La Vie et la matière/01

La bibliothèque libre.
La Vie et la matière
Revue des Deux Mondes3e période, tome 30 (p. 549-572).
II  ►
LA VIE ET LA MATIERE

I.
LE MÉCANISME.

Le grand débat entre le matérialisme et le spiritualisme qui remplit toute l’histoire de la philosophie peut-il être considéré comme véritablement clos, soit par la victoire définitive de l’une ou de l’autre de ces écoles, soit par la solution négative du scepticisme positiviste ? Il est permis d’en douter, à voir avec quelle ardeur et quelle confiance les trois écoles discutent ce grand problème. Serait-ce une de ces éternelles questions auxquelles l’esprit humain est condamné à penser toujours, sans jamais rien savoir de certain ? Nous nous refusons à croire à cette impuissance radicale, quoi qu’en disent les positivistes, et nous trouvons dans l’histoire des solutions diverses de ce redoutable problème des raisons d’espérer que la philosophie en viendra à bout avec le concours des sciences elles-mêmes. En attendant, tout historien intelligent des doctrines émises sur ce sujet peut constater un vrai progrès dans la manière de poser les problèmes et de résoudre les questions qui s’y rattachent. Grâce aux efforts de l’esprit philosophique, grâce surtout aux progrès des sciences de la vie, il est manifeste que, si la philosophie actuelle ne tient pas encore tout à fait le mot de l’énigme, la formule précise qui doit rallier et fixer les bons esprits de toutes les écoles, elle s’en rapproche de plus en plus par la rigueur de sa méthode et la précision de son langage. Philosophes et savans s’accordent à peu près en ce moment à abandonner les vieux mots, trop vagues pour se prêter à l’exactitude scientifique, et à se servir de termes plus simples et plus propres à l’expression pure des phénomènes de la vie et de l’intelligence. C’est ainsi qu’on ne laisse plus flotter la réalité physique, physiologique ou psychologique dans cette mystérieuse région des abstractions subtiles ou des trompeuses images dont la fausse clarté favorise toutes les confusions et toutes les illusions. On n’emploie plus les mots d’âme, d’esprit, de matière, de substance, de force, de cause, sans les définir par des caractères empruntés à l’analyse et à l’observation. L’âme n’est plus cette cause solitaire, retirée dans les profondeurs de son essence, étrangère par sa nature et ses attributs aux phénomènes de la vie proprement dite ; c’est l’unité vivante qui rayonne dans tout l’organisme animal et humain, et qu’on ne peut comprendre, observer, étudier que dans son activité vitale. La matière n’est plus une substance inerte, sans forme et sans mouvement, sujet abstrait de toutes les formes qu’elle revêt, incompréhensible substrat des mouvemens qu’une cause distincte et extérieure vient y opérer ; c’est le type des propriétés manifestées par ces phénomènes du mouvement que régissent les lois de la mécanique, de la physique et de la chimie. On ne confond plus les lois et les conditions des phénomènes avec leurs causes proprement dites. On ne mêle plus les images, représentation purement sensible des choses, avec les notions et les idées vraiment scientifiques acquises par l’observation et l’expérience. Enfin, dans la question même qui va nous occuper, aux qualifications de spiritualisme et de matérialisme on substitue celles de vitalisme et de mécanisme, mettant ainsi à la place de mots équivoques des termes qui ne laissent subsister dans la pensée que l’expression pure de la réalité observable.

De cette façon, le problème de l’explication de la vie se trouve simplifié, et peut être posé sous la forme suivante : Les phénomènes de l’activité vitale ne sont-ils pas réductibles aux phénomènes de simple mouvement, dont ils ne différeraient que par un certain degré de complexité due à un ordre de combinaisons spéciales ? Si oui, la question entre le vitalisme et le mécanisme, et par suite entre le spiritualisme et le matérialisme, est définitivement tranchée. C’est dans les enseignemens de la mécanique, de la physique et de la chimie qu’on trouve le principe des phénomènes biologiques et psychologiques. Si non, il faut bien chercher ce principe ailleurs, dans les régions supérieures de la vie et de la pensée, et dans les sciences qui peuvent les aborder. Pour cela, il est nécessaire de renoncer aux spéculations abstraites, aux préjugés traditionnels, à toute espèce d’a priori, de suivre pas à pas les progrès de la science, qui analyse, observe, explique les phénomènes de la vie, d’en accepter tous les résultats acquis, de n’en contester que les conclusions douteuses, de n’en rejeter que les explications contredites par l’observation et l’expérience elles-mêmes. C’est ce qu’a fait un physiologiste de l’école spiritualiste, M. le docteur Chauffard, avec une vigueur de démonstration, une netteté, une force, parfois un éclat de langage, qui font lire son livre avec autant de plaisir que d’intérêt. Nous ne connaissons pas d’effort plus énergique, plus persévérant, souvent plus heureux, tenté au nom de la science seule, pour la défense d’une doctrine chère à l’auteur, contre les prétentions d’adversaires qui se couvrent de l’autorité des enseignemens de l’expérience et de l’analyse. On peut parfois conclure autrement que le philosophe, et nous aurons quelques réserves à faire au sujet de certaines théories générales contemporaines trop facilement comprises dans sa réfutation. On ne peut se refuser aux démonstrations et aux explications du physiologiste s’enfermant dans l’analyse des problèmes qui se rapportent à la biologie proprement dite. Les livres comme celui de M. Chauffard sont la meilleure défense des principes du spiritualisme, en ce qu’ils maintiennent le débat sur le terrain de la science pure. C’est par une rigoureuse interprétation des vérités scientifiques qu’ils répondent aux prétentions des écoles matérialistes. C’est aussi par une application juste de ces vérités qu’ils corrigent, modifient, transforment la doctrine spiritualiste faussée ou tout au moins compromise par les exagérations de certains de ses partisans. En résumant les principales théories scientifiques qui touchent à cet ordre de questions, nous verrons jusqu’à quel point ces théories se prêtent ou se refusent aux explications des écoles philosophiques opposées.


I

Tous les progrès scientifiques des temps anciens et modernes sont dus à deux méthodes qui ont chacune leurs procédés et leurs instrumens. L’observation pure a pour but la description et la classification des phénomènes. L’expérimentation a pour but la reproduction des phénomènes, qui doit servir soit aux inductions de la science, soit aux applications de l’art. La première ne fait qu’obéir à la nature, tandis que l’autre lui commande, tout en lui obéissant. Ces deux méthodes ne datent point de notre siècle. La méthode d’observation était connue et pratiquée dès l’antiquité ; Démocrite, Hippocrate, Aristote, Galien, pour ne citer que les plus renommés, en ont laissé de nombreux et remarquables exemples. Seulement, n’ayant à leur service ni le télescope, ni le microscope, ni le scalpel, ni aucun des instrumens qui ont si bien aidé les organes naturels de nos savans modernes dans leurs plus hautes contemplations et leurs plus délicates analyses, ils n’ont pu saisir, embrasser, pénétrer la nature ni dans l’infiniment grand où elle montre ses splendeurs, ni dans l’infiniment petit où elle cache ses mystères. La méthode d’observation, entre leurs mains, n’a donné qu’une description sommaire, incomplète, et généralement superficielle des phénomènes et des êtres de la nature. La méthode expérimentale a une date, toute moderne, moins récente pourtant que certains savans contemporains, Claude Bernard entre autres, n’inclinent à le penser[1]. C’est le grand Bacon qui en est l’auteur ; c’est lui qui en a tracé les règles générales, mais précises, dans les aphorismes de son Organum que nos savans, aussi bien que nos philosophes, se plaisent à répéter. Il est vrai qu’il n’en a pas fait une application heureuse, faute de connaître, comme les savans des deux derniers siècles, les procédés spéciaux sans lesquels la méthode baconienne reste une lumière pour la direction de l’esprit plutôt qu’un instrument pratique d’expérimentation. Mais il n’en a pas moins ouvert la voie dans laquelle a marché depuis, sans repos et sans relâche, la grande école des philosophes et des savans qui ont pris pour guide l’observation, l’analyse et l’expérimentation dans la féconde série de leurs recherches. C’était l’avis de Buffon, d’Herschel, de Cuvier et de bien d’autres savans illustres contre lequel ne prévaudront pas les vives et spirituelles boutades de Joseph de Maistre. Plus heureux que leur maître à tous, grâce à l’invention des instrumens d’observation, ses grands disciples, parmi lesquels il faut compter Claude Bernard au premier rang, ont pu créer de véritables sciences là où il n’avait montré que des perspectives et tracé une direction à la philosophie naturelle.

