ; peut-être même en est-il qui préféreraient qu’on les crût un peu coupables. » L’épigramme est jolie ; elle donne une idée de l’aisance spirituelle avec laquelle M. Boissier entre dans les détails de la vie privée de son héroïne. Après « la femme, » il étudie « l’écrivain, » mais en se plaçant au point de vue historique, et non proprement littéraire. Il recherche comment s’est formé ce style tout ensemble si sûr et si naturel, note l’influence qu’ont pu avoir sur Mme de Sévigné ses premiers maîtres, ses lectures, ses fréquentations mondaines, explique, en un mot, plutôt qu’il ne vante, même ce qu’il admire le plus. Enfin il arrive à « l’œuvre, » et, comme on peut s’y attendre, il annonce l’intention de traiter ces lettres « comme de véritables documens historiques, » mais non pas pour y chercher des événemens inédits : l’histoire qu’il veut faire est celle des mœurs. « Figurons-nous que nous venons de lire sa correspondance entière, et que, le livre fermé, revenant sur nos souvenirs, nous nous demandons quelle idée elle nous donne des gens qu’elle a connus, en quoi cette société est semblable à la nôtre et en quoi elle en diffère. » À vrai dire, il insiste plus sur le second point que sur le premier. En retraçant la vie des contemporains de Louis XIV dans leur famille, aux eaux, à la campagne, en scrutant leurs opinions monarchiques et leurs croyances religieuses, il s’applique surtout à faire ressortir ce qui sépare leur manière de sentir de la nôtre ; historien soucieux de vérité, artiste épris de couleur locale, il goûte principalement dans les lettres de Mme de Sévigné ce qui exhale le parfum des mœurs disparues.

Le succès très vif du volume de M. Boissier sur Mme de Sévigné le désignait pour être le biographe de l’écrivain qui, avec elle, nous fait le mieux connaître le XVIIe siècle, et l’on comprend qu’après les lettres de la marquise, il ait abordé les Mémoires de Saint-Simon (1892). Le sujet, cette fois encore, était fait pour lui plaire et lui convenir. Il avait devant lui un de ces auteurs qu’il aimait tant à étudier, aussi peu affecté, aussi peu « homme de lettres » que possible, un écrivain qui confessait bonnement n’avoir jamais été « un sujet académique, » mais en revanche un homme d’une âpre et forte originalité, se dévoilant sans réserve dans tout ce qu’il écrivait, criant à tue-tête ses passions et ses rancunes. C’était, pour un tel peintre, un modèle à souhait que ce duc et pair. Les petits côtés du personnage, ses préjugés, ses disputes d’étiquette, ses dédains puérilement surannés pour la « robe » et la « plume, » égaient doucement la malice de M. Boissier ; et ce qu’il y a de plus extraordinaire en Saint-Simon, la vigueur insolite de ses haines, la pénétration de ses jugemens, la force éclatante de son style, ne sauraient le déconcerter : ne connaît-il pas Tacite ? et l’auteur des Mémoires est-il un satirique plus rude ou un écrivain plus puissant que celui des Annales ? Il n’est donc pas surprenant que M. Boissier ait parfaitement compris Saint-Simon. Une très amusante biographie, à la fois copieuse et rapide, suit Saint-Simon au logis paternel, à l’armée, à la Cour, aux affaires, dans la retraite, expliquant comment les traditions de famille, les déceptions de Cour, les rêveries politiques, les bouderies d’une vieillesse isolée, sont venues se fondre dans un torrent de colère et d’aigreur, et ont produit le chef-d’œuvre enfiellé qui s’appelle les Mémoires. En ayant démêlé les origines, M. Boissier est à l’aise pour en apprécier la portée. Quand il lui faut, pour mesurer la justesse d’esprit de l’historien, reprendre ses opinions les plus saillantes, il les contrôle avec une liberté de jugement bien rare en un sujet si complexe. Il n’est pas dupe, cela va sans dire, des grandioses apparences de cette Cour dont Saint-Simon a écrit tant de mal ; mais il n’est pas davantage dupe de Saint-Simon. Sur les grandes figures de l’époque, sur Louvois ou Villars, sur Louis XIV ou Mme de Maintenon, il formule à son tour une appréciation, souvent neuve, toujours ferme et mesurée, absolument comme il l’avait fait sur César ou Auguste. Deux chapitres, qui se suivent et se répondent, exposent, en toute franchise, les raisons qui rendent précieuses les informations de Saint-Simon et celles qu’on a de se méfier de lui : elles se balancent très également ; M. Boissier ne cède ni à la tentation de surfaire son auteur, ni au malin plaisir de le critiquer à tout propos ; il est juste envers lui, chose difficile quand il s’agit d’un auteur si peu juste lui-même Mais au fond peu importe à M. Boissier qu’il y ait dans les Mémoires tant d’assertions contestables : l’essentiel est qu’ils lui révèlent, en même temps que la personnalité si curieuse de celui qui les composa, un côté inédit de la société d’alors. Il sent très bien que leur mérite incomparable, plus que la verve du polémiste, plus que la hardiesse imagée du style, c’est l’intensité de l’évocation qui s’en dégage ; et, dans une spirituelle conclusion, il montre que Saint-Simon peut seul repeupler pour nous le « désert » de Versailles. Même, il n’est pas loin de penser que, par ses médisances cruelles, l’observateur fait du bien à ses pires ennemis, puisqu’il nous les a rendus plus humains et plus présens : « Si le siècle ne nous semble plus aussi parfait que nous nous l’étions imaginé, il deviendra plus vivant, ce qui est le premier de tous les mérites. Nous l’admirerons peut-être un peu moins de cette admiration béate, qui se transmet par tradition, mais nous lui serons plus attachés, et nous trouverons à l’étudier l’intérêt qu’on prend aux choses qui respirent. » Ces derniers mots nous paraissent caractériser aussi bien M. Boissier que Saint-Simon lui-même, et marquer le point par où pouvaient entrer en contact deux natures d’ailleurs si dissemblables. La vie, la vie réelle, non arrangée ni idéalisée, voilà ce que M. Boissier cherchait avant tout, ce qu’il a trouvé chez Saint-Simon, comme chez Mme de Sévigné, comme chez Cicéron, Tacite ou Martial, et c’est pour l’y avoir trouvé qu’il lui a volontiers pardonné ses chimères de réformateur, ses erreurs, ses colères, et ses fautes de français.

Ces deux élégans petits livres sur Mme de Sévigné et sur Saint-Simon se ressemblent à beaucoup d’égards. Ils ont je ne sais quoi de plus leste et de plus dégagé peut-être qu’aucun autre ouvrage de M. Boissier : on croit sentir qu’ils ont été écrits comme par délassement, entre deux études de philologie ou d’épigraphie latine. A eux deux, ils représentent l’apport de M. Boissier à l’histoire des lettres françaises, apport vraiment précieux par la qualité, sinon par l’étendue. M. Boissier ne s’en est du reste pas tenu là ; les circonstances l’ont amené à s’occuper encore, sous une autre forme, de littérature moderne.

En 1876, l’Académie française perdit un de ses membres les plus vénérables, Patin, professeur de Sorbonne, auteur des Tragiques grecs et des Études sur la poésie latine. M. Boissier fut appelé par 23 voix contre 9 au fauteuil de son ancien maître[12]. Il le connaissait bien, il en par la bien aussi. Il reconnut vite que la vie de son prédécesseur, tout unie, n’offrait pas matière à de grands effets d’éloquence : « Les gens sages, comme les peuples heureux, n’ont pas d’histoire. » Il prit donc le parti de dépeindre Patin comme Patin avait vécu, très simplement. En analysant ses ouvrages, il insista principalement sur les qualités qu’il possédait lui-même. Quand il le loua d’avoir appliqué aux littératures anciennes la solide méthode historique inaugurée par Villemain, en replaçant les œuvres poétiques dans leur milieu politique et social ; quand il le félicita d’avoir lancé dans la circulation bon nombre d’idées neuves et fines, dont l’originalité était devenue moins saisissable par leur succès même, comme celle de ces mots d’esprit dont les gens du monde, à force de les répéter, finissent par se croire les auteurs ; quand il célébra son goût élargi par l’histoire, capable de comprendre Eschyle aussi bien que Sophocle, et Ennius aussi bien que Virgile, les auditeurs durent penser qu’il méritait, autant et plus que Patin, les éloges qu’il lui décernait. Et n’est-ce pas une véritable profession de foi que cette définition de la méthode de son devancier ? « M. Patin ne pensait pas comme tant d’autres que la littérature et la science s’embarrassent mutuellement et qu’il convient de les séparer ; il croyait au contraire qu’en s’unissant ensemble, elles peuvent se rendre beaucoup de services. Le vif sentiment des beautés littéraires, un goût juste, éveillé, délicat, empêchent un érudit de dire beaucoup de sottises ; et, de son côté, un littérateur se trouve bien d’avoir des informations exactes et de connaître à fond les choses dont il parle. » On ne peut pas dire que M. Boissier prête ici à Patin ses propres opinions, car c’étaient bien aussi celles du vieux doyen de Sorbonne, mais il est clair que dans la netteté et la force qu’il met à les formuler se trahit l’accent d’une déclaration personnelle. Il ne s’oublie pas non plus en retraçant la biographie de Patin : on peut lui appliquer à lui-même la louange qu’il donne à son devancier, d’avoir fui la politique et de n’avoir voulu être « qu’un savant et un lettré ; » on peut penser aussi qu’il plaide pro domo sua dans la jolie page où il rappelle les honneurs accumulés sur la tête du docte humaniste, et où il proclame que, s’il est beau de voir les âmes héroïques aux prises avec la mauvaise fortune, il n’est pas inutile, pour l’exemple, que, de temps en temps, les faveurs du sort aillent aux gens de vie simple et de sérieux labeur. Il légitimait ainsi toutes les distinctions qu’il avait déjà reçues, toutes celles qu’il devait recevoir par la suite, et qui d’ailleurs furent pour lui des occasions de travail plus que des satisfactions de vanité : nul n’a mieux appliqué le principe des anciens, que tout honneur est une charge, nemo honoratus nisi oneratus. Bref, dans ce discours de réception, si M. Boissier dépeint très bien celui qu’il remplace, il se dépeint encore mieux lui-même, et c’est ce qui en fait pour nous le principal intérêt,