La science de la vie n’est pas d’hier ; elle a commencé avec les premiers médecins qui, après l’âge mythologique, ont observé l’homme, au lieu de contempler les astres ou de regarder les entrailles des victimes. Mais, jusqu’à l’âge moderne, cette science, si l’on peut appliquer le mot à un mélange d’observations générales, de conceptions abstraites et de données purement empiriques, poursuivait la recherche des causes, confondant sous une seule dénomination les causes proprement dites avec les conditions et les principes élémentaires de la vie. Hippocrate et Aristote sont peut-être les seuls qui aient distingué ces divers aspects de la réalité observable, et qui aient laissé des descriptions vraiment scientifiques, bien que fort, incomplètes. Malgré les belles recherches anatomiques et expérimentales de physiologistes plus fidèles à l’observation qu’à la doctrine, tels que Harvey, Boerhaave, Haller, Spallanzani, cette préoccupation des causes vitales domina la physiologie jusqu’à la fin du dernier siècle ; elle engendra les écoles mécanistes, dynamistes, vitalistes, animistes qui, sous les noms de Van Helmont, de Paracelse, de Descartes, de Stahl, de Barthez, de Bordeu, remplirent le XVIe, le XVIIe et même le XVIIIe siècle de leurs débats. Sans nier absolument que Bichat ait eu des précurseurs parmi les anatomistes qui l’ont précédé, ce n’est point exagérer son rôle que de dire que, par la création de l’histologie, il fut le premier maître de cette école d’observateurs micrographes qui, de nos jours, ont pénétré dans les profondeurs les plus intimes de la matière vitale. Sa distinction de la vie animale et de la vie organique fut le point de départ des plus curieuses études sur les principes élémentaires, sur les conditions physico-chimiques, sur les élémens organiques primitifs, enfin sur les organes principaux de la vie qui ont honoré ou illustré les noms de Magendie, de Claude Bernard, de Robin, de Virchow, de Flourens. On laissa désormais à la métaphysique les discussions contradictoires sur les causes pour se livrer exclusivement à l’analyse, à l’observation et à l’expérimentation des faits.

Ce fut Lavoisier qui, le premier, étudia la chimie des corps organiques et fit voir que les principes élémentaires des corps vivans ne sont autres que ceux des corps bruts. Cette découverte fut confirmée et complétée, depuis Lavoisier, par toutes les expériences de nos chimistes contemporains. Mais ce ne fut que le premier pas, et le plus facile, dans la voie de l’analyse. Entre ces élémens matériels de la vie et la vie elle-même, il y a un abîme ; et bien que, sans eux, la vie n’ait plus de substance, ce n’est pas pénétrer dans l’essence de la nature intime de l’être vivant que d’arriver à reconnaître par l’analyse chimique ces principes élémentaires. Une fois en possession de cette première vérité, d’ailleurs très importante, la science de la vie ne sait encore rien du jeu du mécanisme vital. Il fallait découvrir quel est le rôle des élémens physico-chimiques dans la manifestation des phénomènes de la vie. En d’autres termes, il y avait à démontrer que ces élémens en sont les conditions, dans toutes les fonctions de l’organisme, depuis les plus obscurs et les plus simples phénomènes de la vie végétative jusqu’aux actes les plus complexes et les plus nobles de la vie animale et humaine. C’est à cette grande et difficile tâche que s’est voué Claude Bernard. Il y a si pleinement réussi qu’il s’est fait une place à part, dans le domaine de la physiologie expérimentale, par la netteté, la sûreté, l’autorité de ses idées sur la méthode, par la variété et l’importance des applications qu’il sut en faire aux plus délicats problèmes de biologie. L’auteur de la théorie du déterminisme en a trop nettement défini le sens et la portée pour mériter les ardentes sympathies et les vives répugnances des écoles doctrinales contemporaines. On a oublié son mot si vrai : « Quand j’entre dans mon laboratoire, j’en ferme la porte au matérialisme et au spiritualisme. » Ce grand physiologiste était un esprit supérieur qui n’a pu fermer les yeux, nous le verrons plus tard, à la haute lumière de certains phénomènes vitaux dont l’explication dépasse la portée de la méthode purement expérimentale. Il n’avait aucune prétention philosophique ; il entendait constater les faits, non les expliquer. Il s’est confiné sévèrement dans les limites de la science positive, enseignant simplement que tous les phénomènes de la vie, même de la vie psychique, tombent sous les lois physico-chimiques, dans les conditions matérielles de leur manifestation, et démontrant cette vérité par les expériences les plus sûres et les plus décisives. Quand il a professé l’universelle application de la loi à laquelle il eut peut-être le tort de donner un nom barbare qui prête à l’équivoque, il a toujours entendu restreindre cette application aux conditions des phénomènes vitaux, sans songer à l’étendre aux causes elles-mêmes, soit morales, soit simplement vitales, dont l’action propre lui paraît échapper aux prises de la science, parce qu’elle ne se prête pas à une détermination précise.

Avant les expériences de Claude Bernard et de l’école dont il est le chef, l’emploi de l’expérimentation appliquée aux êtres vivans n’était ni fréquent, ni même généralement accepté. Nombre de médecins et de naturalistes admettaient, conformément à la doctrine de Bichat, que la force vitale est en lutte avec les forces physico-chimiques, qu’elle domine tous les phénomènes de la vie, les régit par des lois tout à fait spéciales, et fait de l’organisme un tout vivant auquel l’expérimentateur ne pourrait toucher sans détruire le caractère même de la vie. C’était l’avis de Cuvier : « Toutes les parties d’un corps vivant sont liées ; elles ne peuvent agir qu’autant qu’elles1 agissent toutes ensemble. Vouloir en séparer une de la masse, c’est la reporter dans l’ordre des substances mortes, c’est en changer entièrement l’essence[2]. » Claude Bernard pense, au contraire, que la spontanéité apparente dont jouissent les êtres vivans n’empêche pas le physiologiste de leur appliquer la méthode expérimentale, attendu que les fonctions de ces êtres sont constamment liées à des conditions qui en règlent l’apparition d’une manière déterminée et nécessaire.

Les êtres vivans, végétaux ou animaux, ainsi que le montre Claude Bernard dont nous ne faisons ici que résumer la science, vivent au sein d’une matière soumise aux lois mécaniques, physiques et chimiques. Le muscle produit des phénomènes de mouvement qui, comme ceux des machines inertes, sont régis par les lois de la mécanique générale. Les organismes vivans produisent de la chaleur qui ne diffère en rien de la chaleur engendrée par les phénomènes inorganiques. Les poissons électriques forment ou sécrètent une électricité identique à celle d’une pile métallique. D’autre part, les excitans généraux, air, chaleur, lumière, l’électricité, qui provoquent les manifestations des phénomènes physicochimiques de la matière brute, éveillent aussi d’une manière semblable l’activité des phénomènes propres à la matière vivante. Lavoisier n’a-t-il pas démontré que les animaux qui respirent et les métaux que l’on calcine absorbent dans l’air le même oxygène, et que l’absence de cet air respirable arrête la respiration aussi bien que la calcination ? C’est l’oxygène qui est le principe excitateur des phénomènes physico-chimiques sans lesquels aucune activité vitale ne serait possible. Et qu’on ne se méprenne pas sur la portée de ces observations. Rien de plus simple à comprendre que l’identité des lois qui régissent l’organisation des végétaux et des animaux, comme la composition des minéraux, puisqu’elles s’appliquent à un même ordre de phénomènes. Voilà comment il n’y a en réalité qu’une mécanique, une physique, une chimie dans lesquelles rentrent tous les phénomènes de la nature organique et inorganique.