L’Académie, disait Voltaire, est une maîtresse contre laquelle les gens de lettres font des chansons jusqu’à ce qu’ils la possèdent, et qu’ils négligent dès qu’ils ont obtenu ses faveurs : M. Boissier, qui ne l’avait pas chansonnée avant, ne la délaissa point après. Il fut un académicien exemplaire par le zèle, la ponctualité, la fierté, la joie même, qu’il apporta à cette tâche. Les anciens élèves de l’École normale n’ont pas oublié avec quel air de robuste allégresse il leur racontait chaque semaine les choses académiques. Toutes les séances, jusqu’à celles du Dictionnaire, lui paraissaient amusantes : il prétendit même publiquement qu’elles étaient amusantes pour tout le monde, que Labiche, par exemple, y prenait le plus vif intérêt. Sa réponse au discours de réception de M. Ernest Lavisse, à laquelle nous empruntons cette réflexion, contient des passages fort remarquables, de lumineuses analyses des ouvrages de M. Lavisse sur l’histoire d’Allemagne, notamment, à propos de la Jeunesse du Grand Frédéric, un portrait du Roi-Sergent étincelant de vie et de couleur. Cette harangue le cède pourtant à celle qu’il prononça l’année suivante, en 1894, en recevant Challemel-Lacour, successeur de Renan. Challemel, sous prétexte de franchise, avait rudement traité Renan : classique au goût étroit, philosophe cartésien, démocrate doctrinaire, il avait foudroyé du haut de son triple dogmatisme l’ondoyant et délicieux auteur des Souvenirs d’enfance et de jeunesse. M. Boissier, très doucement, mais très fermement, remit les choses au point. Il rappela qu’il avait quelque droit de croire qu’il connaissait Renan, l’ayant vu à l’œuvre si longtemps et de si près, dans deux Académies et au Collège de France. Il protesta contre la légende qui s’obstinait à en faire seulement le plus frivole des artistes et le plus exquis des amuseurs, et déclara tout net qu’on ne pouvait le comprendre si l’on faisait abstraction de ses travaux scientifiques : « Renan est toujours parti de la science, et y est toujours revenu. » Il reconnut que, sans doute, il y avait eu duel parfois chez Renan entre le littérateur et le savant, mais il montra que le premier devait à l’autre ce substratum solide que les nuages de la fantaisie ne peuvent voiler qu’aux yeux des observateurs peu perspicaces. Surtout (et ici nous le retrouvons bien, avec son horreur de toute partialité), il rendit hommage à Renan pour le respect avec lequel ce libre penseur avait parlé du christianisme, et essaya d’en tirer une leçon à l’adresse des deux partis qui se disputaient la direction de la société française. « Ne pouvant se supprimer l’un l’autre, dit-il, il faut bien qu’ils finissent par se supporter. À ces querelles sans résultat et sans terme, je ne vois d’autre remède que la tolérance et la liberté. » Il y avait quelque mérite à prêcher ainsi la paix morale dans un monde si divisé, ainsi qu’à porter un jugement si mesuré sur Renan au lendemain de sa mort. On a écrit sur le petit Breton de Tréguier des pages plus délicates, plus poétiques : il n’y a guère de portrait où soient mieux mis en lumière les côtés sérieux de l’historien.