Et l’oxygène n’agit pas seulement sur les fonctions purement organiques ; il agit également sur les facultés cérébrales de l’ordre le plus élevé. Si l’on injecte du sang oxygéné dans les tissus musculaires, nerveux, glandulaires, cérébraux, dont l’activité vitale est affaiblie ou presque éteinte, on voit, sous l’influence de ce liquide, chaque tissu reprendre ses propriétés spéciales, le muscle sa contractilité, les nerfs leur sensibilité et leur motricité, le cerveau le jeu de ses fonctions mentales. C’est ce dernier phénomène surtout qui peut nous paraître surprenant ; mais notre étonnement cesse, quand nous nous rendons bien compte de la loi qui régit tous les phénomènes de la vie, sans exception. Le cerveau est un mécanisme organisé de façon à manifester les phénomènes intellectuels par l’ensemble d’un certain nombre de conditions. Qu’une seule de ces conditions vienne à disparaître, il y aurait lieu de s’étonner que le mécanisme pût continuer à fonctionner. Si l’on restitue la circulation sanguine oxygénée avant que les élémens cérébraux ne soient altérés, il est tout simple que le mécanisme cérébral reprenne ses fonctions normales. Qu’y a-t-il au fond de ce prétendu mystère ? Une loi dont l’existence n’est devenue évidente que depuis les expériences de Claude Bernard et de l’école expérimentale : à savoir, que toutes les fonctions vitales, depuis la plus humble jusqu’à la plus noble, ont pour condition de manifestation les phénomènes de l’ordre physico-chimique.

Il est une autre loi qui n’est pas moins faite pour provoquer l’étonnement du monde étranger aux expériences de nos savans : c’est l’action des phénomènes vitaux de toute espèce sur les élémens matériels de la vie. Quand chez l’homme et chez l’animal il se fait un mouvement, une partie de la substance du muscle se brûle et se détruit. Quand la sensibilité s’émeut et que la volonté s’exerce, les nerfs s’usent. Quand la pensée travaille, le cerveau se consume. En sorte qu’on peut dire que jamais la même matière ne sert deux fois à la vie. Lorsqu’un acte est accompli, la parcelle de matière vivante qui a servi à le produire n’est plus. Si le phénomène reparaît, c’est une matière nouvelle qui sert d’élément à l’organe qui le reproduit. L’usure moléculaire est toujours proportionnelle à l’intensité des manifestations vitales. « Partout, en un mot, dit Claude Bernard, la destruction physico-chimique est unie à l’activité fonctionnelle, et nous pouvons regarder comme un axiome physiologique la proposition suivante : Toute manifestation d’un phénomène dans l’être vivant est nécessairement liée à une destruction organique. » Ce n’est pas l’organe même qui se détruit ; c’est la matière élémentaire dont se composent ses tissus. La forme, ou plutôt la force vitale subsiste intacte, et continue à s’assimiler la matière nouvelle qui doit remplacer l’autre, dans le phénomène de la nutrition. Quand la poésie antique a comparé la vie à un flambeau, elle a fait une métaphore que la science moderne, grâce à Lavoisier, a convertie en une vérité expérimentale. La flamme vitale use aussi la matière de son flambeau, et si elle continue à briller, c’est que, semblable à la flamme physique, elle reçoit un aliment nouveau par la nutrition. On le voit, l’action est réciproque entre la vie et la matière, dans l’être vivant. C’est la matière qui entretient la vie, et c’est la vie qui use la matière. La correspondance est complète, et la relation est telle qu’on ne peut les séparer que par une pure abstraction de l’esprit. Si Bossuet eût assisté aux expériences de nos physiologistes, il y eût vu la démonstration scientifique de sa pensée : « L’âme et le corps forment un tout naturel. » Tout théologien et spiritualiste qu’il était, il n’eût point résisté à l’évidence de l’axiome expérimental qui domine toute la physiologie actuelle : tous les phénomènes de la vie rentrent, quant à leurs conditions, sous l’empire des lois physico-chimiques, et sont susceptibles, en ce sens, de déterminations précises qui peuvent toujours se constater et se vérifier par l’expérience. Un pareil déterminisme n’a rien d’inquiétant pour les doctrines qui réservent l’action des causes proprement dites, dans l’explication des phénomènes vitaux.

II

Jusqu’ici la physiologie n’a abordé que le côté extérieur et matériel de la vie. Suivons-la dans les profondeurs de l’organisme vital où l’analyse microscopique l’a fait pénétrer. Il ne s’agit plus des élémens chimiques communs à toute matière, mais des élémens organiques qui, sous le nom de cellules, composent tous les tissus des êtres vivans. Cette découverte fut une révélation nouvelle de la vie, dont on avait jusqu’alors localisé le principe soit dans un être métaphysique, soit dans un organe vital, soit dans le jeu même des organes divers. Dans ce tissu où l’œil humain n’avait encore rien observé, on ne voulait voir qu’une matière plus ou moins animée par le souffle d’un principe vital quelconque, mais absolument dépourvue d’activité propre. Maintenant on sait que la vie est partout la même, dans ses élémens comme dans ses organes. Partout elle se manifeste avec les caractères qui en font l’essence, avec l’activité, l’individualité, la spontanéité, l’homogénéité, c’est-à-dire la propriété de reproduction du même par le même, de la cellule vivante par la cellule vivante ; on le sait pour l’avoir observée, analysée, saisie dans ses plus imperceptibles formes et ses plus insensibles mouvemens.

Si l’on dégage la théorie de la cellule des hypothèses que certains physiologistes y superposent, et qu’on la ramène aux strictes limites de l’observation, ainsi que l’a fait le grand physiologiste allemand Virchow, voici à quoi elle se réduit. Armée du microscope, l’analyse micrographique est parvenue jusqu’aux parties intégrantes des tissus organiques découverts par Bichat. Ces parties sont les vrais élémens dont l’association constitue l’organe, et par suite l’être vivant. De là le nom d’organites que leur a donné un de nos premiers naturalistes, M. Milne Edwards. Tous les physiologistes micrographes les ont ramenées au type de la cellule, type figuré qu’il faut se représenter, non sous la forme unique et simple d’une vésicule close enveloppant un noyau central, mais sous les formes les plus variées, et même sans forme vraiment saisissable, à l’état de noyau entouré d’un protoplasma, c’est-à-dire d’une matière organique non encore formée. Le corps vivant est donc un prodigieux assemblage de cellules ou organites associés pour une fin commune, et reliés dans une harmonie de fonctions d’autant plus merveilleuses que les parties qui fonctionnent sont en nombre infini, et infiniment petites. Ces cellules, bien qu’elles dépendent de la vie générale de l’être, n’en sont pas moins distinctes, et possèdent une vie particulière qui leur est propre. Chacune sent, réagit autour d’elle, dans un rayon plus ou moins étendu. Sans dépasser la portée de l’observation, et sans aller jusqu’à prêter à la cellule certains attributs de l’être vivant, tels que l’activité autonomique, la perception, la conscience, on peut dire qu’elle a une sorte d’individualité par les caractères de sensibilité et de spontanéité qu’elle possède.

Passons des élémens aux organes eux-mêmes. Il est un autre résultat très important acquis à la science biologique par la méthode expérimentale : c’est la découverte des centres nerveux multiples, dont la théorie des actes réflexes n’est qu’une conséquence. Avant les expériences assez récentes sur lesquelles elle est fondée, on ne croyait guère à l’existence d’autres centres nerveux que le système cérébro-spinal et le grand sympathique. C’est par une expérimentation bien suivie qu’on est parvenu à établir qu’outre ces grands centres de sensibilité, il existe un très grand nombre de petits centres nerveux disséminés sur toute l’étendue des tissus organiques. Tous, ainsi que le montrent de nombreuses expériences, sont des centres d’actions et de réactions correspondantes, soit aux impressions du dehors, soit aux impulsions des organes cérébraux. Ces centres d’activité tantôt transmettent l’impulsion d’en haut aux muscles des organes extérieurs, tantôt réagissent directement et spontanément contre les impressions qui leur viennent d’en bas. Ils ne sont donc pas toujours les serviteurs des centres supérieurs ; ils peuvent agir de leur propre mouvement. C’est là le principe de ces phénomènes de pure réaction qu’on nomme improprement actes réflexes, et qui sont les mouvemens spontanés, soit des centres supérieurs, soit des centres moyens, soit des centres inférieurs, tous indépendans, dans certaines manifestations de leur activité, du centre suprême, siège unique de la conscience et de la volonté. Tout acte dit réflexe n’est ni volontaire ni même instinctif. On le dit spontané relativement aux centres supérieurs dont parfois il est indépendant ; mais, en réalité, comme il est provoqué par les excitans extérieurs, il n’a ni spontanéité volontaire ni spontanéité instinctive. Et s’il est vrai, ainsi que semblent le démontrer certaines expériences, qu’il existe, indépendamment des centres supérieurs, des centres nerveux capables d’activité instinctive, les actes qu’ils produisent se distinguent des mouvemens réflexes par leur caractère de spontanéité absolument indépendante de toute pression soit intérieure, soit extérieure. En un mot, l’acte réflexe proprement dit n’est qu’un mouvement de réaction provoquée par une impression du dehors. C’est un mode d’activité essentiellement inférieur à l’activité instinctive, si fort au-dessous elle-même de l’activité volontaire, consciente et libre.

Ainsi, plus la science avance dans l’analyse des phénomènes vitaux, plus elle arrive à reconnaître que l’organisation de ce merveilleux mécanisme n’est point aussi simple que notre ignorance l’a longtemps imaginé. Il n’y a pas un très grand nombre d’années qu’on ne se doutait ni de l’infinie variété des élémens cellulaires, ni de la multiplicité des centres nerveux, ni de la diversité des modes d’activité par lesquels se manifeste la vie. C’est la méthode expérimentale et l’observation microscopique qui ont découvert toute la complexité et toute la richesse de l’organisme vital. Que nous sommes loin de cette physiologie cartésienne qui ne voyait dans la vie proprement dite que le jeu d’une machine en mouvement, sous l’action des lois de la mécanique et de la physique !

Le plus curieux résultat des recherches physiologiques contemporaines, et le plus grand, s’il était complet, serait la théorie des organes cérébraux de l’activité mentale. L’école qui a, depuis le début de notre siècle, abordé ce délicat et difficile problème des rapports à établir entre les organes cérébraux et les fonctions psychiques, a eu le malheur d’en croire la solution facile, et de l’improviser à l’aide d’une méthode qui n’était pas sérieuse. Gall avait eu l’idée heureuse de localiser les fonctions psychiques en des départemens de l’encéphale. Ainsi que le fait spirituellement remarquer M. Laugel, il n’est plus douteux, après les expériences faites, que le principe de la division du travail ne doive être appliqué au travail cérébral, et que le siège de la pensée ne se divise tout au moins en provinces dont chacune a ses attributions caractéristiques. Le cerveau est une collection d’appareils nerveux, tout comme la moelle épinière ; seulement ces appareils, groupés les uns près des autres, se touchent. Ils se servent mutuellement de régulateurs, ils échangent perpétuellement de l’énergie motrice ; leurs vibrations s’ajoutent, se superposent, se confondent de façon à ce qu’il devienne très difficile de les distinguer et de les démêler.

La phrénologie avait trouvé un signe très apparent, mais très superficiel et très grossier, pour reconnaître la localisation des fonctions psychiques. Elle mesurait l’intensité des passions, l’énergie de l’instinct, la capacité de l’intelligence, la force de la volonté, aux rondeurs vagues et aux gonflemens de l’enveloppe crânienne. Mais, comme le dit encore si bien M. Laugel, « la tête n’est point une montagne dont la topographie suffise ; il faut y entrer, en suivre les couches et les riches filons. » Gall était un anatomiste fort capable de comprendre et de pratiquer cette méthode. Mais son siège était fait, et son école s’engagea de plus en plus dans les voies d’une observation qui n’était féconde qu’en illusions, parfois ridicules. D’autre part, l’analyse anatomique, dont l’œuvre est toute descriptive, quelle que soit l’importance de ses recherches, ne pouvait conduire au résultat vainement poursuivi par Gall et ses disciples. On ne pouvait y arriver que par une série d’expériences tentées sur certaines espèces animales, et par une suite d’observations pathologiques faites sur l’homme malade. C’est ainsi que Magendie, qui donna l’exemple de cette méthode, parvint à établir la distinction des nerfs moteurs et des nerfs sensitifs de la moelle épinière. Flourens, vivant à une époque où la doctrine de Gall avait conservé une certaine vogue, s’attacha à la ruiner, en opposant à des affirmations sans preuves sur la localisation des facultés mentales des expériences palpables et décisives sur les véritables fonctions de certains organes cérébraux. En enlevant successivement à divers animaux telles ou telles parties du cerveau, comme la moelle allongée, le cervelet, les lobes cérébraux, il a fait voir comment l’animal pris pour sujet de ces cruelles expériences peut perdre telle fonction vitale, tantôt la direction de ses mouvemens, tantôt son activité instinctive, tantôt son intelligence et tout sentiment de son être, tout en conservant certaines autres fonctions. Il a ainsi fixé telle fonction dans tel organe, la respiration dans le centre nerveux qu’il a appelé le nœud vital, la coordination des mouvemens dans le cervelet, la conscience et l’activité volontaire dans les lobes cérébraux.

Les expériences faites sur les couches optiques, les tubes quadrijumeaux, les corps striés, la protubérance annulaire et d’autres organes du cerveau, n’ont point encore donné de résultats définitifs. Où se produit la sensation brute ? où se change-t-elle en image ? où l’image se convertit-elle en pensée ? On ne le sait pas encore. La découverte de M. Broca sur l’organe de la faculté du langage, si probable qu’elle soit, soulève encore des objections. La topographie cérébrale est donc loin d’être complète. La proximité des organes du cerveau est telle, leur action réciproque est si intime qu’il ne faut pas compter sur de prompts et faciles résultats en pareille matière. Mais l’efficacité de la méthode expérimentale et la curiosité persévérante des expérimentateurs permettent de beaucoup espérer dans la voie maintenant ouverte à la physiologie cérébrale. Les grandes lignes de la carte géographique du cerveau sont dessinées ; la science finira par en combler les lacunes et dissiper les obscurités. En tout cas, une vérité paraît acquise, qui domine et dirige toutes les recherches de ce genre : c’est que toute fonction psychique a son siège cérébral. Une autre vérité plus générale encore ressort du grand travail auquel s’est vouée la physiologie expérimentale, c’est que toute fonction vitale a son organe, le cerveau pour l’intelligence, comme le système nerveux pour la sensibilité, comme le cœur pour la circulation du sang, comme l’estomac pour la digestion, comme le poumon pour la respiration[3]. « Sous ce rapport, dit Claude Bernard, il n’y a aucune distinction à faire entre nos divers organes, et c’est par une vaine subtilité qu’on a pu dire que le cerveau est simplement le substratum, et non l’organe véritable de l’intelligence. On ne saurait comprendre qu’un appareil quelconque de la nature vivante pût être le siège d’un phénomène sans en être l’instrument[4]. » Il n’y a de différence à établir entre nos organes que quant au degré de complexité de leurs fonctions.