Un an après avoir prononcé ce beau discours, à la mort de Camille Doucet, M. Boissier devint secrétaire perpétuel de l’Académie, et se trouva ainsi doublement le successeur de Patin. Il inaugura, dans la rédaction des rapports annuels sur les prix littéraires, une méthode nouvelle. Les prix s’étaient tellement multipliés, qu’à vouloir les mentionner tous on risquait de tomber dans une sécheresse de palmarès. M. Boissier se résolut aux coupes nécessaires. Il sabra la foule des romans honorés du prix Montyon : leurs auteurs durent verser quelques larmes ; mais cela lui permit de donner une idée plus complète des ouvrages vraiment importans que l’Académie avait couronnés, et de transformer le rapport, selon ses propres expressions, en « un tableau, fort incomplet, sans doute, mais utile à connaître, du mouvement littéraire pendant la dernière année. » A la tâche ainsi comprise, il apporta de remarquables qualités de critique, et d’abord une lucidité et une rapidité d’analyse qu’il est difficile de surpasser. Sacrifiant les détails superflus, dégageant l’idée essentielle, la condensant dans une formule aussi sobre que saisissante, il arrivait à donner en une page, en quelques phrases, la substance de tout un livre, — et, très souvent, d’un livre tout nouveau pour lui, éloigné de sa compétence spéciale. Histoire, poésie, voyages, philosophie, critique dramatique, littérature étrangère, il parlait également de tout, aidé sans doute par les rapporteurs spéciaux, mais pourtant se réservant le dernier travail d’assimilation et de mise au point. À cette souplesse d’esprit, il joignait enfin une rare modération de jugement, rendant justice à des écrivains très différens de lui. Ce soin du rapport annuel, dont il avouait volontiers la lourdeur, et qu’il assuma, on peut le dire, jusqu’à la veille de sa mort, ne suffisait pas à ses yeux pour acquitter ses devoirs de secrétaire perpétuel. Il avait commencé, et mené jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, des recherches sur l’histoire de sa Compagnie. Il y voyait, entre autres avantages, celui de rattacher l’Institut à sa double origine, monarchique et révolutionnaire. Quand il présida la séance des cinq Académies en 1892, il remarqua que l’Institut avait pour fondateurs aussi bien Condorcet et Lakanal que Richelieu et Colbert : c’était plus qu’une boutade piquante ; c’était, chez cet homme de tradition, un désir légitime de ne rien abdiquer des origines complexes, et parfois contradictoires, d’où procèdent les choses d’aujourd’hui.

A l’Académie des Inscriptions, où il entra en 1886 en remplacement de l’épigraphiste Léon Renier, son rôle fut moins marqué, sans être effacé pourtant. Il y représenta dignement l’alliance de la culture littéraire et de l’érudition, en face de confrères qui, pour la plupart, étaient plus étroitement spécialisés que lui, mais qui faisaient autant de cas de sa rectitude de jugement que de son talent d’écrivain. Il y fut souvent aussi, dans mainte question d’histoire ou de philologie, le défenseur des opinions accréditées. Lorsque tel de ses confrères, archéologue éminent et novateur audacieux, venait apporter une interprétation inédite d’un texte classique ou d’un mythe ancien, M. Boissier défendait les positions traditionnelles contre l’hypercritique de son jeune adversaire : « Vous m’amusez beaucoup, » lui disait-il en riant, et la lutte courtoise, si elle ne décidait rien, faisait admirer du moins la verdeur juvénile du vie latiniste.

Ce n’est pas tout M. Boissier fut, durant de longues années, membre du Conseil supérieur de l’Instruction publique, et cela dans la période où furent décidées les transformations les plus nombreuses et les plus graves de notre éducation nationale. Si l’on songe en outre que, même avant 1870, il avait été associé aux tentatives faites pour moderniser l’enseignement des lycées, vivifier celui des Facultés, et créer celui de l’École des Hautes Etudes, on peut dire qu’aucune des réformes qui eurent lieu, depuis Duruy jusqu’à M. Leygues, en passant par Jules Simon, Jules Ferry et M. Léon Bourgeois, ne se fit sans qu’il fût appelé à donner son avis. Cet avis ne fut pas toujours écouté, cela va sans dire, et il ne fut pas, ou du moins ne parut pas toujours le même. Jusque vers 1880, M. Boissier eut dans les questions pédagogiques une attitude de novateur, et ensuite une attitude de conservateur. Fut-ce réellement lui qui changea ? Nous croyons plutôt que ce furent les circonstances. Il appuya d’abord les modifications qui lui semblaient indispensables pour adapter aux besoins de la société contemporaine le vieil édifice universitaire ; quand elles furent accomplies, et qu’il vit que d’autres allaient plus loin encore, il refusa de les suivre. Ainsi, pour ce qui est de l’enseignement supérieur, il jugea qu’il ne devait pas rester ce qu’il était en 1850, une simple collection de causeries brillantes et vagues devant un public d’amateurs ; il voulut qu’on fit de vraie science, devant de vrais élèves : de là son adhésion aux mesures de Duruy, d’Albert Dumont, de M. Liard ; de là son rôle dans la fondation de l’École des Hautes Etudes et dans l’inspection des Facultés des lettres. Mais plus tard, il pensa qu’on oubliait un peu trop la formation générale de l’esprit pour une érudition de plus en plus technique : dans sa réponse à M. Lavisse, il eut quelques mots de regrets pour les anciens « cours de Facultés ; » il s’opposa de tout son pouvoir, comme humaniste encore plus que comme normalien, à la suppression de l’École normale, et aux autres décisions animées du même esprit. Pareillement, en ce qui concerne les lycées, il commença par approuver qu’on en chassât les exercices démodés et purement formels, qu’on donnât plus de place aux lettres françaises et étrangères, à l’histoire, aux sciences, que l’antiquité elle-même y fût étudiée d’une manière moins exclusivement littéraire. Mais l’enseignement « moderne » l’inquiéta, et la réforme de 1902 le désola : il craignit qu’une éducation toute scientifique, hâtivement spécialisée, strictement utilitaire, ne fût le commencement de la barbarie. Il n’est donc possible de le ranger, en matière pédagogique, ni parmi les réactionnaires obstinés ni parmi les révolutionnaires systématiques : il fut là, comme en beaucoup d’autres choses, un homme de juste milieu. Son action ne fut pas, au surplus, aussi prépondérante dans ces grands débats que celle de Duruy, de Jules Simon, de Gréard ou de M. Lavisse : il y eut cependant une part réelle, sinon capitale, et l’on ne pourra faire l’histoire de l’instruction publique au XIXe siècle sans mentionner ses interventions diverses et inégalement heureuses.