Il est enfin une théorie scientifique qui, par la portée de ses conclusions, par l’étendue et la variété de ses applications, a la grandeur d’une véritable philosophie : c’est la théorie de l’évolution. Elle n’est pas née uniquement, comme les précédentes, de l’analyse des phénomènes biologiques ; elle est sortie du progrès de plusieurs sciences très diverses par leur objet et leur méthode. Les élémens en ont été recueillis partout, dans la cosmologie, dans la géologie, dans la paléontologie, dans la physiologie, dans l’histoire et la philologie. C’est la méthode d’observation qui l’a créée avec le télescope, le microscope, l’étude des couches terrestres et des fossiles, l’étude comparée des institutions, des mœurs et des langues des races humaines. Aussi comprend-elle dans ses explications les grandes genèses cosmiques, les révolutions du globe, les révolutions de l’humanité, tout comme les évolutions de l’atome cellulaire. Jusqu’à ce que les révélations de ces merveilleux instrumens d’une part, et de l’autre les curieux renseignemens de la nature morte et ensevelie sous les luxuriantes végétations de la nature vivante, eussent fait connaître les lois de la formation et du développement des êtres grands ou petits de la nature, on ne pouvait avoir d’idées précises sur ces opérations mystérieuses. A chaque métamorphose qui se produit au sein de ces corps, mondes ou atomes, l’esprit, frappé d’étonnement et de stupeur par le spectacle de tels changemens, admirait sans comprendre. De nos jours, au lieu de rêver sur les miracles de la nature, on s’est mis à l’observer ; on l’a vue à l’œuvre ; on l’a surprise dans le secret de ses opérations les plus délicates ou les plus grandioses. C’est alors qu’on a reconnu qu’une même loi gouverne le développement de tout ce qui vit dans le monde de l’histoire, comme dans le monde de la nature, que tout se forme et s’organise par le même procédé d’évolution. Tous ces êtres une fois nés, les corps petits ou grands de la nature, comme les sociétés, les religions, les philosophiez, les institutions et les arts de l’humanité, vont à leur forme actuelle, à leur organisation définitive par une série d’états intermédiaires et transitoires. Le génie spéculatif d’un Aristote et d’un Leibniz avait deviné cette loi. Il appartenait à notre siècle d’en faire une vérité d’analyse et d’observation.

L’objet de ce travail ne nous permettant pas de suivre le développement de cette théorie dans sa plus grande généralité, nous nous bornons à considérer l’évolution embryonnaire. Quel est le principe de l’être vivant ? Un ovule fécondé qui a les proportions microscopiques d’une cellule ordinaire. Cet ovule est tout l’être en puissance ; il se développe en se multipliant par une prolifération de cellules qui forment peu à peu les organes de l’individu, plante ou animal. Quelques physiologistes, avant les révélations de l’embryogénie contemporaine, avaient imaginé le développement de l’organisme par le simple accroissement de l’individu primitif possédant déjà la structure, la forme et tous les organes qu’il montrera plus tard. C’est ce qu’on nomme la théorie de l’emboîtement. Entre le germe et l’être formé, il n’y avait qu’une simple différence de proportions. L’observation microscopique ne permet plus de s’arrêter à une telle hypothèse. Elle démontre que le développement du germe est une véritable, une continuelle génération de l’être. Le germe ne contient aucun organe réel, même incomplètement formé ; mais il les contient tous virtuellement, et les réalise tous, à moins d’accident, par un travail de formation lent et sûr. Et cette loi qui préside à l’organisation de l’être vivant préside également à sa désorganisation, toujours sauf accident. Tout se fait ou se défait, se forme ou se déforme, s’organise ou se désorganise dans la nature par une succession infinie de changemens insensibles. « La nature ne procède point par sauts dans ses mouvemens, » avait dit un grand naturaliste. La science a fait de cette observation peut-être prématurée, au moins dans sa généralité, un axiome dont l’autorité n’est plus contestée. On peut discuter les conséquences que certaines écoles en ont tirées à l’avantage de leurs doctrines. Il n’est plus de savant qui ne reconnaisse la loi dont cet axiome est devenu la formule.


III

Toutes les théories que nous venons de résumer sont dues à l’observation et à l’expérience seules ; la spéculation métaphysique, l’hypothèse, l’imagination, n’y ont aucune part. Aussi ont-elles pris rang dans la science parmi les vérités positives sur lesquelles toutes les écoles sont d’accord. Les spiritualistes, comme les matérialistes, les vitalistes, comme les mécanistes, les admettent également, sauf à y chercher des explications différentes. Là est en effet tout le débat : expliquer les faits observés ou expérimentés par la science. On ne peut s’y engager qu’en passant du domaine de la science pure dans celui de la philosophie. On le reconnaît à la difficulté des solutions, à la discordance des doctrines, à l’ardeur des controverses. On ne s’y retrouve plus dans la paix profonde et la vive lumière des études scientifiques. En reprenant une à une ces diverses théories, nous en verrons sortir autant de problèmes philosophiques d’une haute portée et d’un puissant intérêt, mais qui vont recevoir des solutions différentes entre lesquelles nous aurons à nous prononcer. Il en est un par lequel il est nécessaire de commencer, parce qu’il les domine tous, et qu’une fois résolu, il fournit la clé pour la solution de tous les autres. Il peut se formuler ainsi : Quelle idée faut-il se faire de la vie d’après les enseignemens de la science ? Cette idée, une fois comprise et définie, éclaire de sa lumière toutes les questions qui se rattachent au mystère de la vie.

Pour résoudre ce grand problème, il y a deux méthodes. On peut l’aborder par le côté analytique, physique, chimique, anatomique, en cherchant la solution dans les élémens bruts de la matière vivante, dans les conditions physico-chimiques de toute manifestation vitale, dans les élémens physiologiques dont sont formés les tissus organiques. C’est la méthode de l’école mécaniste, méthode simple, qui paraît la plus sûre au premier abord, et qui est de nature à séduire cette classe très nombreuse d’esprits pour lesquels la simplicité est le signe infaillible de la vérité. On peut, au contraire, entrer tout de suite dans le vif de la question sans s’arrêter aux abords, et, par une vue toute synthétique, saisir la vie dans ses caractères intimes et propres, en s’attachant aux phénomènes qui en révèlent la cause, particulièrement aux phénomènes de la génération, du développement et de la formation organique des êtres vivans. C’est la méthode de l’école vitaliste. Toutes deux ont la même foi dans les enseignemens de la science ; mais elles s’en servent différemment dans l’explication des faits. La première emprunte surtout ses idées aux études chimiques et histologiques ; la seconde tire surtout les siennes des études d’embryogénie, de physiologie générale et de pathologie.

C’est un phénomène vraiment curieux à observer que l’influence des études diverses sur la manière de concevoir et de comprendre les principes des choses. Quand on vit dans un laboratoire ou dans une salle de dissection, qu’on ne se sert que du creuset, de la balance, du thermomètre, du scalpel et du microscope, qu’on ne recherche par l’analyse et l’expérience que les élémens et les conditions des phénomènes, n’est-on pas naturellement conduit à ne rien voir, rien comprendre, rien admettre au-delà, et à reléguer parmi les entités métaphysiques tout ce qui a reçu le nom de principes et de causes ? D’où vient la vie ? Selon le mode actuel de la génération, elle provient d’un germe apporté par un être vivant. C’est la loi de tous les êtres de forme saisissable, que nulle école de physiologie ne songe à contester. Mais cette loi est-elle absolue, et n’est-il pas possible de rencontrer des cas où cette génération se produit autrement ? L’école des physiologistes mécanistes a une tendance marquée à chercher les principes des êtres vivans dans leurs premiers élémens. Seulement une école de savans ne brave point l’expérience. Nos biologistes les plus confians dans les explications de l’ordre mécanique savent trop bien que nos chimistes les plus habiles et les plus heureux dans leurs synthèses ne font pas sortir de leur creuset des nerfs, des muscles et du sang. Ils n’en peuvent extraire que ce qu’on nomme, en chimie organique, des principes immédiats. Aussi n’a-t-on jamais songé à faire dériver directement la vie de ces élémens chimiques de la matière organisée ; mais on a pensé à la génération spontanée pour certaines espèces microscopiques. MM. Pouchet et Jolly ont attaché leurs noms à ce genre de recherches, et l’on a pu croire un instant, dans le monde savant, qu’ils avaient réussi. Leurs expériences tendaient à faire sortir des êtres vivans de matières purement inorganiques. Les mêmes expériences, reprises et refaites dans des conditions plus rigoureuses par un de nos premiers expérimentateurs, n’ont point confirmé ces résultats. En supprimant toute trace de germes organiques par une élévation de température, M. Pasteur a montré qu’aucune espèce d’être vivant ne sort d’une matière inorganique, et que la théorie des germes préexistant n’a reçu aucune atteinte des expériences qui avaient pour objet de constater une génération spontanée. « A mesure, dit-il, que nos moyens d’investigation se perfectionneront, on trouvera que les cas de génération qu’on regardait comme spontanée rentrent dans le cas de génération physiologique ordinaire. C’est ce qu’ont d’ailleurs démontré récemment les travaux de M. Balbiani et ceux de MM. Coste et Gerbe sur la génération des infusoires. » A défaut de faits concluans, l’école mécaniste n’en conserve pas moins la conception qui lui est chère et en cherche la confirmation, sinon dans le phénomène de la génération spontanée, du moins dans le mode de développement de l’être engendré. Dans la question spéciale des cellules organiques, M. Ch. Robin soutient la génération spontanée au sein des liquides albumineux ou plasmatiques fournis par l’organisme vivant ; seulement il la limite à la formation des élémens qui composent les tissus organiques des êtres engendrés par des parens. Ainsi, au lieu de se poursuivre dans le développement des organes, cette génération se bornerait à un acte mystérieux, la naissance de l’être cellulaire. Ce serait là le moment unique dont la science n’a pu encore pénétrer le secret. Ce moment passé, la matière et ses forces rentrent en jeu pour continuer et terminer l’œuvre de l’organisation entière. On verra comment M. Chauffard réfute cette hypothèse dans sa critique générale de l’école mécaniste.

On a vu plus haut comment Claude Bernard a établi que toutes les manifestations vitales ont pour condition des phénomènes soumis aux lois physico-chimiques. Il n’en faut pas davantage à certains adeptes de l’école mécaniste pour expliquer mécaniquement les phénomènes de la vie. Malgré les intentions et les distinctions formelles de l’auteur, la théorie du déterminisme a singulièrement favorisé ; ce genre d’explications chez une certaine classe d’esprits enclins à confondre les causes véritables avec les conditions. Les expériences de Claude Bernard, si claires et si concluantes en ce qui concerne simplement les conditions, parurent décisives à une école qui s’obstine à ne pas reconnaître d’autre relation et d’autre mode d’action dans le jeu des opérations naturelles. Pour elle, en effet, tout est dit, en fait d’explication, quand-on a déterminé l’antécédent ou la condition d’un phénomène. Elle n’a pas d’autre idée de la causalité, et regarde comme un grand progrès pour la philosophie naturelle d’avoir banni du domaine de la science tout ce que la métaphysique appelle cause efficiente ou finale. Le travail de la nature organique se fait comme le travail de la nature inorganique, avec cette seule différence que les instrumens ne sont plus les mêmes.

Le principe de la vie ainsi compris, la même école essaie d’en expliquer les caractères apparens, l’individualité, la spontanéité organique, instinctive, volontaire. Pour elle, la notion de l’individu n’est qu’une illusion de la conscience, comme tant d’autres. La seule unité qu’elle reconnaisse, c’est une unité qu’on puisse saisir et localiser ; c’est l’unité de la cellule, l’unité des centres nerveux, l’unité du cerveau. Voici comment une doctrine à laquelle on a donné le nom d’organicisme explique l’unité chez les êtres vivans de l’ordre supérieur. Il n’y a dans l’être vivant que des organes et des fonctions ; toute fonction n’est que l’organe en action. L’unité vitale n’est qu’une résultante de la multiplicité fonctionnelle ; autrement elle n’est qu’une abstraction verbale. La seule unité générale et centrale qui soit réelle a son siège et son organe dans le système nerveux. Ce système est le grand régulateur de l’économie organique ; il y maintient l’ordre, et dirige vers leur but toutes les opérations vitales. On a pu, dans le passé, rapporter l’unité à une cause une et créatrice ; aujourd’hui les progrès de la science permettent d’affirmer que l’unité n’est qu’une harmonie provenant des relations nouées entre les organes par le système nerveux. « Le moment n’était pas encore venu, dit M. Rouget, où l’on pouvait prouver que l’unité de l’organisme résulte uniquement des connexions établies par le centre nerveux céphalo-rachidien entre toutes les parties dont les nerfs ont dans ce centre leur origine ou leur terminaison[5]. » M. Virchow n’est pas de cet avis ; et il faut dire que nombre d’expériences concluantes faites par lui et par d’autres physiologistes lui donnent pleinement raison. Selon lui, le système nerveux est bien un tout dans lequel on peut distinguer une sorte de centre où aboutissent et d’où émanent un nombre incalculable de courans ; mais on ne saurait trouver dans ce centre l’unité qu’on poursuit, car on peut diviser la moelle en un certain nombre de segmens, dont chacun innerve certaines parties périphériques, et continue à les innerver après l’opération. Chaque section à travers la moelle crée donc un système indépendant, c’est-à-dire un nombre plus ou moins grand de centres. Il en est de même pour le cerveau. Chacun des départemens dans lesquels se divise vit de sa vie propre, et les milliards de petits élémens qu’il contient en font autant dans leur sphère infiniment restreinte. Nulle part dans l’économie totale il n’existe une véritable unité, pas même dans le fameux nœud vital de Flourens[6].

Voilà comment le physiologiste allemand réfute la doctrine qui fait résider l’unité organique dans le système nerveux. Mais M. Virchow est lui-même d’une école qui ne peut comprendre l’unité autrement que localisée quelque part. Lui aussi en cherche le siège, et croit l’avoir trouvé dans la cellule. A la question de savoir si c’est la cellule qui est l’individu ou si c’est l’être vivant, il ne croit pas pouvoir faire une réponse simple. « L’idée d’individu, dit-il, est devenue incertaine et multiple avec le développement de l’expérience. Si l’on ne peut se décider à distinguer les individus en individus collectifs et en individus simples, ce qui serait la meilleure manière de tourner la difficulté, il faut absolument rayer des branches organiques des sciences naturelles l’idée de l’individu, ou bien la considérer comme intimement liée à la cellule[7]. » Et encore ailleurs : « Chaque animal représente une somme d’unités vitales qui portent en elles-mêmes les caractères complets de la vie. » Il est clair que l’unité individuelle ainsi comprise n’a plus rien de commun, non-seulement avec l’individu humain qui dit moi, mais encore avec tout individu organique, plante ou animal. Ce n’est pas l’unité de conscience qu’on se borne à supprimer, c’est l’unité de vie qu’on détruit dans son principe et son idée propre. Nous verrons tout à l’heure l’école mécaniste supprimer la vie elle-même en la réduisant à un mode complexe du mouvement proprement dit.