Ce n’est pas tout encore. Dans la dernière période de sa vie, on ne saurait nommer toutes les sociétés dont il fut membre ou président, mais il en est une qu’il ne nous pardonnerait pas d’omettre, c’est l’Association des anciens élèves de l’École normale, qu’il dirigea de 1883 à 1906. Il trouva là l’occasion de faire beaucoup de bien, avec un empressement infatigable et une discrétion élégante, l’occasion aussi de dire, dans ses discours annuels, beaucoup de bonnes choses. Il y saluait au passage les grands morts qu’il avait connus, Taine, Duruy, Pasteur, Jules Simon, Henri Wallon, dessinant à grands traits de fort curieuses silhouettes. Surtout il s’attachait à entretenir chez ses camarades les qualités moyennes et solides qu’il regardait comme les vertus professionnelles de l’universitaire : le dévouement aux obligations de métier, le culte de la science et du travail, la tolérance large et loyale. Il fut même éloquent pour prêcher ces sentimens dans les années troublées de la fin du XIXe siècle. En 1899, félicitant les historiens de se transporter dans la vie antique, il ajoutait : « On reproche à ce genre d’excursions de nous arracher à la vie présente. Rien n’est plus vrai, mais c’est précisément le mérite que je leur trouve et ce qui me les fait aimer. Heureux ceux qui, dans la triste époque où nous vivons, ont pu se dégager des médiocrités qui nous entourent, qui se sont fait, dans les pays enchanteurs de l’antiquité, à quelques pas du Parthénon et du Colisée, ou dans les régions sereines de la science pure, un coin de terre bénie, où n’arrive pas le bruit de luttes stériles, et qui poursuivent, dans le silence et la paix, l’étude des grandes questions qu’ils ont entrepris de résoudre ! Plus tard, quand le temps aura remis tout à son point, il se trouvera que ces gens qui ne paraissaient occupés que de curiosités vaines, qu’on appelait des rêveurs et des inutiles, seront ceux en somme qui auront le mieux fait les affaires de l’humanité. » Belles et graves paroles, qui expriment fortement la conception de la vie de M. Boissier. Dédaigneux des agitations oiseuses et des intrigues mesquines, il s’est maintenu éloigné de la politique ; il n’a voulu être qu’un professeur, un érudit et un lettré, et n’a jamais pensé que ce fût là s’amoindrir.

Il ne s’est pas trompé. Cette façon de comprendre l’existence, qui paraît bien lui avoir donné tout le bonheur auquel il pouvait aspirer, assure à son souvenir une estime durable. Il a servi à sa manière les intérêts intellectuels de son pays : son œuvre n’est-elle pas la meilleure expression de l’esprit français se retrouvant dans l’antiquité latine, et en traçant l’image la plus vraie et la plus vivante ? Son nom représentera une date dans l’histoire de la culture littéraire en France, le moment précis où le vieil humanisme classique, mis en présence de l’érudition allemande, en a pris tout ce qu’il pouvait s’assimiler sans perdre ses dons natifs. Avec lui, enfin, meurt quelque chose de notre patrimoine, quelque chose qu’il sied de saluer avec beaucoup de respect et un peu de mélancolie, parce que sans doute on ne la reverra plus : il y aura, il y a déjà des savans plus érudits et des lettrés plus originaux ; mais se trouvera-t-il beaucoup d’hommes chez qui les qualités littéraires et scientifiques s’unissent en un équilibre si harmonieux, si conforme aux traditions de notre race ?


RENE PICHON.

  1. Nous nous sommes surtout inspiré des renseignemens que M. Boissier donnait complaisamment à ses auditeurs dans ses abondantes causeries. Sur quelques points, nos souvenirs ont été précisés par son gendre, M. Edmond Courbaud, à qui nous adressons ici nos plus vifs remerciemens.
  2. Ses parens étaient quelque peu déchus au point de vue de la fortune, et il eut même une jeunesse pénible autant que laborieuse, qui ne put que le tremper fortement. Mais ses ascendans plus lointains avaient été à la tête de la bourgeoisie nîmoise ; quelques-unes avaient payé ces honneurs de leur vie en 1793. M. Boissier songea parfois à écrire une histoire de ses ancêtres, qui se serait en partie confondue avec celle de Nîmes.
  3. M. Boissier avait songé d’abord à une thèse sur Larivey, et c’est à propos de Larivey qu’il avait étudié Plaute. Mais Plaute le garda, et la littérature latine ne le rendit plus à la littérature française.
  4. Il n’y resta pas longtemps, mais peu après, il revint au Collège de France comme suppléant, puis comme successeur de Sainte-Beuve dans la chaire de poésie latine. (E. Havet occupait la chaire d’éloquence.)
  5. Il y débuta comme maître de conférences de français, mais passa au latin un an après.
  6. Cicéron et ses amis, 1863.
  7. L’Opposition sous les Césars, 1875.
  8. La religion romaine d’Auguste aux Antonins, 1874.
  9. La fin du paganisme, 1891.
  10. Tacite, 1903. — La conjuration de Catilina, 1905.
  11. Promenades archéologiques, 1880. — Nouvelles promenades archéologiques, 1886. — L’Afrique romaine, 1895.
  12. Il avait été déjà candidat aux fauteuils de Saint-Marc Girardin et de Jules Janin, et il avait vu élire avant lui M. Mézières et John Lemoinne.