On voit ce que la physiologie mécaniste fait de l’unité des êtres vivans. Que fera-t-elle de leur spontanéité, organique, instinctive, volontaire ? C’est ce que la théorie des actes réflexes va nous montrer. L’activité nerveuse n’est qu’une transformation de mouvemens préexistans ; l’ordre organique n’est qu’un mode de l’ordre physique ; tout est, de l’un à l’autre, mouvement communiqué et transmis : c’est la loi de la corrélation des forces. Écoutons M. Rouget : « On sait que cette harmonie entre l’action et la réaction est une loi essentielle de ces actions nerveuses dans lesquelles le système nerveux joue le rôle d’un appareil qui reçoit des impressions et les restitue sous forme d’excitation motrice, et en quantité proportionnelle de ce qu’il a reçu comme impression[8]. » Cette explication ne touche encore qu’aux actes réflexes proprement dits, involontaires, inconsciens, purement automatiques. L’interprétation mécaniste de la théorie ne s’arrête pas là. Selon les physiologistes qui ont particulièrement étudié ce phénomène des actions réflexes, la loi de ces actions est celle de toutes les autres, instinctives, conscientes et volontaires, puisque, c’est M. Vulpian qui l’affirme, la volonté elle-même ne peut être qu’une action réflexe d’un genre spécial. « Chaque progrès nouveau de la physiologie du système nerveux, nous dit encore M. Rouget, démembre pièce à pièce le domaine de la volonté une et consciente. Ce ne sont plus seulement quelques mouvemens convulsifs, involontaires et accidentels, qui rentrent dans la théorie des actions réflexes ; les manifestations plus hautes de l’activité vitale ne sont que de pures transformations en actes propres à l’animal et à l’homme des mouvemens de la matière extérieure. Les actes de la pensée elle-même n’échappent point à cette loi ; ils se réduisent, en dernière analyse, à de simples mouvemens provoqués, dans l’organisme cérébral, par les impressions transmises du dehors. » Le langage vulgaire n’exprime-t-il pas quelque chose de conforme à cette explication scientifique quand il dit que la colère monte à la tête ? M. Beaunis croit avoir trouvé un exemple frappant de la justesse de cette locution métaphorique : Un homme à qui l’on vient de lancer une pierre la ramasse et en frappe son adversaire. Dans cette suite d’actes, choc de la pierre, impression locale, ébranlement d’un nerf sensitif, modification d’un centre nerveux, sensation cérébrale de douleur avec conscience, réaction de la volonté, mouvement musculaire qui en est la suite, ce physiologiste ne voit qu’une série de transformations du mouvement externe primitif[9]. Transformation est le mot propre, puisqu’il est avéré que le mouvement ne se crée pas. En expliquant ainsi toute la série des manifestations de l’activité vitale, la physiologie mécaniste veut bien avouer que l’analyse expérimentale n’est point encore venue la confirmer ; mais elle s’y tient fermement, parce qu’elle ne comprend pas une autre explication. La spontanéité des actes vitaux est pour elle un mystère inintelligible, pour ne pas dire un non-sens.

La distribution fort incomplète encore, mais certaine, des fonctions psychiques des diverses parties du cerveau prête également, selon cette école, à des explications qui tendent à infirmer tous les enseignemens de la conscience sur le moi et la personnalité humaine. S’il est vrai que tout organe ait sa fonction propre, telle partie du cerveau pour la sensation, telle autre pour l’imagination et la mémoire, telle autre pour la volonté et la pensée, ne peut-on pas en conclure que c’est la partie cérébrale servant de siège et d’organe qui sent, qui se souvient, qui pense et qui veut ? Que devient alors la simplicité du moi et l’unité de conscience ? La vie psychique peut-elle être scientifiquement conçue comme autre chose qu’une unité collective, une pure réunion de facultés correspondant à autant d’organes distincts ? N’est-il pas temps de reléguer ces attributs apparens de l’être humain parmi les entités de la psychologie métaphysique ?

Enfin la théorie de l’évolution embryonnaire et organique est venue, selon l’école mécaniste, tout à propos pour en finir avec l’hypothèse des causes finales. Tant que la science avait ignoré le secret des générations de la nature, elle pouvait prêter l’oreille à ce genre d’explications. N’ayant pas vu comment l’être vivant s’engendre, se développe, s’organise par les mouvemens insensibles d’une activité continue, elle était forcée d’accepter le secours d’une cause étrangère, qui présidait elle-même à ce travail admirable, avec conscience et volonté. Maintenant qu’elle sait dans le plus menu détail comment travaille la nature, elle n’a plus besoin d’une hypothèse métaphysique pour se rendre compte de ses œuvres. A l’action des causes efficientes et finales, il lui suffit de substituer l’action des lois universelles et invariables de la nature. C’est parce qu’on ne voit que les résultats de ce travail que l’on est tenté, à l’aspect de chaque forme nouvelle qui apparaît sur la scène du monde organique, de l’attribuer à l’intervention brusque d’une cause créatrice. En rétablissant la chaîne des intermédiaires, la théorie de l’évolution a rendu possible, sensible même, le phénomène de la formation et de l’organisation des êtres vivans. Elle a même permis de comprendre leur origine première sans recourir à d’autres principes créateurs que les lois de la matière élémentaire faisant leur œuvre avec le secours du temps. L’hypothèse transformiste se prête à merveille à cette explication. Elle affirme que les manifestations premières de la vie ont apparu spontanément, au sein des flots, dans les profondeurs de la mer, sous la forme indécise de masses protoplasmatiques sans nucléus. Là aucun ancêtre, aucune matière organique préexistante ; rien que l’eau à l’état de mineral, et les forces physico-chimiques, l’affinité, l’électricité, la chaleur. Sous l’action lente et incommensurable du temps s’engendrent ces protoplasmes informes d’où va sortir l’infinie variété des êtres vivans. La série progressive de ces êtres conduira du plus humble animalcule jusqu’à l’homme, forme dernière obtenue par la métamorphose des formes primitives, sans qu’il y ait lieu d’y voir aucun dessein, aucun but déterminé. « Dans les brumes du passé, nous dit Darwin, nous pouvons voir distinctement que l’ancêtre de tous les vertébrés a dû être un animal aquatique, à branchies, réunissant les deux sexes dans le même individu, et chez lequel les organes principaux, tels que le cerveau et le cœur, n’étaient développés que d’une manière imparfaite. Cet animal a dû, semble-t-il, se rapprocher des larves de nos ascidiacés marins plutôt que de toute autre forme connue[10]. » Pour remonter de ces derniers êtres de la vie animale aux premiers élémens de la matière, il y a sans doute encore un bien long chemin à faire. Mais, le temps aidant, l’on y arrive par une innombrable série de transitions qu’il suffit d’imaginer pour comprendre l’origine toute matérielle des êtres vivans.

Toutes ces hypothèses tendant à expliquer la vie à tous ses degrés, soit par la génération spontanée, soit par la transformation. du mouvement, soit par le transformisme, ne sont point le dernier mot de cette philosophie. Éprise par-dessus tout des méthodes d’explication simple, elle conçoit en quelque sorte a priori l’identité de l’être, et l’expose comme l’axiome par excellence, le vrai principe de toute explication scientifique. La matière élémentaire avec ses propriétés mécaniques, physiques et chimiques, telle est l’origine première de toutes choses. Si la chimie ne peut créer toutes les formes de l’être, elle suffit à les expliquer ; pour le monde inorganique, l’opération de la nature est plus simple ; pour le monde organique, elle est plus compliquée : voilà tout le mystère. « Dès que la substance, dit M. Moleschott, a atteint un degré déterminé de composition, on voit se produire, avec la forme organisée, la forme de la vie. » Un autre chimiste, M. Lehmann, nous prédit que, dans un avenir peu éloigné, la physiologie sera réduite aux seuls principes de la chimie et de la physique. C’est M. Haeckel qui a dit le dernier mot de la doctrine. Après avoir substitué à l’unité vitale dont le moi a conscience, l’unité cellulaire à laquelle il prête une vie individuelle véritablement psychique, il ajoute : « La doctrine de l’évolution a-t-elle par là épuisé son analyse ? Nullement, la nouvelle chimie organique nous enseigne que ce sont les propriétés chimiques et physiques du carbone qui, grâce à ses combinaisons complexes avec d’autres, engendrent les propriétés physiologiques spéciales des corps organiques, et avant tout du protoplasma. Les monères (ce sont les organismes les plus rudimentaires), consistant uniquement en protoplasmes, forment ici une sorte de pont par-dessus le gouffre profond qui sépare la nature organique de la nature inorganique. Elles nous montrent comment les organismes les plus simples ont dû provenir, à l’origine, des combinaisons inorganiques du carbone[11]. »

Ainsi la distinction des phénomènes biologiques et des phénomènes physico-chimiques n’est qu’apparente. Toute organisation vitale se résout, en dernière analyse, dans une série de combinaisons et de compositions que la chimie ne peut reproduire dans ses creusets, faute d’avoir dans ses laboratoires les instrumens nécessaires. Il n’y a que le laboratoire de la nature, avec ses instrumens organiques, qui puisse fournir de tels produits. Si la chimie pouvait pénétrer dans le mécanisme infiniment subtil des opérations naturelles, elle ferait voir qu’elles sont toutes réductibles à ses lois. Le plus ou moins de complexité est l’unique raison de la diversité des phénomènes et des êtres de l’univers. L’école mécaniste ne nie aucune des propriétés qui distinguent et caractérisent les règnes ; elle se borne à les expliquer ; en les ramenant aux mêmes principes élémentaires. Forces et mouvemens : tout est là ; tout ce qui semble échapper à leurs lois et leur faire opposition, tout ce qui paraît avoir ses lois propres et suivre des directions contraires n’est qu’illusion. Les fonctions les plus élevées, comme les plus basses de l’organisme, ont leur principe dans le mécanisme des élémens moléculaires. Nos sensations, nos images, nos pensées, nos volontés n’ont pas seulement pour conditions les phénomènes physico-chimiques ; elles sont, avec les phénomènes vitaux proprement dits, de pures résultantes de forces primitives et simples dont la complication à l’infini fait sortir ces merveilles de la vie psychique que la conscience nous révèle, mais que la science seule peut nous expliquer.

Voilà une explication à laquelle on ne contestera pas le mérite de la simplicité. Est-elle aussi vraie, aussi conforme à l’exacte interprétation des faits, aussi réellement intelligible qu’elle en a l’air ? Ceci est une autre question. Ce qui n’est pas douteux, c’est qu’elle fait des conquêtes dans le monde savant. Presque aussi ancienne que la philosophie elle-même, elle semble regagner tout le terrain qu’elle avait perdu depuis la philosophie grecque. Alors déjà, avec Démocrite, Épicure et toute l’école atomistique, elle était devenue plus populaire dans la science antique qu’aucune autre doctrine, même que celles qui avaient le prestige des noms de Pythagore, de Socrate, de Platon, d’Aristote, de Zenon. De même aujourd’hui il ne suffirait plus de lui opposer les plus grands noms de la philosophie moderne, Descartes, Malebranche, Leibniz, Kant, Hegel, Maine de Biran. Cette école a reparu avec des noms moins connus, mais avec des méthodes d’apparence plus sévère ; elle a semblé recevoir des découvertes de la science contemporaine une sorte de confirmation scientifique. Fière de sa nouvelle popularité, confiante dans la clarté de ses enseignemens, elle brave l’autorité du sens commun, la lumière de la conscience, aussi bien que le génie des systèmes métaphysiques. On a beau lui répéter que le sentiment de l’individualité, de la spontanéité, de la liberté de l’être humain, est invincible, que la morale entière repose sur la foi à ces immortelles vérités ; on a beau l’accabler sous le poids des conséquences pratiques de ses doctrines, elle répond imperturbablement qu’un sentiment même invincible ne peut prévaloir contre une démonstration ou une analyse scientifique, qu’il peut n’être qu’une illusion, et que tel est le cas de toutes les affirmations psychologiques qui ne peuvent se concilier avec les explications de la science positive. En sorte que le spiritualisme de notre temps s’épuise vainement en belles analyses des faits de conscience et en éloquens discours sur la portée morale et sociale de pareilles négations. La philosophie mécanique n’en continue que plus intrépidement son œuvre d’explication dite scientifique.

Il ne suffit même pas, pour arrêter ses progrès, d’opposer à ses affirmations non justifiées, à ses expériences mal faites ou peu concluantes, les faits eux-mêmes et les lois qui les régissent, telles que la fixité des espèces, la nécessité de la génération du vivant par le vivant. Les plus obstinés partisans de cette philosophie espèrent toujours que l’expérience finira par lui donner raison. Et si les plus sages ne comptent plus sur les révélations de l’expérience en ce qui concerne l’état actuel du règne organique, ils se réfugient, non sans raison, dans les enseignemens modernes de la science sur l’origine du monde dont nous avons le spectacle sous les yeux. Et en effet, quand même la philosophie mécanique ne pourrait jamais trouver la confirmation de ses explications dans le monde organique actuel, régi par des lois invariables et universelles, pourquoi ne pourrait-on pas supposer que les choses ont pu se passer ainsi primitivement, puisqu’on ne peut nier l’apparition postérieure des forces vitales dans le monde des forces physicochimiques ? Et si cette hypothèse est admise, ne conduit-elle pas naturellement à cette autre : qu’il peut bien y avoir, dans la génération actuelle des êtres vivans, un mystère que la science ne pénétrera peut-être jamais, mais qui ne contredit pas absolument l’explication mécanique ? La nature actuelle ne reproduirait plus les mêmes phénomènes, faute de conditions analogues : voilà tout. Et c’est là, avec la simplicité des méthodes d’explication, le principal titre à la faveur croissante de cette philosophie. On convient assez généralement, dans le monde savant, que le succès des recherches géologiques et paléontologiques, ainsi que des expériences chimiques ou physiologiques, ne répond pas aux efforts et aux espérances de l’école qui a l’ambition d’expliquer tous les phénomènes de la vie par la mécanique, la physique et la chimie ; mais on ne renonce point à croire que la science en pourrait vérifier l’explication, s’il lui était possible de savoir ce qui se passe dans les obscures régions des actions moléculaires. On y incline même d’autant plus qu’on éprouve une répugnance invincible à recourir aux explications surnaturelles ou purement métaphysiques. Voilà ce qui fait, selon nous, le grand intérêt de l’entreprise tentée par la physiologie vitaliste actuelle, pour établir que toutes ces vérités que nie la philosophie mécanique, en dépit du sens commun, du sens intime et de l’analyse psychologique, peuvent être confirmées et expliquées par la science elle-même. C’est ce qui nous reste à voir avec l’un des interprètes les plus intelligens et les plus convaincus du vitalisme contemporain.


E. VACHEROT.

  1. La Science expérimentale, p. 93, par Claude Bernard.
  2. La Science expérimentale, p. 39, par Claude Bernard.
  3. Il faut ici distinguer l’organe cérébral et l’organe général de la respiration. L’un est le poumon, et l’autre la moelle allongée, le centre respiratoire proprement dit.
  4. La Science expérimentale, p. 402.
  5. Physiologie des actions réflexes (cours de 1862-63).
  6. Virchow. Pathologie cellulaire, ch. XV.
  7. Pathologie cellulaire.
  8. Brown-Sequard. Introduction à la Physiologie des actions réflexes, p. 51.
  9. La Force et le Mouvement. Nouveaux élémens de physiologie humaine.
  10. Darwin, la Descendance de l’homme.
  11. Voir la Revue Scientifique du 8 décembre 1877.